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Quitte pour la peur

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QUITTE POUR LA PEUR.


PROVERBE.


PERSONNAGES.

LE DUC DE ***.

LA DUCHESSE DE ***, sa Femme.

M. TRONCHIN, Médecin.

ROSETTE, Femme de chambre de la Duchesse.

UN LAQUAIS.



QUITTE POUR LA PEUR.






Scène PREMIÈRE.


LA DUCHESSE, ROSETTE.
LA DUCHESSE, (achevant de se parer pour le jour, se regardant dans sa toilette et posant une moucbe.)

Mais, Rosette, conçoit-on la négligence de ces médecins ?

ROSETTE.

Ah ! madame, cela n’a pas de nom.

LA DUCHESSE.

Moi qui suis si souffrante !

ROSETTE.

Madame la duchesse qui est si souffrante !

LA DUCHESSE.

Moi qui n’ai jamais consenti à prendre d’autre médecin que ce bon vieux Tronchin ! Le chevalier m’en a voulu long-temps.

ROSETTE.

Pendant plus d’une heure.

LA DUCHESSE (vivement.)

C’est-à-dire qu’il a voulu m’en vouloir, mais qu’il n’a pas pu.

ROSETTE.

Il vient d’envoyer deux bouquets par son coureur.

LA DUCHESSE.

Et il n’est pas venu lui-même ! Ah ! c’est joli. Moi, je vais sortir à cheval.

ROSETTE.

M. Tronchin a défendu le cheval à madame.

LA DUCHESSE.

Mais je suis malade, j’en ai besoin.

ROSETTE.

C’est parce que madame la duchesse est malade, qu’il ne le faut pas.

LA DUCHESSE.

Alors je vais écrire au chevalier pour le gronder.

ROSETTE.

M. Tronchin a défendu à madame de s’appliquer et de tenir sa tête baissée.

LA DUCHESSE.

Eh bien ! je vais chanter, ouvrez le clavecin, mademoiselle.

ROSETTE.

Mon Dieu ! comment dirai-je à madame que M. Tronchin lui a défendu de chanter ?

LA DUCHESSE (tapant du pied).

Il faut donc que je me recouche, puisque je ne puis rien faire. — Je vais lire. Non, fais-moi la lecture. — Je vais me coucher sur le sopha, la tête me tourne, et j’étouffe. Je ne sais pourquoi…

ROSETTE (prenant un livre).

Voici Estelle de M. de Florian et les Oraisons célèbres de M. de Bossuet.

LA DUCHESSE.

Lis ce que tu voudras, va.

ROSETTE (lit).

« Némorin, à chaque aurore, allait cueillir les bluets qu’Estelle… les bluets qu’Estelle aimait à mêler dans les longues tresses de ses cheveux noirs. » (Elle pose le livre.)

LA DUCHESSE.

Qu’il est capricieux le chevalier ! Il ne veut plus que je mette de corps en fer, comme si l’on pouvait sortir sans cela. Lis toujours, va.

ROSETTE (continue, et après avoir quitté Florian, prend Bossuet sans s’en douter).

« Pour moi, s’il m’est permis après tous les autres de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince, le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire. »

LA DUCHESSE.

Je ne conçois pas qu’il ne soit pas encore arrivé. Comme il était bien hier avec ses épaulettes de diamant !

ROSETTE (continue).

« Heureux, si averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau……… (Tiens, c’est drôle ça : Au troupeau !) Troupeau que je dois nourrir de la parole divine, les restes d’une voix qui tombe, et… »

LA DUCHESSE.

Le voilà commandeur de Malte à présent. Sans ses vœux, il se serait peut-être marié, cependant.

LA ROSETTE.

Oh ! madame ! par exemple !…

LA DUCHESSE.

Lis toujours, va, je t’entends.

ROSETTE (continue).

… « Et d’une ardeur qui s’éteint… » Ah ! les bergers et les troupeaux, ce n’est pas bien amusant… (Elle jette les livres.)

LA DUCHESSE.

Crois-tu qu’il se fût marié ? — Dis.

LA ROSETTE.

Jamais sans la permission de madame la duchesse.

LA DUCHESSE.

S’il n’avait pas dû être plus marié que M. le duc, j’aurais bien pu la lui donner… Hélas ! dans quel temps vivons-nous ? — Comprends-tu bien qu’un homme soit mon mari, et ne vienne pas chez moi ? m’expliquerais-tu bien ce que c’est précisément qu’un maître inconnu qu’il me faut respecter, craindre et aimer comme Dieu, sans le voir, qui ne se soucie de moi nullement, et qu’il faut que j’honore ; dont il faut que je me cache, et qui ne daigne pas m’épier ; qui me donne seulement son nom à porter de bien loin, comme on le donne à une terre abandonnée ?

ROSETTE

Madame, j’ai un frère qui est fermier, un gros fermier de Normandie, et il répète toujours que lorsqu’on ne cultive pas une terre, on ne doit avoir de droit ni sur ses fleurs ni sur ses fruits.

LA DUCHESSE (avec orgueil).

Qu’est-ce que vous dites donc, mademoiselle ? Cherchez ma montre dans mon écrin. (Après avoir rêvé un peu.) — Tiens, ce que tu dis là n’a pas l’air d’avoir le sens commun. Mais je crois que cela mènerait loin en politique, si l’on voulait y réfléchir. Donne-moi un flacon, je me sens faible. —

Ahl quand j’étais au couvent, il y a deux ans, si mes bonnes religieuses m’avaient dit comment on est marié, j’aurais commencé par pleurer de tout mon cœur, toute une nuit, ensuite j’aurais bien pris une grande résolution ou de me faire abbesse ou d’épouser un homme qui m’eût aimée. Il est vrai que ce n’aurait pas été le chevalier, ainsi…

ROSETTE

Ainsi il vaut peut-être mieux que le monde aille de cette façon.

LA DUCHESSE

Mais de cette façon, Rosette, je ne sais comment je vis, moi. Il est bien vrai que je remplis tous mes devoirs de religion, mais aussi à chaque confession, je fais une promesse de rupture que je ne tiens pas.

Je crois bien que l’abbé n’y compte guère à dire le vrai, et ne le demande pas sérieusement ; mais enfin c’est tromper le bon Dieu. Et pourquoi cette vie gênée et tourmentée, cet hommage aux choses sacrées, aussi public que le dédain de ces choses ? Moi, je n’y comprends rien, et tout ce que je sais faire, c’est d’aimer celui que j’aime. Je vois que personne ne m’en veut après tout.
ROSETTE.

