Réception de M. Georges Goyau à l’Académie Française

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Henry Bidou
Réception de M. Georges Goyau à l’Académie Française
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 213-216).
RÉCEPTION
DE M. GEORGES GOYAU
À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

M. Georges Goyau a prononcé le 15 janvier son remerciement à l’Académie. Et il a tenu, dès les premiers mots, à prendre rang, non point parmi les académiciens frivoles, mais parmi les studieux. Il a attesté son bon vouloir. « Je vous promets le mien, a-t-il dit à ses nouveaux collègues ; je vous le promets laborieux, assidu. Être un travailleur au milieu de vous, un travailleur avec vous tous, ne sera-ce pas le meilleur moyen, non point certes d’acquitter, mais du moins de reconnaître la flatteuse dette de gratitude qui m’attache à vous ? » Il a promis de s’occuper des familles nombreuses et des candidats aux prix de vertu. Dans ce désir de se rendre utile, il y a, si l’on y réfléchit, une charmante modestie, avec un peu de cet orgueil humble et fier qui mûrit dans l’âme des savants. M. Goyau, au début de son discours, a dédaigné de faire un sacrifice aux grâces, comme c’est l’usage des nouveaux académiciens, et même de ceux qui attendent le moins d’elles. On a bien vu qu’il prenait son entrée dans cette Compagnie comme une affaire sérieuse.

Debout entre Mgr Baudrillart et M. Doumic, M. Goyau paraissait comme sculpté par un imagier dans un style ascétique. Cette figure gothique ne manque pas de style. Il parle en hochant la tête, tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche. Il distribue la parole à tous les rangs de l’hémicycle. Quelquefois il lève le visage vers le ciel, et ses yeux sont remplacés, dans leurs profonds orbites, par deux lumières blanches, qui sont le reflet du jour d’hiver sur les verres du lorgnon. Il parle sur la plus haute pointe de sa voix. Et ses mains secouent sans merci le papier qu’elles tiennent, comme pour vanner son discours et séparer le bon grain d’avec la paille.

Ce qu’il dit est d’ailleurs excellent, surtout quand il s’abstient des métaphores, qu’il faut laisser aux écrivains charnels. Qu’entend-il par une « précieuse proximité d’aspirations ? » Et à y regarder de trop près, est-il bien sûr de parler purement, quand il parle d’un « travail qui donne une impression d’entrain, » ou d’une « lutte qui s’inaugure ? » Ce discours, que M. Goyau appelle sa première tâche, est soigné pourtant. Il commence par un très joli tableau du rôle que les Cochin ont joué dans la bourgeoisie parisienne ; et venant à celui dont il parle, il ne s’interdit pas d’en parler en concetti : « Il aimait la science et la beauté, la philosophie et la bonté. Sans heurts ni satiété, il passait d’une chasse à l’autre, chasse aux microbes dans les laboratoires et chasse à courre dans une forêt, chasse aux idées dans son cabinet, et chasse aux tableaux chez les marchands. » Mais laissons ces bagatelles et venons au sérieux du sujet.

C’est un art bien difficile que celui de tracer un portrait. Au premier abord, on pourrait croire que la ressemblance de M. Denys Cochin se laisserait saisir. Ce robuste aspect de veneur, ce goût des arts affiné par une longue hérédité, cette droite et nette philosophie cartésienne, cette politique généreuse, ce sont là des traits assez définis. Quand on cherche le secret de leur assemblage, on rencontre le mystère qui est dans toutes les âmes humaines et surtout dans les grandes âmes. Il semble que M. Goyau nous ait montré le modèle en variant l’éclairage, et qu’il nous ait laissé le soin de réunir en une seule image ces aspects successifs. Il nous a ainsi fait voir le savant, puis le philosophe, puis l’homme politique. Chacun de ces croquis est tracé avec beaucoup d’art et de goût. Telle silhouette de Denys Cochin à la tribune est d’un dessin plein de finesse. Sans doute, il est difficile, en traçant ces crayons, de ne pas faire çà et là une faute de proportion, M. Goyau nous montre les philosophes hésitant entre la matière et l’idée, et doutant tour à tour et parfois tout ensemble de leurs sens et de leur pensée. Il ajoute : « Mais Denys Cochin les rassurait, les réconfortait... » Denys Cochin lui-même eût trouvé qu’on lui assignait là un rôle bien lourd. On est étonné de trouver par endroits, dans le panégyrique de M. Goyau, ces formules plus propres à l’éloquence qu’à l’histoire : « Dans Patras, dans Athènes, une foule immense entoura Denys Cochin, et ne songeait plus à aller dormir, parce que Denys Cochin était là. » Il est vrai que l’historien reprend aussitôt ses droits et trace un vivant tableau du banquet de Phalère.

