Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/L’Aiguillon

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Napoléon/L’Aiguillon
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 284-287).

XXXIX

L’AIGUILLON


 
Ah ! France ! As-tu du cœur ? As-tu des yeux pour voir ?
As-tu des dents pour mordre ? As-tu, sans le savoir,
Du sang, encor du sang, en ta veine épuisée ?
As-tu dans ton carquois une flèche aiguisée ?
Ou, serpent sans venin, qui rampe en son sillon,
N’as-tu plus que la langue au lieu de l’aiguillon ?
Dis, France, m’entends-tu ? France, si tu sommeilles,
Faut-il parler plus haut, pour toucher tes oreilles ?
Quel mot faut-il donc dire, ou ne te dire pas,
Beau pays du clairon ? ô vierge des combats,
Habille-toi de fer, qui jamais ne se rouille !
Relève ton armure, et non pas ta quenouille.


Si ton clairon se tait, enfle plus haut ta voix.
Si ton épée est courte, agrandis tes exploits.
Si ta barque se rompt, que ton espoir surnage !
Si ta muraille est basse, exhausse ton courage !
Si ton glaive s’émousse, aiguise ta fureur !
Si son tranchant se perd, combats avec le cœur !
Sinon, tu sentiras comme il est homicide,
L’aiguillon de la honte ; et comme elle est aride
Quand le vainqueur a soif, la coupe du vaincu.
Tu sauras dans son sein comme son cœur est nu ;
Et quand on l’a courbée, un jour, sous la tempête,
Ce qu’il faut de longs jours pour redresser la tête.
Sinon, tu sentiras combien le lit est dur
Où le vaincu s’endort, combien son ciel obscur ;
Tu verras de quel or est faite sa couronne ;
S’il est doux de semer quand un autre moissonne ;
S’il est doux de plier des genoux asservis
Et de baiser les mains qui tuèrent nos fils.
Paris, monstre sans bras, sans yeux et sans oreilles,
Ne sauras-tu jamais, comme un essaim d’abeilles,
Que gronder en ta ruche ? Et composer ton miel
De paroles sans suc, de mensonge et de fiel ?
Ne sauras-tu jamais, courtisane, à ton âge
Que diviser ton cœur et farder ton visage ?
Te verra-t-on toujours, en ton chemin banal,
Caresser, sans amour, et le bien et le mal,
Et le pour et le contre, et le rien pour tout dire ?
Toujours tuer tes fils ! ériger pour détruire !


Quand on cherche du fer, apporter tes discours,
Et toi-même en leur source empoisonner tes jours ?
Dis, France, m’entends-tu ? Comme au jour de frimaire
Ton ciel est sombre et lourd et ta vallée amère.
Où donc as-tu planté l’arbre de fructidor ?
Où donc as-tu semé l’épi de messidor ?
Les petits des oiseaux, en ton sillon immense,
Ont-ils déraciné le germe et la semence ?
Où sont tes fils aînés, cheveux longs, et pieds nus,
Mendiants immortels, sous des noms inconnus,
Que partout l’on a vus affamés de batailles
Être en quête partout de promptes funérailles ?
Ceux-là, malavisés, ne savaient pas encor
Ce qu’on peut acheter avec un denier d’or.
Ils n’avaient point au cou de riches broderies,
Ni tant de beaux rubans, de nobles armoiries ;
Et des jougs argentés ne courbaient pas leurs fronts ;
Non, ils n’étaient point ducs, ni comtes, ni barons,
Ni pages, ni valets de leurs propres caprices ;
Il n’avaient sur leurs seins rien que leurs cicatrices.
Non, ils ne savaient pas dormir sur le duvet
Quand sonnait le clairon, ni trahir un secret,
Ni mentir au soleil, ni renier leur ombre,
Ni regarder du bord un empire qui sombre,
Ni vendre leur parole, en prose comme en vers,
Ni demander merci de l’immense univers.
Mais, sitôt que le jour commençait à paraître,
Sans pain et sans souliers, sans serviteurs, sans maître,

On les voyait courir, le front haut et serein,
Aux Alpes, au Thabor, sur le Nil et le Rhin ;
Et, comme un océan que harcelle un fantôme,
Balayer devant eux le sable d’un royaume.
Ah ! France, as-tu du cœur ? As-tu des yeux pour voir ?
As-tu des dents pour mordre ? As-tu, sans le savoir,
Du sang, encor du sang, en ta veine épuisée ?
As-tu dans ton carquois une flèche aiguisée ?
Ou, serpent sans venin, qui rampe en son sillon,
N’as-tu plus que la langue au lieu de l’aiguillon ?