Récits de l’Histoire romaine aux IVe et Ve siècles/01

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Récits de l’Histoire romaine aux IVe et Ve siècles
Revue des Deux Mondes2e période, tome 53 (p. 5-50).
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RECITS
DE L'HISTOIRE ROMAINE
AU IVe ET Ve SIECLES

I.
LA SOCIETE CHRETIENNE A ROME ET L'EMIGRATION ROMAINE EN TERRE SAINTE.


Mœurs de la société laïque et du clergé. — Essai de vie monastique parmi les dames romaines. — Premiers moines en Vénétie. — Occidentaux en Orient. — Jérôme au désert de Chalcide. — Antagonisme des deux églises d’Orient et d’Occident.


La seconde moitié du IVe siècle fût sans contredit l’époque du plus grand luxe à Rome et en Italie, non de ce luxe public qui s’allie aux arts et se plaît à couvrir de marbre et d’or les monumens de la patrie pour la rendre plus belle et plus vénérée, mais du luxe privé, compagnon inséparable du caprice et du mauvais goût, et produit d’une décadence morale qu’il précipite lui-même par le ravalement des arts. Sous les inspirations de ce luxé énervant, la profusion des ornemens succède à la beauté des formes, la richesse à la majesté. Il avait essayé de se glisser à Rome avec la mollesse orientale sous les princes de la maison de Sévère ; mais les mœurs occidentales, encore persistantes, le combattirent dans ses progrès : Constantin assura son triomphe en Occident par la fondation de Constantinople. Peuplée de Grecs asiatiques, la nouvelle capitale, qui devint, par le séjour des principaux empereurs, la vraie métropole de l’empire, eut bientôt conquis l’ancienne à des usages que celle-ci repoussait naguère avec horreur. La fille imposa à sa mère des fantaisies qu’elle recevait elle-même de l’extrême Orient. Par une de ces contradictions qui se retrouvent au fond des choses humaines et qui déroutent la logique des idées, le christianisme, religion d’abnégation et de pauvreté, née dans une étable et propagée par des pêcheurs, concourut à donner aux habitudes occidentales une mollesse inconnue des temps païens. Si Rome au IVe siècle restait encore en beaucoup de points la régulatrice de la vie politique, elle ne fut plus celle des mœurs : elle pouvait donner encore la loi, Constantinople donna la mode.

Les documens contemporains ne manquent pas à qui veut étudier et peindre les mœurs de cette époque, sans recourir aux données des temps antérieurs, ressource toujours incertaine et souvent dangereuse historiquement. Des poètes, des orateurs, qu’on appelait panégyristes, des historiens considérables, et quelques écrivains épistolaires tels que Symmaque, nous dévoilent le côté païen de la société ; son côté chrétien nous est donné avec plus d’ampleur encore et de certitude par les grands écrivains chrétiens qui faisaient alors l’honneur de l’Occident : Jérôme, Ambroise, Augustin, Paulin de Noles. Leurs livres, écrits au jour le jour, suivant les besoins de la polémique religieuse ou de l’enseignement moral, reflètent la vie du temps comme dans le plus pur miroir ; leurs lettres surtout nous offrent ce caractère de vérité irrécusable, de témoignage en quelque sorte involontaire et spontané. C’est là que je puiserai autant que possible les matériaux de mon travail, et entre ces correspondances volumineuses je m’adresserai principalement à celle de Jérôme, source charmante et féconde, où ce grand homme, le plus grand de tous assurément par l’esprit et le talent, littérateur et théologien consommé, homme du monde et moine, presque pape et chassé de Rome comme un malfaiteur, nous parle de lui, de ses amis, de ses ennemis, et du fond de son ermitage de Bethléem tient encore les fils de la société patricienne. On peut dire sans exagération que toute la vie romaine est là, depuis les intrigues de la chancellerie épiscopale jusqu’aux guerres scandaleuses des conciles, et depuis les pratiques austères des moines jusqu’aux plus intimes secrets des gynécées. Au flambeau de ces révélations, je ne cours pas risque de m’égarer, et pour rester encore plus ferme sur le terrain de la certitude, je choisirai des événemens où Jérôme est tout à la fois historien et acteur.


I

On ne comprendrait guère l’état de la société chrétienne sans une connaissance au moins générale de la société païenne, au milieu de laquelle celle-ci commençait à se dessiner : il n’est d’ailleurs ici question que des hauts rangs de cette société, de la partie noble, riche, élégante, dont le patriciat formait le couronnement. Celui qui veut l’étudier au IVe siècle doit tout d’abord abjurer ses souvenirs classiques de Rome républicaine, car c’étaient les plus vieilles familles qui présentaient le spectacle des plus grands changemens. Quant au peuple, il restait à peu près le même. Il continuait à passer ses journées aux courses de chevaux ou aux représentations des mimes, ses nuits sur les bancs des mêmes amphithéâtres ou sous les portiques dallés des grandes maisons. Il allait toujours tendre la main aux distributions publiques, mats le pain ne lui suffisait plus comme au temps de Juvénal ; il lui fallait en outre des rations de lard, de vin, d’huile, que les empereurs lui avaient concédées par crainte ou par flatterie. À la maigre sportule du patron il savait joindre un revenu plus productif, la rançon des comédiens et des cochers, qui ne se souciaient d’être ni assommés, ni sifflés. C’était toujours, en un mot, la plus basse des populaces, lâche, turbulente, paresseuse, avide, incapable d’exercer un métier honnête, et jouant aux dés le soir tout son gain de la journée. Cette plèbe avait même cessé de porter des noms latins ; elle ne distinguait plus ses membres que par des sobriquets empruntés à on ne sait quel argot presque inintelligible pour nous. Ainsi les étrangers venus à Rome entendaient avec surprise parler de Cimesseurs, de Semicupes, de Sérapins, de Cicimbriques, de Gluturins, sans compter les Trulla, les Pordaca, les Lucanicus, les Salsula[1]. Un autre étonnement pour eux était de voir dans la masse populaire le grand nombre de gens à face blême, ridée et imberbe, que les affranchissemens y versaient chaque année, et qui portaient sur leurs fronts le double stigmate de la servitude et de l’impuissance. Gracchus, interrompu par des murmures, criait un jour à la plèbe de son temps : « Silence aux bâtards de l’Italie ! » Au IVe siècle, il eût pu dire : « Silence à vous, Romains, qui n’êtes pas même des hommes ! »

Un sénateur, sous le règne de Constance, n’était point assurément un Cincinnatus ou un Caton ; ce n’était pas non plus un de ces énergiques scélérats qui, vers la fin de la république, précipitaient sa ruine pour l’opprimer ou la vendre, comme Catilina ou Clodius ; ce n’était pas davantage un de ces nobles dégradés qui descendaient dans l’arène, comme Gracchus le Gladiateur, pour goûter le plaisir aristocratique de prostituer un grand nom : ce n’était rien de romain, ni en bon, ni en mauvais sens. Il fallait chercher son modèle dans les annales de la Babylonie et de la Perse. Une robe de soie flottante, car la toge du tissu le plus léger lui semblait bien trop lourde ; des voiles de lin transparens, des éventails de femme, des ombrelles, étaient son attirail de toilette ; une troupe d’eunuques son entourage. Quand il n’était pas au bain ou au cirque, à soutenir quelque cocher, à voir lancer quelques chevaux nouveaux, il restait assoupi sur un lit de repos, dans d’immenses salles aux pavés de marbre, aux parois ornées de mosaïque. Si quelque rayon de soleil, traversant les épaisses courtines, arrivait jusqu’à ses yeux, si une mouche se glissait sous son vêtement, on l’entendait pousser des cris plaintifs. « Suis-je donc né chez les Cimmériens, disait-il en gémissant, pour qu’on m’inflige de pareilles tortures ? » S’agissait-il d’assister à une chasse, que ses esclaves faisaient pour lui, ou de se transporter, pour quelque affaire indispensable, du lac Averne à Pouzzolès, ou à Gaëte, dans une gondole élégamment peinte, il se montrait tout étonné de lui-même, et ne tarissait pas dans le récit de ses fatigues : à l’entendre, il avait égalé les campagnes d’Alexandre et laissé loin derrière lui les expéditions de César. En revanche, il pouvait passer le jour et la nuit à jouer aux dés. Quant à l’étude, elle lui inspirait autant d’horreur que le poison, car, suivant le mot de l’historien à qui nous empruntons ces portraits contemporains, la bibliothèque d’un patricien était aussi hermétiquement fermée et aussi respectée qu’une tombe. Quelques tirades de Juvénal sur les mœurs, quelques anecdotes de Suétone ou de Marius Maximus sur la vie privée des empereurs composaient toute la littérature de ces anciens maîtres du monde, appelés encore à prononcer sur sa destinée.

Si le sénateur quitte son palais pour quelque visite d’apparat, pour se rendre à la curie, à l’amphithéâtre, aux boutiques du Forum, il faut que Rome en soit informée. On le hisse dans un char d’une hauteur démesurée, afin que tout le monde le contemple à loisir, et là, renversé en arrière, dans une attitude nonchalante, il agite de sa main gauche un pan de sa robe pour en faire remarquer la finesse et l’éclat. Les chevaux cependant frémissent sous des caparaçons d’or, les cochers sont armés de baguettes d’or en guise de fouet. La valetaille, accourue de tous côtés, est réunie au grand complet : esclaves, serviteurs libres, affranchis, aucun ne manque à l’appel, « pas même Sannio le bouffon, » comme disait la comédie romaine. Le majordome, une verge dorée en main, les compte, les ordonne, les aligne avec la dignité d’un centurion alignant ses manipules. En tête est la grosse infanterie, qui doit recevoir le choc et le donner, puis l’infanterie légère, composée d’esclaves jeunes, élégans, richement habillés. Vient après le troupeau des eunuques aux faces blafardes : ils environnent le char, l’œil perpétuellement fixé sur le maître, dont ils épient le moindre mouvement. Les suppôts de la cuisine succèdent en bon ordre : cuisiniers, marmitons, rôtisseurs, etc., tous reconnaissables à leur teint enfumé ; enfin arrivent les porteurs d’eau, les balayeurs, toute la séquelle des gens gagés qui forment l’arrière-garde. On emprunterait au besoin les esclaves des maisons voisines, on enrégimenterait volontiers les passans pour grossir l’escorte, tant un patricien met d’orgueil à étaler autour de lui une nation de domestiques. Lorsque tout est prêt, la troupe s’ébranle : hommes et chevaux se précipitent de la même vitesse ; l’avant-garde repousse et bouscule les citadins qui ne se rangent pas à temps, et les dalles noires des rues résonnent au loin sous le sabot des chevaux. « On dirait une irruption de barbares dans une ville prise d’assaut, » ajoute le contemporain qui nous fournit ces détails, et n’est autre que l’historien Ammien Marcellin. Tout le monde regarde, s’inquiète, s’informe, et le riche sénateur se demande à lui-même s’il ne soutient pas bien le nom de ses ancêtres.

Avec le soir commencent d’interminables festins où siège un peuple de flatteurs et de parasites, et dont les mers, les fleuves, les montagnes du monde entier semblent avoir été les pourvoyeurs. À chaque monstre qui paraît sur la table, des cris de surprise se font entendre ; les convives s’exaltent, ils veulent savoir le nom, le poids, l’origine de chaque chose. Ce poisson vient-il du Pont-Euxin ou de l’extrême Océan ? Est-ce l’oasis d’Égypte ou la montagne du Phase qui nous envoie ces oiseaux ? Des serviteurs accourent avec des balances, on pèse les poissons, on pèse les oiseaux et les loirs ; trente notaires sont là, tablettes en main, pour en dresser l’inventaire : ce sont les archives de la maison. Cependant l’heure des divertissemens est venue ; des esclaves voiturent à travers la salle un orgue hydraulique aussi grand qu’une maison ; d’énormes lyres le flanquent avec des flûtes et d’autres instrumens variés, et la musique retentit, une redoutable musique, s’écrie Ammien Marcellin, habitué en Orient à de moins bruyantes symphonies. Suivent la danse et la pantomime, exécutées par des danseuses et des histrions en renom. Les pantomimes étaient toujours la fureur des patriciens de Rome ; aussi, « de quelque côté qu’on porte ses pas, nous dit le même témoin oculaire, on voit des femmes à longs cheveux bouclés, qui, en se mariant, auraient pu donner des sujets à l’état, danser sans fin et exécuter par leurs mouvemens des attitudes théâtrales. » Quelques années avant son voyage, une famine s’étant fait sentir dans la ville, les magistrats, pour diminuer la consommation, résolurent de renvoyer les étrangers : la noblesse demanda grâce pour les comédiens et l’obtint. Trois mille danseurs et danseuses restèrent donc dans la ville, ainsi que les chœurs et leurs chorèges ; mais les professeurs d’arts libéraux furent impitoyablement chassés jusqu’au dernier.

Chez le personnage dont j’esquisse ici le portrait, les hautaines prétentions égalaient l’ignorance et la futilité. Il étalait à tout venant la vanité aristocratique à son degré le plus inintelligent, n’ayant à la bouche que les Reburrhus, les Pagonius, les Géryon, les Tarracius, les Parrhasius, et autres noms étranges, plus connus de la fable que de l’histoire. À l’exemple du maître, les valets n’en voulaient pas prononcer d’autres : c’eût été souiller le noble toit où ils servaient. Pour beaucoup de nobles romains de ce siècle, l’histoire était trop moderne et trop plébéienne : remonter aux héros mythologiques semblait plus digne, et était surtout plus aisé. Un sénateur italien ne manquait guère d’être issu de Cacus, de Géryon, ou de quelque brigand des époques antéhistoriques, seigneur de l’Italie avant l’arrivée d’Hercule ; un Grec voulait remonter à Clytemnestre et aux Atrides, un Asiatique de la Troade à Vénus et à Anchise, pourvu que ce fût par une branche aînée qui primât la famille des Jules ; enfin tout sénateur provincial se croyait tenu de descendre des anciens rois de son pays. Quant aux grands noms de l’histoire, on sait qu’ils ne meurent jamais, alors même que s’éteignent les familles qui les ont possédés ; il en restait donc à Rome un bon nombre que l’on ne contestait point, quand ceux qui les portaient étaient riches et haut placés. En résumé, le corps aristocratique romain présentait une curieuse collection de tous les mensonges vaniteux de l’univers. On eût pris le sénat de cette ville superbe, qui avait absorbé le monde, pour un théâtre où les races vaincues venaient jouer, au grand divertissement de leurs maîtres, la comédie de leurs grandeurs passées.