Voici enfin le portrait achevé. À travers les formules un peu générales, on reconnaît d’abord une intelligence très claire et très vive. M. Goyau a donné la primauté, dans l’esprit de Denys Cochin, à la philosophie sur la politique. Ou plus exactement, du moins si je ne me trompe, il a montré comment la philosophie, la raison, et une science étendue avaient animé et conduit cette politique ; de là cette largeur de vues et ce goût pour les solutions libérales. Ajoutez une élévation de sentiments qui fera de Denys Cochin le défenseur des peuples malheureux. Son royalisme est fait à la fois d’une idée de la monarchie et d’une fidélité honorable. Sa foi n’est point hostile à la science. Il a concilié tout ce que les plus beaux esprits peuvent aimer. Cette conciliation exaspère les hommes têtus et bornés. Elle devance l’avenir, et en cela elle irrite le commun. Mais elle est le signe où se connaît celui qui prévoit et qui pense.


M. Ribot devait recevoir M. Goyau, et son discours était achevé, quand il a lui-même succombé. Son fauteuil est resté vide au bureau, où M. Bédier et M. Marcel Prévost ont seuls pris place. Et M. Bédier a lu le discours.

C’est un discours un peu à l’ancienne mode, où le goût des idées générales se marque, à la façon d’il y a trente ans, par des discussions : la politique est-elle inférieure à la philosophie ? — et par des exercices : éloge des bienfaits de la Révolution. On n’attend pas que de tels sujets soient traités à fond. L’art académique est de les indiquer en quelques phrases, tantôt fines et tantôt éloquentes. M. Ribot y mêle des souvenirs, des portraits, de jolis tableaux, des réflexions. Il est encore dans la tradition en adressant au récipiendaire des compliments acérés, ou des flèches émoussées, auxquelles il reste juste assez de tranchant pour marquer sans blesser. Cette adresse à forger des armes courtoises est un des travaux de l’éloquence. Il y a des phrases ambiguës où tous les mots sont aimables, et qui, on ne sait pourquoi, ont un air d’épigramme. » Il ne semble pas que vous ayez laissé votre imagination, encore moins votre fantaisie, se promener dans les sentiers de l’art, de la science et de la politique, avant de trouver votre véritable vocation. » Et plus loin : « Vous n’aviez guère de goût, paraît-il, pour l’abondance cicéronienne et je reconnais volontiers que si vous êtes devenu à votre tour assez abondant dans vos écrits, vous ne l’êtes pas de la même manière que Cicéron. » Et encore : « Ce livre, m’avez-vous dit, est celui que vous êtes le plus satisfait d’avoir écrit. Votre jugement ne vous a pas trompé. Il y a dans cette œuvre plus de vigueur concentrée, un style plus égal et plus soutenu que dans vos précédents écrits. » Tel était l’ancien usage. La réception du nouvel académicien était la dernière leçon de modestie qu’il recevait de ses pairs, et qu’il rendait par la suite à ceux qu’il recevait à son tour. On lui rendait justice, mais en marquant avec soin les bornes de son talent.

M. Ribot venait ainsi de parcourir l’œuvre de M. Goyau, en mêlant les éloges et les réserves, quand il en est venu à l’histoire la plus récente de l’Eglise de France. À ce moment sa voix, je veux dire celle de M. Bédier, est devenue plus solennelle. Il s’est fait, dans ce public assemblé, un grand silence. Minute étrange et émouvante. Le mort semblait revivre et donner d’outre-tombe un avertissement aux Français, d’être unis dans le respect de leurs convictions différentes. « Ce vœu d’une réconciliation dans la liberté, je l’ai formé à toutes les époques de ma vie. Je me suis séparé parfois de mes amis pour défendre une cause qui me paraissait liée à l’intérêt de la patrie elle-même. Quoique j’approche du terme d’une carrière déjà longue, je ne désespère pas de voir la France victorieuse et toujours menacée rassembler ses forces, écarter les querelles qui ne peuvent que l’affaiblir et, sans rien abdiquer des principes de la Société moderne, se reposer enfin sur l’union sincère de tous les hommes de bonne volonté.. » Grave témoignage, paroles venues des régions immortelles. Cette pensée qui n’est plus attestait encore sa foi dans la patrie.


HENRY BIDOU.