Réception de M. Jules Cambon à l’Académie française

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Réception de M. Jules Cambon à l’Académie française
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 705-708).
RÉCEPTION DE M. JULES CAMBON
À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

« A l’heure où vos suffrages distinguaient les soldats dont l’épée a sauvé le pays, vous avez voulu que la diplomatie française, dont l’action prévoyante lui avait procuré le concours de ses alliés, ne fût pas oubliée. » Ainsi a parlé M. Jules Cambon, le 20 novembre, dans la séance où il a pris place à l’Académie, reportant modestement à ses fonctions et à un corps collectif l’honneur qu’il recevait. Que cet honneur, cependant, après tant de grandes charges, lui ait été justement rendu, son discours seul suffirait à le montrer.

C’est un des meilleurs qui se puissent entendre, plein, exact et savoureux. De ce qui a rempli sa vie, M. Cambon a composé quelques pages dont pas un mot n’est vain, riches de réflexion, d’expérience et de doctrine. Il les a lues avec beaucoup de simplicité. Debout entre M. Poincaré et M. Denys Cochin, le nez sur les grands feuillets qu’il tenait à deux mains, sans un geste, sans une inflexion, les épaules rondes, le lorgnon attentif, deux petites mèches droites de chaque côté du crâne, il a visiblement dédaigné les effets de l’éloquence. Mais la justesse et la force du texte paraissaient toutes seules, et tout ce qu’il a dit du rôle loyal et apaisant de la diplomatie, a été coupé d’applaudissements.

Il remplaçait Francis Charmes, qui avait été son ami, et il en a tracé un portrait très exact : « De petite taille et d’apparence solide comme un chêne de ses montagnes, il exerçait dans sa famille l’autorité de l’aîné. Bien qu’il fût d’origine janséniste, son humeur était enjouée : il se plaisait dans le monde et dans la société des femmes ; il était sensible à tout ce qu’elles apportent de grâce et de délicatesse dans la vie. C’était un ami incomparable, discret, sûr et de bon conseil. Il possédait cette qualité rare qu’on appelle le sens commun. Avisé et subtil, il aimait à railler, mais il enveloppait sa raillerie d’un vêtement qui en dissimulait la pointe aux yeux des gens non avertis ; il apportait en tout, dans ses opinions et dans la forme qu’il leur donnait, un calme et une volonté de mesure qui étaient l’expression même de la nature de son esprit. »

On ne saurait mieux peindre l’homme et il semblait voir apparaître Francis Charmes, tel que nous l’avons vu si souvent arriver aux Débats, vers dix heures du matin : petit, blond, courtois, les cheveux symétriques et la barbe bien arrangée. Il s’asseyait dans l’un de ces grands fauteuils de cuir où la tradition veut que Chateaubriand se soit assis. Il prenait part à la discussion, d’une voix nette, qui s’élevait peu. Il parlait avec fermeté plutôt qu’avec chaleur. Il tenait les mains élevées et réunies, les doigts appuyés les uns contre les autres. Par moments, il levait les sourcils, en ouvrant ses yeux bleus, d’une clarté singulière. Il était d’un conseil excellent, et je l’ai vu qui refaisait des articles de débutants avec une sûreté et une bonne grâce parfaites. Aux Chambres, s’il parlait rarement, ses discours portaient. Dans le cours limpide de sa conversation passaient des anecdotes et des portraits. Vers onze heures, il quittait le fauteuil de Chateaubriand, en frappant les crosses de ses paumes, et il allait dans une petite salle écrire son article. Cet article avait invariablement la même longueur, une colonne et demie, qui faisait quatre feuillets d’une écriture égale, ni grosse ni petite, ronde, un peu appuyée. Il y avait trois paragraphes. Tout cela était net, clair, ordonné et terminé à une heure. Les questions étaient exposées, la discussion menée avec un art auquel l’adversaire avait peine à échapper, et quelquefois avec une âpre et secrète malice. Après quoi, Francis Charmes prenait son chapeau, dégageait de son foulard le cordon de son lorgnon, et s’en allait vers la rue Bonaparte à petits pas pressés, sans remuer les genoux.

Brunetière mort, Francis Charmes dirigea la Revue des Deux Mondes. M. Cambon a fait de ces deux hommes un joli parallèle. « Le premier décisif et systématique, si éloquent et si entraînant qu’il semblait qu’auprès de lui on respirait un air de tempête, exerçait une sorte d’apostolat... Au contraire, Francis Charmes écrivait tout uniment, comme de source. Il dissimulait la personnalité de ses idées sous une forme qu’il rendait aussi peu personnelle que possible. »