Ah ! bon Dieu ! madame, vous en vouloir ? Bien au contraire, je crois qu’il n’y a personne qui ne vous sache gré à tous deux de vous aimer si bien.

LA DUCHESSE.

Crois-tu ?

ROSETTE.

Cela se voit dans les petits sourires d’amitié qu’on vous fait en passant quand il donne le bras à madame la duchesse. Vos deux familles le reçoivent ici avec un amour…

LA DUCHESSE (soupirant).

Oui, mais il n’est pas ici chez lui et cependant c’est là ce qu’on appelle le plus grand bonheur du monde, et tel qu’il est, on n’oserait pas le souhaiter à sa fille. (Après un peu de rêverie.) Sa fille ! ce mot là me fait trembler. Est-ce un état bien heureux que celui où l’on sent que si l’on était mère, on en mourrait de honte, que l’insouciance et les ménagemens du grand monde finiraient là tout à coup, et se changeraient en mépris et en froideur, que les femmes qui pardonnent à l’amante fermeraient leur porte à la mère, et que tous ceux qui me passent l’oubli d’un mari, ne me passeraient pas l’oubli de son nom, car ce n’est qu’un nom qu’il faut respecter, et ce nom vous tient enchaînée, ce nom est suspendu sur votre tête, comme une épée ? Que celui qu’il représente soit pour vous tout ou rien, n’importe ! nous avons ce nom écrit sur le collier, et au bas : j’appartiens.

ROSETTE.

Mais, madame, serait-on si méchant pour vous ? Madame est si généralement aimée !

LA DUCHESSE.

Quand on ne serait pas méchant, je me ferais justice à moi-même et une justice bien sévère, croyez-moi. — Je n’oserais pas seulement lever les yeux devant ma mère, et même, je crois, sur moi seule.

ROSETTE.

Bon Dieu ! madame m’effraie.

LA DUCHESSE.

Assez. Nous parlons trop de cela, mademoiselle, et je ne sais pas comme nous y sommes venues. Je ne suis pas une héroïne de roman, je ne me tuerais pas, mais certes j’irais me jeter pour la vie dans un couvent.



Scène II.


LA DUCHESSE, ROSETTE, UN LAQUAIS.
LE LAQUAIS.

M. le docteur Tronchin demande si madame la duchesse peut le recevoir.

LA DUCHESSE (à Rosette).

Allez dire qu’on le fasse entrer.



Scène III.


LA DUCHESSE, TRONCHIN (appuyé sur une longue canne aussi haute que lui, vieux, voûté, portant une perruque à la Voltaire).
LA DUCHESSE (gaîment).

Ah ! voilà mon bon vieux docteur ! (Elle se lève et court au-devant lui.)

Allons, appuyez-vous sur votre malade. (Elle lui prend le bras et le conduit à un fauteuil.)

Quelle histoire allez-vous me conter, docteur, quelle est l’anecdote du jour ?

TRONCHIN.

Ah ! belle damel belle dame ! vous voulez savoir les anecdotes des autres, prenez garde de m’en fournir une vous-même. Donnez-moi votre main, voyons ce pouls, madame… mais asseyez-vous… mais ne remuez donc pas toujours, vous êtes insaisissable.

LA DUCHESSE (s’asseyant).

Eh bien ! voyons, que me direz-vous ?

TRONCHIN (tenant le pouls de la ducbesse).

Vous savez l’histoire qui court sur la présidente, n’est-il pas vrai, madame ?

LA DUCHESSE.

Eh ! mon Dieu, non, je ne m’informe point d’elle.

TRONCHIN.

Eh ! pourquoi ne pas vouloir vous en informer ? Vous vivez par trop détachée de tout aussi. — Si j’osais vous donner un conseil, ce serait de montrer quelque intérêt aux jeunes femmes de la société dont l’opinion pourrait vous défendre, si vous en aviez besoin un jour ou l’autre.

LA DUCHESSE.

Mais j’espère bien n’avoir nul besoin d’être défendue, monsieur.

TRONCHIN.

Ah ! madame, je suis sûr que vous êtes bien tranquille au fond du cœur ; mais je trouve que vous me faites appeler bien souvent depuis quelques jours.

LA DUCHESSE.

Je ne vois pas, docteur, ce que vos visites ont de commun avec l’opinion du monde sur moi.

TRONCHIN.

C’est justement ce que me disait la présidente, et elle s’est bien aperçue de l’influence d’un médecin sur l’opinion publique. — Je voudrais bien vous rendre aussi confiante qu’elle. — Je l’ai tirée, ma foi, d’un mauvais pas ; mais je suis discret et je ne vous conterai pas l’histoire, puisque vous ne vous intéressez pas à elle. — Point de fièvre, mais un peu d’agitation… restez, restez… ne m’ôtez pas votre main, madame.

LA DUCHESSE.

Quel âge a-t-elle la présidente ?

TRONCHIN.

Précisément le vôtre, madame. Ah ! comme elle était inquiète, son mari n’est pas tendre, savez-vous ? Il allait, ma foi, faire un grand éclat. Ah ! comme elle pleurait ! mais tout cela est fini à présent. Vous savez, belle dame, que la reine va jouer la comédie à Trianon ?

LA DUCHESSE (inquiète).

Mais la présidente courait donc un grand danger ?

TRONCHIN.

Un danger que peuvent courir bien des jeunes femmes ; car enfin j’ai vu bien des choses comme cela dans ma vie. Mais autrefois cela s’arrangeait par la dévotion plus facilement qu’aujourd’hui. À présent c’est le diable. Je vous trouve les yeux battus.

LA DUCHESSE.

J’ai mal dormi cette nuit après votre visite.

TRONCHIN.

Je ne suis pourtant pas méchant, bien effrayant pour vous.

LA DUCHESSE.

C’est votre bonté qui est effrayante, et votre silence qui est méchant. Cette femme dont vous parlez, voyons, après tout, est-elle déshonorée ?

TRONCHIN.

Non, mais elle pouvait l’être et de plus abandonnée de tout le monde.

LA DUCHESSE.

Et pourtant tout le monde sait qui elle aime.

TRONCHIN.

Tout le monde le sait et personne ne le dit.

LA DUCHESSE.

Et tout d’un coup on eût changé à ce point ?

