Règlement pour une Société de plaisir (Machiavel, trad. Périès)

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Traduction par Jean Vincent Périès.
Texte établi par Charles LouandreCharpentier et Cie (p. 335-341).


RÈGLEMENT
pour
UNE SOCIÉTÉ DE PLAISIR ![1]





Une société d’hommes et de dames s’étant réunie en diverses occasions pour se divertir, très souvent on y a fait des choses amusantes, et très souvent des choses désagréables, mais sans pouvoir jusqu’ici trouver le moyen de rendre les premières plus amusantes et les secondes moins désagréables : on a imaginé des plaisanteries, qui n’ont point eu leur effet, par la négligence de celui qui les avait imaginées ; en conséquence, quelqu’un qui ne manque pas de cervelle, et qui possède une certaine expérience des hommes et des femmes, a cru convenable d’ordonner, c’est-à-dire de régler cette société de manière que chacun puisse inventer et exécuter ensuite ce qu’il croira pouvoir faire plaisir, soit aux dames, soit aux hommes, soit aux uns et aux autres en général. En conséquence, il est arrêté que ladite compagnie est et demeure soumise aux articles ci-après, délibérés et acceptés d’un commun consentement :


ARTICLE PREMIER.

Nul homme ne pourra être admis dans ladite société qu’il n’ait trente ans accomplis ; les dames y seront reçues à tout âge.


ART. II.

Il sera nommé un chef ou président, soit homme, soit femme, dont les fonctions dureront huit jours. Parmi les hommes, on choisira la première fois pour président celui qui aura le plus grand nez, et parmi les dames, celle qui aura le plus petit pied.


ART. III.

Quiconque, soit homme, soit dame, qui pendant un seul jour ne répéterait pas tout ce qui s’est passé dans ladite société, sera puni de la manière suivante : si c’est une dame, on placera ses pantoufles dans un endroit où tout le monde puisse les voir, avec un billet sur lequel sera inscrit le nom de la coupable ; si c’est un homme, on pendra ses culottes retournées dans un lieu élevé où chacun pourra les apercevoir.


ART. IV.

On devra sans cesse médire les uns des autres ; et si l’on admet un étranger dans la société, on dira publiquement tout ce qu’on peut avoir appris de ses péchés, sans être retenu par aucune considération.


ART. V.

Aucun membre de la société, soit homme, soit femme, ne pourra se confesser dans d’autre temps que pendant la semaine sainte ; et quiconque contreviendrait à cette défense sera condamné, si c’est une femme, à porter le président ; et si c’est un homme, à être porté par lui de la manière qu’il jugera à propos. On devra choisir un confesseur aveugle ; et si l’on peut en trouver un qui ait en même temps l'ouïe un peu dure, cela n'en vaudra que mieux.


ART. VI.

Il est expressément défendu de dire du bien les uns des autres, sous les peines ci-dessus déterminées contre les délinquants.


ART. VII.

Si un homme ou une femme s'imaginait l'emporter sur les autres en beauté, et qu'il se trouvât deux témoins de ce fait, la dame sera obligée de montrer sa jambe nue jusqu'à quatre doigts au-dessus du genou ; et si c'est un homme, il devra faire voir à la société s'il porte dans sa culotte un mouchoir ou autre chose semblable.


ART. VIII.

Les dames seront dans l'obligation d'aller aux Servites au moins quatre fois par mois, et de plus, toutes les fois qu'elles en seront requises par quelqu'un de la société, sous peine d'encourir une double punition.


ART. IX.

Quand un homme ou une dame de la société aura commencé à raconter une histoire, et que les autres la lui auront laissé achever, ces derniers seront condamnés à la punition déterminée par celui ou celle qu'on n'aurait pas interrompu.


ART. X.

Toutes les délibérations de la société seront prises à la minorité des membres présents ; et ceux qui obtiendront le moins de suffrages seront toujours ceux qui l'emporteront.


ART. XI.

Si un secret était confié à un membre de la société par un de ses frères, ou par toute autre personne, et qu'il ne fût pas divulgué au bout de deux jours, l'homme ou la dame qui se sera rendu coupable de cette discrétion sera condamné à ne rien faire qu'au rebours, sans pouvoir jamais s'en exempter directement ni indirectement.


ART. XII.

Il est défendu à qui que ce soit, dans les assemblées de la société, de garder un seul moment le silence : plus on babillera ; plus on parlera tous à la fois, plus on méritera de louanges ; et celui qui le premier cessera de parler devra être tourmenté par tous les membres de la société, jusqu'à ce qu'il dise les motifs qui l'ont obligé à se taire.


ART. XIII.

Nul sociétaire ne devra ni ne pourra rendre un service quelconque à un autre membre : et s'il est prié par l'un d'eux de faire une commission, il doit la faire toujours en sens contraire.


ART. XIV.

Chacun sera tenu d'envier le bonheur d'autrui, et de lui donner par conséquent tous les désagréments qui dépendront de lui ; et s'il en avait la possibilité, et qu'il ne le fît pas, il sera puni suivant le bon plaisir du président.


ART. XV.

En tout temps, et en quelque lieu qu'il se trouve, sans être retenu par aucune considération, chacun sera obligé de se retourner s'il entend rire, ou cracher, ou à tout autre signe, et de répondre de la même manière, sous peine de ne pouvoir rien refuser de tout ce qui lui serait demandé pendant la durée d'un mois entier.


ART. XVI.

