Qui perd gagne (Capus)/13

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Librairie Paul Ollendorff (p. 220-234).

XIII

Pendant trois ou quatre jours, Farjolle sortit peu, alla de chez lui à son bureau, et se contenta de faire les courses strictement nécessaires : on ne le vit ni au cercle ni à la Bourse. Il ne reçut pas de nouvelles du commandant, et même cette histoire cessa de le préoccuper momentanément.

Il rencontra Brasier sur le boulevard et se contenta de le saluer de la main, ne voulant pas engager de conversation. D’ailleurs, il allait avoir l’argent bientôt et, avec de l’argent, on arrange tout.

Le cinquième jour, vers huit heures du matin, il fut éveillé par Emma.

— Lève-toi, mon chéri, il y a quelqu’un qui te demande…

Farjolle s’étira, ouvrit les yeux, aperçut la bonne devant le lit, grogna : « Hein ! quoi ? »

— C’est, dit la bonne, un monsieur qui veut vous parler.

Il avait le réveil difficile, à cause de ses anciennes habitudes de noctambulisme, et il fit un mouvement de mauvaise humeur.

— Quelle heure est-il donc ?

— Huit heures moins le quart.

— On ne vient pas voir les gens à cette heure-là. Dites à ce monsieur de passer à mon bureau.

La bonne répondit :

— Ce monsieur a quelque chose de très important à vous communiquer. Il a ajouté : « Qu’il se dépêche de s’habiller. »

— Va donc voir ce que c’est, tu reviendras te coucher après, dit Emma.

Il mit à la hâte un pantalon, des pantoufles et un veston de flanelle.

— Il est dans le salon ?

— Oui.

Farjolle se trouva en présence d’un monsieur en paletot marron, qui avait son chapeau sur la tête. Il s’avança :

— Vous désirez ?

Le visiteur l’examina d’un coup d’œil rapide :

— Vous êtes monsieur Farjolle, René Farjolle ? dit-il.

— Oui.

Alors il tira un papier de sa poche.

— Voici un mandat d’amener contre vous. Je suis un agent de la Sûreté.

Farjolle, très étonné, crut d’abord à une erreur, mais l’agent continua :

— Veuillez me suivre au Dépôt. Vous pouvez prendre connaissance du mandat.

Farjolle ne broncha pas, regarda machinalement le papier, puis le paletot marron du monsieur et ses souliers, dont un était crotté.

— Vous êtes un agent de la Sûreté ? Je ne vois pas pourquoi on m’arrête….

— Vous vous expliquerez avec le juge d’instruction…

— Ce ne peut être que sur une plainte du commandant…

L’agent sourit.

— Le juge d’instruction vous interrogera bientôt, ainsi…

— Oui, Monsieur, c’est cette brute, évidemment, qui aura déposé une plainte… Quelle brute, oui, quelle brute, s’écria Farjolle, on ne l’est pas plus !…

— Je vous ferai observer… répliqua l’agent.

— En effet, je m’expliquerai avec le juge. Je comprends que ce n’est pas votre affaire. Je vous suis, Monsieur, le temps de m’habiller.

— Je vais vous attendre à la porte de votre chambre. Dépêchez-vous.

Farjolle entra dans la chambre, ouvrit les rideaux, puis s’assit sur le bord du lit, en murmurant :

— Nous sommes frais !

Emma, brusquement, se leva :

— Qu’y a-t-il ?

Il reprit, en frappant son genou avec sa main :

— C’est cette brute de commandant qui a déposé une plainte…

— Quelle plainte, quoi ? Voyons, dis.

— Ah ! c’est vrai, tu ne sais pas…

En quelque mots vagues, il la mit au courant : pertes à la Bourse, les fonds du commandant englobés… cet imbécile, furieux, s’adressant au parquet.

— Il faut que j’aille m’expliquer avec le juge d’instruction maintenant… On vient me chercher de sa part, ajouta-t-il en employant, pour ne pas trop inquiéter sa femme, une formule légèrement inexacte.

Emma avait sauté à bas du lit, devinant que quelque chose de grave se passait, mais ne comprenant pas très bien…

— Tu as perdu de l’argent à la Bourse ?

— Oh ! je l’avais gagné…

— Je ne t’en fais pas un reproche… Tu as perdu, c’est fini, n’est-ce pas ? Tu en seras quitte pour ne plus jouer.

— Attends un peu, ma chérie, que je dise un mot à ce monsieur.

Farjolle ouvrit la porte de la chambre :

— Je suis à vous dans un instant… Vous permettez que je m’habille.

— Faites.

Et il referma la porte :

— J’allais être à même de lui rendre cet argent dans huit jours, à cet idiot, à cette brute…

— Alors, tu as perdu aussi l’argent du commandant ?

— Oui.

— Il le réclame ?