À côté d’hommes pareils, que pouvaient être les femmes ? Elles participaient aux mêmes vices dans la condition de leur nature, passant leur temps en intrigues d’amour, en caquetages médisans, en travaux de toilette, car leur toilette était un rude labeur. D’élégans eunuques, mêlés aux femmes de service, garnissaient les appartemens d’une noble matrone, non pas qu’on la gardât à vue comme la chose se pratiquait dans l’Orient barbare, rien n’était plus libre qu’une Romaine, mais parce que la mode avait fait de ces esclaves mutilés l’ameublement nécessaire d’un gynécée. À l’heure de la toilette, la maîtresse appartenait à ses suivantes, qui se précipitaient sur elle comme sur une proie. C’était à qui lui infligerait quelque torture, agréablement acceptée, dit un auteur chrétien du temps. L’une, armée du fer rouge et des peignes, construisait sur sa tête un échafaudage de cheveux tressés avec des fils d’or, l’autre répandait autour de ses tempes une pluie de paillettes dorées ; quelquefois des tresses brunes et blondes se mariaient ensemble sur la même tête, ou la plus belle chevelure noire se recouvrait d’une toison rouge chèrement achetée en Germanie : l’art d’être belle au IVe siècle consistait principalement à rendre la nature méconnaissable. L’application des fards était, après la coiffure, l’objet important de la toilette : ils étaient nombreux, et les moralistes ecclésiastiques nous en ont en quelque sorte dressé l’inventaire. Au premier rang figuraient le blanc de céruse, le minium et le noir d’antimoine, destiné à relever l’éclat des yeux. Quand une matrone romaine était ainsi peinte et coiffée, on posait délicatement au sommet de sa tête une mitelle persane, et le grand roi, s’il l’eût vue, eût pu la revendiquer sans trop d’erreur pour une de ses favorites. La robe d’une élégante de haut rang n’était ni de laine, ni de toile, même très fine ; on laissait ces étoffes vulgaires aux toilettes plébéiennes ; la matrone ne portait que de la soie, souvent mêlée d’or, et des tissus de lin si légers, qu’au dire d’un père de l’église ils couvraient le corps sans le cacher. Des bijoux, des perles, des pierreries de toute sorte, une ceinture d’or et des souliers dorés complétaient la parure d’une patricienne des riches quartiers de Rome au IVe siècle.

La fureur de la mode était alors pour les étoffes de soie brochée représentant des figures par l’ingénieuse combinaison de leurs trames, invention nouvelle, suivant les contemporains, mais plus vraisemblablement imitation des tissus en usage depuis des siècles dans la Chine et dans l’Inde. On étalait donc sur ses vêtemens des images d’oiseaux et de bêtes sauvages ou domestiques que les enfans se montraient du doigt en passant : des lions, des ours, des chiens, et même des chasses entières, ainsi que des scènes à personnages mythologiques ou historiques. Chacun choisissait suivant son goût et sa fortune ; mais cette mode, que les païens exaltaient comme une preuve du génie merveilleux du siècle, attirait la réprobation des prédicateurs chrétiens, qui n’y voyaient que l’œuvre de Satan, un piège tendu par l’idolâtrie aux âmes imprudentes. Il nous reste encore plus d’un sermon prononcé sur ce grave sujet. Les sermons eurent tort, et les femmes chrétiennes ne recherchèrent pas les étoffes nouvelles avec moins d’empressement que les femmes païennes ; seulement, tandis que celles-ci marchaient toutes bariolées des amours de Jupiter et d’Europe ou de ceux d’Adonis et de Vénus, les autres arboraient sur leur corsage, comme une confession publique de leur foi, quelque scène de l’Évangile ou quelque pieuse peinture de l’Ancien Testament.

Telle était la société laïque. Pouvait-on raisonnablement exiger que le clergé romain, vivant dans ce milieu, recruté dans ce milieu, pratiquât les vertus évangéliques de continence, de renoncement à soi-même et de pauvreté ? L’infirmité humaine ne le permettait guère. Aussi l’amour du bien-être, du plaisir, du luxe, et la soif de l’or qui les procure, infectaient le clergé non moins que les gens du monde, et il y joignait un vice particulier à sa profession, l’ambition jalouse avec tous les désordres qu’elle entraîne. Je ne fais ici que résumer les auteurs ecclésiastiques eux-mêmes. Dans les bas rangs de l’église, les clercs détournaient des filles plébéiennes et les enlevaient à leur famille pour en faire des concubines sous les noms de sœurs agapètes, ou de femmes sous-introduites, et cette plaie hideuse, commune aux églises d’Orient et d’Occident, restait vivace malgré les anathèmes des conciles et les prohibitions des lois séculières. Les dignitaires ecclésiastiques abusaient de leur entrée dans les nobles maisons chrétiennes pour y séduire les femmes, et l’accusation d’adultère est une de celles qui sont portées le plus fréquemment contre des prêtres ou des évêques, soit devant les conciles, soit devant le public. Les veuves attachées aux églises ne cherchaient trop souvent dans cette position semi-cléricale qu’un manteau pour couvrir leurs galanteries : elles affichaient une hardiesse virile, se faisaient couper les cheveux à la manière des hommes, et portaient des vêtemens qui faisaient douter de leur sexe, tandis que de jeunes diacres parfumés, frisés comme des histrions, des anneaux étincelans aux doigts, allaient de palais en palais étaler leurs grâces efféminées, et n’en sortaient que les mains pleines d’or. L’avidité de tous ces hommes pour l’argent était proverbiale, ainsi que les richesses accumulées par le clergé. Les captations exercées sur les femmes et sur les vieillards allèrent si loin que deux lois successives rendues par l’empereur catholique Valentinien Ier, déclarèrent radicalement nuls toute donation entre vifs ou tout legs testamentaire fait à des ecclésiastiques. « Les cochers du cirque, les comédiens, les prostituées, dit à ce sujet saint Jérôme, peuvent recevoir des legs ; un prêtre païen le peut, un prêtre chrétien ne le peut pas ; je suis loin de m’en plaindre pour l’église, mais je rougis pour ceux qui ont rendu la loi nécessaire. » La loi était formelle, on l’éluda sous couleur de donations faites aux pauvres par les mains du clergé, et le nouvel abus devint bientôt si criant que saint Chrysostome conseillait à ses ouailles de distribuer leurs aumônes elles-mêmes, sans en charger ni prêtre ni diacre. La recommandation de l’évêque était encore plus infamante que la loi. Il est évident qu’une réforme morale de la société romaine devait commencer par celle du clergé, d’où descendaient de si tristes exemples.

Diverses causes politiques, administratives et religieuses, avaient contribué à donner au siège épiscopal de Rome une position exceptionnelle dans la chrétienté. Constantin, lors de l’organisation hiérarchique du sacerdoce chrétien, ayant assimilé les évêques aux fonctionnaires civils et proportionné l’importance des sièges ecclésiastiques à celle des métropoles administratives, le siège épiscopal de la ville éternelle suivit sa condition et n’eut point d’égal dans l’empire. Toute privée qu’elle était de la présence des princes et de l’action du gouvernement central, la vieille métropole du monde romain, « ce domicile des lois, cette mère des nations, » comme on continuait à l’appeler, restait toujours la cité reine, dominant sa jeune rivale, au moins par la dignité. Elle garda hiérarchiquement le premier rang, et hiérarchiquement aussi le siège ecclésiastique qui portait son nom eut le pas sur celui de Constantinople. Vis-à-vis de l’Orient, la question était purement honorifique ; vis-à-vis de l’Occident, elle changea de nature : il s’y joignit un droit de juridiction indéterminé d’abord, mais qui tendit chaque jour à se dessiner plus nettement et à s’étendre. En résumé, au point de vue administratif, le siège épiscopal romain eut dès le principe un caractère spécial qui tenait à celui de la ville maîtresse du monde, et de même que le préfet de Rome différait des autres préfets, l’évêque de Rome ne fut pas un évêque comme un autre.

Sous le point de vue religieux, il se passa quelque chose de semblable. Rome chrétienne hérita en fait du culte que le monde païen avait rendu pendant tant de siècles et rendait encore à la déesse Rome, « mère des hommes et mère des dieux, » comme dit un de ses poètes ; elle en hérita sous une formule chrétienne, celle de son origine apostolique. La tradition, universellement reçue, que le siège de Rome avait eu pour fondateur le prince des apôtres, et la présence des tombeaux de saint Pierre et de saint Paul dans ses murs donnèrent à la métropole chrétienne un éclat religieux qui égalait presque l’ancien, ou plutôt les deux cultes se confondirent. Enfin un détail de gouvernement vint ajouter à ces raisons théoriques un argument pratique et l’exercice d’une autorité qui n’existait nulle part ailleurs. Depuis que les empereurs occidentaux avaient déserté le mont Palatin pour résider tantôt à Cologne et à Trêves, tantôt à Milan, le premier fonctionnaire ecclésiastique de Rome, l’évêque, était devenu, vis-à-vis d’un sénat organe du polythéisme, le représentant du christianisme lui-même. L’importance de l’évêque en avait grandi : il ne voyait personne au-dessus de lui, et dans les circonstances difficiles il traitait d’égal à égal, non pas seulement avec le préfet de la ville ou le consul, mais avec le sénat lui-même. À Constantinople, au contraire, l’évêque allait se perdre dans la foule des grands dignitaires qui formaient la cour du prince, et le prince, qui depuis Constantin se regardait comme une sorte d’évêque supérieur, tranchait directement beaucoup de cas litigieux soit de discipline ecclésiastique, soit de dogme. Le pape de Constantinople était dans la vie politique un simple évêque ; le pape de Rome fut davantage.

Pour soutenir le rang que la force des choses leur imposait, les évêques de la ville éternelle durent adopter en partie l’apparat des hauts magistrats civils dont ils marchaient les égaux, leur luxe, leur représentation splendide, et ils bronchèrent sans peine sur cette pente naturellement glissante. La mollesse et l’orgueil allant de pair avec le luxe, le siège du pêcheur tendit de plus en plus à devenir un trône presque royal, Plus d’un évêque occidental s’en offusqua, mais l’irritation fut vive surtout dans les grands sièges d’Orient. « Je hais le faste de cette église, » disait Basile de Césarée, interprète en ceci des sentimens de ses frères. Ce poste envié s’acquérant par l’élection, une ambition fiévreuse envahit le clergé romain dans tous ses rangs : tout prêtre, tout diacre même voulut être pape, comme dans les armées tout soldat voulait être empereur. Rien ne fut plus épargné pour réussir, ni l’intrigue, ni la fraude, ni la calomnie, et la violence alla souvent jusqu’au meurtre. L’honnête et véridique païen Ammien Marcellin, qui fut presque témoin d’une élection papale où le sang avait coulé dans les églises et dans les rues, faisait à ce sujet ces réflexions pleines de sens : « Je ne suis pas surpris d’une telle ambition, dit-il, et je ne m’étonne pas non plus qu’on se batte si rudement pour la satisfaire, car une fois évêque on est assuré de grands avantages pour l’avenir et pour le présent ; on ne sort qu’assis dans un char, magnifiquement vêtu, et une table vous attend, dont la délicatesse pourrait défier celle des festins impériaux. — Ces hommes seraient plus heureux, ajoute-t-il avec un peu de mélancolie, si, au lieu de se fonder sur la grandeur de la ville, ils suivaient l’exemple de quelques évêques provinciaux que leur sobriété, la vileté de leurs vêtemens, l’humilité de leurs regards baissés vers la terre, recommandent aux adorateurs de leur Dieu comme de vrais pontifes dignes d’eux et de lui. » On raconte que Damase essayant un jour de convertir au christianisme le préfet de la ville, Prétextatus, païen spirituel et assez sceptique, quoique pontife de Vesta et du Soleil : « Oh ! s’écria celui-ci en riant, fais-moi évêque de Rome, et je me fais chrétien. »

On le voit, un matérialisme païen enveloppait toute cette société, chrétienne ou non, et le pasteur en était atteint comme le troupeau. On pouvait porter la croix sur sa poitrine et le nom du Christ sur ses lèvres, on était polythéiste par les mœurs. Le christianisme en effet n’avait accompli que la moitié de sa tâche avec Constantin ; il était devenu le second culte de l’état, il s’était donné une hiérarchie puissante et marchait à grands pas vers la domination religieuse exclusive ; mais il n’avait point pénétré dans les mœurs : sa seconde mission, la plus difficile peut-être, était de s’assimiler la société qu’il avait conquise. Il fallait, pour y parvenir, faire descendre. une âme chrétienne dans ce corps social façonné par le paganisme, et qu’un christianisme superficiel était impuissant à transformer. Les chrétiens sérieux sentaient la nécessité d’une réforme, et dans le clergé lui-même plus d’un la demandait, tout en s’accommodant des abus. Elle devait venir du dehors. Un souffle parti de l’Orient sembla l’avoir apportée sur les collines du Tibre, ou du moins en avoir semé quelques germes en passant. C’est l’histoire de cette » tentative que j’entreprends dans les pages qui vont suivre : si elle ne réussit pas complètement, elle ouvrit du moins un horizon, elle dévoila des misères, elle émut des cœurs généreux, et ceux qui la tentèrent sont dignes à tous égards du souvenir de l’histoire.


II

Vingt-cinq ans environ avant le pontificat de Damase, et vers l’an 341, Rome reçut dans ses murs un hôte bien illustre, le plus’ illustre dont pût se glorifier une ville chrétienne, car c’était Athanase, évêque d’Alexandrie, le même qui, n’étant encore que diacre, fit prévaloir au concile de Nicée la doctrine catholique de la consubstantialité. Persécuté depuis lors par les ariens, il avait été banni à Trêves du vivant de Constantin, puis rappelé et réintégré par Constance dans son siège, où de nouvelles persécutions ne tardèrent pas à l’assaillir. Obligé de fuir pour sauver sa vie menacée, il trouva un asile près de l’évêque de Rome, à qui il demanda des juges pour sa propre justification et pour la confusion de ses ennemis. L’évêque de Rome l’accueillit bien, et si Athanase n’eut pas la satisfaction de montrer à l’Occident jusqu’où allait en Orient l’imposture arienne, aidée de la connivence des magistrats, il y laissa du moins des aspirations de réforme auxquelles son nom reste attaché.

