Réception de M. de Rémusat à l’Académie française

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RECEPTION


DE M. DE REMUSAT


A L'ACADEMIE FRANCAISE.




M. ROYER-COLLARD.




Si la fadeur de l’éloge et la pompe un peu creuse de la forme passent pour les défauts qui trop souvent accompagnent et qui parfois même constituent le discours de réception, on doit rendre cette justice à l’Académie française qu’elle semble depuis quelque temps prendre à tâche de l’en garantir, en lui donnant plus de piquant ou plus de sérieux. Certes, on n’accusera pas de fadeur les dernières séances, et, si la louange trop continue et à trop forte dose risque d’endormir l’auditoire, il faut convenir qu’il a dû se tenir très éveillé. Il a pu se demander même si ce vieil adage, « on doit des égards aux vivans, on ne doit aux morts que la vérité, » ne recevait pas là quelquefois un démenti, et si ce n’étaient pas par hasard les morts qui étaient flattés, et les vivans qui subissaient le jugement rigoureux. S’il faut appliquer des noms propres à ce que nous disons ici, n’était-ce pas là, à vrai dire, une impression bien naturelle, lorsqu’on voyait, par exemple, M. Victor Hugo rendant à l’honnête M. Campenon une justice qu’il est permis de trouver plus que bienveillante, sauf à rabattre sur le compte du nouvel élu le surplus de l’éloge, cru l’auteur de Cinq-Mars, après avoir tracé de M. Étienne un portrait que les amis du mort trouvent légèrement idéalisé, cité lui-même par la raison sévère d’un homme d’état devant le tribunal de la vérité historique et littéraire ? De pareils spectacles étaient bien faits pour étonner ceux qui pensent que ces solennités ne sont et ne peuvent être que des tournois de complimens. Peut-être même pouvaient-ils avec quelque apparence de raison en emporter la crainte qu’en laissant pénétrer chez elle plus de franchise et de liberté, l’Académie française n’ouvrît en même temps accès aux habitudes agressives de la tribune politique. Pour nous, nous aimons mieux ne reconnaître dans ce qui s’est passé que le symptôme un peu vif peut-être de l’heureuse innovation qui conciliera davantage la louange avec la vérité ; nous croyons qu’il serait au moins prématuré de craindre qu’on ne loue plus assez à l’Académie. Mais ce qu’on peut approuver sans réserve et sans inquiétude, c’est le caractère généralement plus sérieux de ses réunions. Ce qui n’était autrefois qu’une exception assez rare, je veux dire un discours qui contint une idée quelconque, semble de plus en plus devenir la règle. Non-seulement les révérences sont moins longues, non-seulement les critiques ou les restrictions tempèrent davantage l’hyperbole des congratulations, mais la peinture des hommes marquans et des temps où ils ont vécu est présentée en termes moins généraux et moins vagues, et quand ni le héros mort, ni le héros de la solennité (ce qui peut se rencontrer), ne fournissent une suffisante matière, on se plaît davantage à agiter à leur propos quelques-unes des questions que soulèvent l’art, l’histoire, la politique, la philosophie. C’est une habitude dans laquelle l’Académie fera bien de persévérer, suivant en cela le goût du siècle et sa propre destination. N’est-ce pas le secret du talent, surtout quand il se présente avec l’attrait de curiosité et de faveur qui s’attache aux noms connus, de savoir captiver à ces hauts sujets même un auditoire un peu frivole ? Toucher avec rapidité, mais avec précision et clarté quelque point offert par la poésie ou la langue, par l’histoire ou la théorie littéraire, par la pratique des affaires publiques ou le développement de l’esprit humain, faire plutôt des études que des éloges, être, en un mot, autant que le sujet indiqué le permet, sérieux par le fond, en même temps qu’ingénieux ou éloquent par l’expression, voilà le type peu commun, il faut l’avouer, peu facile, nous en convenons, mais non toutefois inaccessible, que nous voudrions voir se réaliser de plus en plus dans ce genre de discours où pendant si long-temps la phrase a régné en souveraine absolue.

On pouvait se convaincre que ce n’est point là un idéal chimérique, un portrait de fantaisie, en écoutant M. de Rémusat venant prendre séance à la place laissée vacante par M. Royer-Collard. Le discours du récipiendaire exprimait au vif l’homme qu’il célébrait. Ce n’étaient pas le ton exalté et les digressions pompeuses du panégyrique, mais, ainsi que nous le demandions, une étude, une étude éloquente. Ceux qui ont eu l’honneur d’approcher M. Royer-Collard, ceux qui le connaissent seulement par ses écrits, ceux-là le voyaient revivre peu à peu dans sa personne et dans sa pensée. Ceux qui de lui n’avaient qu’une vague idée étaient mis au fait de cette figure à la fois si calme et si mobile, si vive en sa gravité, et dans ses contrastes toujours si franche et si accusée. Deux mots peuvent définir le discours de M. de Rémusat, un des plus remarquables que l’Académie ait de long-temps entendus : il est élevé d’idées, élégant et brillant de langage. Ces qualités, plus particulièrement de circonstance, sont celles, comme on le sait, qui dominent chez l’écrivain, lequel n’avait qu’à s’abandonner à sa nature pour être au ton du sujet et dans les convenances du lieu. Ce qui ne frappe pas moins dans le discours du récipiendaire, c’est une netteté décisive, c’est un jugement dont la vérité pleine, sans amener toujours avec elle le cortége des preuves, fait supposer tout ce qu’elle implique aux esprits au courant de la matière, et en même temps pénètre sans peine dans les intelligences qu’elle trouve peu préparées. Quant à l’intérêt, M. de Rémusat n’avait pas à le créer, il n’avait qu’à le tirer d’une mise en œuvre habile des élémens offerts par le sujet. L’embarras n’était que dans la richesse même des matériaux, et un tact bien sûr était nécessaire pour faire un choix. Pour ne pas trop dire, il fallait tout savoir.

M. de Rémusat a vivement saisi cette diversité d’aspects, et il s’en est servi pour caractériser fortement dès le début le personnage qu’il remplace. « Les politiques ont été rarement des philosophes, les philosophes ne sont pas toujours des sages ; ni les philosophes, ni les politiques, ni les sages, ne sont pour cela des écrivains. M. Royer-Collard a été un politique, un philosophe, un écrivain, un sage, et de plus un homme plein d’imagination et de passion, d’un esprit hardi et réglé, grave et piquant, inflexible et mobile, dont le caractère ne se laissait dompter que par la conscience, et qui maintenait l’unité de sa vie moins encore par la puissance de la raison que par celle de la vertu. » En annonçant ainsi l’homme qu’il voulait peindre, M. de Rémusat s’engageait à le présenter sous tous ces points de vue. Il fallait que le philosophe, que le politique, que l’écrivain, que le sage, j’ajoute aussi que l’homme qui à tant de dignité unissait tant de singularité, fussent exprimés pour ainsi dire tour à tour et en même temps (car ils se mêlent), et dans la variété des nuances, et dans cette unité de raison et de vertu qui domine tous les contrastes. Ajoutez, pour rendre la tâche plus vaste encore, que sa vie touche et tient intimement aux soixante années les plus fécondes de notre histoire.