TRONCHIN.

Madame, quand une jeune femme a une faiblesse publique, tout le monde a son pardon dans le cœur et sa condamnation sur les lèvres.

LA DUCHESSE (vite).

Et les lèvres nous jugent.

TRONCHIN.

Ce n’est pas la faute qui est punie, c’est le bruit qu’elle fait.

LA DUCHESSE.

Et les fautes, docteur, peuvent-elles être toujours sans bruit ?

TRONCHIN.

Les plus bruyantes, madame, ce sont d’ordinaire les plus légères fautes, et les plus fortes sont les plus silencieuses, j’ai toujours vu ca.

LA DUCHESSE.

Voilà qui est bien contre le bon sens, par exemple.

TRONCHIN.

Comme tout ce qui se fait dans le monde, madame.

LA DUCHESSE (se levant et lui tendant la main].

Docteur, vous êtes franc ?

TRONCHIN.

Toujours plus qu’on ne le veut, madame.

LA DUCHESSE.

On ne peut jamais l’être assez pour quelqu’un dont le parti est pris d’avance.

TRONCHIN.

Un parti pris d’avance est souvent le plus mauvais parti, madame.

LA DUCHESSE (avec impatience).

Que vous importe ? c’est mon affaire ; je veux savoir de vous quelle est ma maladie ?

TRONCHIN.

J’aurais déjà dit ma pensée à madame la duchesse, si je connaissais moins le caractère de M. le duc.

LA DUCHESSE.

Eh bien ! que ne me parlez-vous de son caractère ? quoique je n’aime pas à l’entendre nommer, comme il n’est pas impossible qu’il ne survienne par la suite quelque événement qui nous soit commun… je…

TRONCHIN.

Il est furieusement fantasque, madame, je l’ai vu haut comme ça (mettant la main à la hauteur de la tête d’un enfant) et toujours le même, suivant tout à coup son premier mouvement avec une soudaineté irrésistible et impossible à deviner. Dès l’enfance, cette impétuosité s’est montrée et n’a fait que croître avec lui. Il a tout fait de cette manière dans sa vie, allant d’un extrême à l’autre sans hésiter. Cela lui a fait faire beaucoup de grandes choses et beaucoup de sottises aussi, mais jamais rien de commun. Voilà son caractère.

LA DUCHESSE.

Vous n’êtes pas rassurant, docteur, s’il va d’un extrême à l’autre, il m’aimera bien, et je ne saurai que faire de cet amour-là.

TRONCHIN.

Ce n’est pourtant pas ce qui peut vous arriver de pis aujourd’hui, madame.

LA DUCHESSE.

Ah ! mon Dieu, que me dit-il là ! (Elle frappe du pied.)

TRONCHIN.

C’est un fort grand seigneur, madame, que M. le duc. Il a toute l’amitié du roi et un vaste crédit à la cour. Quiconque l’offenserait serait perdu sans ressource, et comme il a beaucoup d’esprit et de pénétration, comme outre cela il a l’esprit ironique et cassant, il n’est pas possible de lui insinuer sans péril un plan de conduite, quel qu’il soit, et vouloir le diriger serait une haute imprudence. Le plus sûr avec lui serait une franchise totale.

LA DUCHESSE (s’est détournée plusieurs fois en rougissant, elle se lève et va à la fenêtre).

Assez, assez par grâce, je vous en supplie, monsieur ; je me sens rougir à chaque mot que vous me dites et vous me jetez dans un grand embarras.

(Elle lui parle sans le regarder.)

Je vous l’avoue, je tremble comme un enfant. — Je ne puis supporter cette conversation. Les craintes terribles qu’elle fait naître en moi, me révoltent et m’indignent contre moi-même. — Vous êtes bien âgé, monsieur Tronchin, mais ni votre âge, ni votre profession savante, ne m’empêchent d’avoir honte qu’un homme puisse me parler, en face, de tant de choses que je ne sais pas, moi, et dont on ne parle jamais ! (Une larme s’échappe.)

(Avec autorité.)

Je ne veux plus que nous causions davantage.

(Tronchin se lève.)

La vérité que vous avez à me dire et que vous me devez, écrivez-la ici, je l’enverrai prendre tout-à-l’heure. — Voici une plume. Ce que vous écrirez pourrait bien être un arrêt, mais je n’en aurai nul ressentiment contre vous. (Elle lui serre la main, le docteur baise sa main.) Votre jugement est le jugement de Dieu. — Je suis bien malheureuse.

(Elle sort vite.)


Scène IV.


TRONCHIN seul.
(Il se rassied, écrit un billet, s’arrête et relit ce qu’il vient d’écrire ; puis il dit :)

La science inutile des hommes ne pourra jamais autre chose que détourner une douleur par une autre plus grande. À la place de l’inquiétude et de l’insomnie, je vous donne la certitude et le désespoir.

(Il s’essuie les yeux où roule une larme.)

Elle souffrira parce qu’elle a une âme candide dans son égarement, franche au milieu de la fausseté du monde, sensible dans une société froide et polie, passionnée dans un temps d’indifférence, pieuse dans un siècle d’irréligion. Elle souffrira sans doute ; mais dans le temps et le monde où nous sommes, la nature usée, faible et fardée dès l’enfance, n’a pas plus d’énergie pour les transports du malheur que pour ceux de la félicité. Le chagrin glissera sur elle, et d’ailleurs je vais lui chercher du secours à la source même de son infortune.



Scène V.


TRONCHIN, ROSETTE.
ROSETTE.
Monsieur, je viens chercher…
TRONCHIN (lui donnant un papier).

Prenez, mademoiselle.

(Rosette sort.)


Scène VI.


TRONCHIN, seul.

Son mari doit être à Trianon, ou à Versailles. Je puis m’y rendre dans deux heures et demie.



Scène VII.


TRONCHIN, ROSETTE.
(On entend un grand cri de la duchesse.)
TRONCHIN.

Rosette revient toute pâle…

ROSETTE.

AH ! monsieur, voyez madame la duchesse, comme elle pleure !

(Elle entr’ouvre une porte vitrée. )
TRONCHIN.

Ce n’est rien, ce n’est rien qu’une petite attaque de nerfs, vous lui ferez prendre un peu d’éther, et vous brûlerez une plume dans sa chambre, celle-ci par exemple. — Sa maladie ne peut pas durer plus de huit mois. — Je vais à Versailles. (Il sort.)

