Qui perd gagne (Capus)/15

La bibliothèque libre.
Librairie Paul Ollendorff (p. 255-265).

XV

À sept heures du soir, Emma descendit et trouva Velard au coin de la rue. Elle était moins triste. Dans la journée, elle avait vu le juge d’instruction et savait par lui que Farjolle avait été transféré à Mazas le matin. Le juge lui donna une autorisation pour entrer à la prison. « J’irai le voir dimanche, dit-elle, à Velard, après-demain. »

— Il aura choisi son avocat et vous pourrez agir. Les cinquante mille francs sont à votre disposition.

— Je recevrai sûrement une lettre demain matin. Il aura eu la mienne en arrivant.

— Où voulez-vous dîner, Emma ? demanda Velard.

— Pas dans le quartier, un peu loin, avenue de Clichy, par exemple, dans un restaurant qui était près de chez nous, l’année dernière.

Ils montèrent dans une voiture. Elle se laissa embrasser, comme autrefois. Ils dînèrent en cabinet particulier et Velard fut très convenable d’abord. Ils ne causèrent pas de leur liaison antérieure, se parlant au contraire comme d’anciens amants qui ne se sont jamais quittés. De temps en temps, Velard lui baisait la main.

Au dessert, il se pencha vers elle et voulut la saisir. Elle lui dit doucement, en l’éloignant :

— Je suis encore tout émotionnée, mon ami. J’irai chez vous dans deux ou trois jours.

— Vous me le promettez ?

— Je passerai l’après-midi avec vous lundi prochain, je vous le promets, quand j’aurai vu mon mari.

Elle rentra se coucher à neuf heures. La bonne lui tendit une lettre.

— C’est un garçon de bureau qui l’a apportée dès que Madame a été sortie.

Emma la décacheta et vit une carte de visite de Letourneur avec ces mots au-dessous du nom : « Prie madame Farjolle de vouloir bien passer à son bureau demain de deux à quatre pour affaire importante. »

« Ce ne doit pas être une mauvaise nouvelle, se dit Emma. Qu’est-ce qui nous arriverait encore aujourd’hui ? » Toute la nuit, elle pensa à Letourneur, se rappelant combien cet homme si puissant avait toujours été galant et aimable avec elle. Elle s’imagine que Farjolle lui avait peut-être emprunté de l’argent. « Ce n’est probablement pas une forte somme et Letourneur est bien au-dessus de ces choses-là. Il ne nous créera pas de nouveaux ennuis. » Et puis, si Letourneur s’adressait à elle, à une femme, ce n’était pas pour des questions d’affaires. L’intervention de Letourneur ne pouvait donc amener que de bons résultats.

Elle s’habilla tout en noir. Les toilettes simples et uniformes lui seyaient le mieux : le noir en hiver, le clair en été. En toilette de soirée, elle était moins jolie, moins personnelle que sous ses costumes de ville, lorsque, dans la rue, elle marchait d’un pas solide et régulier, le regard calme, ni élégante ni vulgaire. Depuis deux jours, ses yeux entourés de bistre paraissaient plus luisants.

Letourneur la reçut dans son cabinet, une pièce haute et vaste, dont les quatre fenêtres s’ouvraient sur de grands jardins silencieux. À travers les rideaux on apercevait les branches nues des arbres. Un couloir, couvert de tapis épais, séparait Letourneur des bureaux de la banque et l’isolait dans son travail.

Le banquier s’avança au-devant d’Emma. Un peu gros, de taille moyenne, vêtu d’une façon quelconque, avec une chemise à col bas, à cause de son cou très court, il avait dans l’attitude un aplomb tranquille. Sa figure se résumait en une forte moustache grise et des yeux clairs. Le sommet de son crâne était chauve.

— Je vous remercie, Madame, d’être venue… Asseyez-vous donc… Vous n’êtes pas pressée ?

Emma, intimidée, répondit :

— Non, Monsieur, je vous écoute.

— J’ai beaucoup de choses à vous dire, continua Letourneur, beaucoup de choses, et je ne sais pas par où commencer…

Il souriait, regardant Emma, debout devant elle. Il fit quelques pas dans son cabinet : Emma, plus intriguée qu’inquiète, le suivait des yeux. Elle avait une main dans son manchon et de l’autre tenait son parapluie appuyé sur le bout de sa bottine.

— Laissez-moi vous dire d’abord que vous êtes charmante, tout à fait charmante… Quant à Farjolle, c’est un brave garçon pour lequel j’ai beaucoup de sympathie ; et ce n’est pas parce qu’il a commis une bêtise que je l’abandonnerai.

Emma se leva, émue, et se rapprochant de Letourneur…

— Vrai, bien vrai ? M. Moussac prétend qu’il est perdu.