A peine, en rappelant quelques-unes des vues si grandes et si vraies exprimées dans le beau travail de M. de Rémusat, y joindrons-nous quelques vues de détail, quelques aperçus secondaires. M. de Rémusat a parlé avec intérêt des premières années de cette existence soumise de bonne heure à la forte discipline de l’étude et des mœurs. La famille de M. Royer-Collard, ainsi que la plupart de celles qui habitaient la petite ville de Champagne où il naquit, conservait comme un culte pieux le souvenir et les traditions de Port-Royal. Les livres et les éminens personnages de Port-Royal suscitèrent ses premières admirations ; ce furent là ses grands hommes de Plutarque. On peut dire qu’ils donnèrent la forme non-seulement à sa croyance, mais à sa pensée, et même, à quelques égards, à son caractère. Il en aima de bonne heure la foi sérieuse associée à cette ferme opposition en face de l’autorité. Il en garda le haut bon sens, l’ardeur de la conviction, la logique véhémente au besoin armée d’ironie, et le caractère imposant. Port-Royal passionné et raisonneur, respectueux et libre, eût reconnu M. Royer-Collard pour un des siens. Certes il est le seul, dans notre siècle, sur lequel il soit permis, je ne dis pas d’affirmer, mais de hasarder même un tel jugement. Serait-ce abuser du rapprochement ? Il me semble que, par suite de ce même désir d’allier la liberté avec le respect du pouvoir établi, le rôle de M. Royer-Collard dans le gouvernement a été un peu celui de Port-Royal dans l’église. L’attitude de l’un devant la royauté me rappelle celle de l’autre devant la cour de Rome, une opposition qui se tient en garde contre la révolte, une indépendance qui voudrait ne pas être hostile, une conviction qui proteste avec force, même au sein de la soumission. M. Royer-Collard ne voulut pas faire hérésie dans la monarchie d’avant 1830, mais il est certain qu’il y fit secte. Il eut l’air d’un révolutionnaire aux dévots de la royauté, et parut un peu en retard aux purs libéraux. C’est juste la position de Port-Royal entre les catholiques ultramontains et les philosophes.

M. Royer-Collard continua et compléta cette éducation qu’il reçut dans la famille, d’abord à Chaumont, puis à Saint-Omer, sous les pères de la doctrine chrétienne. Telle est, pour le dire en passant, l’origine assez peu connue de ce mot de doctrinaire, qui lui fut plus tard attribué, ainsi qu’à ses disciples, à titre d’éloge ou d’injure. Voici à quelle occasion il en fut baptisé. M. Royer-Collard, enseignant le système représentatif à la tribune d’une chambre assez peu disposée à le comprendre, se trouvait amené souvent à prononcer le mot de doctrine. « Ah ! voilà bien les doctrinaires, » s’écria un des plaisans de la majorité. Ce nom resta, il resta dans le langage de la tribune et de la presse, symbole très divers, on le sait, suivant l’optique des partis.

Reçu avocat à Paris, M. Royer-Collard put y contempler un spectacle bien propre à élever son ame déjà si haute et à décider des principes d’un esprit naturellement si réfléchi. C’était le temps où la France, fatiguée des excès du despotisme, s’élançait vers la liberté avec une confiance généreuse et des espérances illimitées. Dans la lutte du juste et de l’injuste, M. Royer-Collard ne pouvait pas ne pas prendre parti. Il servit la révolution contre les privilèges. N’ayant guère plus de vingt-cinq ans, il fut nommé président de la section de l’île Saint-Louis, et l’on ne peut s’empêcher de sourire en songeant que le futur théoricien de la monarchie constitutionnelle, que le grave philosophe que nous avons connu (c’est un trait que M. Royer-Collard aimait à raconter dans sa vieillesse), était souvent alors reconduit jusqu’à sa demeure avec des transports d’enthousiasme par les porteurs d’eau qui formaient la majorité de ses commettans. Mais à de glorieux essais, aux fêtes si fraternelles de la révolution pure de sang, succédèrent de hideuses saturnales. Aucun de ces deux spectacles ne fut perdu pour M. Royer-Collard. Il s’était pénétré de la grandeur de la liberté et de l’égalité civile ; il comprit ce que c’est qu’une liberté sans contrôle et un pouvoir sans contre-poids. C’est de ce temps, en effet, que date la lutte de cette ame si ferme dans la modération contre tous les excès, quelle qu’en soit l’origine. Il n’attendit pas 93 pour protester avec énergie contre la tyrannie des clubs et le gouvernement par la populace, et, quand il vit s’évanouir ses dernières espérances de liberté sage et de royauté respectée, portant le deuil de la constitution dans son cœur, il s’éloigna de Paris. Il alla demander, dans le lieu même de sa naissance, l’oubli du mal à l’étude, à la réflexion la conviction consolante que les excès n’ont qu’un temps. La crise en effet passa, et M. Royer-Collard revint à Paris en 1797 comme député de son département aux cinq-cents, où il plaida pour le rappel des déportés et contre le serment exigé des prêtres, et où il s’associa à toutes les mesures de modération. C’est à cette époque que, frappé de la fragilité des établissemens essayés tour à tour, convaincu qu’il faut au gouvernement un élément de stabilité qui ne peut être fourni que par le passé, et fidèle encore au beau projet de 89 de faire adopter la liberté à l’ancienne race royale, il commença à mettre en avant le dogme de la légitimité. Le 18 fructidor le surprit au milieu de ses espérances royalistes et le frappa même en annulant son élection sans ébranler ses convictions politiques. M. de Rémusat a donné de sa conduite et de ses principes à cette époque une explication empreinte d’un haut caractère de vérité et d’intérêt. Il a parlé de la légitimité, avec une impartialité qui convient à l’histoire et qui sied bien aux vainqueurs ; rendre justice à tout ce qu’il y eut de vrai ou au moins de vraisemblable, de bon ou au moins d’honnête dans cette conception politique, c’était montrer ce qui était capable d’y séduire un esprit et une ame d’une telle trempe. Pour la plupart, en effet, la légitimité fut alors une passion chevaleresque, une affaire d’imagination et de cœur ; pour M. de Talleyrand, elle fut, en 1815, au congrès de Vienne, un expédient de la diplomatie : il fallait forcer les rois coalisés à voir dans leur triomphe non la défaite de la France, qu’il leur eût été permis dès-lors de traiter en pays vaincu, mais le rétablissement pur et simple d’un principe commun à toutes les monarchies, qui les intéressait toutes, et que la révolution avait ébranlé ; pour M. Royer-Collard, ce fut une vue philosophique, une vérité de l’histoire, un dogme de la raison sociale. M. Royer-Collard a été légitimiste d’une façon originale et en esprit supérieur. C’est ce que l’éloquent commentaire de M. de Rémusat établit parfaitement.

Sous l’empire, M. Royer-Collard se tint à l’écart. Comme l’a dit, avec une insistance bien fondée, son successeur à l’Académie, M. Royer-Collard détestait la force ; c’était là comme le fond de son ame : qu’elle s’appelle pouvoir du peuple, tyrannie d’un seul, despotisme des assemblées ou domination du sabre, il ne cesse de la flétrir au nom du droit, de la maudire avec une sourde colère ; il n’est donc guère étonnant qu’il n’ait eu que peu de goût pour le régime impérial. Il nous est bien facile à nous, placés à distance, d’absoudre, de glorifier l’empire en masse ; il nous est bien facile de n’y voir, avec beaucoup de gloire au dehors, que ce grand fait, qui à nos yeux domine et efface tout, le triomphe et l’organisation de la révolution française. C’est là une idée très haute, très juste, qui fait honneur à notre jugement et ne coûte rien à notre cœur ; mais de près, mais quand l’injustice frappe à nos côtés, quand la force brutale affiche insolemment le mépris de la pensée, qu’elle emprisonne ou qu’elle exile lorsqu’elle n’a pu réussir à l’étouffer à sa naissance ; en face de tous ces détails, dont les uns sont ridicules, les autres odieux, et beaucoup l’un et l’autre à la fois, il est bien difficile de se montrer ainsi philosophe, et je ne sais s’il serait bon qu’on le fût trop aisément. Ce qui est bien certain, c’est que, à entendre par là une sorte d’indifférence apathique, M. Royer-Collard ne fut pas philosophe, et que son cœur, qui avait encore plus besoin de justice que son esprit de vérité pure, ne se résigna pas. Convaincu de l’inutilité des efforts essayés avant le temps, il renonça aussi à toute relation active avec le parti royaliste, et se contenta de protester contre la force en refusant de lui prêter son concours. A défaut du droit que la pratique ne lui montrait pas, il demanda le vrai à la méditation. C’est alors qu’il se tourna vers cette science, première étude de tous les esprits supérieurs de la fin du dernier siècle, qui déjà avait donné Sieyès à la politique, vers cette science que la haine et les défiances du pouvoir affectaient de nommer dédaigneusement l’idéologie.