ROSETTE.

Comme ces vieux médecins sont durs ! (Elle court chez la duchesse.)



Scène VIII.


Versailles. — La chambre du duc.


LE DUC, TRONCHIN, entrent ensemble.
LE DUC.

Vous en êtes bien sûr, docteur ?

TRONCHIN.

Monsieur le duc, j’en réponds sur ma tête.

LE DUC (s’asseyant et taillant une plume.)

Allons, il est toujours bon de savoir à quoi s’en tenir. Vous la voyez très souvent ? Asseyez-vous donc !

TRONCHIN.

Presque tous les jours, je passe chez elle pour des migraines, des bagatelles…

LE DUC.

Et comment est-elle ma femme ? est-elle jolie, est-elle agréable ?

TRONCHIN.

C’est la plus gracieuse personne de la terre.

LE DUC.

Vraiment ? je ne l’aurais pas cru, le jour où je la vis, ce n’était pas ça du tout. C’était tout empesé, tout guindé, tout raide, ça venait du couvent, ça ne savait ni entrer, ni sortir, ça saluait tout d’une pièce ; de la fraîcheur seulement, la beauté du diable.

TRONCHIN.

Oh ! à présent, monsieur le duc, c’est toute autre chose.

LE DUC.

Oui, oui, le chevalier doit l’avoir formée. Le petit chevalier a du monde. Je suis fâché de ne pas la connaître.

TRONCHIN.

Ah ! cà ! il faut avouer, entre nous, que vous en aviez bien la permission.

LE DUC (prenant du tabac pour le verser d’une tabatière d’or dans une à portrait.)

Ça peut bien être ! Je ne dis pas le contraire, docteur, mais, ma foi c’était bien difficile. La marquise est bien la femme la plus despotique qui jamais ait vécu ; vous savez bien qu’elle ne m’eût jamais laissé marier, si elle n’eût été bien assurée de moi, et bien certaine que ce serait ici, comme partout à présent, une sorte de cérémonie de famille, sans importance et sans suites.

TRONCHIN.

Sans importance, cela dépend de vous, mais sans suites, monsieur le duc…

LE DUC (sérieusement).

Cela dépend aussi de moi, plus qu’on ne croit, monsieur ; mais c’est mon affaire. (Il se lève et se promène.) Savez-vous à quoi je pense, mon vieil ami ? c’est que l’honneur ne peut pas toujours être compris de la même façon.

Dans la passion, le meurtre peut être sublime ; mais dans l’indifférence, il serait ridicule, et dans un homme d’état ou un homme de cour, par ma foi, il serait fou.

Tenez, regardez ! Moi, par exemple, je sors de chez le roi. Il a eu la bonté de me parler d’affaires assez long-temps. Il regrette M. d’Orvilliers, mais il l’abandonne à ses ennemis, et le laisse quitter le commandement de la flotte avec laquelle il a battu les Anglais. Moi, qui suis l’ami de d’Orvilliers, et qui sais ce qu’il vaut, cela m’a fait de la peine ; je viens d’en parler vivement, je me suis avancé pour lui. Le roi m’a écouté volontiers et est entré dans mes raisons. Il m’a présenté ensuite Franklin, le docteur Franklin, l’imprimeur, l’Américain, l’homme pauvre, l’homme en habit gris, le savant, le sage, l’envoyé du Nouveau-Monde à l’ancien, grave comme le paysan du Danube, demandant justice à l’Europe pour son pays, et l’obtenant de Louis xvi ; j’ai eu une longue conférence avec ce bon Franklin ; je l’ai vu ce matin même présenter son petit-fils au vieux Voltaire, et demander à Voltaire une bénédiction, et Voltaire ne riant pas, Voltaire étendant les mains aussi gravement qu’eût fait le souverain pontife, et secouant sa tête octogénaire avec émotion, et disant sur la tête de l’enfant : Dieu et la liberté ! — C’était beau, c’était solennel, c’était grand.

Et au retour, le roi m’a parlé de tout cela avec la justesse de son admirable bon sens ; il voit l’avenir sans crainte, mais non sans tristesse ; il sent qu’une révolution partant de France peut y revenir. Il aide ce qu’il ne peut empêcher, pour adoucir la pente ; mais il la voit rapide et sans fond, car il pense et parle en législateur quand il est avec ses amis. Mais l’action l’intimide. Au sortir de l’entretien, il m’a donné ma part dans les événemens présens et à venir.

Voilà ma matinée. — Elle est sérieuse, comme vous voyez, et maintenant en vérité, m’occuper d’une affaire de… de quoi dirai-je ? de ménage ?… Oh ! non ! — Quelque chose de moins que cela encore… Une affaire de boudoir… et d’un boudoir que je n’ai jamais vu… en bonne vérité, vous le sentez, cela ne m’est guère possible. Un sourire de pitié est vraiment tout ce que cela me peut arracher. Je suis si étranger à cette jeune femme, moi, que je n’ai pas le droit de la colère, mais elle porte mon nom, et quant à ce qu’il y a dans ce petit événement, qui pourrait blesser l’amour-propre de l’un ou l’intérêt de l’autre, fiez-vous-en à moi pour ne tirer d’elle qu’une vengeance de bonne compagnie. Pauvre petite femme, elle doit avoir une peur d’enfer ! (Il rit et prend son épée.) Venez-vous avec moi voir la marquise au Petit-Trianon ? Je l’ai trouvée assez pâle ce matin, elle m’inquiète. (Il sonne.)

À ses gens.

Ce soir à onze heures, on me tiendra un carrosse prêt pour aller à Paris.

Passez, mon cher Tronchin.

TRONCHIN (à part.)

Je n’ai plus qu’à les laisser faire à présent. (Ils sortent.)



Scène IX.


À Paris. La chambre à coucher de la duchesse.


LA DUCHESSE, ROSETTE.
LA DUCHESSE, seule.
(Elle est à sa toilette, en peignoir, prête à se coucher, ses cheveux à demi dépoudrés répandus sur son sein, comme ceux d’une Madeleine, en longs flots, nommés repentirs.)

Quelle heure est-il ?

ROSETTE (achevant de la coiffer pour la nuit et de lui ôter sa toilette de cour).

Onze heures et demie, madame, et M. le chevalier…

LA DUCHESSE.

