Réception de M. de Nolhac à l’Académie française

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Henry Bidou
Réception de M. de Nolhac à l’Académie française
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 693-696).
RÉCEPTION
DE M. DE NOLHAC
A L’ACADÉMIE FRANÇAISE

La neige, qui, dans cette journée du 13 janvier, avait commencé de tomber vers midi, masquait de plaques jaunâtres les vitrages de la coupole. Un jour rare et froid flottait dans les hauteurs et descendait à peine jusqu’à la fourmilière des invités. Tout à coup des applaudissements : le général Gouraud, qui assiste pour la première fois à une réunion académique, vient de paraître à l’entrée du fond. La foule est nombreuse. Un groupe de dames écoutera debout, sur la hauteur qui domine la porte, — bataillon serré, intrépide, coiffé de turbans, hérissé de fourrures.

M. de Nolhac se faufile et demeure blotti, derrière la ligne verticale de son pupitre. Ses lunettes brillent dans l’ombre. Ses cheveux, qu’il coiffe à l’ordinaire en manchon, et qui vivent dans une grande liberté, ont été aplatis et étirés obliquement sur le front, qu’ils voilent avec un air de décence et de cérémonie. La barbe qui s’argente descend en pointe sur la nuit de l’uniforme boutonné, qui enveloppe l’académicien comme une douillette. La voix est extraordinairement claire, et M. de Nolhac se hausse encore à la percher sur le début des phrases. Il parle oratoirement, mais quelquefois la vivacité naturelle de sa conversation l’emporte, et il saccade une phrase. Il lit le nez sur son papier, une épaule contractée, le front ridé et un seul sourcil remonté. De part et d’autre de sa fluette personne, ses deux parrains sont comme des figures belles et graves. M. Barrès, les yeux creux et le masque espagnol, porte l’uniforme comme s’il posait pour un portrait de David. M. Bédier, immobile, ne peut empêcher la pensée de passer comme une onde et de hérisser tout à coup ses traits asiatiques. Au bureau, M. Donnay, entre Mgr Baudrillart et M. Chevrillon.

M. de Nolhac succédait à M. Boutroux, et il a traité son discours comme une biographie. Pour ce qui est de la philosophie de son prédécesseur, il a renvoyé au travail de M. Bourget, qui a reçu M. Boutroux il y a neuf ans, et qui a publié son étude dans les Nouvelles pages de critique. Ayant apaisé sa conscience d’érudit par cette référence, M. de Nolhac s’est entièrement consacré au dessein qu’il avait déterminé, et il a commencé son discours au 28 juillet 1845, où Émile Boutroux est né à Montrouge, pour l’achever le 22 novembre 1921, où le philosophe a quitté ce monde. Dans ce plan exact, il n’a point admis ces variations, ces fantaisies, ces maximes qui étaient encore de mode il y a vingt ans, qui faisaient briller l’orateur et qui soulevaient le brouhaha dans l’assemblée. Les harangues académiques sont aujourd’hui plus simples et, si l’on peut dire, plus sérieuses. On a renoncé à y débattre des idées. Nous vivons dans un temps où les faits sont si graves qu’ils ont détourné sur eux l’attention, cette forme embryonnaire du respect. Peut-être aussi, sans que nous y prenions garde» l’esprit de l’histoire se glisse-t-il dans toutes les sciences : ce qui veut dire que tout nous apparaît comme un perpétuel devenir. Le portrait d’un homme n’est plus que la somme de sa vie. Au surplus, en suivant la méthode de l’historien, M. de Nolhac a fait son propre métier. Enfin, il ne faudrait pas trop le prendre au mot. Tout en se défendant de parler philosophie, il a très bien montré, en quelques lignes, l’importance et la raison de la thèse célèbre sur la Contingence des lois de la nature. Et au total, avec beaucoup d’art et de goût, il a composé un très beau discours.

Il y avait plaisir à entendre enfin sous la coupole un homme qui fût aimé des Muses. J’entends des vraies, celles dont on sait le nom, et qui communiquent au langage une vertu divine. Uni en apparence, le discours de M. de Nolhac l’est à la façon d’un miroir qui achève en tableaux les sujets offerts par la nature. Cet ouvrage est la poésie même. Les images se succèdent sur cette eau transparente. On entrevoit dans le détour d’une phrase Émile Boutroux aidant son père à élever ses deux frères, et les menant, chaque matin, de Montrouge au Panthéon. Un peu plus loin, voici le groupe des élèves de Normale en 1865 : « Boutroux, long, maigre et correct, domine le groupe ; Patenotre, les yeux rieurs et les mains dans ses poches, s’appuie au mur avec nonchalance ; Maspero lève sa belle face volontaire, tandis que Gazier s’efface avec modestie, et qu’un peu à l’écart, en élégante redingote, notre ami Maurice Croiset semble poursuivre avec son cher Platon une rêverie délicieuse. » Puis vient le séjour à Heidelberg, le mariage du philosophe avec Mlle Aline Poincaré en 1878, le tableau charmant du jeune ménage, qui vit à Paris dans un petit appartement du quartier latin, où fréquentent le frère de Mme Boutroux, Henri Poincaré, et son cousin germain Raymond. « Ainsi se noua une intimité que le temps devait rendre plus étroite, entre le philosophe, le mathématicien et le juriste. Elle nous a montré, dans une même famille du vieux type français, une éclatante réunion des serviteurs de la patrie, et le plus beau triumvirat de l’intelligence. » A ces mots, longs applaudissements. Voici maintenant le tableau de la Fondation Thiers, dont Boutroux est directeur : de jolis croquis du philosophe dans son rêve, du voyageur, du musicien, du père enseignant ses enfants.