Mais alors le monde de la pensée pure, la métaphysique, avait aussi son souverain absolu. Condillac y régnait à peu près sans contrôle, et, non plus que son omnipotence, son infaillibilité ne faisait question. Que sont les écrits d’Helvétius, de Saint-Lambert, de Volney, de Cabanis, de Destutt de Tracy ? Que sont les préfaces des savans astronomes, chimistes, naturalistes ? Un développement, un commentaire, une application plus ou moins directe, ou tout simplement une reproduction des principes du maître, lesquels, en eux-mêmes, sont regardés comme au-dessus de la discussion, rien de plus. Ce qu’avait été le christianisme pour la scholastique, il n’est qu’exact de le dire, Condillac le fut pour toute la métaphysique et pour toute la science contemporaines. M. Royer-Collard commença d’abord par porter le joug : c’est le prix ordinaire dont les systèmes dominans font payer l’honneur de les combattre ; mais, une fois qu’il eut aperçu le faux de la doctrine, cet esprit si décidé y échappa sans retour et sans réserve. Même au moment où elle est le plus dégagée d’entraves étrangères, où elle se possède le mieux elle-même, la pensée si profonde, si originale d’ailleurs, de Maine de Biran me paraît conserver toujours je ne sais quel pli obstiné laissé par le condillacisme. Avec une admirable énergie, M. de Biran arrache la volonté à la sensation, et la montre, toute vive et toute libre, se mouvant au milieu du monde, où tout, hormis elle, est sujet de la fatalité ; mais s’agit-il de l’intelligence, cette pensée si ferme chancelle, et, comme embarrassée, se tourne vers les nerfs, le cerveau, la sensation. Quant à M. Laromiguière, qui ne sait que cet esprit si net et si lumineux ne réussit jamais qu’à s’émanciper à demi ? M. Royer-Collard n’a pas gardé trace de la philosophie de Condillac. Au reste, en reconnaissant une si franche indépendance, gardons-nous de rien exagérer ; M. Royer-Collard n’en a pas besoin : son mérite, ce fut de se réveiller le premier, de se réveiller bien complètement ; mais il ne se réveilla que grace aux avertissemens d’une philosophie étrangère. Un volume de l’Écossais Thomas Reid, traduit en 1768 et qui avait passé inaperçu, fut pour lui le signal de la régénération et lui servit à jeter la philosophie française dans des voies nouvelles.

De puissantes raisons et des analogies frappantes devaient attirer M. Royer-Collard vers le philosophe d’Édimbourg. D’abord ce que proclame Reid avant tout, c’est la méthode d’observation et d’analyse, c’est-à-dire la méthode même que Condillac prêche sans cesse, mais sans s’y astreindre : les habitudes d’esprit de M. Royer-Collard se trouvaient donc ainsi ménagées, et, d’accord sur la méthode, il ne s’agissait plus que de juger les deux philosophes sur la fidélité qu’ils lui gardaient. Ensuite, ce qui éclate, ce qui respire à chaque page de Reid, c’est le bon sens, c’est l’honnêteté. Quels attraits pour M. Royer-Collard ! L’analyse appliquée pour la première fois avec un désintéressement absolu de toute vue systématique à la nature humaine, la philosophie considérée comme l’expression réfléchie du sens commun, des principes également éloignés du sensualisme dominant et des rêveries qui se mêlent à la philosophie du XVIIe siècle, un spiritualisme solide et décidé, mais sage et conciliateur, tous ces mérites qui sont propres à la doctrine écossaise allaient merveilleusement à un esprit plus désireux de savoir avec certitude que de supposer avec génie, et dont la supériorité n’est aussi que la forme la plus haute du bon sens.

Presque tous les réformateurs en philosophie, avant d’entrer dans le détail de leurs doctrines, commencent par prononcer le mot d’affranchissement ; ils attirent du moins l’attention par l’attrait de quelque grande et éclatante question, capable de frapper universellement les esprits, et dont ils promettent une solution nouvelle et décisive. Telle ne fut point la marche de M. Royer-Collard. Appelé en 1811 à la chaire de philosophie de la Faculté des Lettres par la confiance de M. de Fontanes, et du consentement de l’empereur qui l’admit, comme l’a dit M. de Rémusat, « bien qu’il ne connût pas sa personne, et qu’il connût sa vie, sur la foi de ses principes, » il ne parla pas d’émancipation, il aborda la réforme philosophique sans bruit, sans éclat, avec fermeté, mais de côté pour ainsi dire. Sait-on quelle est la question que M. Royer-Collard posa devant ses trois auditeurs de la première leçon, lesquels allaient en amener tant d’autres ? La destinée de l’homme, la vie future, la nature de Dieu ? Non, et rien qui ressemble à ces vastes et intéressans problèmes. Il vint agiter une question bien aride, bien étroite en apparence, bien étrange surtout, et qui dut faire sourire, qui va faire sourire encore, j’en suis sûr, plus d’un lecteur, la question favorite du philosophe écossais, la question de savoir si le raisonnement peut démontrer l’existence du monde extérieur ! Prouver que la philosophie de la sensation, qui fait l’honneur insigne au monde extérieur de le regarder comme l’unique source de nos idées, ne nous assure même pas de l’existence de ce monde, bien plus, qu’une dialectique sévère conduit irrésistiblement, et de fait a mené les sensualistes conséquens et profonds à contester la réalité de la matière ; prouver à tous ces esprits qui s’appelaient avec orgueil des esprits pratiques, des philosophes positifs, que les principes de Condillac emportaient fatalement cette conséquence si peu positive et si peu pratique, le doute absolu sur les objets qui nous entourent, quelle gageure ! Cela ne vous paraît-il pas plutôt le pari d’un homme d’esprit qui se serait engagé d’honneur à embarrasser Condillac et à jouer un mauvais tour à ses collègues en philosophie, qu’une thèse sérieuse et de métaphysicien ? Et pourtant ce qui surprendra bien ceux qui ne sont pas habitués aux difficultés métaphysiques, c’est que cette thèse était vraie, c’est que cette conséquence absurde, extravagante, M. Royer-Collard ne l’imposait pas arbitrairement à l’école qu’il combattait ; elle l’avait elle-même dégagée, elle en avait fait gloire, il ne s’agissait que d’arracher le même aveu à ses adeptes trop timides : voilà la vérité que pendant plus de deux années M. Royer-Collard ne cessa l’environner d’une éclatante lumière, qu’il ne cesse de démontrer à un auditoire de jour en jour plus nombreux et plus persuadé, la logique et l’histoire en main. Condillac fut convaincu de chimère et dès-lors il fut perdu, il fut presque déshonoré.

Si M. Royer-Collard se fût annoncé en régénérateur du spiritualisme, en apôtre des doctrines si élevées, si brillantes, au fond si vraies, de Descartes et de Platon, on ne l’eût pas écouté ; le siècle eût continué son chemin encore assez long-temps peut-être. Il fallait s’y prendre plus doucement : il fallait user d’adresse dans l’intérêt de la vérité. Montrer à ces intelligences si en garde contre l’hypothèse, si éveillées contre tout ce qui avait l’air de la rêverie, que c’était Condillac qui était téméraire, que c’était Reid qui était toujours sensé et plein de retenue, établir jusqu’à l’évidence qu’un spiritualisme modéré, renfermé dans de justes, mais inattaquables limites, répond bien mieux, répond seul et à l’esprit de ces sciences dont on était si fort épris, et aux besoins du cœur humain, déjà bien las de ne rien croire, et à cette liberté politique dont il est, pour qui sait voir, le plus solide appui, cette méthode était celle qu’eût conseillée une tactique habile pour arriver jusqu’aux ames ; mais j’ai hâte de le dire : ce ne fut point une tactique pour M. Royer-Collard, ce fut l’expression fidèle de sa propre pensée, qui partageait la disposition commune, même en s’en séparant sur les résultats. Qu’est-ce que M. Royer-Collard en métaphysique ? C’est un grand esprit très sûr, très pénétrant, très apte aux sciences, dont il s’occupa même avec succès ; il s’appliqua un jour à la philosophie, et il y porta, il y laissa la profonde empreinte d’une pensée avant tout marquée de vigueur et de réserve. Aussi, s’il n’a pas vu tout le vrai, tout ce qu’il a vu est vrai. Il a conduit les esprits jusqu’au point où ils pouvaient aller, et lui-même ne s’est pas avancé au-delà, aimant mieux restreindre un peu son horizon et le dominer tout entier : il n’en a que mieux préparé ceux qui le continuent en le dépassant. C’est lui qui a formé ces jeunes gens qui, en s’adressant à d’autres jeunes gens, ont propagé, ont étendu la réforme. M. Royer-Collard n’a pas rendu inutiles, sachons-le bien, les progrès ultérieurs, il les a rendus possibles, et le plus illustre de ses disciples, le chef actuel du mouvement philosophique, M. Cousin, avait besoin de la forte circonspection d’un tel maître et de la préparation de ses enseignemens pour modérer son propre esprit et pour enhardir celui du temps. La pierre d’assise était posée, le monument qu’elle portait solide autant qu’étroit : il fallait l’élever et l’agrandir. Il s’est heureusement trouvé pour achever l’œuvre des mains dignes de celles qui l’avaient commencée.