Il ne viendra plus à présent. Il a bien fait de ne pas venir aujourd’hui. — J’aime mieux ne pas l’avoir vu. J’ai bien mieux pleuré. —

Chez qui peut-il être allé ? — À présent, je vais être bien plus jalouse ; à présent que je suis si malheureuse ! — Quels livres m’a envoyés l’abbé ?

ROSETTE.

Les contes de M. l’abbé de Voisenon.

LA DUCHESSE.

Et le chevalier ?

ROSETTE.

Le petit Carême et l’Imitation.

LA DUCHESSE.

Ah ! comme il me connaît bien ! Sais-tu, Rosette, que son portrait est bien ressemblant ! Tiens, il avait cet habit-là quand la reine lui a parlé si long-temps, et pendant tout ce temps-là, il me regardait de peur que je ne fusse jalouse. Tout le monde l’a remarqué. Oh ! il est charmant ! (Soupirant.) Ah ! que je suis malheureuse, n’est-ce pas, Rosette !

ROSETTE.

Oh ! oui, madame.

LA DUCHESSE.

Il n’y a pas de femme plus malheureuse que moi sur toute la terre.

ROSETTE.

Oh ! non, madame.

LA DUCHESSE.

Je vais me coucher Laissez-moi seule, je vous rappellerai…

(Rosette sort.)

Je vais faire mes prières.



Scène X.


LA DUCHESSE, seule.
(Elle va ouvrir les rideaux de son lit, et en voyant le crucifix elle a peur ; elle crie :)

Rosette ! Rosette !



Scène XI.


LA DUCHESSE, ROSETTE.


ROSETTE. (effrayée).

Madame !

LA DUCHESSE.

Quoi donc ?

ROSETTE.

Madame m’a appelée.

LA DUCHESSE.

Ah ! je voulais… mon peignoir.

ROSETTE.

Madame la duchesse l’a sur elle.

LA DUCHESSE.

J’en voulais un autre. — Non. — Restez avec moi, j’ai peur. — Restez sur le sopha, je vais lire ; (à part) je n’ose pas faire un signe de croix. — À quelle heure le chevalier vient-il demain matin ? Ah ! je suis la plus malheureuse femme du monde.

(Elle pleure.)

Allons, mets dans la ruelle un flambeau et la Nouvelle Héloïse. (Tenant le livre) : Jean-Jacques ! ah ! Jean-Jacques ! vous savez, vous, combien d’infortunes se cachent sous le sourire d’une femme.

(On frappe à une porte de la rue, une voiture roule.)

On frappe à la porte ! Ce n’est pas ici, j’espère !

ROSETTE.

J’ai entendu un carrosse s’arrêter à la porte de l’hôtel.

LA DUCHESSE.

En es-tu bien sûre, Rosette ? à minuit !

(Rosette regarde à la fenêtre.)
ROSETTE.

C’est bien à la porte de madame la duchesse, un carrosse avec deux laquais qui portent des torches, c’est la livrée de madame.

LA DUCHESSE.

Eh ! bon Dieu ! serait-il arrivé quelque événement chez ma mère ? Je suis dans un effroi !

ROSETTE.

J’entends marcher ! on monte chez madame la duchesse.

LA DUCHESSE.

Mais qu’est-ce donc ? (On frappe.)

Demande avant d’ouvrir.

ROSETTE.

Qui est là ?

UN LAQUAIS.

M. le duc arrive de Versailles !

ROSETTE.

M. le duc arrive de Versailles !

LA DUCHESSE (tombant sur un sopha).

M. le duc ! depuis deux ans ! lui ! depuis deux ans ! jamais ! et aujourd’hui ! à cette heure ! Ah ! que vient-il faire, Rosette ? Il vient me tuer ! cela est certain ! — Embrasse-moi, mon enfant, et prends ce collier, tiens, et ce bracelet ; tiens, en souvenir de moi.

ROSETTE.

Je ne veux pas de tout cela ! Je ne quitterai point madame la duchesse !

(On frappe encore.)

Eh bien ! quoi ! madame la duchesse est au lit.

LE LAQUAIS (toujours derrière la porte).

Monsieur le duc demande si madame la duchesse peut le recevoir.

LA DUCHESSE (du canapé, vite).

Non !

ROSETTE (vite à la porte).

Non !

LA DUCHESSE.

Plus poliment, Rosette : Madame est endormie.

ROSETTE (criant et ayant un peu perdu la tête).

Madame est endormie !

LE LAQUAIS.

Monsieur le duc dit que vous avez dû la réveiller, et qu’il attendra que madame la duchesse puisse le recevoir. Il a à lui parler.

ROSETTE (à la duchesse).

Monsieur le duc veut que madame se lève !

LA DUCHESSE.

Ah ! mon Dieu ! il sait tout, il vient me faire mourir.

ROSETTE ( sérieusement).

Madame !… (Elle s’arrête.)

ROSETTE.

Eh bien ?

ROSETTE.

Madame, je ne le crois pas !

LA DUCHESSE.

Et pourquoi ne le crois-tu pas ?

ROSETTE (tragiquement).

Madame, parce que les gens ont l’air gai !

LA DUCHESSE (effrayée).

Ils ont l’air gai ? — Mais c’est encore pis. Oh ! mon pauvre chevalier !

(Elle prend son portrait.)
ROSETTE.

Hélas ! madame la duchesse, quel malheur d’être la femme de monsieur le duc !

LA DUCHESSE (désolée).

Quelle horreur ! quelle insolence !

ROSETTE.

Et s’il vient par jalousie !

LA DUCHESSE.

Quel étrange amour ! voilà qui est odieux !

Écoute ! il ne peut venir que par fureur ou par passion ; de toute façon c’est me faire mourir. Tue-moi, je t’en prie.

ROSETTE (reculant).

Non, madame ! moi tuer madame ! cela ne se peut pas.

LA DUCHESSE.

Eh bien ! au moins va dans mon cabinet. Tu écouteras tout, et dès que je sonnerai, tu entreras. Je ne veux pas qu’il reste plus d’un quart d’heure ici, quelque chose qu’il me veuille dire. Hélas ! si le chevalier le savait !

ROSETTE.

Oh ! madame ! il en mourrait d’abord !

LA DUCHESSE.

Pauvre ami ! — S’il se met en colère, tu crieras au feu ! Au bout du compte, je ne le connais pas, moi, mon mari !

ROSETTE.

Certainement ! madame ne l’a jamais vu qu’une fois.

LA DUCHESSE.