Il amenait avec lui à Rome deux solitaires égyptiens qui avaient quitté le désert de Nitrie pour partager son exil. L’un se nommait Ammon, et devint célèbre plus tard comme abbé d’un des grands monastères de la contrée ; l’autre, appelé Isidore, était l’homme de confiance d’Athanase, qui, pour le fixer près de lui, l’institua grand hospitalier d’Alexandrie. On avait bien entendu parler en Italie des cénobites d’Égypte et de Syrie et de leur existence étrange, environnée de prodiges, mais c’était par de vagues récits, et on n’en avait jamais vu aucun : ceux-ci furent donc l’objet d’une curiosité presque égale à celle qu’excitait leur évêque. Rien n’était plus dissemblable que ces deux hommes sortis de la même vie, animés du même enthousiasme pour la solitude, mais d’âge et de caractère différens. Le plus âgé, Ammon, semblait porter le désert avec lui ; toujours silencieux et triste, il affectait pour ce qui l’entourait une indifférence pleine de dédain : pendant tout le temps qu’il habita Rome, il ne voulut rien visiter des curiosités de cette métropole du monde que les tombeaux des apôtres Pierre et Paul. Tout au contraire Isidore, qui avait à peine vingt ans, se montrait facile à toutes les impressions, s’intéressait à tout, recherchait le monde et la compagnie des femmes, et bientôt le moine égyptien, choyé en tous lieux, se trouva introduit dans la plus haute société de Rome. « Il connaissait tout le sénat, nous dit un contemporain, et même les principales dames de la ville. » Isidore suivait ordinairement Athanase dans ses visites, soit chez Eutropie, tante de l’empereur Constance et sœur du grand Constantin, restée catholique en dépit des hérésies de sa famille, soit chez Abutéra, Spérancia et autres matrones dont l’exilé nous a conservé les noms : Ammon les accompagnait quelquefois. Une des maisons que les Égyptiens fréquentaient le plus volontiers était celle d’Albine, veuve d’un haut rang, aussi distinguée par l’esprit que par l’illustration du nom.

Restée libre de bonne heure, Albine avait renoncé aux secondes noces pour se vouer tout entière à l’éducation de sa fille unique, Marcella, encore enfant. Malgré sa ferveur chrétienne, elle aimait le monde et en partageait les idées ; elle rêvait pour sa fille un mariage éclatant et l’honnêteté avec beaucoup de richesses. Au rebours de sa mère, Marcella, qui pouvait avoir sept ou huit ans, était d’humeur mélancolique et pensive ; son esprit, ouvert, attentif au-delà des habitudes de son âge, semblait traversé quelquefois par des éclairs d’exaltation et d’opiniâtreté bizarres. Elle assistait près d’Albine aux conversations, des exilés d’Égypte, et n’était pas la dernière à s’intéresser à leurs discours, quand ils abordaient les questions relatives à la vie monastique, ce sujet d’un intérêt si neuf pour les Occidentaux. La peinture du désert, de ses horreurs, de ses combats, de ses prodigieuses austérités, de ses visions étranges, faite par des hommes qui en avaient goûté eux-mêmes les émotions, fantastiques, avait quelque chose de poignant, capable de remuer l’imagination la plus calme. On passait en revue les héros de ces luttes mystérieuses, comme celle de Jacob, où l’homme, perdu dans la solitude, se trouvait en contact direct tantôt avec les esprits malins, tantôt avec Dieu lui-même. Isidore et Ammon avaient connu Pambon, Serapion, Macaire, dans l’aride désert de Nitrie, imprégné de sel comme-le lit d’une mer desséchée ; ils avaient vécu sous la discipline de Pacôme, reçue dans toute l’Égypte ; Athanase pouvait parler d’Antoine, dont il avait écrit la vie, quoiqu’il vécût encore ; il pouvait le peindre dans la demeure que le saint s’était creusée entre le ciel et la terre au sommet d’un rocher. On n’oubliait pas les monastères de femmes, dont le nombre se multipliait en Orient, et l’empressement des vierges de ce pays à se courber sous une règle de fer qui perfectionnait l’âme en refoulant tous les instincts du corps. Pendant ces discours, Marcella sentait s’agiter en elle comme un tumulte de pensées confuses. Lorsqu’Athanase partit, il laissa pour souvenir à ses hôtes un exemplaire de sa vie d’Antoine, le premier qu’on eût encore vu en Occident ; l’enfant garda ce livre comme un trésor et un guide qui décida plus tard de sa vie.

Marcella grandit en beauté en même temps qu’en âge ; les contemporains nous disent qu’elle devint la plus belle des Romaines. Elle se maria, mais au bout de quelques mois une mort prématurée lui enlevait son mari sans qu’elle eût aucun espoir de postérité. Ce fut alors que se révéla la trempe de son caractère. Sa mère voulait qu’elle se remariât pour ne point laisser éteindre un nom illustre, et les prétendans ne manquaient pas autour d’une veuve si jeune et si belle ; mais elle les éconduisit l’un après l’autre sous différens prétextes. Il en vint un cependant qui ne paraissait pas de nature à être refusé, car il élevait la maison d’Albine presque au niveau de celle des césars. C’était Cérialis, frère de Galla, belle-sœur du grand Constantin et mère du césar Gallus : il avait traversé tous les honneurs, y compris le consulat ; on le respectait, on l’aimait, et il était maître d’une immense fortune. Cérialis était vieux, et, quoique fort vive, l’affection qu’il portait à Marcella avait un caractère tout paternel. Son but, en l’épousant, répétait-il, était de lui assurer ses biens et de la traiter comme sa fille. Albine et toute sa parenté appuyaient ce projet avec ardeur, de sorte que Marcella se vit assiégée de sollicitations sans nombre. Il s’établit à ce sujet entre elle et Cérialis un dialogue assez bizarre, dont les demandes et les réponses avaient lieu probablement par l’intermédiaire d’Albine et que le biographe de Marcella nous a conservé. « Que j’aie le bonheur de rendre celle que j’aime la femme la plus riche de Rome ! lui faisait-il dire. — Mes biens sont médiocres, répondait-elle, mais ils suffiront pour les pauvres et pour moi. — Je suis vieux, reprenait Cérialis, je le sais ; mais les vieillards peuvent vivre longtemps et les jeunes gens mourir vite : vous en avez la triste expérience. — Assurément, répliquait-elle, les jeunes gens peuvent mourir vite ; mais les vieillards ne sauraient vivre longtemps, et si je consentais à me remarier, je chercherais un époux et non pas un héritage. » Cérialis se retira, et Marcella fut universellement blâmée. Le monde criait à la folie, la famille à la captation et aux conseils intéressés des prêtres. Albine, irritée outre mesure, cessa presque de la voir, ou ne la vit plus des mêmes yeux. Sentant bien que la cupidité d’un côté, l’orgueil du nom de l’autre, inspiraient cette persécution de ses proches, Marcella tenta de les apaiser en abandonnant une partie de ses biens à des collatéraux qui pouvaient continuer la famille ; elle se défit ainsi de ses pierreries et de ses meubles les plus précieux, ne gardant aucun ornement d’or, pas même son cachet. Sans dire adieu au monde, elle se condamna dès lors à ne porter ni fard, ni soie, mais la toilette la plus simple, presque toujours de couleur brune. « Elle s’ensevelit, dit un contemporain, sous le linceul d’une viduité perpétuelle. » Marcella croyait par cette vie modeste échapper aux soupçons méchans, elle y fut en butte plus qu’une autre ; aux calomnies, elle en fut accablée ; il n’y eut pas de conte absurde qu’on ne débitât sur sa vie, et elle éprouva de toutes ces injustices la plus poignante douleur.

Elle prit enfin le parti d’une retraite absolue. Elle acheta ou loua, dans un des faubourgs de Rome, une petite maison entourée d’un jardin spacieux ; elle fit de la maison son ermitage, du jardin son désert : elle y passa ses journées, se livrant en paix, loin des yeux jaloux, à la contemplation, à la prière, aux austérités. Elle ne paraissait plus en public qu’à certaines heures et accompagnée de sa mère pour se rendre aux tombeaux des apôtres. Cependant cette retraite absolue, loin de la ville, ne remplissait que la moitié de son but, car rentrée dans sa demeure, elle y retrouvait la vie du monde. Une autre veuve chrétienne, Sophronie, excitée par son exemple, s’était arrangé une petite cellule dans sa propre maison sans sortir de Rome ; Marcella voulut en faire autant. L’habitation qu’elle tenait de sa famille était un vaste palais situé sur le mont Aventin, elle en consacra une partie à des réunions pieuses, et à un oratoire où l’on devait prier en commun : le premier couvent de Rome naquit ainsi sous des lambris dorés.

Au fond, Marcella, malgré les inimitiés, malgré les clameurs de l’intérêt et les mensonges de l’esprit de parti, était respectée et aimée : elle vit accourir à elle tout ce qu’il y avait de chrétiennes ferventes dans son entourage. La nouveauté, la curiosité, l’entraînement de la mode, en amenèrent d’autres. Il s’organisa de la sorte un conventicule de femmes riches, influentes, appartenant pour la plupart au patriciat, et l’oratoire du mont Aventin devint le siège d’une puissance laïque avec laquelle bientôt le clergé lui-même dut compter. Pour montrer de quel poids les efforts combinés de ces femmes pouvaient, en certaines circonstances, peser sur les affaires de l’église, il me suffira d’en nommer quelques-unes, que nous retrouverons d’ailleurs comme personnages principaux ou secondaires dans le cours de ces récits. Toutes n’avaient pas la même manière de vivre, le même caractère, la même condition domestique. Il s’en trouvait de veuves et de mariées, de mondaines et de sérieusement dévotes ; les unes avaient des maris chrétiens et une famille chrétienne ; les autres avaient épousé des païens, et, presque isolées au milieu de leurs proches, cherchaient au dehors un appui pour leurs enfans et pour elles-mêmes. En effet, les mariages mixtes n’étaient pas rares au IVe siècle, et les unions se fondaient beaucoup plus fréquemment sur les convenances de race ou de fortune que sur la sympathie des croyances ou la similitude des cultes.

La première en estime et en autorité dans le conventicule du mont Aventin était une veuve déjà avancée en âge, Asella, dont nous ignorons la famille. Elle aussi avait rompu avec sa parenté, vendu ses parures en cachette ; elle vivait pauvrement et partageait avec les indigens le peu de biens qui lui restaient ; mais ses vertus, sa douceur, son inépuisable charité, en avaient fait un objet de respect pour les polythéistes eux-mêmes. Venait ensuite Furia, qui apportait au sein de l’humilité chrétienne les plus hautes prétentions aristocratiques : veuve comme Asella et comme elle d’une vie austère, elle présentait un des plus frappans exemples de ce bouleversement des idées qui faisait de la petite-fille de Camille une servante du Dieu crucifié. Fabiola, son égale en noblesse, puisqu’elle se recommandait du nom de Q. Maximus, comme l’autre du nom de Camille, ne l’égalait guère en austérité. Ardente dans ses passions (et la dévotion en était une), Fabiola, encore très jeune, avait incessamment passé de Dieu au monde et du monde à Dieu. Pour le moment elle avait deux maris vivans ; mais, dégoûtée du dernier, elle commençait à se demander si la bigamie (c’est ainsi qu’on appelait les secondes noces) n’était pas un péché plus grand que la rupture d’un premier mariage, et nous la verrons, faire à ce sujet près d’un des grands docteurs de l’église une consultation tant soit peu insidieuse. Je me hâte de dire que Fabiola racheta par le repentir les légèretés de sa jeunesse, et que son immense charité la fit inscrire, non sans hésitation pourtant, sur le catalogue des saintes du IVe siècle. Nous ne savons rien de Marcellina et de Félicité, deux autres sœurs du conventicule, sinon qu’elles étaient dignes des meilleures ; mais toutes les gloires de la beauté et de la fortune se réunissaient sur Paula et sur ses deux filles, Blésilla et Eustochium, qui pouvaient suspendre avec orgueil dans l’atrium de leur demeure les images de Paul-Emile et d’Agamemnon, car on ne contestait pas à Paula la prétention de descendre par sa mère de la femme de Paul-Émile, entré par adoption dans la famille des Scipions, et son père Rogatus, Grec et propriétaire de la riche ville de Nicopolis, près d’Actium, invoquait comme auteur de sa race Agamemnon, le roi des rois. Paula avait épousé un autre Grec, nommé Toxotius, qui se disait descendant d’Enée, et, en fils respectueux de Vénus, n’avait point voulu renoncer au paganisme. Elle avait eu de ce mariage quatre filles et un fils encore enfant, nommé aussi Toxotius, et qui semblait avoir puisé dans la ligne paternelle un esprit inné d’aversion ou de dédain pour les chrétiens. Telle était, autant qu’on en peut juger d’après des indications fort incomplètes, la composition du petit cénacle de l’Aventin vers l’année 380, lorsque arrivèrent les événemens que je vais raconter.

Aucune règle fixe ne présidait à cette réunion de personnes si diverses et qui ne pratiquaient pas la vie en commun. On se bornait à lire ensemble les Écritures, à chanter des psaumes, à se concerter pour quelques bonnes œuvres, à s’entretenir de la situation de l’église, des progrès de la vie spirituelle en Italie ou dans les provinces, à lire enfin la correspondance des frères et des sœurs voués au dehors à la recherche des perfections monastiques. Celles des associées qui fréquentaient le monde venaient se retremper quelques heures dans ces saintes assemblées, puis retournaient à leurs familles. Celles qui étaient libres vaquaient, comme bon leur semblait, à des exercices de religion, et Marcella se retirait dans son désert. La science fit bientôt partie de leurs exercices. Toute Romaine de naissance distinguée savait un peu de grec, ne fût-ce que pour dire à ses favoris, suivant le mot de Juvénal, répété par un père de l’église : Ζωὴ καὶ ψυχή, « ma vie et mon âme ; » les matrones chrétiennes l’étudièrent mieux, et pour un meilleur usage. Il circulait en Italie plusieurs versions latines de l’Ancien et du Nouveau Testament, assez différentes les unes des autres, et cette diversité même engageait les esprits sérieux à remonter, pour les Évangiles, à l’original grec, pour les livres des Juifs, à la traduction grecque des Septante, qu’avaient suivie de préférence les traducteurs occidentaux. Les dames chrétiennes se mirent donc à apprendre le grec à fond ; plusieurs y joignirent l’hébreu, afin de pouvoir chanter les psaumes dans la langue du roi-prophète. Marcella et Paula furent du nombre : la première devint même, par la comparaison intelligente des textes, si forte dans l’exégèse des Écritures qu’elle était fréquemment consultée par des prêtres. Ainsi le christianisme relevait la femme par la science comme par les sentimens du cœur. Tout en fulminant contre les études profanes, à ses yeux entachées de paganisme, mais maîtresses des seuls modèles du beau, il y ramenait involontairement les esprits ; la Bible conduisait à Homère.