Et du même coup, M. Cambon a donné une jolie définition de la Revue elle-même : « ce recueil où les plus grands dans le monde des lettres ou de la science, comme Sainte-Beuve ou Claude Bernard, ont écrit et qui donne à un public cultivé des lumières sur toutes choses. On trouverait difficilement à l’étranger quelque chose d’analogue. Elle est l’expression d’une société qui est proprement la société polie dont parlait Rœderer, et où, comme au temps de Mme du Deffand, les femmes tiennent la place qui leur est due, d’une société qui aime la conversation et qui cherche à tout comprendre sans avoir la vanité de tout savoir. »

La carrière de Francis Charmes se confond avec l’histoire politique de la France entre les deux guerres. Cette histoire, notre ancien ambassadeur à Berlin l’a retracée à grands traits et en a fait la trame même de son discours. Il l’a divisée en deux phases : la politique coloniale jusqu’à la chute de Jules Ferry, et ensuite la politique des alliances ; et il a montré comment, par un contraste saisissant, l’histoire de l’Allemagne avait suivi un cours inverse et symétrique : d’abord une politique d’alliances continentales, jusqu’à la chute de Bismarck ; ensuite une politique coloniale.

Ainsi l’histoire du monde s’ordonnait à nos yeux, mais ce n’était pas la seule leçon qui nous fût donnée. L’habitude de la vie façonne l’esprit : le superflu s’efface, et il ne reste enfin que l’expérience propre à chaque état ; le cerveau d’un peintre finit par ne plus contenir que quelques visions familières ; un vieil auteur dramatique n’est plus fait que de quelques scènes et de quelques dénoûments. J’imagine qu’un diplomate, accoutumé au maniement des hommes et à l’examen des problèmes, finit par avoir l’esprit frappé en maximes. Elles abondent dans le discours de M. Cambon. « Il en est des nations comme des individus : elles ont besoin d’inspirer estime et confiance. » Et plus loin : « S’imaginer que les rapports des nations peuvent se passer des relations particulières de ceux qui les représentent... c’est faire de la société des hommes un mécanisme et en supprimer la vie et les passions. » Ou encore : « L’intrigue est justement le contraire de la diplomatie. » Et enfin : « Il y a longtemps qu’on l’a dit, le monde appartient aux optimistes. Un peuple qui cesse d’avoir confiance en lui-même est bien près de s’abandonner et d’abdiquer. » Et toutes ces sentences, où M. Cambon affirme les résultats de son expérience, forment par leur ensemble une doctrine : à savoir que l’œuvre des hommes d’État est continue à travers les âges. Il montre comment Thiers instruirait Francis Charmes, après avoir été instruit lui-même dans sa jeunesse par Talleyrand et le baron Louis. C’est que les problèmes sont éternellement les mêmes, étant posés par la géographie. L’art des diplomates est de leur donner les solutions que les circonstances comportent. Par une hypothèse hardie, M. Cambon montre Louvois ressuscité et se trouvant chez lui dans les bureaux du Comité de Salut Public. Et à notre tour, nous distinguons entre les lignes l’idée que l’orateur se fait de l’histoire : il croit à une détermination historique, mitigée par l’action des hommes ; il reconnaît tour à tour l’action des causes permanentes et celle des individus ; et sa philosophie est un juste milieu entre le fatalisme des raisons profondes et l’arbitraire des passions et des caractères.

M. Ribot, qui présidait entre Mgr Baudrillart et M. Frédéric Masson, a répondu par un discours solide et élégant, dont certains passages ont emprunté à sa personne une autorité singulière. Il a d’abord atténué ce qu’il y avait d’un peu systématique dans les vues de M. Cambon sur l’histoire. Il a sinon complété, du moins marqué d’un nouveau crayon le portrait de Francis Charmes, et fait allusion au devoir de conseil qu’il a su remplir. L’amitié fraternelle a fourni à M. Ribot une heureuse transition pour passer de la biographie de Francis Charmes à celle de M. Cambon. Il a, selon l’usage, raconté à celui-ci sa propre vie, avec une gravité courtoise et en hochant la tête ; et M. Cambon l’écoutait, les yeux éperdument clignés, la figure tournée vers la coupole battue par la pluie. Enfin M. Ribot en est venu au temps présent : il a montré, dans quelques phrases fortes, la condition de la France, le péril de la société ; il a énergiquement affirmé sa foi dans le relèvement de l’une et dans le maintien de l’autre. Il a eu un mot de mélancolie en pensant à ce grand avenir qu’il ne verrait pas, tandis que M. Frédéric Masson faisait une moue de résignation philosophique. Et il a terminé en souhaitant la bienvenue à son nouveau confrère.

Chaque séance de l’Académie a pour ainsi dire sa couleur, et l’on y voit un aspect de l’esprit français. Un jour, M. de Curel parle d’Hervieu et les figures passionnées de la scène passent en gémissant. Un jour, Mgr Baudrillart parle de M. de Mun, et la générosité d’une belle âme devient sensible à nos yeux. Cette fois, c’est la bourgeoisie moyenne de la France, son bon sens, son honnêteté, sa droiture intelligente qui ont fait figure sous la coupole.


HENRY BIDOU.