— Oui.

— Tu ne peux pas le lui rendre ?

— Pas tout de suite.

— Il s’est plaint, tu dis ?

— Ça s’appelle porter une plainte… Le parquet vous fait venir et…

— Qu’est-ce qui arrive ?

Farjolle dit :

— Je ne sais pas.

— Combien lui dois-tu, au commandant ? dit Emma.

— Cinquante mille francs.

Emma poussa une exclamation.

— Cinquante mille francs, sans compter notre argent à nous… Oh ! mon pauvre chéri, mon pauvre chéri, que c’est malheureux !

Farjolle, soupirant, répondit :

— Oui, c’est triste. Enfin, ce n’est pas la peine de se désespérer ; ça s’arrangera peut-être mieux que je ne crois. Donne-moi mon gilet et ma redingote…

— Reviendras-tu pour déjeuner ?

En passant une manche, il dit :

— Hum ! je l’ignore…

— Tu reviendras cette après-midi, seulement ?

— Je le suppose… Je t’enverrai un mot dans tous les cas…

Elle faisait des efforts pour comprendre la situation, sentant confusément un mystère. Elle tourna autour de Farjolle, brossa ses vêtements, lui tendit son chapeau. Tout à coup, d’une voix qui tremblait :

— Tu ne vas pas en prison, au moins ? Farjolle s’assit, attira sa femme à lui.

— Ce serait possible si les choses ne s’arrangeaient pas, murmura-t-il.

Elle l’embrassa violemment, les larmes aux yeux :

— Oh ! mon Dieu, mon pauvre chéri, c’est vrai… tu vas en prison ?

— Oui, dit-il, très accablé.

Elle répéta plusieurs fois :

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu, mon pauvre chéri… Qu’est-ce que tu vas devenir ?

— Je t’en supplie, Emma, ne te tourmente pas trop… Je trouverai une combinaison. Laisse-moi partir.

Il se leva, Emma tomba sur une chaise, sanglotant.

— Je pars ; tu recevras une lettre de moi cette après-midi ou demain matin.

Comme il s’avançait vers la porte, elle l’embrassa encore. Il lui rendit sa caresse en s’écriant :

— Ce commandant est vraiment une sale bête !

— Il y a des gens bien méchants … Tu m’écriras tantôt. mon chéri… le plus tôt possible… dis… Je t’aime bien, va, moi… Oui, c’est une sale bête !…

Il descendit avec l’agent. Un fiacre stationnait devant la porte. Farjolle monta le premier, l’agent s’assit à son côté.

Il faisait froid. Dans le brouillard, une pluie fine et glaciale se balançait ; à travers la glace du fiacre, couverte de buée, on ne distinguait pas les passants. Farjolle frotta son doigt contre la vitre et murmura : « Où sommes-nous ? » L’agent répondit : « Au Châtelet, nous arrivons dans cinq minutes. » Farjolle ajouta : « J’ai les pieds gelés. »

Ils traversèrent un pont, passèrent devant
le Palais de Justice. Sur le quai, le fiacre s’arrêta :

— C’est ici, dit l’agent.

Farjolle releva le collet de son pardessus et suivit l’agent sans regarder où on le menait. Chez le concierge, on le fouilla : il se prêta à cette opération sans paraître blessé.

Ensuite, ils prirent un corridor où l’on ne voyait presque rien : Farjolle marcha à côté de son compagnon, les mains dans les poches, les yeux à moitié fermés : après le corridor, ils entrèrent dans le couloir des cellules. Une mauvaise odeur y régnait. Le gardien s’approcha : l’agent lui fit un signe et une porte s’ouvrit.

— Entrez, dit le gardien à Farjolle.

Celui ci se retourna vers l’agent qui s’était déjà éloigné, puis pénétra dans la cellule.

— Est-ce que je peux avoir une tasse de bouillon ?

— Du bouillon ? dit le gardien, je ne sais pas. Voulez-vous du café au lait ?

— Oui.

— Je vais vous en apporter.

La porte se referma. Farjolle, alors, aperçut une couchette basse dans un coin, une table en bois et une chaise. D’abord il resta debout, immobile, les yeux fixés sur la lucarne d’où une vague clarté tombait ; puis, il avança de quelques pas et toussa légèrement.

Le gardien apporta bientôt du café au lait dans un verre et un morceau de pain.

— Un prisonnier fera votre ménage, si vous préférez ; ça vous coûtera six sous par jour.

Farjolle demanda :

— Je resterai donc longtemps ici ?

— Cela dépend du juge d’instruction : peut-être un jour seulement, peut-être deux ou trois jours.

— Et le juge d’instruction, quand le verrai-je ?

— Peut-être cette après-midi même, peut-être demain. Je ne sais pas. On vous servira votre déjeuner à midi.

— Bon.