Mais, en reconnaissant l’immense valeur relative de M. Royer-Collard en philosophie, on peut demander aussi quelle est sa valeur absolue. On peut demander d’abord s’il ajouta quelque chose à la vérité philosophique, s’il y porta le génie de la découverte. À cette question je réponds hardiment que non. Pour le fond des idées, M. Royer-Collard, c’est Reid, tout Reid, mais rien que Reid. La discussion qu’il soulève est la même, les argumens qu’il emploie sont les mêmes, les doctrines psychologiques, les mêmes encore sans exception ni réserve. On peut aussi demander si, à défaut de l’invention, il eut cette érudition lui-même, cette science vaste qui élève Bayle, par exemple, jusqu’au rang de philosophe, auquel il ne pourrait guère prétendre sans elle. À cette question je réponds encore qu’il n’en est rien. Que savait M. Royer-Collard en abordant l’enseignement de l’histoire de la philosophie ? Il savait son Condillac et son Reid. Platon, qui plus tard devait être sa lecture assidue, il l’ignorait absolument ; Leibnitz il ne le connaissait qu’à travers les appréciations du docteur d’Édimbourg. J’en dirai autant, à mon grand regret, de la philosophie française, de la philosophie du XVIIe siècle. Il parle de Malebranche sur la foi de Reid, et ne connaît de Descartes que le Discours sur la Méthode ; encore il se trompe avec son maître sur le vrai sens de sa proposition fondamentale et l’accuse faussement de paralogisme. M. Royer-Collard n’est donc ni inventeur ni érudit. Et maintenant qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée, qu’on n’aille pas attribuer à ce jugement en apparence si sévère un sens qu’il n’a pas. Non, ce n’est point sa condamnation que je porte, et bien loin de là ! Cet homme qui ne fut point inventeur est l’auteur d’une révolution, cet homme qui n’était point un savant a commencé le plus grand mouvement d’érudition philosophique qui jamais ait été. Comment s’expliquer une anomalie si étrange ? C’est qu’il y a sous cette doctrine d’emprunt une force cachée et partout présente, c’est qu’il y a quelque chose de plus original que les idées qu’il exprime. Quoi donc ? C’est lui-même. C’est ce qui m’explique son influence. Lisez ses leçons de philosophie, vous y rencontrez à chaque ligne M. Royer-Collard. Vous attachez-vous au fond seul des preuves, rien ne ressemble plus encore une fois à Thomas Reid ; vous attachez-vous à la forme, à l’exposition, rien n’y ressemble moins. Il n’y a plus entre eux de commun que je ne sais quel parfum d’honnêteté qui plaît à l’ame, mais d’honnêteté plus douce chez le professeur écossais, plus élevée et plus mâle chez M. Royer-Collard. Comme il domine sa tache, comme il lui paraît supérieur ! Quelle personnalité respire jusque dans le sein de ces abstraites déductions ! Du cercle étroit où il se confine, quelles échappées rapides, mais sublimes, vers le monde invisible ! Comme il sait découvrir, dans les questions les plus étrangères, ce semble, à la pratique, les destinées de l’ame et le bon ordre des sociétés qui s’y trouvent engagées ! Enfin comme il condense la lumière et comme il presse les argumens ! M. Royer-Collard, en métaphysique, est comme toujours un homme d’autorité et un homme d’opposition. C’est une parole imposante et c’est une dialectique acérée, c’est un enseignement qui affirme et c’est une logique qui renverse. Dirai-je ce qui frappe avant tout dans ces leçons qui sont des discours, ce qu’on ne peut jamais oublier une fois qu’on en a été touché, et comment n’en serait-on pas touché ? C’est ce ton de maître, c’est cette voix d’orateur, c’est cet entraînement passionné de la logique qui vous saisit dès le début ; c’est cette vive peinture des opinions aux prises ou qui semblent se dérober pour ne pas se laisser arracher la conviction de l’absurdité contenue dans leurs principes ; pour tout dire enfin, c’est cet accent puissant et énergique, reconnaissable entre tous. L’accent ! voilà ce qui fait le grand écrivain, car c’est là ce qui révèle l’homme. Pourquoi donc tant de gens autour de nous qui, dit-on, écrivent bien, parlent-ils tous la même langue, ont-ils tous la même élégance monotone et fluide, semblent-ils tous, avec une certaine perfection des qualités secondaires, jetés dans le même moule ? C’est qu’on peut être un esprit assez distingué et un personnage assez médiocre, c’est qu’on peut, sans passion et sans force, sans conviction et sans ame, acquérir une honnête habileté dans le métier d’écrire. Cela s’apprend comme autre chose, comme la gymnastique par exemple, comme la danse ou l’escrime, comme l’art de faire des vers latins ; il n’y faut qu’un peu d’aptitude et beaucoup de pratique. Mais une grande ame ne s’apprend point, mais n’est pas qui veut une personne d’élite dans le genre humain. Ce que j’admire dans Pascal, dans Bossuet, dans Rousseau, ce n’est ni la concision mathématique du langage, ni la pompe et l’éclat extérieur de la phrase, ni la coupe savante et la belle harmonie, c’est l’âme de Rousseau, de Bossuet, de Pascal, manifestée par le ton, mise à nu et à chaque instant trahie par l’accent. Sans être leur égal, M. Royer-Collard est de leur famille, car lui aussi il a un accent qui n’appartient qu’à lui seul dans la langue française.

C’est ce qui fait qu’en passant de la chaire du professeur à la tribune du député, il ne devait point avoir à changer ses armes et à rapprendre une autre éloquence. Le même ton affirmatif et convaincu, le même enchaînement puissant et, serré, la même ardeur contenue, la même manière de poser quelque ferme et fécond principe, et d’en tirer les conséquences par voie de déduction, en un mot, le même ordre de pensée et de style dont il combat Locke et Condillac, il les emploie contre les ministres inconstitutionnels. En y ajoutant plus de cette indignation profonde contre les adversaires, plus de ce mépris qu’il laisse éclater contre les mauvais principes si voisins de l’application, les admirables discours sur le sacrilège et sur la liberté de la presse trahissent, à ne pas s’y méprendre, le même auteur que la leçon célèbre par laquelle il termine son cours de philosophie C’est la même méthode, c’est la même touche. Ce qui domine dans M. Royer-Collard, considéré comme orateur, ce n’est pas la facilité et la finesse (bien qu’il en ait beaucoup, mais d’une espèce toute différente), comme dans Benjamin Constant, ni l’éclat extérieur de la parole et l’entraînement de la passion comme dans le général Foy : c’est la force de la méditation, l’ampleur de la forme, la vigueur de l’expression, l’élévation continue du ton, avec une haute ironie qui en tempère sans en altérer le sérieux. Ajoutons à de tels caractères une perfection de détail qui achève de faire de ces discours des œuvres d’art accomplies.

Nous avons essayé de caractériser le rôle et la valeur de M. Royer-Collard en philosophie, sans redouter même quelques-uns de ces détails techniques qui confirment, qui expliquent plus qu’ils ne complètent le jugement qu’a porté M. de Rémusat sur cette partie des travaux de son prédécesseur. Il nous reste à rappeler encourant les principaux actes de l’homme politique. M. de Rémusat les a commentés de la façon la plus éclatante et, selon nous, la plus définitive.