— Moussac a tort. Dans ce genre d’accident, on n’est jamais perdu quand on peut rembourser. J’ai fait la fortune de Moussac qui m’a empêché d’être éclaboussé par un omnibus, ce qui vous prouve que je ne suis pas ingrat. Farjolle ne m’a rendu aucun service, mais son caractère me plaît… et vous, Madame, je vous trouve charmante et extrêmement intéressante.

Il la conduisit sur le canapé et la força de s’asseoir. Il s’assit à son côté.

— Oui, extrêmement intéressante, je vous le répète, cent fois supérieure aux femmes et aux maîtresses de ces messieurs qui appartiennent un peu à tout le monde… Vous, on sait que vous aimez votre mari et que vous avez horreur de la noce…

— Oh ! c’est le mot, horreur ! Je ne serais heureuse qu’à la campagne… comme cet été, ajouta-t-elle avec un petit soupir qui lui mouilla les yeux.

— Ne pleurez pas, Madame, et surtout ne vous croyez pas perdue à jamais : Moussac est un niais de vous avoir mis cette idée en tête. Même si Farjolle passe en correctionnelle, ce qui est probable, il sera
acquitté pourvu qu’il rembourse ses clients… Il n’y a presque pas de doute là-dessus et je me charge de certaines démarches qui seront décisives.

Emma se tut, pensant à Velard. Letourneur reprit

— Quel est le passif, à peu près ? Vous l’a-t-on dit ?

— Une cinquantaine de mille francs.

— C’est un enfantillage. Ces cinquante mille francs sont à votre disposition à partir de cette minute.

Elle ne put s’empêcher de sourire imperceptiblement. Letourneur se servait juste des mêmes expressions que Velard : « Ces cinquante mille francs sont à votre disposition… »

— Je ne vous demande pas si vous acceptez… Vous commettriez, en refusant, une bêtise encore plus grande que celle de Farjolle… D’ailleurs j’ai une autre… proposition à vous faire.

Il se remit à marcher dans son cabinet, s’arrêtant parfois devant Emma et la regardant. Elle fut sur le point de lui dire : « Je les ai, les cinquante mille francs ! » Mais elle sentit que ce serait une maladresse, une faute.

— Il y a un fond de vérité dans ce que vous a dit Moussac, pourtant. Il ne faut pas vous figurer que Farjolle, acquitté, sera porté en triomphe. Avant quelque temps il ne pourra guère rentrer dans les affaires. Comment gagnera-t-il sa vie ?

Emma n’avait pas encore songé à cela, absorbée par les graves soucis du moment.

— Nous ferons comme nous pourrons, balbutia-t-elle. L’important est de le sauver.

Letourneur tourna autour de la grande table couverte de papiers, les remuant distraitement, sans parler. Une vive curiosité empoignait Emma. Enfin le banquier se rassit auprès d’elle.

— Écoutez-moi bien, Madame… Ne m’interrompez pas, ne protestez pas, ne vous… indignez pas. Vous donnerez votre opinion après.

Elle fit un geste avec son manchon et releva sa voilette.

— Je vous ai dit que je vous trouvais charmante, et vous me… plaisez, vous me plaisez beaucoup, plus qu’aucune femme que je connaisse… Vous me rendrez cette justice que je ne vous ai jamais fait la cour… D’ailleurs, si vous preniez un amant, ce ne serait pas un homme comme moi. Aujourd’hui, vous êtes dans une situation exceptionnelle, vous avez besoin de sauver votre mari et vous-même… Rassurez-vous, je ne vous mets pas le marché en main. Les cinquante mille francs que je vous ai promis, vous allez les avoir dans un quart d’heure, quoi que vous me répondiez. Je vous les donne comme ami…

Elle se contenta de s’incliner sans dire un mot, troublée.

— Il s’agit d’autre chose. Votre mari va rester en prévention à Mazas un mois, un mois au moins. Les juges d’instruction ne se pressent pas dans ces affaires-là ; on nomme des experts : ça n’en finit plus. Quand il sortira, vous n’aurez pas un sou, vous serez bien embarrassée pour vivre. Moi, je distribue chaque année cent cinquante ou deux cent mille francs à des filles de rien du tout qui me plaisent cinq minutes et qui me dégoûtent après… Le voulez-vous cet argent ?