Cependant les aspirations vers la vie monastique se répandaient hors de Rome, surtout dans le nord de l’Italie. L’exemple de Marcella était suivi en plusieurs lieux avec moins d’apparat, mais d’une façon plus complète. Les biographies des solitaires orientaux circulaient maintenant par milliers en Occident, et enflammaient les jeunes imaginations. Les îlots de l’Adriatique et de la mer de Toscane, les vallées sauvages de l’Apennin et des Alpes, eurent leurs apparitions d’anachorètes vêtus comme les solitaires d’Égypte, apparitions passagères pour la plupart. La Gaule aussi vit se produire quelques vocations, en petit nombre : saint Martin n’était pas encore venu. À Rome même, et à côté de cet essai de couvens féminins sous le marbre et l’or, quelques hommes étalèrent sur eux des vêtemens de moine et se dirent cénobites ; mais c’étaient des gens grossiers, fainéans, avides d’argent, livrés à l’intempérance, et qui inspirèrent plus de dégoût que de tentation pour l’habit qu’ils usurpaient. Malgré ces échecs partiels, la propagande des idées de réforme marchait, et on s’habituait à voir dans les doctrines de renoncement et d’austérité qui faisaient le fond de l’institution monastique le souffle qui raviverait la société chrétienne, à commencer par le clergé. Cette préoccupation des esprits d’élite les reportait naturellement vers la Palestine et l’Égypte, terres de la vraie inspiration chrétienne, à ce qu’on croyait, et patrie des grands monastères. Le goût des voyages à Jérusalem se réveilla donc avec force sous l’empire des sentimens nouveaux, qui faisaient de l’Orent le but de tant d’admirations et de désirs.

Ces visites au berceau du christianisme et au siège de ses redoutables mystères n’avaient jamais cessé en Orient depuis la fondation des premières églises : les lois cruelles d’Adrien, après la seconde dispersion des Juifs et la transformation de Jérusalem en une ville païenne, Aelia Capitolina, ne les avaient même pas interrompues ; mais en Occident elles avaient toujours été rares, lorsque la conversion de Constantin en fit naître le goût et en facilita les moyens. On alla sur les traces de sainte Hélène par mode, par curiosité, par ferveur de christianisme. On voulut contempler les monumens que la mère d’un empereur romain élevait, sur la terre même de la rédemption, au culte d’un Dieu si longtemps proscrit par l’empire. Il se forma donc, des contrées d’occident à Jérusalem, un courant continu de voyageurs étrangers ou pèlerins, peregrini, durant la première moitié du IVe siècle. Ceux qui partaient d’Italie prenaient ordinairement la voie de mer pour gagner soit Antioche de Syrie, d’où ils remontaient vers la Palestine, soit directement Joppé, aujourd’hui Jaffa. La voie de terre était préférée par les pèlerins d’Espagne, de Gaule, de Bretagne ; ils gagnaient Constantinople par la vallée du Danube et la Thrace, et de Constantinople l’Asie-Mineure et la Syrie. Le temps nous a conservé, sous le titre d’Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem, un guide des pèlerins occidentaux, rédigé vers l’an 333. C’est un indicateur pratique qui contient les mansions ou auberges, et les mutations ou relais de la course publique, tout le long de la route, avec les distances en milles romains. Aux frontières de la Palestine, l’itinéraire devient un livre explicatif des curiosités que tout chrétien doit rechercher et visiter dans un voyage en terre sainte, et l’auteur y joint des renseignemens traditionnels qui sont aujourd’hui d’une grande importance pour l’histoire. Ce que nous venons de dire démontre qu’un tel voyage n’était pas alors aussi difficile qu’on pourrait se l’imaginer, et que le rendit en effet, à partir du VIIe siècle, l’occupation des provinces romaines d’Orient par les Arabes, sectateurs de l’islamisme.

À l’époque dont nous nous occupons, les pèlerins ne manquaient pas d’aller visiter, outre Jérusalem et la Palestine, la Syrie et l’Égypte, et dans ces provinces les déserts de Chalcide, de Thèbes, de Nitrie, royaumes fameux de ce monachisme qui faisait tourner tant de têtes. De jeunes enthousiastes se hasardaient même à tenter, sous quelque abbé en renom, la vie redoutable de la solitude, sauf à y renoncer bien vite et à venir raconter aux Occidentaux les merveilles qu’il ne leur avait pas été donné d’accomplir. Tout le temps que leur vocation durait (pour un très petit nombre, elle ne changea point), ils écrivaient à leurs amis d’Italie ou de Gaule des lettres destinées à la publicité, et qui, d’église en église, de province en province, circulaient avec une rapidité qui nous étonne aujourd’hui. Quand l’enthousiasme du pèlerin ou du solitaire était secondé par le talent, cette correspondance faisait découler dans les monastères naissans de l’Occident la ferveur orientale puisée à sa source. La petite thébaïde dorée que présidait Marcella au mont Aventin s’occupait avec un intérêt assidu des Occidentaux amenés par la vivacité de leur zèle dans les vraies thébaïdes de l’Orient ; on savait leurs noms, on s’enquérait de leurs souffrances, on célébrait leur victoire sur le démon, ou on pleurait leur défaite. Si leurs lettres étaient belles et édifiantes, les femmes les apprenaient par cœur, pour en réciter les passages les plus éloquens. C’est l’honneur que recevaient en 377 celles d’un moine dalmate, retiré dans le désert de Chalcide en Syrie, surtout l’épître exhortatoire par laquelle il appelait un de ses amis à venir partager les horreurs bien-aimées de sa solitude. L’ami résidait à Aquilée, se nommait Héliodore, et fut quelque temps après évêque d’Altino ; le moine n’était autre que Jérôme, pour qui commençait alors cette carrière de gloire, de travaux, de tribulations, qui en a fait un grand homme pour le monde, un grand saint pour l’église. L’épître, écrite avec une imagination de feu et beaucoup d’éclat de style, était une de ces déclamations scolastiques, fort en vogue au IVe siècle, et qui passaient alors pour la véritable éloquence. Tout le monde la lut, tout le monde voulut en retenir les pages les plus brillantes, et Jérôme un jour ne fut pas médiocrement surpris d’entendre Fabiola les lui réciter de mémoire sous le même ciel où il les avait tracées. L’admiration pour le moine dalmate était donc à son comble dans la société chrétienne de Rome, quand on apprit vers 382 qu’il revenait en Europe, ramené par des événemens qui touchaient à>la fois aux aventures de sa vie privée et à des divisions religieuses menaçantes pour l’église occidentale.


III

Jérôme, ou plus exactement Eusebius Hieronymus, pouvait avoir alors trente-six ans. Né vers 346, sur la pente méridionale des Alpes illyriennes, entre Émone et Aquilée, dans la petite ville de Stridon, moitié pannonienne, moitié dalmate, parmi des populations agrestes et presque barbares, il y puisa peut-être, comme il s’en confesse, les défauts d’une humeur âpre et violente, mais en revanche aussi une sève ardente et originale que le génie italien ne connaissait plus. Sa famille était chrétienne et assez riche pour que son père l’envoyât terminer ses études à Rome, sous le célèbre grammairien Donatus, qu’il appelle son précepteur. Jérôme apprit sous ce maître habile tout ce qu’on apprenait alors dans les écoles, la grammaire, la rhétorique, la philosophie, la jurisprudence. Il soutint avec éclat des controverses oratoires, suivit le barreau, et s’acquit parmi la jeunesse romaine un grand renom de savoir et d’éloquence. Tout en étudiant, il amassait, à force d’argent et de travail, cette précieuse bibliothèque qui devint la compagne inséparable de sa vie, acquérant les livres qui pouvaient s’acheter, et copiant les autres de sa main, pendant de longs jours et de longues nuits. Des bancs de l’école où il était assis, il vit naître et mourir l’empire de Julien, les temples se rouvrir, le sang des victimes tombées sous le couteau infecter de nouveau les places et les rues, les païens triompher avec insolence, les chrétiens obligés de se cacher ; puis, à cette soudaine nouvelle : « l’empereur est mort ! » la scène change, c’est à l’église de se réjouir, aux païens de trembler. Il entendit un d’entre eux s’écrier avec une colère mêlée d’épouvante : « Vous dites, ô chrétiens, que votre Dieu est patient, voyez pourtant comment il frappe ! » Ces tableaux, faits pour émouvoir une jeune imagination, se gravèrent profondément dans la sienne ; il se les représentait encore, au bout de cinquante ans, dans toute leur vivacité première. Jérôme ne passa point son adolescence dans une ville aussi licencieuse que Rome sans que ses mœurs en ressentissent quelque atteinte. « Il eut à déplorer, nous dit-il, plus d’une chute et plus d’un naufrage. » Son père l’arracha à ces dangereuses séductions en l’envoyant à Trêves, où résidait l’empereur Valentinien, peut-être pour l’attacher aux offices de ce prince, ou l’enrôler dans la milice cohortale du prétoire ; mais les travaux administratifs étaient peu du goût de Jérôme, qui employa le temps de son exil à copier des livres de controverse religieuse. Il saisit enfin une occasion de revenir à Rome pour y recevoir le baptême, et regagner ensuite Aquilée, sa métropole d’origine.

Pendant ce second séjour, suivant toute apparence, Jérôme se trouva mêlé à une aventure qui fit grand bruit. Il y avait alors dans la capitale de l’empire d’Occident une jeune femme chrétienne, originaire d’Espagne, dont la famille, émigrée à Rome, depuis quelques générations, avec une prodigieuse fortune, était entrée dans le patriciat par de hautes alliances et avait même donné un consul à l’année 341. Cette jeune femme se nommait Melania, et y sous une forme affectueuse et familière, Melanis et Melanium, suivant un usage grec introduit dans la langue latine. Tout était passion chez cette fille de l’Ibérie, et sa dévotion était aussi impérieuse et aussi exclusive que son amour ou sa haine. Mariée toute jeune à un homme d’un grand nom resté inconnu, elle en avait eu trois enfans ; mais elle atteignait à peine sa vingt-troisième année quand elle le perdit subitement, et son deuil n’était pas achevé, que les deux aînés de ses enfans, frappés à leur tour, allaient l’un après l’autre rejoindre leur père dans la tombe. Ces coups terribles ne l’écrasèrent pas. On ne la vit pas tomber, comme toutes les mères, dans une douleur furieuse et désespérée, nous dit un de ses biographes : elle ne pleura point, elle ne s’arracha point les cheveux ; se relevant de toute sa hauteur, elle s’avança, les bras étendus, vers le crucifix, l’œil sec et le sourire sur les lèvres. « Seigneur, s’écria-t-elle, je vous remercie d’avoir brisé tant de liens qui me retenaient loin de vous : je suis libre maintenant de vous servir ! » Cette scène se passait à la campagne, à plusieurs lieues de Rome. Sans perdre un instant, elle envoya préparer à la ville des obsèques dignes de son rang, fit placer les trois corps dans un même cercueil, et s’achemina avec eux pour les déposer dans le monument de sa maison, tenant son plus jeune fils entre ses bras. Elle fit ainsi son entrée à Rome, et, selon le mot d’un contemporain, « ce fut comme le triomphe de son malheur. »

La cérémonie terminée, elle annonça son départ pour un long voyage, et malgré les prières, l’opposition même de sa famille, qui tenta de la retenir, elle en fit rapidement les préparatifs. Quand on lui demandait où elle voulait aller, elle ne répondait pas. Un jour, elle disparut sans qu’on pût la retrouver, et l’on apprit enfin qu’elle s’était embarquée sur un navire en partance pour l’Égypte, laissant son fils unique à Rome, sans avoir rien réglé pour son éducation ni pour sa nourriture. « Dieu le gardera mieux, que moi, » avait-elle dit. Il fallut que le préteur urbain, chargé du soin des orphelins, nommât un tuteur au fils de Mélanie comme à un enfant abandonné. Une grande colère s’empara de la famille, et toute la ville fut en émoi. Ce fut l’occasion d’une polémique ardente où les païens et les chrétiens entrèrent en lutte, du moins les chrétiens exaltés, qui professaient les idées de monachisme poussées à l’excès. Les païens se plaignaient que, par de telles doctrines prêchées aux femmes, on sapât la société par ses bases et on violât les lois les plus sacrées de la nature. Les plus sages chrétiens pensaient comme eux, mais se taisaient ; les exaltés se répandaient en apologies pour cette mère dénaturée, qui sacrifiait son enfant à l’égoïsme de sa dévotion. De part et d’autre, comme il arrive dans toutes les luttes passionnées, on dépassa la limite du vrai et du bon. Tandis que les uns voyaient dans Mélanie une sainte qu’il fallait offrir pour modèle à toutes les femmes, les autres décriaient ses mœurs et le nom de Jérôme fut prononcé au milieu des plus graves imputations. Il est possible que le jeune Dalmate, qui avait embrassé avec ardeur les idées de monachisme eût été un des conseils de Mélanie dans sa fuite, il est probable aussi qu’il se montra un de ses apologistes les moins mesurés ; mais la suite prouva que leur liaison n’avait rien eu de criminel, et lui-même protesta à plusieurs reprises que le sentiment qu’il avait porté à Mélanie était de l’admiration et non de l’amour.

Aquilée était alors pour les contrées qui enserrent l’Adriatique ce que fut Venise plus tard, une grande métropole maritime et commerciale, où les arts et les lettres savaient noblement se faire une place. Il régnait alors parmi la jeunesse de ces pays, plus illyriens qu’italiens, une ardeur extraordinaire pour l’étude, surtout dans les rangs chrétiens. Jérôme y trouva donc, à son arrivée, une cohorte d’enthousiastes de son âge, la plupart ses compagnons d’enfance, nourris comme lui de la vie des pères du désert, et ne parlant que des ravissemens de l’état monastique, de sa perfection idéale et de la nécessité du renoncement et de la pauvreté pour mettre une digue à la dissolution des mœurs. L’éloquence de Jérôme apporta un nouveau stimulant à ces aspirations qui répondaient si bien aux siennes. À force de s’exalter, les jeunes disciples d’Antoine voulurent passer de l’idée à l’action, de la théorie à la pratique, et goûter sans plus de retard dette existence des âmes privilégiées. Chacun se choisit une solitude à sa guise ; les plus sages adoptèrent la vie cénobitique et s’organisèrent de petits couvens dont la durée ne fut pas bien longue ; d’autres se jetèrent dans les saintes aventures de la vie d’anachorète ; celui-ci se chercha quelque campagne bien inculte, bien isolée pour y mourir au monde, celui-là une gorge inconnue des montagnes Euganéennes ou des Alpes, de plus hardis quelque îlot abandonné de l’Adriatique. Jérôme alla s’enfouir dans sa sauvage patrie de Stridon, où il essaya de divers états successifs sans pouvoir jamais fixer l’inquiétude dévorante de son âme.

Je ferai ici pour les jeunes moines aquiléens ce que j’ai fait plus haut pour les nonnes patriciennes de l’Aventin : je tracerai le portrait des principaux, afin de montrer dans quels élémens, parmi les hommes comme parmi les femmes, se recrutait l’esprit de réforme à son berceau.