On sait comment les événemens de 1814 rejetèrent M. Royer-Collard de la paisible arène des idées et des systèmes dans l’arène plus périlleuse des partis. Les Bourbons parurent après la longue attente de quelques fidèles, ils parurent à la France fatiguée comme un gage nécessaire de paix et de liberté ; mais la dernière leçon qu’apprennent les gouvernemens, c’est que le pouvoir se ruine par ses abus comme la liberté par ses excès. Des réactions furent le coup d’essai du nouveau règne.

Il est inutile de rappeler les fautes de la première restauration qui rendirent sa chute si prompte et si populaire, l’opinion publique bravée comme à plaisir, les vieilles formes de la justice en partie rétablies. par M. Dambray, l’armée humiliée et désorganisée, la toute-puissance d’un favori, M. de Blacas, l’affectation impolitique que mettait un roi d’ailleurs sensé et habile à donner aux débris des dernières assemblées le nom d’assemblée des notables, et à la charte celui d’ordonnance de réformation. M. Royer-Collard, qui dès long-temps s’était fait de la légitimité et de son alliance avec l’esprit nouveau une idée toute différente, fut révolté de ces défis insensés jetés à l’opinion ; il jugeait néanmoins que le pouvoir avait besoin, dans ces circonstances extraordinaires, d’une force qui le fut aussi. Disons toute la vérité : étranger aux violences, opposé à de ridicules essais de contre-révolution, lui-même n’échappa point entièrement au mouvement réactionnaire qui poussait les royalistes à se défier du sentiment public et de la liberté de la presse. Nommé directeur de la librairie, il approuva la censure préventive, qu’il devait plus tard combattre avec énergie. Il est vrai qu’il eut soin de déclarer qu’il ne la regardait que comme une nécessité transitoire, et qu’il s’était rassuré d’avance sur les effets de la loi par le choix des censeurs : c’était là atténuer et non effacer ce qu’il faut bien appeler une infraction à ses principes. Au reste, la seconde restauration le vit sans fléchir fidèle à son rôle de modération énergique et conciliatrice. Nouvellement rétabli, s’étant mieux mis en garde contre les hommes de l’ancien régime, le gouvernement, sous la direction de M. de Talleyrand à l’extérieur et de M. Pasquier à l’intérieur, annonçait des dispositions plus douces pour les vaincus et plus favorables aux principes de la révolution. M. Royer-Collard soutint vivement la loi d’amnistie. Il combattit l’élection à deux degrés, qui, en paraissant accorder à la nation une part plus considérable par l’augmentation des électeurs, pouvait devenir un puissant instrument entre les mains des privilégiés par leur influence sur les classes inférieures ; mais l’œuvre capitale de M. Royer-Collard, à cette époque, l’œuvre qui suffirait à elle seule à fixer son nom dans l’histoire, c’est la part immense qu’il prit à la réorganisation de l’Université.

Le 15 août 1815, M. Royer-Collard, associé à MM. de Sacy, Frayssinous et Cuvier, fut nommé président de la commission d’instruction publique.

Fondée par la loi de 1806, organisée par le décret du 17 mars 1808, l’Université de France avait été abolie par une ordonnance royale du 17 février 1815. Mieux éclairée, mais ne pouvant encore se détacher de ses préventions défavorables, la seconde restauration prit un moyen terme. L’Université fut maintenue, mais le grand-maître supprimé et le conseil royal d’instruction publique aboli. La puissance exécutive du premier et le pouvoir délibératif du second se trouvèrent concentrés entre les mains d’un comité d’instruction publique. M. Royer-Collard, pensant que cette accumulation de pouvoirs ne serait qu’un empêchement à l’action de l’Université, se porta pour le défenseur de l’ancienne hiérarchie. Il soutint une double lutte et contre les ennemis de l’Université, qui, revenant à la charge, voulaient qu’elle cessât de faire un corps, et contre ses partisans trop tièdes, qui consentaient à la laisser mutiler. Aux prétentions de M. Lainé, qui demandait à la réduire aux proportions d’une simple division de l’intérieur, aux censures de M. de Villèle, il opposa cette belle définition que l’Université, c’est l’état appliqué à la direction générale de l’éducation publique. Il eut raison de toutes les résistances. Le 1er septembre 1820, la commission prenait le nom de conseil royal d’instruction, et le 1er juin 1822 voyait rétablir le titre et les attributions du grand-maître.

Autant de temps que le gouvernement de la restauration fit preuve de quelque sagesse et parut consentir à supporter la liberté, M. Royer-Collard se montra un de ses dévoués serviteurs. Quand M. Decazes vint proposer la loi nouvelle sur la suspension de la liberté individuelle comme un adoucissement apporté à celle du 29 octobre 1815, qui devait demeurer abrogée, annonçant d’ailleurs comme garantie « que nulle arrestation politique ne pourrait plus avoir lieu sans la signature des ministres et d’un secrétaire d’état, que le détenu aurait le droit d’être interrogé, que le gouvernement français renonçait à la faculté de faire passer les citoyens d’un département dans un autre, enfin que la loi même cesserait d’être en exercice le 1er janvier 1818, » M. Royer-Collard soutint cette proposition, mais il la soutint avec réserve. Il fit sentir fortement qu’il était pressé de sortir des lois d’exception. « J’aimerais presque autant, messieurs, ajoutait-il, qu’on n’eût pas déguisé le pouvoir arbitraire sous cette espèce de parure légale, car la plus sûre défense que l’on puisse garder contre le pouvoir arbitraire, quand on a le malheur d’en avoir besoin, c’est de lui laisser sa véritable physionomie et de l’appeler par son nom.

La loi d’élection de 1817, si violemment combattue par le parti de la réaction royaliste, fournit une nouvelle preuve de sa fidélité au régime représentatif. Cette loi, fondée sur le principe de l’élection directe, et accordant le droit de suffrage à tout citoyen âgé de trente ans et qui payait 300 francs de contributions directes, fut attaquée par l’extrême droite comme une loi révolutionnaire. Dans un troisième et orageux débat, cinquante-quatre orateurs furent entendus. M. Royer-Collard se prononça pour le maintien de la loi. Désireux de compléter le système représentatif, il élabora dans le conseil d’état, de concert avec MM. de Serre et Guizot, un projet de loi sur la presse, reconnu pour une des œuvres les plus belles qui aient jamais été écrites sur la matière.

Mais le temps de la sagesse n’était pas venu, il ne devait même pas venir. M. Decazes fut dépassé par son propre parti. M. Royer-Collard ne pensa pas qu’il pût continuer à servir comme fonctionnaire un gouvernement que sa conscience lui ordonnait de combattre comme député. Il se démit de sa place de conseiller d’instruction publique, et, sans sortir un instant du calme qui convenait à sa dignité et de la légalité la plus stricte, il appartint dès-lors à l’opposition. Quand l’assassinat du duc de Berry et l’élection de l’abbé Grégoire eurent donné une recrudescence nouvelle aux exigences du parti vainqueur, quand ceux qui, par l’appoint perfide de quatre-vingts voix, avaient décidé l’élection du régicide, venaient s’en faire une arme contre le système électoral en vigueur, M. Royer-Collard fit entendre de sévères paroles ; il flétrit des mesures qui attentaient à la vérité de la constitution, et signala comme un présage funeste et extraordinaire « cette anarchie qui, repoussée de la société, s’est réfugiée au cœur du pouvoir. » Cependant ce ministère, qu’il taxait d’excessive faiblesse devant la majorité et d’excessive violence devant la révolution, parut trop modéré à la droite ; elle le renversa, et, pour qu’elle fût satisfaite, M. de Villèle parut aux affaires.

De 1821 à 1828, l’opposition de M. Royer-Collard fut active, suivie, opiniâtre. Placé entre les quatre cent dix de M. de Villèle et les dix-sept de la gauche, il était à lui seul le centre gauche de la chambre, ne vous tant pas aller au-delà de la charte de 1815, mais ne voulant pas non plus en rien céder. A chaque proposition émanée du pouvoir, il parut sur la brèche. Droit d’aînesse, septennalité de la chambre, loi sur le sacrilège, sur la suppression de la liberté de la presse, toutes ces inspirations d’un gouvernement saisi de vertige, il les combattit avec vigueur, avec une hauteur de vues qui n’appartint qu’à lui. En 1827, M. Royer-Collard, pour prix d’une lutte si dignement soutenue, remporta un double honneur : il fut appelé par l’Académie française, qui s’adjoignit dans sa personne le philosophe éloquent, le puissant orateur, et aussi l’énergique défenseur de cette liberté de la presse en faveur de laquelle l’Académie protestait par l’organe de MM. de Châteaubriand, Michaud, Lacretelle et Villemain ; il fut nommé par sept collèges électoraux, triomphe unique dans nos fastes parlementaires ! On peut dire, en effet, qu’en ce moment M. Royer-Collard représentait la France, qui ne désirait pas, qui ne voulait pas de révolution nouvelle, mais qui désirait et voulait qu’on acceptât les grands résultats de celle qu’elle avait faite.