Elle ne sut que répondre, déroutée par ces paroles inattendues. Il continua, à voix basse :

— Il est à vous, je vous le donne, pour ce mois où vous serez sans votre mari, seule. Personne ne le saura jamais. Votre mari sorti de prison, jamais je ne vous en parlerai plus, jamais je ne ferai la moindre allusion… Mais j’ai vraiment une passion pour vous, depuis longtemps… Ce sera le meilleur souvenir de ma vie…

Penché vers elle, il ne la toucha pas, n’essaya pas de saisir sa main, mais sa voix tremblait. Emma avait la tête qui bourdonnait, les tempes qui battaient. Dans son esprit, de confuses idées défilaient, où il se mêlait cependant une joie secrète, inavouée, vague. Letourneur parla plus vite :

— Non seulement vous sauverez Farjolle, mais votre avenir est assuré. Vous inventerez n’importe quoi pour votre mari… Ça n’est qu’un détail… Vous n’êtes même pas obligée de le lui avouer, cet argent. Est-ce que je vous répugne… trop, pour un mois ? Je vous le répète : après ce sera fini, fini, fini. Et vous n’aurez pas d’ami plus dévoué, plus discret… Dites ? est-ce que je vous répugne trop ?

Emma répondit très bas :

— Non.

Puis elle se leva. Il se leva aussi.

— Vous consentez ?

Elle se tut.

— Dites « oui ».

Énervée, elle se mit à pleurer doucement.

— Dites « oui », je vous en supplie. Je vous considère comme une très honnête femme… Quand verrez-vous Farjolle ?

— Demain, dimanche.

— Apportez-moi des nouvelles chez moi, dimanche soir. En attendant, dites « oui ». Vraiment je vous aime…

Emma lui tendit la main.

— Je vous verrai demain soir… je m’en vais maintenant, je suis souffrante.

Letourneur la retint.

— L’ami a une petite formalité à accomplir. Je ne veux pas vous charger d’une grosse somme. Vous rentrez chez vous ?

— Oui.

— Dans une heure, on vous apportera cinquante mille francs. Ceux-là, dites à Farjolle que je les lui prête et qu’il me les rendra quand il voudra.

Dans la rue, elle se sentit étourdie et se hâta de rentrer, voulant être seule, mettre ses idées en ordre, se reconnaître au milieu de toutes ces complications. Un secrétaire de Letourneur arriva presque en même temps, lui remit une grande enveloppe et disparut. Emma s’enferma dans sa chambre et décacheta l’enveloppe qui contenait cinq liasses de chacune dix billets de mille francs. Elle ne put s’empêcher de tressaillir de joie, et sa pensée se reporta vers Letourneur. Elle murmura : « C’est un bien brave homme. » Puis l’image de Velard se présenta à son esprit : « Il est gentil aussi, lui, car il est beaucoup moins riche que l’autre. » Elle éprouva subitement de la tendresse pour tous les deux. Malgré son attendrissement, elle ne put s’empêcher de sourire. Était-ce bizarre tout de même ? Du jour au lendemain, leur situation changeait. Le gros malheur qui avait bouleversé leur existence, devenait une simple épreuve, un mauvais moment à passer, après lequel des années heureuses commenceraient.

L’idée qu’il lui faudrait être pendant un mois la maîtresse de Letourneur ne la scandalisa pas longtemps. Ni lui ni Velard ne lui plaisaient. Non, en réalité, pas plus Velard que Letourneur. Son amour pour Farjolle, ou plutôt le besoin de vivre avec lui, la dominait absolument. Mais elle considéra ce sacrifice de sa personne comme une nécessité : les circonstances étaient trop graves, Farjolle avait été trop durement éprouvé par son arrestation, il allait être obligé de rester un mois en prison, peut-être ; c’était bien le moins que, de son côté, elle y mît du sien, pour le bonheur commun : « Mon pauvre chéri, je le verrai demain. »

En sortant de Mazas, elle se rendrait chez Letourneur, c’était convenu, et dans un mois ce serait fini complètement. Elle serait débarrassée de Velard, de Letourneur, et elle aurait une somme énorme : deux cent mille francs.

Deux cent mille francs ! la somme qu’ils avaient toujours ambitionnée pour se retirer à la campagne, loin des ennuis de Paris, Farjolle avait travaillé et n’avait pas réussi. Eh bien ! l’argent viendrait comme il pourrait… Elle se chargeait de tout avouer à son mari, plus tard, de façon à ce qu’il n’eût pas trop de chagrin. Oui, certainement, un jour, elle serait contrainte de tout avouer à Farjolle ; mais, entre eux, ce serait vite oublié.

Emma renferma les billets de banque dans l’enveloppe et les plaça dans un petit meuble. Sa tristesse avait un peu disparu et elle fit des projets d’avenir. Elle revit la ferme des Ardoises visitée l’été dernier, la maison de M. Lequesnel avec les vastes cheminées, les moutons rentrant à l’étable, les poules picorant dans la basse-cour. « Tiens, si j’écrivais à M. Lequesnel ? Je ne risque rien de lui demander si la ferme est toujours à vendre. »

Cette résolution l’emplit de joie. Elle traça sur l’enveloppe, en souriant ces mots : « M. Lequesnel, propriétaire, à la ferme des Ardoises, par Mantes. » Puis elle sonna la bonne :

— Portez cette lettre à la poste.