Le premier d’entre eux, Jérôme excepté, était incontestablement Rufin, qui fut plus tard prêtre d’Aquilée, et que nous verrons moine à Jérusalem, sur le mont des Oliviers, et historien ecclésiastique estimé. Négligé par ses parens durant son enfance, il refaisait alors son éducation dans l’âge mûr avec une opiniâtreté que le succès ne trahit point, et on put le vanter d’avoir su réunir, comme on disait alors, les études scolastiques aux études salutaires. Toutefois les lettres manquèrent à ces études scolastiques, faites dans la solitude et à froid. Érudit, d’un savoir exact et dialecticien plein de ressources, Rufin n’eut d’éloquence, de style et de souffle poétique que tout juste ce qu’il en fallait pour les comprendre et les détester chez les autres. C’était en tout l’opposé de Jérôme. Tandis que celui-ci, pétillant de saillies et puisant à pleines mains les raisons et les sarcasmes dans l’arsenal des auteurs profanes, cachait la logique sous des fleurs, Rufin, nu et compassé, insinuait le poison de ses plus perfides attaques dans une argumentation précise et claire qui ressemblait à la vérité. Pour les choses de cœur, l’opposition n’était pas moindre. Jérôme, plein de feu et d’abandon, se livrait à un ami comme si l’amitié dût être éternelle ; Rufin, né dominateur parce qu’il savait se posséder, profitait des défauts de ses amis et ne leur pardonnait jamais leurs torts. Deux hommes aussi dissemblables se rencontrant dans la vie devaient fatalement s’aimer ou se haïr : Jérôme et Rufin firent l’un et l’autre. Après avoir rempli le monde du bruit de leur amitié, ils le remplirent davantage du fracas de leur colère ; mais la haine servit mieux Rufin que ne l’eût fait une amitié ordinaire, et son nom est resté attaché à celui de Jérôme par l’effet de leur rupture même. Sans doute, le grand homme qui fit pendant cinquante ans l’orgueil de la chrétienté occidentale versa un peu de sa lumière sur les amis fidèles qui suivirent sa trace, mais sa haine donnait l’immortalité.

Bonosus venait le second dans la liste des affections de Jérôme. Fils d’un riche Aquiléen, il s’était fait pour son ami, qui ne songeait guère aux soins terrestres, le plus dévoué et le plus attentif des frères ; après l’avoir suivi à Rome et à Trêves, où leur bourse avait été commune, il était venu le rejoindre à Aquilée. C’était un homme bon et sincère, peu capable de grandes choses par lui-même, mais facile à exalter par l’enthousiasme des autres, et sérieux dès qu’il avait pris un parti. Dans le partage des tâchés monacales, il s’attribua, comme toujours, la plus rude. Tandis que Rufin se confinait prudemment dans un monastère, qu’il quitta l’année suivante, Bonosus affrontait la vie érémitique sur une île de la côte dalmate qui ne renfermait pas même de pêcheurs ; il y vivait de quelques provisions apportées du continent, de coquillages jetés par le flot sur la rive et surtout du produit de sa pêche, « en vrai fils du poisson, » comme disait Jérôme. On sait que ces mots étaient employés par les chrétiens des premiers siècles de l’église, à l’époque des persécutions, pour se désigner entre eux, et que le Christ lui-même était représenté sous le symbole du poisson, dont le nom grec réunissait les initiales de cette phrase sacramentelle : « Jésus-Christ, fils de Dieu, sauveur[2]. »

Le troisième en importance était un jeune homme de noble extraction provinciale qui, enrôlé comme officier dans l’armée romaine, avait jeté bas le ceinturon, par dégoût de la vie militaire, à l’instar de beaucoup de chrétiens. Il se nommait Héliodore. Rentré dans sa famille, au sein d’un monde riche et élégant, le nouveau converti eut bien des assauts à soutenir, sa vocation monacale fut mise bien des fois en péril ; car ses parens le sollicitaient de se marier, et lui-même ne se sentait pas une force à toute épreuve contre les tentations. Dans un bel élan de ferveur il prit le même parti qu’Origène, et se mutila malgré les défenses de l’église, qui punissait ce crime volontaire de l’interdiction du sacerdoce ; toutefois les canons ecclésiastiques n’empêchèrent pas Héliodore d’être élu quelques années plus tard évêque d’Altino en Vénétie. C’était un homme doux et bienveillant. Après s’être enlevé le droit de posséder en propre une famille, il adopta celle de sa sœur, et se montra pour les pauvres un père affectionné et généreux.

L’association comptait encore d’autres prosélytes en assez grand nombre, sur lesquels les détails nous manquent, mais que leur fortune ultérieure nous signale comme des hommes d’un vrai mérite. Tels étaient Chromatius, devenu évêque et assez célèbre ; Eusébius, son frère, archidiacre d’Aquilée, puis évêque ; Jovinus, évêque aussi. On trouvait encore dans leurs rangs Nicias, Innocentius et Hylas, qui se recommandent tous trois à l’histoire par une circonstance spéciale dont il sera question plus tard. Nicias remplissait dans l’église d’Aquilée les fonctions de diacre ; Innocentius, laïque, avait été entraîné à la vie religieuse par son affection pour Jérôme ; quant à Hylas, c’était un ancien esclave de Mélanie, affranchi par elle à son départ, et qui, se trouvant sans maître, avait voulu suivre Jérôme. Au milieu de tous ces jeunes gens de savoir, de fortune ou de naissance, le pauvre affranchi était estimé comme un homme simple et bon, qui effaçait par l’honnêteté de ses mœurs la tache de la servitude.

Ces esprits hautains, qui croyaient trouver la perfection idéale sous un habit de moine et en usurpaient d’avance tous les droits, n’étaient pas d’un mince embarras pour le clergé séculier qu’ils dédaignaient, et pour les supérieurs ecclésiastiques dont ils contestaient parfois l’autorité ; aussi la profession monastique, en beaucoup de lieux, rencontrait-elle pour premier obstacle les évêques. Il arrivait encore qu’après quelque temps d’épreuves l’ennui saisissait les nouveaux convertis, qui, ne trouvant point dans les pratiques de leur ascétisme l’idéal qu’ils avaient rêvé, s’imaginaient que la vie monastique, avec la plénitude de ses grâces, ne pouvait exister qu’en Orient, loin de tout contact humain, entre un ciel et une terre également inhospitaliers. Alors, chassés par le découragement, ils désertaient des cellules sans poésie ni miracles, partaient pour l’Orient ou rentraient dans le monde. Jérôme, retiré en Dalmatie, comme nous l’avons dit, ne vécut pas longtemps en bonne intelligence avec son évêque, qu’il proclame un homme ignare, brutal, méchant, incapable de sa charge et digne seulement du peuple qu’il gouvernait. Cet homme si rudement peint s’appelait Lupicinus. On ne sait de quelles vexations, de quelles calomnies Jérôme fut l’objet, mais il paraît que l’évêque souleva contre lui des populations grossières et violentes aux yeux de qui une nouveauté était un crime. Pour échapper à ce « pilote inepte d’un navire fracassé, » — ce sont les paroles qu’il emploie dans sa colère, — Jérôme s’enfuit avec son frère Paulinien au fond d’une campagne d’où il écrivait à un ami : « Nous sommes venus ici en fugitifs demander aux champs la paix que notre patrie, nous refuse. Nous ne voulons rien avoir à démêler avec personne, et nous croyons que, s’il faut déférer aux évêques, quand ils enseignent la véritable foi, les respecter, les honorer comme des pères, nous ne sommes pas tenus de trembler sous eux comme sous des maîtres. »

La paix lui manqua là comme ailleurs. Soit que l’hydre (comme il appelait Lupicinus) l’y poursuivît encore, soit qu’il se dégoûtât finalement d’un travail intérieur sans résultat, il dit adieu à son frère, et partit brusquement pour Aquilée dans le dessein de revoir quelques amis et de gagner ensuite la Syrie ou l’Égypte. Il y trouva plusieurs de ses compagnons de retraite dans la même inquiétude d’esprit, dans la même disposition d’âme ; il n’eut pas de peine à les convaincre par ses discours, et ils projetèrent de partir ensemble pour l’Orient. Innocentius et Nicias adoptèrent même cette idée avec chaleur ; le pacifique Héliodore n’y consentit que par curiosité ou par affection pour son ami, et Hylas ne voulut point se séparer du maître qu’il s’était donné.

Sur ces entrefaites arriva dans Aquilée un prêtre d’Antioche qui était venu en Italie, au nom d’une partie des catholiques syriens, pour expliquer aux évêques occidentaux la situation de son église, et qui retournait dans sa patrie après avoir rempli cette mission. Évagrius (c’était son nom), homme instruit et de rang distingué, confirma les jeunes Aquiléens dans leur projet, s’offrant à leur servir de guide pendant le voyage, et d’introducteur plus tard près des catholiques syriens. Ils s’embarquèrent tous avec lui, sauf Jérôme, qui préféra suivre la route de terre. Tandis qu’ils cinglaient d’Aquilée vers le cap Ténare et les Cyclades, il se dirigea sur Constantinople par la vallée du Danube et la Thrace, emportant avec lui un trésor qui ne le quittait jamais, cette bibliothèque qu’il s’était formée à Rome, et qui était en grande partie l’œuvre de sa main. Dans ce voyage, il visita au-delà du Bosphore le Pont, la Bithynie, la Galatie, la Cappadoce, la Cilicie, où il nous raconte qu’il faillit mourir de chaud. À Césarée en Cappadoce, il retrouva Evagre, qui avait été chargé par son église d’une autre mission près de l’évêque de cette. ville, Basile, que la postérité a justement surnommé le Grand. Ils partirent ensemble, et, franchissant les pentes du mont Amanus, Jérôme rejoignit ses amis dans Antioche à la fin de l’année 373.


IV

En se faisant l’introducteur des quatre Occidentaux dans la ville d’Antioche, Évagre les jetait au milieu d’un schisme qui ne troublait pas seulement cette ville et les églises de Syrie, mais menaçait de s’étendre sur tout l’Orient. Voici quelle en était l’origine. L’église d’Antioche, toujours en guerre intestine, avait subi l’une après l’autre toutes les hiérarchies ecclésiastiques, suivant la force des partis et le caprice des empereurs : arienne ou semi-arienne sous Constance, elle était redevenue catholique par la grâce de Julien, qui, durant son court passage à l’empire, s’empressa de lui rendre ses évêques proscrits, afin de la diviser davantage. Tout était querelle et faction dans cette turbulente cité, dont l’auteur du Misopogon nous a tracé une si acre et si vivante peinture. Or, du temps de Constance, il était arrivé que, dans un rare moment de rapprochement et de calme, ariens et catholiques, ou du moins la majorité des deux communions, s’étaient entendus pour le choix d’un évêque : on était allé chercher à Bérée un homme qui, dans ce siège, et auparavant dans celui de Sébaste en Arménie, avait donné la preuve d’un esprit équitable et conciliant. Il se nommait Mélétius, et les historiens nous disent qu’il prêchait surtout aux fidèles la doctrine morale, qui ne diffère point entre le catholique et l’arien, mais que, lorsqu’il fallait se prononcer sur le dogme, il n’hésitait point à se proclamer hautement consubstantialiste. L’empereur Constance, qui ne l’était pas, profita d’un de ses aveux pour l’exiler, et Mélétius joignit à la gloire de la tolérance les honneurs du martyre. Pendant l’exil du pasteur légitime, deux évêques intrus mirent la main sur le troupeau, qu’ils se disputèrent. Un arien, Euzoïus, fut installé officiellement par ordre de Constance, tandis qu’un légat du pape de Rome, Lucifer de Cagliari, assisté de deux autres prélats occidentaux, ordonnait évêque catholique un prêtre nommé Paulin, ordination contraire aux canons, puisque l’évêché d’Antioche n’était pas vacant, et que d’ailleurs la règle ecclésiastique ne voulait pas qu’un évêque étranger pût en instituer un autre sans le concours des évêques comprovinciaux. Son exil fini, Mélétius vint reprendre l’administration de l’église dont il ne s’était séparé que malgré lui.

En stricte équité, le devoir de Paulin était de se démettre, Mélétius étant catholique comme lui, et de plus ayant souffert pour la foi, ce que Paulin n’avait pas fait ; mais il en jugea autrement, et les Occidentaux, dont il était l’œuvre, approuvèrent sa persistance. « Mélétius, disaient-ils, élu par une réunion d’ariens et de catholiques, n’avait jamais pu être qu’un évêque arien, l’immixtion des hérétiques viciant radicalement le caractère de l’élection. Paulin, élu par les seuls catholiques, n’avait donc rien entrepris contre personne, et avec juste raison ne reconnaissait d’autre évêque catholique que lui-même. » Des faits nombreux, ratifiés par l’église, démentaient ce raisonnement ; toutefois ceux des catholiques d’Antioche qui prétendaient à la pureté s’y rallièrent, et Paulin conserva un petit troupeau consubstantialiste à côté de Mélétius. L’église de Paulin se cantonna dans la ville, celle de Mélétius s’étendit de la ville à toute la campagne et, aux évêchés de la province qui ne voulurent communiquer qu’avec lui. Privé de l’appui des évêques syriens, Paulin se mit sous la protection de l’église de Rome, de qui il tenait ses pouvoirs par les mains d’un légat, de sorte que les catholiques d’Antioche eurent deux évêques, l’un reconnu par l’Occident et repoussé par l’Orient, l’autre légitime en Orient et schismatique en Occident. Cependant plus d’un évêque occidental, alarmé d’un tel état de choses, hésitait à suivre l’église de Rome dans le défilé périlleux où elle s’engageait de plus en plus ; on le savait à Antioche, et c’était afin de donner des explications et de lever ces scrupules inquiétans qu’Évagre avait fait le voyage d’Italie. Prêtre de l’église séparée et ami intime de Paulin, il sut présenter les choses sous la couleur la plus favorable et apaiser les Occidentaux. Évagre avait au reste un penchant involontaire à les juger lui-même ainsi, car, étant le personnage le plus important du clergé paulinien après l’évêque, qui était fort vieux, il entrevoyait à son insu peut-être le moment prochain où, grâce à la protection de l’église romaine, la succession épiscopale s’ouvrirait pour lui. Cette ambition de sa part ne présentait rien de trop étrange, car sa famille comptait parmi les plus notables et les plus riches de la province. Son père Pompéianus était fils d’un général frank qui, après avoir servi glorieusement sous Aurélien, avait reçu de cet empereur la concession de domaines considérables sur le territoire d’Antioche : agrégé à la bourgeoisie de la cité, le général barbare y avait pris femme, et son nom germanique s’était transformé en celui de Pompéianus, resté comme appellation patronymique à ses descendans.