L’espérance un instant ranimée par le ministère conciliateur de M. de Martignac dura peu. M. de Polignac et Charles X s’entendirent pour mettre fin à une position fausse, en poussant le mal à l’extrême. Le nouveau ministère se déclara franchement contre toutes les idées qui avaient prévalu en France depuis quarante ans. Le roi, ajoutant au discours rédigé par le ministère des phrases menaçantes, vint signifier à la chambre qu’elle eût à sacrifier toute libre opposition. M. Royer-Collard, comme président de la chambre, par la fameuse adresse des 221, vint signifier à son tour à la royauté, d’ailleurs en des termes pleins de calme et de respect, la nécessité de choisir entre l’acceptation franche et loyale du gouvernement représentatif ou la désaffection nationale. Inutiles paroles ! le gouvernement faisait de son aveuglement une affaire de conscience et même de religion. Avec tout l’entêtement des mauvais systèmes, avec tout l’emportement des convictions sincères, mais étroites et fausses, il marcha sans relâche aux abîmes, et la vieille monarchie tomba.

Elle tomba, et M. Royer-Collard, qui lui avait donné son appui et ses bienveillans avertissemens, l’accompagna de ses regrets. Il ne prit aucune part à la révolution qui la renversait. Il consentit pourtant à faire partie de la nouvelle chambre, parce qu’il vit l’ordre en péril, et soutint le pouvoir par dévouement pour la société. C’est ainsi qu’il prononça l’éloge funèbre de Casimir Périer. Fidèle à son principe, l’alliance du pouvoir et de la liberté, il combattit la coalition comme contraire aux conditions de l’un, et les lois de septembre comme attentatoires à l’autre. Plongé dès-lors dans une sorte de contemplation méditative, il n’en sortit plus que par de vives saillies de raison et des mots d’une mordante ironie. Il laissait tomber assez souvent quelqu’une de ces paroles souveraines qui semblent le jugement de la postérité sur un homme ou sur une question, et qui couraient rapidement, recueillies avec une avide curiosité. Cette justice dans la sévérité, nous devons le dire toutefois, ne se retrouvait pas toujours dans les traits échappés à la verve chagrine du vieillard. M. Royer-Collard, comme les gens qui ont beaucoup vécu, et peut-être comme sont un peu portés à le faire les esprits réfléchis, était assez disposé à prendre tout en mépris. Il y avait cela une raison plus intime. Les plus grandes ames, non plus que celles du vulgaire, ne demeurent étrangères à cette souffrance un peu aigre qui suit la déception des longues espérances, et, n’avant pu réussir à fonder cette alliance qu’il avait rêvée de la branche aînée et des idées nouvelles, peut-être était-il à son insu poussé à se venger, sur ce qui l’environnait, de ses illusions détruites. Au reste, cette opposition n’était pas dangereuse ; elle ne se témoignait que par de bons mots atténués par des votes. Au fond, en effet, ce que voulait M. Royer-Collard, ne l’a-t-il pas obtenu ? Il a voulu le gouvernement représentatif, et il l’a vu s’implanter en France, laissant après lui des réformes à opérer, et plus de révolution à faire. Si tous ses désirs n’ont pas été remplis, sa vie n’a donc pas été stérile. Il a contribué pour une part très considérable à trois grandes choses : il a réveillé le spiritualisme en France dans les études philosophiques ; il a maintenu et réorganisé l’Université, il a enfin formulé les principaux dogmes et contribué à assurer la pratique plus sincère du gouvernement constitutionnel. Jamais homme n’a été plus digne d’une pareille œuvre. Il a été ce qu’on est peu de nos jours, profondément libre dans ses jugemens, profondément désintéressé dans sa conduite. C’est ce qui communiquait tant d’autorité à sa parole, c’est ce qui rendait son silence même si imposant. En lui, rien d’extérieur, rien d’emprunté. Le secret de sa force est en lui-même, et il est du petit nombre de ceux qui commencent par obéir aux principes pour avoir le droit de commander en leur nom.

Voilà la part de l’éloge, je la fais grande ; mais c’est qu’il y a beaucoup à louer dans M. Royer-Collard, pour quiconque étudie sa vie sans esprit de parti. Voici la part qu’on peut, je crois, faire à la critique, Comme philosophe, M. Royer-Collard a réduit la connaissance humaine à des bornes trop étroites ; il n’a pas tenu assez de compte de la tradition philosophique. Il l’a traitée même souvent dans ses représentans les plus illustres avec une dureté bien injuste. Lui qui fait de la métaphysique, et de la métaphysique excellente, il s’exprime sur les métaphysiciens et sur leurs recherches avec un dédain très inconséquent, ou, si l’on aime mieux, trop conséquent à l’esprit général qui régnait vers 1811. Elle est de M. Royer-Collard cette phrase, assurément très spirituelle, mais qui ferait grand honneur à un sceptique : « L’histoire de la philosophie est-elle une étude stérile ? Non, messieurs, il n’en est point de plus instructive et de plus utile, car on y apprend à se désabuser des philosophes et on y désapprend la fausse science de leurs systèmes. » Certes, un théologien ou un homme du monde ne dirait pas mieux, et il est difficile de caractériser avec plus de sans-façon les efforts de l’esprit humain, appliqués depuis plus de trois mille ans à la recherche de la vérité. Entre l’homme du monde que le mot de philosophe fait sourire et le grave professeur, je ne vois ici qu’une seule différence, c’est la conclusion, et elle est tout à l’avantage du premier. M. Royer-Collard dit : « L’histoire de la philosophie est absurde, et c’est par là qu’elle est bonne à étudier. » L’homme du monde dit : « L’histoire de la philosophie est absurde, et c’est pour cela que je crois pouvoir me dispenser de l’étudier ; il vaut bien mieux la mépriser sur parole, je m’en réfère aux philosophes jugeant la philosophie. » M. Royer-Collard n’a pas vu qu’il est bien difficile de séparer le mépris de la philosophie du mépris de son histoire, et du mépris de la philosophie celui de la raison même, dont elle n’est que la forme réfléchie et l’application continue. En politique, il n’a pas non plus échappé à la contradiction, et il lui est arrivé, selon la forte expression de M. de Rémusat, d’entreprendre parfois contre le possible. M. Royer-Collard eut un grand esprit, un noble cœur, un beau caractère ; mais je ne pense pas qu’ils furent toujours d’accord. Au reste, à ceux qui lui reprochent avec tant d’amertume ces contradictions, je répondrai : D’abord elles ne tombent que sur des détails et sur telle ou telle application partielle de ses opinions, non sur l’ensemble de sa vie et de ses doctrines, lesquelles présentent une grande unité ; ces doctrines et cette vie portent clairement écrit un seul principe : « Alliance de l’ordre et de la liberté. » S’il a fléchi en accordant, suivant les circonstances, un peu trop à l’un ou à l’autre, il n’a fléchi ni dans ses convictions, ni dans ses intentions. Il a donc la plus belle unité dont l’homme puisse se glorifier, la seule peut-être qui dépende entièrement de son libre arbitre, l’unité morale.