Voulant en outre que chacun ait ses aises, il sera pourvu à ce que chaque homme ou dame couche quinze jours au moins dans le mois, l'un sans sa femme, l'autre sans son mari, sous peine d'être condamnés à coucher ensemble deux mois de suite sans interruption.


ART. XVII.

Celui ou celle qui débitera le plus de paroles pour ne rien dire sera le plus honoré, et l'on en fera le plus grand cas.


ART. XVIII.

Tous les membres de la société, tant hommes que femmes, doivent aller à tous les pardons, à toutes les fêtes, à toutes les cérémonies qui se célèbrent dans les églises ; ils doivent également se trouver à tous les festins, collations, soupers, spectacles, veillées, et autres divertissements qui ont lieu dans les maisons, sous peine, si c'est une dame, d'être reléguée dans un couvent de moines, et si c'est un homme, dans un monastère de religieuses.


ART. XIX.

Les dames seront obligées de passer les trois quarts de leur temps à la fenêtre ou sur la porte, sur le devant ou sur le derrière, comme elles le jugeront à propos, et les hommes devront se présenter devant elles au moins douze fois par jour.


ART. XX.

Aucune dame de la société ne pourra avoir de belle-mère ; et si quelqu'une d'entre elles l'avait encore, elle devra, dans les six mois qui suivront, s'en délivrer avec de la scammonée, ou autre remède semblable : elles pourraient également user de la même médecine envers leurs maris, s'ils ne faisaient pas bien leur devoir.


ART. XXI.

Aucune dame de la société ne pourra porter sous elle ni panier ni autre habillement qui embarrasse ; les hommes, de leur côté, devront tous aller sans boucles, et ne se servir en place que d'épingles, qui sont expressément défendues aux dames, sous peine d'être condamnées à regarder le géant de la place avec des lunettes sur le nez.


ART. XXII.

Chacun, soit homme, soit femme, afin de se mettre mieux en crédit, devra se vanter de ce qu'il n'a pas et de ce qu'il ne fait pas : s'il vient à dire la vérité, et à découvrir ainsi sa misère, ou toute autre chose, il sera puni suivant le bon plaisir du président.


ART. XXIII.

On ne manifestera jamais par aucun signe extérieur ce que l'on éprouve dans l'âme : on s'efforcera de faire tout le contraire ; et celui qui saura le mieux dissimuler ou débiter des mensonges méritera le plus d'éloges.


ART. XXIV.

On passera la majeure partie de son temps à se parer et à faire sa toilette, sous peine, pour le contrevenant, de n'être regardé par aucun des membres de la société.


ART. XXV.

Quiconque, en rêvant, répéterait ce qu'il aurait dit ou fait dans la journée, sera condamné à rester une demi-heure le derrière en l'air, et chacun de la société devra lui donner un coup de fouet.


ART. XXVI.

Quiconque, en entendant la messe, ne regardera pas à tout moment autour de lui, ou qui se placera dans un endroit où il ne puisse être vu de tout le monde, sera puni comme criminel de lèse-majesté.


ART. XXVII.

Tout homme ou toute dame, et surtout ceux qui désirent avoir des enfants, devront commencer par se chausser du pied droit, sous peine d'avoir à marcher pieds nus pendant un mois et plus, selon qu'il paraîtrait convenable au président.


ART. XXVIII.

Personne, en s'endormant, ne pourra fermer les deux yeux à la fois ; il devra le faire l'un après l'autre : il n'y a pas de meilleur remède pour conserver la vue.


ART. XXIX.

Les dames, en marchant, devront tenir leurs pieds de manière qu'on ne puisse s'apercevoir si elles sont colletées haut ou bas.


ART. XXX.

Personne ne pourra se moucher lorsqu'on le regardera, si ce n'est en cas de nécessité.


ART. XXXI.

Chacun sera obligé, in forma cameræ, de se gratter quand cela lui démangera.


ART. XXXII.

On se nettoiera les ongles des pieds et des mains au moins tous les quatre jours.


ART. XXXIII.

Les dames seront tenues, lorsqu'elles s'assiéront, de se mettre toujours quelque chose sous elles, afin de paraître plus grandes.


ART. XXXIV ET DERNIER.

On choisira pour la société, un médecin qui ne passe pas vingt-quatre ans, afin qu'il puisse remédier aux accidents, et résister à la fatigue.


  1. On a voulu voir dans le Règlement pour une société de plaisir un petit ouvrage composé dans un accès de gaieté bouffonne. En jugeant ainsi, on s’est, nous le croyons, étrangement trompé. Ce qu’on a pris pour de la bouffonnerie n’est qu’une satire très amère des mœurs et des ridicules de la société italienne du seizième siècle, et, dans cette satire, on trouve bien des traits qui peuvent s’appliquer aux sociétés de tous les âges. L’alliance si fréquente de la galanterie et de la dévotion, l’indiscrétion, la médisance, la fatuité, l’égoïsme, tous les vices de ce qu’on appelle bien souvent à tort la bonne compagnie, y sont vivement fustigées. On y sent à chaque ligne cette verve cynique et railleuse dont Aristophane est dans l’antiquité le plus parfait modèle, cette verve qui se perpétue à travers le moyen âge dans la littérature par Boccace et les trouvères, dans les fêtes de la vie civile les enfants de l’abbé Maugouverne, par les sujets du Prince des Sots et de la Mère sotte, verve douloureuse et poignante dans sa gaieté même, qui inspirera Candide au dix-huitième siècle, après avoir inspiré au seizième la Mandragore et Gargantua.