Ainsi, sans quitter un moment le droit fil, M. de Nolhac orne son ouvrage de toute la beauté que cet ouvrage recèle. La guerre éclate, et à cette torche, le vrai visage de l’Allemagne apparaît. Et enfin les derniers moments sont racontés par les dernières lignes d’une pure et calme beauté : « Aux jours prolongés de sa fin, satisfait de se voir entouré des siens, il se taisait pendant des heures dans son fauteuil de malade. Sa patience inaltérée montrait quelles ressources il trouvait en lui-même et dans la contemplation de l’infini. Le 22 novembre 1921, se brisa la frêle matière qui pesait à son âme. Il pénétra dans l’univers qu’il avait toujours pressenti : jamais regard de métaphysicien ne fut mieux préparé à s’ouvrir sur les visions éternelles. »


Le discours de M. Donnay était fort attendu. Le plus attique de nos auteurs comiques était l’homme qui pouvait le plus justement répondre à un humaniste. Il l’a fait avec beaucoup d’agrément. S’adressant au récipiendaire, il lui a appris sur son enfance tous les détails qu’il tenait de lui-même ; et faisant sienne avec le plus grand sérieux la théorie de Taine, il a montré comment l’Auvergne natale avait déterminé M. de Nolhac à en sortir au plus vite. Cependant M. de Nolhac vient à Paris, et en 1882, à 22 ans, il publie dans la Nouvelle Revue un essai sur le dernier amour de Ronsard, Hélène de Surgères. Avec quel plaisir tendre M. Donnay nous a lui-même redit, avec quels mots un peu ironiques, un peu caressants, cette « touchante histoire ! » Catherine de Médicis commande à Ronsard, père et prince des poètes, et qui touche à la cinquantaine, de servir et de célébrer une de ses filles d’honneur, Mlle de Surgères. Ronsard obéit, et compose la suite immortelle des Sonnets à Hélène. Un jour, vaincue par tant de respect et de beaux vers, Hélène avoue :


Je vous aime, Ronsard, par seule destinée,
Le ciel à vous aimer force ma volonté...


Il fallait entendre M. Donnay conter d’une voix pleine d’inflexions, de volupté, d’émotion et de mélancolie, pris lui-même à la beauté des vers et de l’aventure, touché pour Ronsard d’une sympathie fraternelle, et fâché seulement que M. de Nolhac, plus cruel qu’Hélène, l’ait trouvé vieux à cinquante ans. Tout le discours a été de ce ton. C’est une chose charmante que d’être né pour faire des comédies. M. de Nolhac est devenu tout de suite un personnage de M. Donnay. Je veux dire que M. Donnay l’a suivi à la Cour des Valois, en Italie, chez Renan, chez Pétrarque, à la Bibliothèque vaticane, où il le voit qui conquiert Mgr Ciccolini. Il le voit, vous dis-je, « ce jeune Français si laborieux, si heureux dans ses recherches, si délié, doué d’un flair subtil, souple comme un Romain, opiniâtre comme un Auvergnat, enjôleur comme un poète. » Il le voit avec sympathie, avec amusement, et quelquefois avec étonnement. Le goût de M. de Nolhac pour la paléographie surprend le poète de Phryné et d’Amants. La ferveur de son érudition lui semble un peu comique, et devant un gros volume, assis à la Table des Matières, il se demande : « Comment peut-on digérer tout cela ? »

Mais M. de Nolhac s’en va promener à Tivoli, et voilà M. Donnay repris par l’admiration et par l’envie. Les noms mêmes des bibliothèques le font rêver. Il est assez rare qu’on rêve à l’Académie. Mais M. Donnay poursuit ses enchantements et parle de l’histoire avec autant de grâce que si elle était une erreur. Le voici maintenant à Versailles. Il taquine un peu M. de Nolhac sur sa préférence pour Mme de Pompadour, et l’on voit bien qu’il ne prend pas au tragique l’état de conservateur. Le public sourit, et ne paraît pas s’apercevoir que cette légère ironie répandue sur de graves travaux a un sens calculé : elle donne à entendre que, dans la pensée de M. Donnay, l’Académie a reçu M. de Nolhac non point parce qu’il a découvert un manuscrit de Pétrarque et publié des textes latins de Ronsard, mais pour la gentillesse de son esprit, et parce que cet humaniste, amoureux de la poésie, est un de nos plus charmants écrivains.


HENRY BIDOU.