Ensuite, je demanderai si la contradiction, ce crime irrémissible entre tous aux yeux de beaucoup de gens qui n’estiment rien que par la logique, est si facile à éviter entièrement à un esprit jaloux de concilier entre eux, soit les élémens si divers de la nature humaine, soit les élémens si complexes de la politique. Voyez tous les grands esprits conciliateurs, voyez, car je veux prendre haut mes exemples, voyez Leibnitz et Bossuet. Dites-le franchement, trouvez-vous que Leibnitz, essayant de concilier la raison et la foi, malgré les points de rapports nombreux qu’il y découvre, n’ait jamais laissé fléchir entre ses mains le fil d’une logique rigoureuse ? Croyez-vous qu’il ne soit permis de relever dans ses écrits bien des explications forcées, bien des concessions de la théologie à la philosophie, de la philosophie à la théologie, assez peu propres à satisfaire ni l’une ni l’autre ? Et pourtant qui nierait que ce ne fût une entreprise généreuse, sensée, utile, de tenter un rapprochement entre ces deux puissances qui se traitaient en ennemies ? Qui nierait qu’il n’ait en l’essayant contribué pour une grande part à montrer que sur une foule de questions les réponses du christianisme et celles de la raison sont les mêmes, et que leur empire se touche sans se confondre ? Qui se chargera d’accorder tel et tel passage de la politique tirée de l’Écriture sainte avec les efforts de Bossuet pour séparer et concilier à la fois le spirituel et le temporel ? Qui dira que l’évêque apostolique romain et le sujet de Louis XIV s’entendent toujours en lui parfaitement ? Il n’y a guère qu’un seul moyen d’échapper absolument à la contradiction, c’est de n’adopter qu’un principe et de ne tenir aucun compte des autres. En philosophie, soyez voltairien, assurément la religion vous embarrassera peu ; en politique, soyez pour la domination absolue du pape, comme M. de Maistre, vous ne serez guère empêché par les difficultés où s’est épuisé Bossuet pour concilier le temporel et le spirituel ; soyez républicain, vous ne risquerez pas de vous fatiguer à accommoder à la monarchie les conditions de la liberté, comme l’a fait M. Royer-Collard. Prenez garde seulement que vos principes très logiques ne soient qu’assez peu sensés et nullement applicables. Prenez garde de ne vous sauver de l’inconséquence que par l’incomplet et par l’absurde.

Au reste, le jugement définitif a été porté sur M. Royer-Collard, et, chose rare, unique peut-être, c’est à l’Académie, c’est dans un discours de réception qu’il l’a été. M. de Rémusat a parlé de son prédécesseur non-seulement avec éloquence, mais, ce qui est bien plus original, avec vérité. C’est là un des grands charmes de son discours. On avait rarement entendu une page plus étincelante que celle où l’orateur, après avoir apprécié l’homme de pensée et d’action, le personnage historique, a peint l’homme privé, l’homme de tous les jours, pour ainsi dire, tel qu’il se montrait avec ses amis dans le laisser-aller de la conversation. Après les grandes vues qui dominent le discours, ce morceau, si piquant de justesse, était bien fait pour rappeler le sourire, que d’ailleurs les mots heureux, mêlés au sérieux des appréciations, n’avaient jamais complètement banni. Au portrait que M. de Rémusat a tracé de l’homme et de l’écrivain, il n’y a pas un mot, pas un détail, ce me semble, à ajouter ; il épuise toute la richesse des tons ; cet imprévu, cette vivacité d’impressions, cette humeur brusque, impétueuse, impérieuse parfois, unie à la bonté du cœur, cette sensibilité si mêlée à la raison, et qui donnait au sens commun chez celui qu’elle dominait un air d’originalité et presque de paradoxe, ce charme varié et imposant, ce mouvement d’idées généralement vraies, sensées, profondes, et que la forme rendait singulières, excessives, téméraires, tous ces traits ont rendu vivante cette image si franche et si fine, si pleine de relief dans la diversité infinie des nuances. M. de Rémusat a caractérisé avec force chez l’écrivain l’élévation, la grace, le soin religieux de l’élégance. Lecteur assidu de Platon, de Tacite et de Mme de Sévigné, M. Royer-Collard avait gardé quelque chose de ces influences heureusement combinées, ou plutôt il avait fortifié des qualités qui lui étaient naturelles dans le commerce de ces grands maîtres. Le récipiendaire a mieux fait que de célébrer ces mérites ; son discours en offre un remarquable mélange. C’était encore une digne manière de louer M. Royer-Collard.

Ces qualités d’un langage qui unit le charme à la noblesse soutenue n’ont point été, au reste, une surprise pour le public, qui n’avait pas besoin, comme il arrive parfois, de la séance académique pour faire connaissance avec l’écrivain élu. On n’attendait pas moins du fond des idées. M. de Rémusat, philosophe et homme politique, succédant à un personnage qui doit son illustration à la politique et à la philosophie ; M. de Rémusat disciple, mais disciple indépendant et original de celui dont il venait occuper la place, était, personne ne peut le nier, dans des conditions exceptionnelles pour parler avec connaissance de cause de M. Royer-Collard. Il avait assez gardé de sa tradition pour le louer avec ame ; il s’en séparait assez pour le juger en le louant.

« Il n’y a plus de divorce entre les idées et les affaires, » a dit M. de Rémusat. Cette pensée pourrait servir d’épigraphe à tout son discours comme à la vie qu’il retrace. L’alliance de la théorie et de la pratique, la nécessité d’admettre en une certaine mesure la philosophie au gouvernement des sociétés, c’est-à-dire de soumettre davantage les expédions de la raison qui agit aux vues supérieures de la raison qui pense, voilà l’idée dont il a cherché dans l’existence de M. Royer-Collard comme le vivant commentaire : cette idée peut servir aussi à caractériser M. de Rémusat, c’est celle qui domine chez l’homme et chez l’écrivain. Sans prétendre l’apprécier ici complètement, nous ne pouvons le quitter sans en dire du moins quelques mots.

M. de Rémusat, dans un bien remarquable article sur Jouffroy, inséré dans cette Revue[1], a pour ainsi dire classé les différeras esprits appartenant aux jeunes générations qui prirent part à la lutte vers 1820, époque où lui-même, fort jeune encore, commençait déjà à se faire connaître. Il y distingue les esprits plus spécialement philosophiques qui formaient une école, et les esprits purement pratiques qui formaient un parti. A la tête de la philosophie militante et confinant à la politique, il place l’auteur des écrits célèbres intitulés : Comment les dogmes finissent, de la Sorbonne et des Philosophes, de l’État de l’Humanité, M. Jouffroy. La seconde classe, à la tête de laquelle il place M. Thiers, se composait « d’esprits étendus, dit-il, mais positifs, ardens, mais pratiques, et qui suppléaient à l’imagination inventive par l’élévation des facultés usuelles à leur plus haute puissance ; la politique et l’histoire étaient de toutes les choses intellectuelles celles qui leur allaient le mieux. » Ils n’avaient pas, comme les philosophes, cherché dans l’analyse de la nature humaine le fondement des principes qui étaient les croyances sociales de cette époque ; ils ne mêlaient pas comme eux les hautes vues de la morale et de la philosophie de l’histoire à leurs opinions. Ces opinions, ils les avaient respirées avec l’air natal : « ils étaient, par leurs passions, les représentans naturels de cette démocratie impétueuse qui s’était tant égarée ; mais, par la droiture de leur intelligence, ils pouvaient en devenir les modérateurs. Un bon sens supérieur maîtrisait tout en eux, et les systèmes et les passions. » Il y avait une troisième classe d’écrivains à la tête desquels nous placerons, nous, M. de Rémusat, esprits intermédiaires, si je puis dire ainsi, plus théoriques que les seconds, qui se piquaient assez peu de l’être, et qui voyaient surtout dans la révolution un fait triomphant, beaucoup plus pratiques que les premiers, pour qui la colère contre un gouvernement inintelligent, aveugle, qui ne savait pas, qui ne voulait pas voir dans le fait de 89 un droit, un progrès, un décret de l’histoire, un arrêt de Dieu, était une colère de principes, une colère de l’intelligence encore plus qu’un ressentiment politique. Esprit ouvert à toutes les hautes généralités, nourri au sein de ce loisir qui permet à l’esprit de se cultiver librement, de ces conversations, de ces lectures philosophiques et politiques qui l’empêchent de s’engourdir, indépendant de position, lié avec les hommes de la révolution et les hommes de l’empire, ayant reçu par là la tradition de la liberté et celle du pouvoir, enfin mêlant la connaissance des partis, la passion politique à l’étude désintéressée et profonde de la philosophie, M. de Rémusat, par les qualités souples et variées de l’intelligence (et aussi sans doute par les qualités sympathiques du caractère), devint le conciliateur des purs méditatifs et des hommes exclusivement pratiques.