Jérôme et ses compagnons se trouvèrent donc à leur arrivée en Orient enrôlés de fait dans une église que les Orientaux regardaient comme schismatique. Il fut ébloui tout d’abord par ce foyer de lumières chrétiennes que renfermait alors l’Orient, et auprès duquel l’Occident ne semblait que ténèbres. Les deux Apollinaris de Laodicée dominaient alors en Syrie par l’éclat du mérite uni au courage : le père avait été grammairien et poète, et le fils, de rhéteur éloquent, était devenu évêque. Quand fut rendu le décret de Julien qui interdisait aux professeurs chrétiens l’enseignement des lettres profanes, afin que la pureté de leur foi, osait-on bien dire, restât à l’abri de tout péril, Apollinaris le père mit une partie de l’Ancien Testament en centon homérique, et, grâce à ce subterfuge hardi, il offrit à la jeunesse chrétienne la substance du poète des poètes, en dépit d’une loi abominable qu’avait pu seule inspirer et dicter la haine clairvoyante d’un apostat. Apollinaris le fils de son côté consacra sa vaste science, tour à tour subtile et profonde, à l’exégèse évangélique, et tout l’Orient voulut entendre ses brillans, mais hardis commentaires sur l’essence des mystères chrétiens. Jérôme, qui se fit son élève, l’admira sans embrasser des doctrines qui lui parurent douteuses, et conduisirent en effet le savant maître à l’hérésie ; mais il puisa du moins à son enseignement le goût de l’interprétation symbolique, si bien adaptée à sa vive imagination.

Dans l’enivrement de ces nouveautés, Jérôme semblait avoir oublié le but de son voyage, lorsqu’un incident l’y ramena. Evagre l’ayant un jour conduit à trente milles d’Antioche, au bourg de Maronie, dont il était propriétaire, ils visitèrent ensemble un vieillard nommé Malchus, qui vivait près de là, absolument seul, dans un endroit tout à fait sauvage. Enlevé autrefois par une bande d’Arabes scénites avec un convoi de voyageurs qui se rendaient de Bérée à Édesse en longeant la frontière des Ismaélites, il s’était vu traîner au fond d’un désert et condamner par les brigands, ses maîtres, à la garde de leurs troupeaux. Perdu dans des solitudes sans fin et désespérant de revoir jamais sa patrie, il appelait la mort à grands cris, quand une femme, sa compagne de captivité, lui parla de Dieu et fit rentrer le calme dans son âme. Il l’écouta et l’aima : tous deux vécurent l’un près de l’autre quelque temps comme des solitaires chrétiens, et parvinrent à se sauver ensemble. La femme entra dans un couvent de vierges, et Malchus, revenu en Syrie, ne voulut plus connaître d’autre existence que celle qu’il avait si longtemps menée au milieu des tentes des Scénites : il achevait alors ses derniers jours dans un lieu qui lui en retraçait le souvenir. Les paroles de cet homme simple avaient quelque chose de persuasif qui allait droit au cœur ; on y respirait comme un souffle de ces campagnes embrasées dont il peignait les ravissemens ; elles laissèrent Jérôme profondément troublé. Rejetant loin de lui les études et les livres comme des amusemens qui n’importaient point au salut, il résolut de partir immédiatement pour Chalcide. Évagre connaissait l’abbé d’un des grands monastères qui peuplaient la première zone de ce désert, il offrit de lui recommander les nouveaux hôtes, mais Héliodore ne voulut point être du nombre. Prétextant ses devoirs envers sa famille et les soins que réclamait le fils de sa sœur, il signifia sa résolution de retourner en Italie. Jérôme insistait ; il versa bien des larmes, nous dit-il, car cette séparation lui était cruelle : Héliodore fut inflexible. Nicias aussi s’excusa, et la troupe, réduite à Jérôme, Hylas et Innocentius, se mit en route pour Chalcide.

Le désert qui tenait son nom de cette petite et pauvre métropole confinait vers le midi aux terres des Arabes scénites, appelés déjà Sarrasins, et s’étendait à l’est, à travers des sables stériles, dans une profondeur inconnue. Voué à d’insupportables chaleurs pendant presque toute l’année, entre un soleil sans nuages et une terre qui en réverbérait les rayons, ce pays avait cela de particulier, qu’il se refroidissait tout à coup lorsque la neige recouvrait les hautes cimes du Liban et de l’Anti-Liban, de sorte qu’on y éprouvait successivement et sans transition les souffrances extrêmes de l’été et le froid glacial de l’hiver. C’est là que la dévotion chrétienne attirait tout ce qu’il y avait d’âmes fatiguées et d’esprits inquiets dans les provinces de Syrie, d’Arabie, de Mésopotamie et dans une partie de l’Asie-Mineure.

Le désert se partageait en trois zones topographiques, correspondant à trois conditions différentes dans l’état de moine, comme on le pratiquait en Syrie. La première, située sur la limite de la Syrie habitable, l’était aussi jusqu’à un certain degré : elle avait des arbres, rares pourtant, des eaux, et un sol que la sueur humaine pouvait féconder. Dans cette zone étaient construits de grands monastères disposés pour la vie commune ; là se trouvaient rassemblés par troupes de plusieurs milliers les cénobites proprement dits, qui cultivaient la terre pour la nourriture du couvent, tournaient la meule pour écraser le blé, arrosaient le jardin ou fabriquaient des paniers, des nattes, du papier, de la toile, que venaient acheter les marchands de Chalcide ou d’Apamée ; c’est là que se trouvaient les églises et un service ecclésiastique régulier. La seconde zone était celle des reclus, qui habitaient des cellules isolées, quelquefois à deux ou trois, la plupart du temps seuls, et vivaient libres de toute règle, livrés à l’indépendance absolue de l’inspiration. Plus avancée vers l’est et moins arrosée, cette partie du désert offrait à ses habitans des labeurs plus rudes et une solitude plus austère. En poussant encore vers l’est, on entrait dans la dernière zone, formée de sables nus et de montagnes pelées, demeure torride des bêtes féroces et des serpens, où les cavernes et le bord des sources étaient infestés de scorpions. C’était la région des anachorètes ou ermites dispersés et séquestrés de tout contact humain : c’était aussi celle des austérités prodigieuses et des grandes hallucinations. Malheur à qui s’y hasardait sans une force d’âme et de corps à toute épreuve ! Parmi ses habitans, les uns passaient jusqu’à trente années dans une cellule sans en franchir le seuil, sans voir une créature humaine et sans parler ; d’autres se faisaient des demeures au fond de citernes desséchées d’où ils ne pouvaient plus sortir, et où on leur jetait de temps en temps quelques figues et du pain d’orge ; d’autres enfin, privés de toute assistance et de tout voisinage, erraient sur les montagnes, sans gîte ni nourriture, à la merci du hasard. On les nommait les paissans par assimilation aux animaux sauvages, qui vont chercher l’herbe où elle croît : c’étaient les enfans perdus du désert. Un père de l’église syrienne recommandait aux cénobites d’écarter avec soin toute tentation de ce genre, et de ne se point exposer témérairement « à l’horreur du désert, aux dangers de la faim, aux bêtes, aux démons, à leurs propres inquiétudes enfin, » qui n’étaient pas le moindre péril de l’isolement absolu. Ces sages conseils n’arrêtaient pas toujours des imaginations aventureuses, exaltées par les abstinences, et avides de savourer jusqu’à la lie ce que la solitude offrait de plus émouvant ou de plus amer.

Et qu’on ne croie pas qu’en dehors de ces étranges défis à la nature, la vie monastique fût réprouvée en Orient par les hommes calmes et sensés. Loin de là : on y voyait un moyen de retremper les forces de l’âme, et les plus grands évêques en usèrent à leur profit comme d’un remède salutaire. Il n’y eut pas jusqu’aux païens qui n’approuvassent dans le monachisme le principe de renoncement à soi-même enseigné par leurs sectes philosophiques les plus en crédit : Libanius, l’ami de Julien, a fait l’apologie des moines. Au reste, un des noms appliqués à la profession monastique en Orient était celui de philosophie, que l’austérité chrétienne acceptait avec orgueil, et je citerai à ce propos le témoignage d’un contemporain, qui a souvent porté dans l’appréciation des choses religieuses un grand esprit d’indépendance et de justice, l’historien ecclésiastique Sozomène. « Une des choses les plus utiles que Dieu ait transmises aux hommes, nous dit-il, est la philosophie de ceux qu’on appelle moines. Elle méprise comme chose superflue, et consumant un temps qu’on peut mieux employer, les connaissances acquises aux écoles et les arguties de la dialectique. Pour elle, la meilleure étude est celle de bien vivre. Elle enseigne donc par une science simple et naturelle ce qui peut combattre et déraciner le mal moral, ne trouvant pas qu’il y ait un milieu possible entre le vice et la vertu. Forte contre les tumultueuses agitations de l’âme, elle ne sait pas céder à la nécessité et ne succombe point aux infirmités du corps ; par la contemplation continue de l’éternel auteur des choses, elle fortifie l’âme à la source de l’essence divine… Supérieure aux événemens du dehors, elle domine pour ainsi dire le monde extérieur ; l’injure ne l’atteint pas, et elle se glorifie de la souffrance. Patience, mansuétude, frugalité, voilà les degrés par lesquels elle élève l’homme vers Dieu, autant qu’il est permis d’en approcher. Les deux princes de cette suprême philosophie, si l’on en croit la tradition, ont été les prophètes Élie et Jean-Baptiste ; mais le pythagoricien Philon nous rapporte que de son temps une foule d’Hébreux de distinction se livraient à la pratique de cette sorte de sagesse dans un certain lieu situé au-dessus du lac Maréotide. Leurs demeures, leur nourriture, leur discipline, telles qu’il nous les dépeint, ressemblent à celles des moines d’Égypte aujourd’hui même. Il y avait aussi des femmes qui s’abstenaient du mariage et vivaient en communauté. Philon semble attribuer par là l’institution des moines à des juifs convertis au christianisme. D’autres auteurs lui donnent une autre cause : ils la font naître des persécutions païennes, quand les chrétiens, obligés de fuir sur les montagnes, dans les déserts et les bois, s’habituèrent peu à peu à la vie solitaire, qui fut régularisée par la suite. »

Quelle que fût l’origine de la philosophie monacale, les trois Occidentaux, devenus hôtes de l’un des couvens de Chalcide, n’étaient guère préparés à la vie qu’elle imposait : la réclusion, le jeûne et le travail manuel sous un climat dévorant. Jérôme, déjà malade, s’y affaiblit graduellement. En proie à un abattement de corps et à une langueur d’esprit qui ne le quittaient pas, il était, dit-il, en danger de s’éteindre, et ne se souvenait presque plus de lui-même. Un coup soudain lui enleva Innocentius, emporté par une fièvre violente. Il perdait en lui, suivant ce mot touchant d’une de ses lettres, « un de ses yeux et le frère de son âme. » La plaie de son cœur n’était pas encore fermée quand la mort d’Hylas la rouvrit. Jérôme restait seul, presque aussi mort que les deux amis à qui ses mains venaient de donner la sépulture. Ces pertes et le sentiment de sa solitude absolue semblèrent imprimer une secousse à son corps comme à son âme ; les forces lui revinrent en apparence, mais un mal caché le minait. Pour être plus seul encore et se nourrir à loisir de sa tristesse, il quitta le couvent et courut s’enfoncer dans la partie inhabitée du désert. L’idée de l’enfer le poursuivait : il s’imaginait que Dieu avait frappé ses compagnons pour le punir et le rendre au repentir de ses crimes. Ce fut le prologue d’un drame intérieur dont il nous a raconté les effrayantes péripéties, et qui conduisit presque à la démence ce grand et sublime esprit. Il faut l’entendre exposer lui-même, dans des pages éternellement belles, des émotions qu’une imagination comme la sienne pouvait seule ressentir et qu’un talent comme le sien était seul capable d’exprimer.

« Retiré dans cette vaste solitude, toute brûlée des ardeurs du soleil, je me tenais à part des hommes, nous dit-il, parce que mon âme était remplie d’amertume. Le sac dont j’étais couvert avait rendu mon corps si hideux qu’il faisait horreur aux autres, et ma peau devint si noire qu’on m’eût pris pour un Éthiopien. Je passais des journées entières à verser des larmes, à jeter des soupirs, et quand, malgré moi, j’étais forcé de céder au sommeil qui m’accablait, je laissais tomber sur la terre nue un corps tellement décharné qu’à peine les os se tenaient les uns aux autres. » Dans son exaltation fébrile, il voyait se dresser devant lui, avec les souvenirs de sa jeunesse, l’image de Rome, de ses splendeurs, de ses voluptés enivrantes. Vainement redoublait-il de macérations et de jeûnes pour écarter ces dangereuses obsessions : plus il les combattait, plus elles le poursuivaient, comme si elles se fussent acharnées à le vaincre.


« Hélas ! s’écrie-t-i ! dans un morceau justement célèbre, j’avais le visage pâli par les jeûnes, et mon âme se sentait brûlée des ardeurs de la concupiscence au sein d’un corps déjà refroidi. Ma chair n’avait pas attendu la destruction de l’homme entier, elle était déjà morte, et les passions bouillonnaient encore en moi. Ne sachant plus où trouver du secours, j’allais me jeter aux pieds de Jésus, je les baignais de mes larmes, je les essuyais de mes cheveux, et je tâchais de dompter cette chair rebelle par des semaines entières d’abstinence. Je me souviens d’avoir souvent passé le jour et la nuit à crier en me frappant incessamment la poitrine, jusqu’à ce que le Dieu qui commande à la tempête ordonnât à mon âme de se calmer. Je n’approchais plus de ma cellule qu’avec peine, comme si elle eût connu mes pensées, et, plein de colère contre moi-même, je m’enfonçais dans le désert. Si j’apercevais quelque vallée sombre, quelque montagne abrupte, quelque rocher escarpé, c’était le lieu que je choisissais pour aller prier et en faire la prison de ce misérable corps. Dieu m’est témoin qu’après avoir ainsi répandu beaucoup de larmes, après avoir longtemps tenu les yeux élevés au ciel, je croyais me voir transporté au milieu du chœur des anges ; alors, rempli de confiance et d’allégresse, je chantais au Seigneur : « Nous courons après vous à l’odeur de vos parfums ! »


Contre ces impurs fantômes, reste des égaremens de la jeunesse, Jérôme invoqua une passion plus noble et chez lui plus impérieuse, l’étude : il s’imposa la tâche d’apprendre l’hébreu. Un Juif converti, devenu moine dans un des monastères voisins, s’offrit à lui servir de maître, circonstance qui le ramena vers les zones habitées du désert. Le travail qu’il entreprenait le rebuta d’abord ; il ne s’y mettait qu’avec dégoût. Si la langue hébraïque le choquait par sa rudesse et l’âpreté de ses aspirations gutturales, le génie hébraïque l’offensait bien davantage encore par ses inégalités, par l’absence de cette beauté harmonieuse dont le génie grec et latin avait créé les types immortels. Ces modèles étaient là, sous ses yeux, roulés dans sa chère bibliothèque, dont il ne s’était pas séparé même au milieu des lions et des serpens ; il y courait non sans éprouver de remords, comme si la préférence qui l’entraînait vers des livres profanes eût été un crime contre Dieu et comme une apostasie de sa foi. Ces combats intérieurs le conduisirent à une nouvelle crise non moins violente que la première, et dont il nous a fait lui-même une émouvante peinture.