Oh ! mon Dieu ! ayez pitié de moi !

ROSETTE.

On revient, madame.

LA DUCHESSE.

Allons, du courage ! — Mademoiselle, dites que je suis visible.

ROSETTE.

Madame la duchesse est visible.

LA DUCHESSE (à genoux, se signant).

Mon Dieu ! ayez pitié de moi !

(Elle se couche à demi sur le sopha.)


Scène XII.


UN LAQUAIS, LE DUC, LA DUCHESSE.
UN LAQUAIS, ouvrant les deux battans de la porte.

Monsieur le duc.

(La duchesse se lève, fait une grande révérence et s’assied toute droite, sans oser parler.)
LE DUC.
(Il la salue, puis il va droit à la cheminée, et gardant son épée au côté et son chapeau sous le bras, se chauffe tranquillement les pieds. Après un long silence, il la salue froidement.)

Eh bien ! madame, comment vous trouvez-vous ?

LA DUCHESSE.

Mais, monsieur, un peu surprise de vous voir, et confuse de n’avoir pas eu le temps de m’habiller pour vous.

LE DUC.

Oh ! n’importe, n’importe, je ne tiens pas au cérémonial. D’ailleurs on peut paraître en négligé devant son mari.

LA DUCHESSE (à part).

Son mari ! hélas ! — (Haut.) Oui, certainement… son mari… Mais ce nom-là… je vous avoue…

LE DUC (ironiquement).

Oui, oui… J’entends, vous n’y êtes pas plus habituée qu’à ma personne. (Souriant.) C’est ma faute, (tendrement) c’est ma très grande faute, ou plutôt c’est la faute de tout le monde. — (Sérieusement.) Qui peut dire en ce monde, et dans le monde surtout, qu’il n’ajoute pas par sa conduite aux fautes des autres ? Dites-le-moi, madame ?

LA DUCHESSE.

Ah ! je crois bien que vous avez raison, monsieur, vous savez le monde mieux que moi !

LE DUC (avec feu).

Mieux que vous ! mieux que vous, madame ! cela n’est parbleu pas facile. Je n’entends parler à Versailles que de votre grâce dans le monde, vous faites fureur ! On n’a que votre nom à la bouche. C’est une rage. (D’un ton ambigu.) — Moi… je l’avoue, cela… cela m’a piqué d’honneur !

LA DUCHESSE (à part).

Oh ! ciel ! piqué d’honneur ! que veut-il dire ?

LE DUC (s’approchant avec galanterie).

Ça ! voyons ! regardez-moi bien ! Me reconnaissez-vous ?

LA DUCHESSE.

Sans doute, monsieur le duc, j’aurais bien mauvaise grâce à ne pas…

LE DUC (tendrement).

Me dire : oui ? n’est-ce pas ? Ce n’est pas cette docilité qu’il me faut, c’est de la franchise.

LA DUCHESSE.

De la…

LE DUC (sévèrement).

De la franchise, madame.

(Il quitte le fauteuil et retourne brusquement à la cheminée.)

J’aurai beaucoup à vous dire cette nuit et des choses fort sérieuses !

LA DUCHESSE.

Quoi ! cette nuit, monsieur ! y pensez-vous ?

LE DUC (froidement).

J’y ai pensé, madame, pendant tout le chemin de Versailles et un peu avant aussi.

LA DUCHESSE (à part).

Il sait ma faute ! Il la sait ! tout est fini !

LE DUC.

Oui, j’ai le projet de ne partir que demain matin au jour, et vos gens et les miens doivent être couchés à présent.

LA DUCHESSE (vivement, se levant).

Mais ce n’est pas moi qui l’ai ordonné.

LE DUC (avec sang-froid et le sourire sur la bouche).

Alors, madame, si ce n’est vous, il faut donc que ce soit moi.

LA DUCHESSE (à part).

Il restera.

LE DUC (regardant la pendule).

Demain j’arriverai à temps pour le petit lever. —

C’est une pendule de Julien-le-Roy que vous avez là ?

(Il ôte son épée et son chapeau et les pose sur un guéridon.)
LA DUCHESSE (à part).

Un sang-froid à n’y rien comprendre ! — Quelle inquiétude il me donne !

LE DUC (s’asseyant).

Ah ! ah ! voici quelques livres ! C’est bien ce que l’on m’avait dit : vous aimez l’esprit, et vous en avez ; oh ! je sais que vous en avez beaucoup, et du bon, du vrai, du meilleur esprit. — C’est monsieur de Voltaire ! — Oh ! Zaïre ! — Zaïre vous pleurez !

Lekain dit cela comme ça, n’est-ce pas ?

LA DUCHESSE.

Je ne l’ai pas vu, monsieur.

LE DUC.

Ah ! c’est vrai ! Je sais que vous êtes un peu dévote, vous n’allez pas à la comédie, mais vous la lisez. Vous lisez la comédie… pour la jouer, jamais ! (Avec une horreur comique.) Oh ! jamais !

LA DUCHESSE.

On ne m’y a pas élevée, monsieur, fort heureusement pour moi.

LE DUC.

Et pour votre prochain, madame, mais je suis sûr qu’avec votre esprit vous la joueriez parfaitement… Tenez (nous avons le temps), si vous étiez la belle Zaïre, soupçonnée d’infidélité par Orosmane, le violent, le terrible Orosmane.

LA DUCHESSE (à part).
(À demi-voix à la cloison.)

Ah ! c’est ma mort qu’il a résolue ! — Rosette, prenez garde ! Rosette ! faites bien attention.

LE DUC.

En vérité, madame, c’est le plus généreux des mortels que ce soudan Orosmane ; n’ayez donc pas peur de lui. S’il entrait ici, par exemple, disant avec la tendresse que met Lekain dans cette scène-là :

Hélas ! le crime veille et son horreur me suit.
À ce coupable excès porter sa hardiesse !
Tu ne connaissais pas mon cœur et ma tendresse,
Combien je t’adorais ! quels feux !…

LA DUCHESSE (se levant et allant à lui ).

Monsieur ! avez-vous quelque chose à me reprocher ?…

LE DUC (riant).

Ah ! le mauvais vers que voilà. Eh ! bon Dieu, que dites-vous donc là ! Ce n’est pas dans la pièce.

LA DUCHESSE (boudant).

Eh ! monsieur, je ne dis pas de vers, je parle. On ne vient pas à minuit chez une femme pour lui dire des vers aussi.