Il suffit de dire qu’il était également l’ami de M. Jouffroy et de M. Thiers, lesquels, entre eux, ne se rapprochèrent jamais et dont il unissait les vues et par là redoublait l’influence : on le voyait écrivant de grands articles où il dogmatisait en philosophe, et des premiers Paris où il critiquait en homme d’opposition, discutant les maximes, soit avouées, soit cachées, sur lesquelles s’appuyait le gouvernement, et, chaque matin, en prenant corps à corps les conséquences, combattant avec force les théories sensualistes qui compromettaient par leur alliance les principes de la révolution, et les théories de l’école théocratique qui les niaient, puis se retournant contre les ministres. Par là M. de Rémusat s’adressait à cette élite assez nombreuse des esprits sérieux et actifs, attachés à la justice et au bon sens, qui n’aiment ni la logique ni la réalité toute seule, qui veulent que la philosophie soit très claire et très applicable et que la politique ait des principes, qui ont besoin d’être rassurés tour à tour contre ce que la pensée, abandonnée à elle-même, peut avoir de témérité et de folle exigence, et contre ce que le fait matériel a nécessairement d’étroit et d’immobile. Il satisfaisait à un double besoin, faisant de la science avec clarté et sans pédantisme pour ceux qu’effraient ses difficultés et son appareil, élevant la polémique par la pensée philosophique, pour ceux qui accusent la politique active de tout réduire à de petites vues et à de mesquines passions.

Pascal, désignant quelque part ces esprits heureux et prêts à tout, pleins de force et d’agrément, capables de toutes les belles connaissances et n’en affichant aucune avec ostentation, les appelle des honnêtes gens qui ne veulent point d’enseigne. Et il ajoute : « L’homme est plein de besoins, et il n’aime que ceux qui peuvent les remplir. C’est un bon mathématicien, dira-t-on, mais je n’ai que faire de mathématiques. C’est un homme qui entend bien la guerre, mais je ne veux la faire à personne. Il faut donc un honnête homme qui puisse s’accommoder à tous nos besoins. » Un de ces honnêtes gens, dans le sens élevé du XVIIe siècle, qui savent s’accommoder à tous nos besoins, et qui, sans avoir voulu mettre enseigne, sont, dès qu’ils le veulent, supérieurs en toutes matières, tel nous paraît être et de la façon la plus éminente M. de Rémusat. J’ajoute qu’il y joint cet heureux privilège que chez lui la souplesse n’exclut pas la vocation. Dans le premier volume sur Abélard, il montre les mérites propres de l’historien, et, par la vivacité des couleurs et l’intérêt du drame, les dons les plus éclatans du romancier ; il a déployé, dans le Globe, une rare aptitude pour la critique littéraire ; comme écrivain politique et de polémique quotidienne, il a pris sous la restauration un rang élevé dans la presse. Pourtant, au milieu des applications diverses d’un si fertile esprit, ses préférences n’ont cessé de se porter sur la philosophie, et elles lui demeurent encore tout entières. M. de Rémusat est dans l’école qui domine actuellement (je mets en dehors l’homme illustre qui en est le chef reconnu) le nom le plus éminent. Les Essais de Philosophie et le livre sur Abélard, les premiers par la généralité et la difficulté des problèmes métaphysiques, le second par les rares ressources de pensée et de langage déployées dans la discussion des questions les plus ardues de la scholastique, maintiennent à l’auteur un tel rang à titre de philosophe et d’historien de la philosophie.

Ce n’est pas le moment d’entrer dans des particularités philosophiques : ce ne serait pas d’ailleurs faire connaître M. de Rémusat, que d’analyser, par exemple, les beaux chapitres sur Reid, Kant, Descartes, sur la matière et sur l’esprit ; je ne m’attache ici qu’au but et au caractère des Essais ; et l’idée que j’y trouve fortement empreinte est celle-ci : « Trouver une philosophie adaptée à la société telle que l’a faite l’application des grands principes de 1789, une philosophie qui puise au plus profond de la nature humaine, interrogée par une psychologie consciencieuse, la vraie solution politique qui convient à l’époque présente, comme en général à toute société d’hommes bien organisée. » Hautement professée dans l’Introduction, exprimée dans les chapitres si nets et si hardis sur les Causes du scepticisme, clairement insinuée dans la plupart des autres essais, telle est la pensée dominante qui dirige l’auteur. Sa méthode, durant tout le cours de telle ou telle méditation métaphysique, de telle ou telle appréciation de penseur, est d’un philosophe qui paraît uniquement jaloux de trouver le vrai sur l’ame humaine ; mais son dessein secret et sa conclusion avouée est d’un politique qui ramène à l’application sociale ce que la théorie a découvert. Cela suffit à établir ce que nous disions de cette alliance, chez M. de Rémusat, des vues du spéculatif et de l’homme pratique.

La foi, une foi profonde, énergique, dans la puissance de l’esprit humain, voilà ce que n’a pas cessé de professer très nettement M. de Rémusat. La philosophie, pour lui, n’est pas seulement un haut emploi de l’intelligence, elle est une croyance qui, comme toute autre, a sa sainteté. Il y croit comme à la raison qu’elle exprime et qu’elle explique tout ensemble, comme au progrès qu’elle manifeste et qu’elle sert. De là cette persistance avec laquelle il attaque le scepticisme sous toutes ses formes, tantôt comme une fausse conviction de l’esprit, tantôt comme un douloureux état de l’ame, tantôt comme une lâche indifférence. Pour lui, le scepticisme n’est pas seulement le fléau de la philosophie, c’est une maladie sociale, c’est un danger public.

C’est par une analyse plus étendue et plus vraie des conditions de la pensée et par une étude plus approfondie des principes, qu’il examine dans ses causes cette funeste doctrine. A ceux qui y tombent pour vouloir tout comprendre et tout expliquer, il montre les bornes nécessaires où s’arrête l’esprit de l’homme ; à ceux qui doutent et s’abstiennent par excès de timidité, il fait voir les principes qu’il nous est permis d’assurer. Il sait enfin la poursuivre à travers des prétextes respectables, confession exagérée d’humilité chez les uns, ruse de guerre chez la plupart. On ne saurait trop rendre hommage à la ferme franchise avec laquelle M. de Rémusat maintient dans toutes les sphères le droit universel d’examen et la liberté native de la pensée humaine. Cela n’intéresse pas seulement les philosophes, main la société tout entière. La méthode et les principes de Descartes en philosophie, c’est-à-dire la proclamation de l’affranchissement de l’esprit, les principe de 1789 en politique, c’est-à-dire la proclamation de la liberté dans le domaine de l’activité pratique, voilà ce qu’il ne sépare pas, non plus que M. Royer-Collard, et ce qu’il a su revendiquer avec cette jeunesse et cette vivacité de sentiment qu’il est beau d’associer à la pleine maturité de l’intelligence. L’éloge de la révolution opérée par Descartes dans le monde intellectuel et de la révolution opérée par la constituante dans le monde des faits plane sur tout le discours de M. de Rémusat, et lui donne une signification plus que littéraire. Cela a pu choquer bien des préjugés, malgré la haute modération de la pensée et du ton ; c’est ce qui en fait à nos yeux un acte de courage. Avoir gardé sa foi aux principes après avoir connu les affaires, rester philosophe et le dire hautement, bien qu’on ait été ministre, c’est à la fois noble, piquant et hardi. Profiter d’une occasion solennelle pour montrer qu’on ne renie pas une seule de ses anciennes croyances, élever haut la philosophie, quand cela ne saurait être un titre à la faveur de la mode, et la révolution de 89, quand la politique a pris le pli de faire là-dessus la discrète et la réservée, voilà ce que nous apprécions, au-delà même des qualités fortes et brillantes de la forme. Tous les amis de la liberté de penser, tous ceux qui ne se Sont point refroidis sur le droit, tous ceux que touchent la loyauté des sentimens et l’accent de la conviction, sauront gré à M. de Rémusat de son discours de réception.


HENRI BAUDRILLART.

  1. Voyez la livraison du 1er août 1844.