« Malheureux que j’étais, nous dit-il, je jeûnais et lisais ensuite Cicéron. Après avoir souvent passé les nuits sans dormir, après avoir répandu des larmes que le souvenir de mes fautes arrachait du fond de mon cœur, je prenais Plaute dans mes mains. Si quelquefois, rentrant en moi-même, je voulais lire les prophètes, leur style simple et négligé me rebutait, et parce que ma cécité m’empêchait d’apercevoir la lumière, j’accusais le soleil et non mes yeux… Il me vint, vers le milieu du carême, une fièvre interne qui, trouvant mon corps tout épuisé par le manque de repos, acheva de le consumer. Je me refroidissais peu à peu, seulement ma poitrine gardait un peu de chaleur, et on pensait déjà à m’enterrer. En ce moment, je fus tout d’un coup ravi en esprit et amené devant le tribunal du juge. Il en sortait une si grande lumière, et tous ceux qui l’environnaient. jetaient un tel éclat que, m’étant prosterné par terre, je n’osais lever les yeux vers lui. On me demanda quelle était ma profession. Je répondis que j’étais chrétien. « Tu mens, me dit le juge, tu es cicéronien et non pas chrétien, car où est ton trésor, là est ton cœur. » Ces paroles me fermèrent la bouche. Il ordonna qu’on me fouettât ; mais ce châtiment m’était encore moins sensible qu’un vif remords de ma conscience. Je disais en moi-même ce verset du psaume : « Qui vous rendra gloire dans l’enfer ? » Je m’écriai enfin en pleurant : « Ayez pitié de moi, Seigneur, ayez pitié de moi ! » On n’entendait que cette parole au milieu du bruit des coups. Enfin ceux qui étaient présens, se jetant aux pieds du juge, le prièrent de pardonner à ma jeunesse et de me donner le temps de faire pénitence, pour me punir ensuite sévèrement, s’il m’arrivait encore de lire des livres païens. Moi, pour me tirer de l’extrémité où je me trouvais réduit, je lui fis serment, et lui dis en le conjurant par son saint nom : « Seigneur, si je garde dorénavant et si je lis jamais des livres profanes, je veux qu’on me traite comme si je vous avais renoncé. » Sur ce serment, on me laissa partir, et je revins au monde. On fut surpris de me voir rouvrir les yeux ; mais ils étaient baignés d’une si grande abondance de larmes, la douleur dont je paraissais pénétré était si poignante, que les plus incrédules durent ajouter foi à ma vision. »


Était-ce vision ? était-ce rêve ? Jérôme, dont la puissante imagination savait donner un corps aux plus vagues illusions de la pensée, se le demanda plus d’une fois, et heureusement pour sa gloire et pour celle du christianisme occidental il finit par n’y voir qu’un rêve ; mais l’envie resta plus crédule que lui. À mesure que sa renommée s’étendit, que son talent, nourri des fortes études profanes et qui en portait le cachet, s’éleva et domina tous les autres, la tourbe des esprits médiocres et jaloux cria plus fort au parjure, et vint lui opposer impudemment à lui-même son rêve comme une vision.

L’esprit de Jérôme se rasséréna peu à peu : il s’arrangea une vie d’études entremêlée de pratiques d’ascétisme ; il vit plus fréquemment Évagre, qui lui apportait des livres et lui procura des scribes pour en prendre copie sous ses yeux ; lui-même enfin se mit à compiler des matériaux pour plusieurs ouvrages qu’il rédigea plus tard. Quelques religieux occidentaux, conduits à Chalcide par une vocation semblable à la sienne, et chez qui le goût des lettres n’était pas éteint, se réunissaient à lui de temps à autre pour lire et pour converser. On aime à se figurer, sur cette limite de la terre habitable, cette petite académie de moines, dont les jardins étaient le désert, agitant en face d’une cellule les plus graves questions de la destinée humaine. Ce fut pour Jérôme une époque de douce quiétude qu’il regretta souvent au milieu des traverses de sa vie. Cependant il lui manquait un ami, un ami vrai, un frère dans lequel il pût verser avec assurance toutes les émotions de son cœur, car Évagre, attentif d’ailleurs à tous ses besoins, n’était point cela pour lui. Il songea d’abord à Rufin. Ce compagnon de sa jeunesse, après s’être fait ordonner prêtre dans Aquilée, était parti pour l’Égypte, où il avait rencontré Mélanie, en compagnie de laquelle il avait visité les solitudes de Nitrie et de Thèbes, et on attendait incessamment leur arrivée à Jérusalem. Voilà ce que Jérôme apprit d’un de ces prêtres qui circulaient d’église en église et de monastère en monastère colportant les nouvelles et les lettres. Il écrivit donc à Rufin pour le supplier de venir à Chalcide visiter un ami qui ne l’avait point oublié ; ne recevant point de réponse, il écrivit de nouveau par l’intermédiaire du gouverneur de la province, mais sans plus de résultat. Sa pensée alors se tourna vers le pacifique et timide Héliodore, qui l’avait si prudemment quitté au moment d’affronter le désert : il espéra le gagner cette fois par une peinture irrésistible des dangers du siècle et des ravissemens de cette solitude, qu’il avait eu le malheur de fuir. Recueillant toutes ses réminiscences classiques, il composa d’un style très travaillé une épître exhortatoire dont l’effet trompa et dépassa tout à la fois son attente, car Héliodore ne vint pas, mais tout le monde dans les cercles chrétiens sut l’épître par cœur. Fabiola la récitait devant Jérôme lui-même, dix ans après, à l’ermitage de Bethléem. On voudrait, dans cette déclamation trop empreinte des procédés de l’école, distinguer aujourd’hui les passages qui excitèrent la dévotion des contemporains et l’enthousiasme des pieuses patriciennes de l’Aventin : on n’y trouve guère qu’une amplification outrée sur le principe fondamental de la théorie monastique, à savoir qu’il faut briser tous les liens naturels ou sociaux pour être à Jésus-Christ. C’est la doctrine que Mélanie avait mise hardiment en pratique, et l’on peut croire qu’elle n’était pas sans succès dans des familles mixtes, comme beaucoup de familles romaines, où le contraste des croyances religieuses entretenait des dissensions et de sourdes révoltes. Une école qui voulait changer de fond en comble les mœurs chrétiennes ne reculait pas non plus devant les sophismes : toutefois elle put s’apercevoir que l’exagération nuisait à son but, et la société fut en droit de reprocher aux nouveaux docteurs qu’ils voulaient remplacer un mal par un autre.


« Soldat efféminé, disait-il à Héliodore par allusion à son premier état, que fais-tu sous le toit paternel ? Où est le rempart, où est le fossé et l’hivernage sous la tente de peau ? Tu te reposes, et la trompette divine a déjà retenti. Le grand empereur arrive sur les nuées, il vient combattre le monde ; un glaive à deux tranchans sort de sa bouche : il court, il bouleverse, il détruit. Et toi, tu ne quitterais pas ton lit pour la bataille, l’ombre où tu te tiens pour le soleil ! Lève-toi, le courage te rendra la force…

« Rappelle-toi le jour où tu t’enrôlas dans la milice du Christ. Enseveli avec le Sauveur sous le vêtement blanc du baptême, tu juras de le servir, de lui tout sacrifier, jusqu’à ton père et ta mère : tu l’as promis ! Verrais-tu ton père étendu à la porte sur le seuil pour t’empêcher de passer, passe sans verser une larme ; passe, tu es soldat, ton drapeau est là-bas : c’est la croix. Songe qu’être cruel pour les siens au nom du ciel, c’est être vraiment pieux, c’est sauver avec soi ceux qu’on aime. Lorsqu’un jour, le front couronné de l’immortel laurier, tu entreras, vainqueur des obstacles, dans la Jérusalem céleste, ta vraie patrie, devenu citoyen d’en haut avec Paul, tu obtiendras aussi pour ta famille le droit de cité, oh ! alors, souviens-toi de moi : rappelle-toi la voix qui t’a excité à vaincre !

« Ah ! je sais bien que des entraves puissantes te retiennent, et que tu les opposes à mes exhortations. Je ne suis pas insensible, crois-le bien ; je n’ai point été engendré par les roches du Caucase, et le lait que j’ai sucé n’est pas celui des tigresses d’Hyrcanie. J’ai connu comme toi les épreuves, les séparations, les déchiremens de l’âme. Je vois d’ici ta sœur, qui est veuve, se suspendre à ton cou, te retenir par ses embrassemens, te défendre de partir. Non loin de là se tiennent les esclaves qui t’ont vu naître et grandir ; ils te crient : « A quel maître allez-vous nous laisser ? » Puis c’est ta nourrice cassée de vieillesse, ton précepteur qui eut pour toi des soins de père ; ils te remontrent que quelques jours à peine leur restent à vivre : « que ne les laisses-tu mourir d’abord ? » Ta mère aussi vient opposer à ton départ une sainte barrière, sa face ridée par les ans et cette poitrine aujourd’hui desséchée où tu puisas la vie ; elle fredonne peut-être pour t’arrêter ces mêmes chants dont le murmure t’endormait dans ton berceau… Ami ! bouche tes oreilles et fuis. Tu me diras sans doute que l’Esprit saint nous ordonne d’obéir à nos parens. Oui, mais il nous enseigne aussi que les aimer plus que le Christ, c’est renoncer au Christ. Pierre tira l’épée pour empêcher le Sauveur de mourir, et le Sauveur condamna sa lâche précaution comme un sujet de scandale. Paul voulait aller à Jérusalem, où la prison l’attendait ; les fidèles de Césarée essaient de l’en dissuader : « Non, non, leur répond-il, vous tenteriez en vain d’affaiblir mon cœur ; je suis prêt à tout souffrir pour la gloire de mon Dieu. » Voilà la règle du chrétien. Si nos proches croient véritablement, ils nous soutiendront ; s’ils ne croient pas, nous dirons avec l’Esprit saint : « Que les morts ensevelissent les morts ! »

« Le monde a une parole pour répondre aux miennes : « ces grands préceptes, dit-on, sont bons pour le martyre ; mais ici il n’est pas question de martyre. » Ah ! mon frère, l’état du chrétien n’est-il pas un martyre perpétuel ? Les persécutions qu’aperçoivent les yeux ne sont pas les plus redoutables pour l’âme. L’ennemi tourne incessamment autour de nous comme un lion rugissant, et nous nous flatterions d’être en paix ! Il guette le riche, il épie le pauvre, et lorsque tu t’étends mollement pour dormir, tu es déjà sa proie… Vois, chrétien timide, comment le ciel jette sur nous ses filets. Un publicain est à son comptoir, le maître fait un signe ; le publicain se lève et part. Pour le suivre, un autre abandonne sa barque et sa pêche, et toi, tu veux respirer dans des villes, habiter sous des galeries de marbre ! Quand le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête, tu prends le nom de moine, et tu vis dans la foule ! Celui qui te parle, ô mon frère, est un échappé du naufrage, qui signale du bord les écueils : là est Charybde, impétueuse, frémissante, c’est la luxure éhontée ; plus loin est Scylla, à la face de vierge, dont les séductions ne sont pas moins mortelles : tout ce rivage est barbare, Satan y veille comme un pirate qui attend sa proie…

« Désert émaillé des fleurs du Christ ! solitude où s’engendrent ces pierres éternelles dont la cité royale se construit, saints ermitages où l’on converse familièrement avec Dieu, pourquoi reste-t-on loin de vous ? Viens m’y trouver, ô mon frère ! Supérieur au monde, que fais-tu dans le monde ? L’ombre des toits doit peser sur ta tête ; tu dois étouffer dans la prison enfumée des villes : accours, l’air et la lumière sont ici… »


Jérôme n’était pas né pour la vie tranquille, et, l’ennemi intérieur apaisé, les assauts lui vinrent du dehors : voici à quelle occasion. Depuis trois ans qu’il demeurait au désert, les affaires ecclésiastiques d’Antioche avaient subi bien des péripéties, les unes bonnes, les autres mauvaises : un instant même on avait pu croire à une pacification dont l’illusion ne dura guère. Mélétius, sentant ses infirmités s’accroître et sa fin approcher, avait proposé à Paulin de réunir leurs deux églises en une seule et de les gouverner ensemble fraternellement ; la proposition n’était peut-être pas bien conforme aux canons, mais on y dérogeait sans grand scrupule alors. Paulin refusa, déclarant qu’il ne voulait se souiller par aucun contact avec l’hérésie, et Rome approuva son refus. Le pacifique Mélétius ne se rebuta point. « Nous sommes vieux, lui fit-il dire encore, et bientôt l’un de nous quittera cette terre où nous vivons divisés : rendons-lui l’union après notre mort. Que celui de nous deux qui survivra prenne en main tout le troupeau catholique et soit reconnu dès maintenant comme le seul évêque légitime. Pour assurer d’avance l’ordre de succession tel que nous l’établirons entre nous, nous le ferons accepter par les clergés de nos deux églises, sous la garantie du serment. » Paulin consentit cette fois, comptant sans doute avoir pour lui les chances de survie ; Rome non plus ne s’opposa point, et l’on procéda de part et d’autre à la solennité des engagemens. Ce fut une cérémonie grave et imposante. En présence du peuple et des clergés réunis, sept clercs de chacune des deux églises jurèrent successivement sur l’Évangile qu’ils soutiendraient l’engagement de leurs évêques, et ne feraient, ne provoqueraient, ne souffriraient dans la ville d’Antioche aucune manœuvre qui pût en amener la violation. En tête des clercs de Mélétius, on put remarquer le prêtre Flavien, son homme de confiance, qui, s’approchant d’un pas ferme et la tête haute, étendit la main sur le saint livre et jura le premier. Le corps ecclésiastique tout entier se trouvait lié par le serment de ses représentans ; le peuple applaudit, et l’on proclama que la paix était faite : elle ne l’était point. Les évêques de Syrie, ardens à la lutte, condamnèrent l’action de Mélétius comme une faiblesse de vieillard, et la convention jurée comme anti-canonique. On s’agita, on multiplia les protestations anticipées contre l’intrusion de Paulin, derrière laquelle on voulait voir une prise de possession de l’église d’Antioche par le chef de l’église romaine. Les évêques égyptiens, partisans habituels de Paulin, soutinrent de leur côté que le compromis était bon et inviolable. On déploya dans les deux camps une violence jusqu’alors inouïe, les uns accusant leurs adversaires de prêcher le parjure, les autres leur reprochant de dissimuler sous le respect dû au serment un projet d’asservissement de l’église orientale par l’église occidentale. La Syrie sortit de cette tentative de concorde plus troublée vingt fois et plus divisée qu’auparavant.