LE DUC (jetant son livre).
(Avec tendresse et mélancolie.)

Eh ! croyez-vous donc que ce soit là ce qui m’amène ? causons un peu en amis.

(Il s’assied sur la causeuse près d’elle.)

Çà ! vous est-il arrivé quelquefois de songer à votre mari, par extraordinaire, là, un beau matin, en vous éveillant ?

LA DUCHESSE (étonnée).

Eh ! monsieur, mon mari pense si peu à sa femme, qu’il n’a vraiment pas le droit d’exiger la moindre réciprocité.

LE DUC.

Eh ! qui donc vous a pu dire, ingrate, qu’il ne pensait pas à vous ? était-il en passe de vous l’écrire ? c’eût été ridicule à lui. Vous le faire dire par quelqu’un, c’était bien froid. Mais venir vous le jurer chez vous et vous le prouver, voilà quel était son devoir.

LA DUCHESSE (à part).

Me le jurer ! Ah ! pauvre chevalier ! (Elle baise son portrait.) Me le jurer, monsieur ! et me jurer quoi, s’il vous plaît ? Vous êtes-vous jamais cru obligé à quelque chose envers moi ? Que vous suis-je donc, monsieur, sinon une étrangère qui porte votre nom ?…

LE DUC.

Et peut le donner, madame…

LA DUCHESSE (se levant).

Ah ! monsieur le duc, faites-moi grâce.

LE DUC (se lève tout à coup en riant).

Grâce ! madame, et de quoi grâce, bon Dieu ! — Ah ! je comprends ; vous voulez que je vous fasse grâce de mes complimens, de mes tendresses et de mes fadeurs. Eh ! je le veux bien. Tant qu’il vous plaira ! parlons d’autre chose.

LA DUCHESSE.

Quelle torture !

LE DUC.

Savez-vous de qui ces tableaux-là sont les portraits ? Je suis sûr que vous ne les regardez jamais. Ces braves gens cuirassés sont mes aïeux, ils sont anciens ; nous sommes, ma foi, très anciens, aussi anciens que les Bourbons ; savez-vous, mon nom est celui d’un connétable, de cinq maréchaux de France tous pairs des rois, et parens et alliés des rois, et élevés avec eux dès l’enfance, camarades de leur jeunesse, frères d’armes de leur âge d’homme, conseillers et appuis de leur vieillesse. C’est beau ! c’est assez beau pour que l’on s’en souvienne, et quand on s’en souvient, il n’est guère possible de ne pas songer que ce serait un malheur épouvantable, une désolation véritable dans une famille, que de n’avoir personne à qui léguer ce nom, sans parler de l’héritage qui ne laisse pas que d’être considérable. Cela ne vous a-t-il jamais affligée ?

LA DUCHESSE.

Eh ! monsieur, je ne vois pas pourquoi je m’en affligerais quand vous n’y pensez jamais. Après tout, c’est de votre nom qu’il s’agit, et non du mien.

LE DUC.

Eh ! quoi ! Élisabeth !

LA DUCHESSE.

Élisabeth ? vous vous croyez ailleurs, je pense.

LE DUC.

Eh ! n’est-ce pas Élisabeth que vous vous nommez ? Quel est donc votre nom de baptême ?

LA DUCHESSE (avec tristesse).

Baptême ! le nom du baptême ! c’est vous qui demandez le nom que l’on m’a donné ! Je voudrais bien savoir ce qu’eût dit mon pauvre père qui tenait tant à ce nom-là, (vite) et vous, je ne vous le dirai pas, si quelqu’un lui eût dit : Eh ! bien ce nom si doux, son mari ne daignera pas le savoir.

Du reste cela est juste ! (Avec agitation.) Les noms de baptême sont faits pour être dits par ceux qui aiment et pour être inconnus à ceux qui n’aiment pas. (En enfant) Il est bien juste que vous ne sachiez pas le mien, et c’est bien fait… et je ne vous le dirai pas.

LE DUC (à part, souriant et charmé).

Ah ! çà ! mais comme elle est gentille ! suis-je fou de me prendre les doigts à mon piège ?

C’est qu’elle est charmante en vérité.

(Haut et sérieux.)

Eh ! pourquoi saurais-je ce nom d’enfant, madame ? qu’est-ce pour moi, je vous prie, que la jeune fille enfermée au couvent jusqu’à ce qu’on me la donne sans que je sache seulement son âge ? C’est la jeune femme connue sous mon nom qui m’appartient, celle-là seule est mienne, madame, puisque, pour la nommer, il faut qu’on me nomme moi-même.

LA DUCHESSE (se levant, vite et avec colère).

Monsieur le duc, voulez-vous me rendre folle ? Je ne comprends plus rien ni à vos idées, ni à vos sentimens, ni à mon existence, ni à vos droits ni aux miens ; je ne suis peut-être qu’une enfant ! j’ai peut-être été toujours trompée. Dites-moi ce que vous savez de la vie réelle du monde. Dites-moi pourquoi les usages sont contre la religion, et le monde contre Dieu. Dites-moi si notre vie a tort ou raison ; si le mariage existe ou non ; si je suis votre femme, pourquoi vous ne m’avez jamais revue, et pourquoi l’on ne vous en blâme pas ; si les sermens sont sérieux, pourquoi ils ne le sont pas pour vous ; si vous avez et si j’ai moi-même le droit de jalousie. Dites-moi ce que signifie tout cela ? Qu’est-ce que ce mariage du nom et de la fortune, d’où les personnes sont absentes, et pourquoi nos hommes d’affaires nous ont fait paraître dans ce marché ? Dites-moi si le droit qu’on vous a donné était seulement celui de venir me troubler, me poursuivre chez moi quand il vous plaît d’y tomber comme la foudre, au moment où l’on s’y attend le moins, à tout hasard, au risque de me causer la plus grande frayeur, sans ménagemens, sans scrupules, la nuit, dans mon hôtel, dans ma chambre, dans mon alcôve, là !

LE DUC.