Le gardien sortit. Farjolle, assis sur la chaise, commença de boire son café au lait, en trempant du pain. Quand il eut fini, il éprouva un certain bien-être, alluma une cigarette : « J’ai moins froid aux pieds, » se dit-il.

Il se promena de long en large, son pardessus déboutonné. Sa pensée se porta vers Emma : « Je lui écrirai en sortant de chez le juge d’instruction. » Il avait bien fait, de tout lui avouer ; dans ces circonstances-là, il faut être franc, on s’évite ainsi des tracas et des surprises désagréables. En attendant la solution définitive, il valait certainement mieux qu’Emma sût à quoi s’en tenir. Au fond, l’ennui était pour lui seul.

Farjolle songea :

— L’arrestation sera dans les journaux du soir. Ils vont s’en payer au cercle.

Loin de l’émouvoir, cette idée lui procura un soulagement. Il se représenta les discours de Brasier, le commandant s’écriant : « C’est bien fait ; quel filou, ce Farjolle ! » les potins des camarades. Il sourit.

— Sont-ils bêtes, tous ces gens-là !

Farjolle pouvait se vanter d’une chose ; il se fichait carrément de leur opinion.

— Oh ! là là, l’opinion de Brasier, du commandant !… Ce serait malheureux de se tracasser pour si peu…

En se rappelant le motif de son arrestation, il la trouva imméritée. Étant donné sa situation, ses antécédents, c’était maladroit de la part du parquet d’avoir agi si brutalement. On l’avait pris pour un filou vulgaire, pour un Selim, pour un Bachelard, volant leurs clients sans vergogne.

— Il n’est pas possible que le juge d’instruction ne s’aperçoive pas de la différence.

Aussi, en présence de ce magistrat, il n’allait pas finasser, se perdre dans des subtilités. Il raconterait son histoire simplement, comme un homme qui a commis une gaffe, qui la regrette et qui est disposé à en subir les conséquences.

La résolution de tout avouer, de ne pas discuter, de se laisser faire sans résistance, le réconforta. Entre la justice et un simple particulier, la lutte est impossible. On n’a qu’une attitude à prendre : s’incliner.

Il avait connu dans sa vie des situations autrement pénibles. Une fois, il était resté deux jours sans manger et sans se coucher, en plein hiver ; et il se rappela avoir beaucoup souffert de cette dernière privation.

— Tiens ! j’ai assez faim. Quelle heure est-il donc ?

On lui avait saisi sa montre en le fouillant.

« Voilà, pensa-t-il, une manie absurde. Pourquoi me priver de ma montre ? » Midi sonna à une horloge. Au dernier coup, le surveillant lui apporta son déjeuner sur un plateau de zinc. Une serviette recouvrait les plats.

— Je vous ai pris du ragoût de mouton ; il est bon généralement.

Farjolle flaira.

— En effet, il a une excellente odeur.

Outre le ragoût, il y avait du saucisson, des haricots verts et un morceau de fromage de gruyère. Une boîte en fer-blanc renfermait du café chaud, et quelques gouttes de cognac brillaient dans un petit carafon.

— Vous n’avez pas besoin d’autre chose ? demanda le surveillant à qui Farjolle paraissait un homme aimable et généreux.

— Non, merci.

— Je viendrai vous ôter ça tout à l’heure.

— À propos, on m’a enlevé mon porte-cigares…

— Je vais vous le chercher. Il est permis de fumer ; ou plutôt nous le tolérons quand nous avons affaire à des gens comme il faut.

Farjolle mangea avec appétit, et après déjeuner but lentement son café en fumant un cigare, les jambes croisées, ainsi qu’il faisait chez lui.

Vers trois heures, le surveillant apparut de nouveau, accompagné d’un garde de Paris.

— Monsieur, dit-il, le juge d’instruction vous fait appeler.

— Ah ! tant mieux, s’écria Farjolle.

— Suivez le garde.

— Qui est mon juge d’instruction ?

M. Hardouin.

Le garde de Paris et Farjolle franchirent la cour de la Sainte-Chapelle et arrivèrent dans le vaste couloir du Palais de Justice où sont situés les cabinets des magistrats instructeurs. Le nom de M. Hardouin était bien connu de Farjolle ; il l’avait lu souvent dans les journaux, à propos de crimes célèbres. Fréquemment, d’ailleurs, les journaux s’occupaient de sa personne ; des chroniqueurs traçaient son portrait et affirmaient « qu’il lisait dans l’âme des coupables ». Parmi les Échos on citait de lui des anecdotes et des mots d’esprit relatifs aux nombreux criminels dont il avait eu à s’occuper au cours de sa carrière. On lui devait la condamnation des trois derniers assassins, parmi lesquels un, entre autres, aurait certainement échappé à un juge d’instruction moins fort ; mais M. Hardouin l’avait fait tomber dans un piège excessivement adroit, et le misérable avait fini par avouer son crime. Le juge était encore sorti grandi de cette affaire.

La légende voulait aussi que M. Hardouin fût, dans son genre, un artiste. Les grands criminels, disait-on, l’intéressaient et il se plaisait à jouer avec eux. Il les souhaitait impassibles, énergiques, entêtés, rudes à vaincre. Au milieu de la lutte, il se surprenait à les aimer ; il les admirait quand ils se défendaient bien, concevait du mépris lorsqu’ils faiblissaient. Dans le fameux procès Vardi, — une femme coupée en morceaux par cet Italien — lui et le coupable avaient fini par s’estimer réciproquement et éprouver secrètement l’un pour l’autre une réelle sympathie. Le jour qu’on décapita Vardi, Hardouin fut même triste. Ces choses excitaient dans le public, un grand enthousiasme.

— Il n’aura pas beaucoup de mal avec moi, pensa Farjolle.

On l’introduisit dans le cabinet du juge d’instruction. Assis à son bureau, M. Hardouin maniait un coupe-papier de la main droite, et de la gauche agitait un trousseau de clef pendu à la serrure d’un tiroir. C’était un homme de cinquante-cinq ans, maigre, rasé, chauve. De gros sourcils noirs cachaient ses yeux. À son côté se tenait le greffier, prêt à écrire, la plume penchée sur une feuille de papier blanc.

Farjolle, décidé aux aveux les plus complets, n’éprouva aucune émotion en sa présence.

— Vous avez été arrêté sur la plainte de M. Isidore Baret. Vous connaissez M. Isidore Baret ?

— Beaucoup, répondit Farjolle. Nous sommes du même cercle.

— Vous êtes dans les affaires, continua le juge d’instruction, moitié agent de publicité, moitié boursier. Vous avez fondé un journal, la Bourse indépendante, dont le but était d’extorquer de l’argent à des clients sous le prétexte fallacieux d’opérations de Bourse… La suite de l’instruction nous apportera des détails que nous n’avons pas encore. M. Isidore Baret, ancien militaire, décoré de la Légion d’honneur, vous a confié des fonds, comme le prouve ce reçu de vous qui est en règle… Ces fonds, vous n’avez pu les restituer, car vous les avez perdus à la Bourse. Voici le relevé de votre compte chez votre coulissier, M. Stirman, rue Vivienne. Vous reconnaissez que ces faits sont exacts ?

Farjolle répondit doucement :

— À peu près.

— Ah ! fit le juge.

— Je dis à peu près, continua Farjolle, car je n’ai pas perdu tout l’argent du commandant ; je n’en ai perdu qu’une partie. On trouvera le reste, soit trente mille francs, en rentes sur l’État, dans ma caisse.

— Nous verrons bien.

— Aucun de mes clients de Paris ni de province n’a jamais eu à se plaindre de moi, et je n’ai jamais joué avec leur argent, comme Selim, par exemple.

— Votre cas est pourtant identique à celui de Selim, et plus récemment de Bachelard. Il constitue un abus de confiance et une escroquerie.

— Je le sais bien, approuva Farjolle d’un air indifférent et poli… J’ai été entraîné, je le regrette énormément.

M. Hardouin le regarda avec son œil froid et songea : « Il n’est pas malin. » Il eut un désappointement, lui posa encore quelques questions brèves ; Farjolle avait hâte que tout fût terminé pour qu’on le laissât tranquille. Maintenant le scandale était fait : rien ne pouvait plus l’atténuer. « Il n’y a qu’à attendre la fin patiemment sans trop se faire de la bile. »

— Oserai-je vous demander si l’instruction sera longue ?

M. Hardouin dit, d’un ton dédaigneux :

— Ce n’est pas probable.

Il ajouta :

— Vous serez transféré à Mazas, demain matin.

— Est-ce que ma femme pourra venir me voir ?

— Votre maîtresse ? fit M. Hardouin.

— Non, reprit Farjolle, ma femme légitime.

— Je lui donnerai l’autorisation d’aller vous voir à Mazas.

— Puis-je lui écrire ce soir ?

— Oui.

M. Hardouin le congédia. Farjolle s’inclina devant lui avec une courtoisie parfaite. Le garde de Paris le ramena au Dépôt. Il écrivit à Emma, dîna, puis se coucha. Il mit son pardessus sur le lit, afin d’avoir chaud, et ressentit un soulagement en s’étirant sous la couverture, quoique les draps fussent durs au toucher.

Il s’endormit rapidement, la tête un peu lourde, se félicitant toutefois que son caractère lui permît de supporter avec résignation une aventure aussi désagréable …

« Combien de gens à ma place, se désespéreraient, » pensa-t-il, en fermant les yeux.