Ah ! madame, les beaux yeux que voilà ! aussi éloquens que votre bouche lorsqu’un peu d’agitation la fait parler. — Eh bien ! quoi ! voulez-vous que je vous explique une chose inexplicable ? Voulez-vous que je fasse du pédantisme avec vous ? Faut-il que je m’embarque avec vous dans les phrases ? Exigez-vous que je vous parle du grand monde, et que je vous raconte l’histoire de l’Hymen ? — Vous dire comment le mariage, d’abord sacré, est devenu si profane à la cour, et si profané surtout ; vous dire comment nos vieilles et saintes familles sont devenues si frivoles et si mondaines, comment et par qui nous fûmes tirés de nos châteaux et de nos terres pour venir nous échelonner dans une royale antichambre, comment notre ruine fastueuse a nécessité nos alliances calculées, et comment on les a toutes réglées en famille, d’avance et dès le berceau (comme la nôtre par exemple) ; vous raconter comment la religion (irréparable malheur peut-être !) s’en est allée en plaisanteries, fondue avec le sel attique dans le creuset des philosophes ; vous décrire par quels chemins l’Amour est venu se jeter à travers tout cela, pour élever son temple secret sur tant de ruines, et comment il est devenu lui-même quelque chose de respecté et de sacré, pour ainsi dire, selon le choix et la durée ; vous raconter, vous expliquer, vous analyser tout cela, ce serait par trop long et par trop fastidieux, vous en savez, je gage, autant que moi sur beaucoup de ces choses…

LA DUCHESSE (lui prenant la main avec plus de confiance).

Hélas ! à vous vrai dire, monsieur, si je les sais un peu, comme vous les savez beaucoup, il me semble, j’en souffre plus que je n’en suis heureuse, et je ne sais quelle fin peut avoir un monde comme le nôtre.

LE DUC.

Eh ! bon Dieu ! madame, qui s’en inquiète à l’heure qu’il est, si ce n’est vous ? Personne, je vous jure, pas même chez ceux que cela touche de plus près. Respirons en paix, croyez-moi ! Respirons, tel qu’il est, cet air empoisonné, si l’on veut, mais assez embaumé, selon mon goût, de l’atmosphère où nous sommes nés, et dirigeons-nous seulement lorsqu’il le faudra, selon cette loi que, ma foi, je ne vis jamais nulle part écrite, mais que je sentis toujours vivante en moi, la loi de l’honneur.

LA DUCHESSE (un peu effrayée et reculant).

L’honneur ! oui ! mais cet honneur, en quoi le faites-vous consister, monsieur le duc ?

LE DUC (très gravement).

Il est dans tous les instans de la vie d’un galant homme, madame, mais il doit surtout le faire consister dans le soin de soutenir la dignité de son nom… et…

LA DUCHESSE (à part).

Encore cette idée ! ô mon Dieu ! mon Dieu !

LE DUC.

Et en supposant qu’on eût porté quelque atteinte à la pureté de ce nom, il ne doit hésiter devant aucun sacrifice pour réparer l’injure ou la cacher éternellement.

LA DUCHESSE.

Aucun sacrifice ne vous coûterait-il, monsieur ?

LE DUC.

Aucun, madame, en vérité.

LA DUCHESSE.

En vérité ?

LE DUC (sur un ton emporté).

Sur ma parole ! aucun ! fallût-il un meurtre !

LA DUCHESSE (à part).

Ah ! je suis perdue ! ah ! mon Dieu ! (Elle regarde sa croix.)

LE DUC (sur un ton passionné).
Fallût-il me jeter à vos pieds et les couvrir de baisers, et m’humilier pour rentrer en grâce ! (Il lui baise la main à genoux).
LA DUCHESSE (à part).

Ah ! pauvre chevalier ! nous sommes perdus ! je n’oserai plus te revoir. (Elle baise le portrait du chevalier.)

LE DUC (brusquement en homme et comme quittant le masque).

Ah ! ça ! voyons, mon enfant, touchez là.

LA DUCHESSE (étonnée).

Quoi donc !

LE DUC.

Touchez là, vous dis-je ; une fois seulement donnez-moi la main, c’est tout ce que je vous demande.

LA DUCHESSE (pleurant presque).

Comment ! monsieur.

LE DUC.

Oui, vraiment, touchez-là bien franchement, en bonne et sincère amie ; je ne veux point vous faire de mal et toute la vengeance que je tirerais de vous (si vous m’aviez offensé), ce serait cette frayeur que je viens de vous faire.

Asseyez-vous. — Je vais partir. —

(Il reprend son chapeau et son épée.)

Voici le jour qui vient ! il me faut le temps d’arriver à Versailles.

(Debout, il lui serre la main, elle est assise.)

Écoutez bien. Il n’y a rien que je ne sache…

À vrai dire, je ne me sens nulle colère et nulle haine pour vous.

(Avec émotion.)

N’ayez, je vous prie, nulle haine contre moi, non plus. Nous avons chacun nos petits secrets. Vous faites bien, et je crois que je ne fais pas mal de mon côté. Restons en là ! Je ne sais si tout cela nous passera, mais nous sommes jeunes tous les deux, nous verrons. — Soyez toujours bien assurée que mon amitié ne passera pas pour vous… Je vous demande la vôtre, et (en riant) n’ayez pas peur, je ne reviendrai vous voir que quand vous m’écrirez de venir.

LA DUCHESSE.

Êtes-vous donc si bon, monsieur ? et je ne vous connaissais pas !

LE DUC.

Pardonnez-moi cette mauvaise nuit que je vous ai fait passer. Je vous ai dit que je tenais à notre nom… En voici la preuve : — Vos gens et les miens m’ont vu entrer, ils me verront sortir, et pour le monde c’est tout ce qu’il faut. —

LA DUCHESSE (à ses genoux, lui baise les mains et pleure en se cachant le visage. — Silence.)

Ah ! monsieur le duc, quelle bonté et quelle honte pour moi ! Où me cacher, monsieur ? j’irai dans un couvent.

LE DUC (souriant.)

C’est trop ! c’est beaucoup trop ! je n’en crois rien, et je ne le souhaite pas. Du reste, il n’en sera que ce que vous voudrez ; adieu, moi, je vous ai sauvée en sauvant les apparences.

(Il sonne, on ouvre, il sort.)



Scène XIII et dernière.


LA DUCHESSE, ROSETTE.
ROSETTE (Elle entre sur la pointe du pied avec effroi.)

Ah ! madame ! l’ennemi est parti.

LA DUCHESSE.

L’ennemi ! ah ! taisez-vous. — L’ennemi ! ah ! je n’ai pas de meilleur ami.

ROSETTE.

Toujours est-il que nous en voilà quittes pour la peur.


le Cte Alfred de Vigny.