La querelle de discipline, si ardente déjà, s’envenima encore d’une querelle de dogme. Le plus brillant des docteurs consubstantialistes après Athanase, Apollinaris de Laodicée, cédant à la pente qui entraîne à leur insu tous les chefs d’école, avait levé le drapeau de l’hérésie. Parti de la foi de Nicée comme d’un principe et voulant en déduire les conséquences spiritualistes, il était arrivé de proche en proche à ce résultat, que le Verbe consubstantiel au père n’avait pris ni une âme ni un entendement humain dans le sein de la vierge Marie, mais seulement l’enveloppe charnelle dont il avait voulu recouvrir sa divinité, qu’ainsi le Dieu fait homme ne s’était trouvé homme que dans les conditions de matière qui permettaient à un Dieu de vivre parmi les hommes. Cette doctrine, émise d’abord timidement, niée, puis reprise par son auteur, s’était démasquée à mesure qu’elle gagnait des prosélytes par sa spiritualité même, et Apollinaris avait enfin poussé l’audace jusqu’à instituer un évêque de sa secte dans la malheureuse ville d’Antioche, ballottée ainsi entre quatre évêques en guerre les uns. contre les autres. L’hérésie d’Apollinaris, si bien accueillie par les consubstantialistes d’Orient, signalait un danger nouveau pour la foi orthodoxe dans l’exagération du principe de la consubstantialité, par opposition à l’arianisme, qui n’était que la négation de ce principe. À force de vouloir expliquer la parfaite égalité de substance existant sous la diversité des personnes divines, on arrivait à des formules voisines de celle de Sabellius, hérésiarque du IIIe siècle, qui n’avait vu dans la Trinité qu’une triple manière d’envisager un Dieu unique dans-son action vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis du monde, suivant qu’il est l’être en soi, ou l’être créateur par son verbe, ou l’être vivificateur et sanctificateur par son esprit. En haut, le sabellianisme, qui faisait disparaître l’élément religieux de la rédemption, pour aboutir à un déisme philosophique ; en bas, l’arianisme extrême, qui aboutissait à un déisme juif sous une nouvelle prophétie, tels étaient les deux périls, également redoutables, quoique inverses, qui menaçaient la théologie chrétienne, dès qu’elle s’écartait du symbole net et précis arrêté par le concile de Nicée. Pour élever une digue aux idées sabelliennes, dangereuses surtout en Syrie à cause d’un vieux noyau de sabelliens resté dans les provinces du Tigre et de l’Euphrate, Mélétius avait imaginé la doctrine des trois hypostases égales et coéternelles, composant par leur réunion la grande hypostase ou substance divine. C’était au fond la même chose qu’un Dieu en trois personnes consubstantielles ; mais la formule grecque avait le tort d’employer le mot hypostase, dont la traduction latine était substantia, dans deux acceptions différentes ; puis on reprochait à ce mot lui-même d’être une nouveauté. Quoi qu’il en soit, Mélétius et la plupart des évêques syriens admirent dans leur confession cette variante du symbole de Nicée ; Paulin la rejeta : les évêques d’Égypte en communion avec l’église de Rome la déclarèrent inutile et pleine de périls, et l’antagonisme des deux moitiés du monde chrétien se trouva aigri par des imputations mutuelles d’hérésie.

S’il y avait un lieu en Orient où ces débats passionnés dussent mourir, c’était certes le désert de Chalcide, oasis du silence et de l’oubli : ils y prirent au contraire un redoublement de force par la grossièreté des esprits et l’ardeur excitante du climat. Dans les monastères, dans les cellules, jusque dans la caverne de l’anachorète, on ne s’occupa bientôt plus que de Mélétius et de Paulin, on ne par la plus que d’hypostases. Ces hommes, la plupart ignorans, ne comprenaient à toutes ces questions qu’une seule chose, la guerre contre l’Occident, et ils se mirent à persécuter les Occidentaux qui vivaient parmi eux, principalement Jérôme, le plus important de tous. Chaque matin, il voyait sa cellule assiégée par des troupes de moines furieux qui lui demandaient avec menace : « Es-tu pour Mélétius ou pour Paulin ? — Je ne suis ni pour l’un ni pour l’autre, répondait-il, car leurs affaires ne me regardent pas ; mais celui qui communique avec l’église qui m’a baptisé, je communique moi-même avec lui. » Un instant après, c’était un autre interrogatoire toujours accompagné d’insultes et de gestes menaçans : « Confesse les trois hypostases ! lui criaient les moines avec une effervescence croissante. — Je ne saurais me servir de ce mot, qui n’est pas dans les Écritures, répliquait-il tranquillement ; mais je reconnais dans la Trinité trois personnes consubstantielles, vraies, complètes, distinctes, ainsi que l’enseigne mon église, conformément à la foi de Nicée. » C’étaient alors des cris, des transports frénétiques. Quand il confessait de vive voix, on lui disait : « Confesse par écrit ; » quand il écrivait sa formule de foi, on lui disait : « C’est un mensonge ; » on l’appelait hérétique et païen. « Ce n’est pas cela qui vous importe, leur fit-il observer un jour ; mais vous voulez que je m’en aille, » et les moines ne cherchèrent point à le dissuader. Ses communications avec le dehors furent subitement interrompues, on le priva même de papier pour écrire : il s’en plaint dans une lettre qu’il fut obligé de tracer sur un chiffon abandonné. Moins patiens et moins fermes que lui, ses frères occidentaux se décidèrent à partir, « Adieu, lui dirent-ils, nous aimons mieux aller vivre avec les bêtes féroces que de rester avec des chrétiens pareils. »

L’hiver commençait ; les chaînes du Liban et de l’Anti-Liban avaient déjà reçu leur couverture de neige, et un vent glacial soufflait dans ces plaines sans fin. Jérôme, encore faible et à peine vêtu, n’osa affronter les rigueurs d’un long voyage à pied sous cette influence redoutable. Il demanda par grâce qu’on le gardât quelques mois encore, et ne l’obtint qu’à grand’peine. Aux premières haleines du printemps, quand les oiseaux du désert secouèrent leurs ailes pour regagner la vallée, il se mit en route avec eux, emportant le regret de la solitude, mais non celui des moines qui la lui avaient gâtée. Par une réminiscence de Virgile, son poète favori, il leur appliquait ces vers de l’Enéide :

Quod genus hoc hominum ? Quæve hunc tam barbara morem
Admittit patria ? Hospitio prohibemur arenæ.

« Quelle est donc cette race d’hommes ? Quelle patrie barbare admet de telles coutumes ? On nous refuse l’hospitalité d’un peu de sable !… »


V

De retour dans Antioche, il se remit au travail avec une ardeur et une suite que rien ne vint plus interrompre. Il composa sa chronique, publiée plus tard à Constantinople, le dialogue contre les lucifériens, où il traite de matières théologiques, suivant la méthode de Cicéron et de Platon, la vie de Paul, ermite, ce moine si différent de ceux qu’il venait de quitter, et quelques autres de ses premiers ouvrages. Sa réputation d’homme érudit et éloquent s’établissait tellement dans l’église orientale, que Paulin voulut se l’attacher en le faisant prêtre. Jérôme s’y refusa longtemps, et lorsqu’il y consentit de guerre lasse, il posa nettement ses conditions dans des termes qu’il nous fait connaître lui-même. « Mon père, dit-il à l’évêque au moment de son ordination, je ne t’ai point demandé le sacerdoce, et si en me donnant la qualité de prêtre tu ne m’ôtes pas celle de moine, je n’ai rien à objecter : c’est à toi de répondre du jugement que tu as porté de moi ; mais si, sous le prétexte du sacerdoce, tu prétendais m’ôter la liberté de la solitude, et me ramener dans le siècle auquel j’ai renoncé, tu te trompes, car pour moi cette liberté est le souverain bien. Maintenant agis comme tu voudras, mon nouvel état ne fera rien perdre comme il ne fera rien gagner à ton église. » Le caractère indépendant de Jérôme se révélait là tout entier. Sa répugnance pour toute chaîne et son éloignement des fonctions sacerdotales allèrent si loin que, s’il dit la messe le jour de son ordination, ce qui n’est pas certain, il est certain qu’il ne la dit pas une seconde fois, même dans des cas de nécessité pressante et presque de devoir. Il joignit dans ces temps de complète liberté les voyages à l’étude, et visita Jérusalem, où son séjour ne fut pas long. La Palestine offrait assurément des spectacles bien vénérables, et que Jérôme plus qu’un autre était digne de sentir ; mais ce qu’il lui fallait alors avant tout, c’était le travail, la science, le mouvement des idées, quelque chose en un mot de cette activité intellectuelle que l’Orient possédait presque avec excès et qui l’enivrait. Il avait aussi compté trouver à Jérusalem ou Rufin lui-même, ou quelque lettre de lui ; son attente fut doublement déçue et il rentra dans Antioche, le cœur peiné. « Une amitié qui peut se rompre n’a jamais été véritable, » avait-il écrit de Chalcide au compagnon de jeunesse qui le délaissait : il ne croyait pas si bien prophétiser.

La présence de Grégoire de Nazianze l’attira et le retint à Constantinople où il passa les années 379, 380 et 381. Grégoire fit de lui son ami malgré la différence des âges ; il ouvrit à cet esprit curieux les trésors de l’érudition orientale dont Jérôme avait soif, et celui-ci, pendant le reste de sa vie, se glorifia des leçons du grand homme, qu’il appelait son précepteur et son maître. Il put voir dans sa compagnie ce que l’Orient avait de plus célèbres docteurs, entre autres Grégoire de Nysse, qui lut devant lui sa réfutation d’Eunomius. Tout en réprouvant les vices du clergé romain et les prétentions ambitieuses du siège de Rome, tout en disant avec Basile : « Je hais le faste de cette église, » Grégoire de Nazianze, presque seul en Orient, avait incliné pour l’arrangement des évêques dans l’affaire d’Antioche : d’abord parce qu’il aimait Mélétius, ensuite parce qu’il n’envisageait pas de sang-froid un schisme entre les deux moitiés de la chrétienté. Cette conformité d’opinion resserra entre Jérôme et lui les liens que le goût de la science avait formés. Rien n’égalait d’ailleurs les succès de Grégoire à Constantinople ; il relevait par les séductions d’une éloquence incomparable le parti catholique, presque disparu depuis Constance. Lors donc qu’on vit Théodose enlever les églises aux prêtres ariens, tout ce qu’il y avait de catholiques honnêtes et éclairés à Constantinople demanda Grégoire pour évêque : il s’y refusait, on lui fit violence. Le peuple l’installa de force sur le trône épiscopal, mais Grégoire déclara qu’il ne se regarderait comme évêque que le jour où les évêques, ses frères, l’auraient solennellement reconnu, et qu’il attendait pour cela le prochain concile.

Ce délai permit à ses ennemis d’agir contre lui, et ils provoquèrent un incident dont Jérôme put témoigner bientôt à Rome, et que nous rapportons ici pour l’intelligence de ce qui doit suivre. Grégoire avait quelques ennemis à Constantinople, même parmi les prêtres de son église ; il avait de nombreux jaloux au dehors, entre autres Pierre, archevêque d’Alexandrie, qui tenait sous sa main tout le clergé d’Égypte. Il suffisait que Grégoire fût l’ami de Mélétius pour que Pierre, engagé plus qu’aucun autre dans le parti de Paulin, et travaillé de plus par l’envie, devînt son implacable adversaire. On soupçonnait aussi Damase de voir d’assez mauvais œil l’élévation d’un homme qui pouvait donner un lustre sans égal à l’évêché de Constantinople. Pierre se mit donc en tête d’écarter Grégoire par les moyens avouables ou inavouables. Il ourdit à cette fin une trame tellement infâme qu’on douterait qu’elle ait pu sortir du cerveau d’un prêtre, et encore moins du chef d’une grande église, si l’histoire n’était unanime pour l’affirmer. On était dans les derniers mois de l’année 380, et la flotte chargée de convoyer les blés de l’annone à Constantinople se disposait à lever l’ancre dans le port d’Alexandrie, lorsque Pierre manda près de lui les principaux conducteurs, qui vinrent le trouver au nombre de sept. C’étaient des enfans de la vieille Égypte, aussi capables pour de l’argent de tuer un évêque que de le faire, et plus païens que chrétiens, à en juger par la physionomie idolâtre de leurs noms, car cinq d’entre eux s’appelaient Ammon, Apammon, Harpocras, Anubis et Hermanubis. Pierre leur remit beaucoup d’or et leur donna pour instruction de faire élire à tout prix par la populace de Constantinople un certain Égyptien nommé Maxime, soit pour prévenir la nomination de Grégoire, soit pour donner ouverture à contestation, si elle était faite. Des évêques égyptiens devaient les suivre de près secrètement et mettre au service de ces misérables leurs conseils, leurs personnes et jusqu’à leur ministère épiscopal.

Maxime était un vagabond qui menait de front le double métier de philosophe cynique et de chrétien. En qualité de cynique ou de chien, comme on disait plus souvent, il portait un bâton, une tunique blanche percée de trous, une besace, et joignait à ce costume ordinaire de sa secte une longue chevelure inculte qu’il rougissait avec des pommades caustiques pour mieux attirer l’attention. Il s’était fait dans les villes de Grèce prédicateur de carrefour, orthodoxe du reste, et expliquant, au milieu de farces sacrilèges, les mystères les plus révérés de la religion aux portefaix et aux servantes. C’est sur un pareil homme que Pierre d’Alexandrie avait jeté les yeux pour en faire un évêque de la ville impériale. Guidée par ses instructions, la séquelle malfaisante des conducteurs de l’annone se fut bientôt accointée avec les mariniers du port ; un des prêtres de Grégoire, jaloux de lui, se fit leur instrument, et un autre prêtre de Thase, venu pour acheter des marbres destinés à son église, leur livra l’argent dont il était porteur ; en peu de jours, ils purent répondre d’une partie du peuple des faubourgs. Cependant les évêques égyptiens étaient à leur poste, et Maxime redoublait de bouffonneries pour se concilier la multitude. Enfin, par une nuit obscure, les mariniers du port l’enlèvent, le conduisent dans l’église et le placent sur le trône épiscopal, pendant qu’on allait quérir les évêques. Ce fut un étrange spectacle que de voir ce bateleur, en costume de cynique, le bâton à la main, la tête garnie de son épaisse crinière, entouré d’évêques en habits sacerdotaux, qui procédaient au cérémonial d’une ordination. Le jour les surprit avant qu’elle fût achevée, et des fidèles, entrés par hasard dans l’église, se mirent à pousser de grands cris, demandant quelles saturnales on préparait là. Ces cris et la foule toujours croissante effrayèrent les évêques, qui s’enfuirent, emmenant avec eux Maxime, qu’ils achevèrent de tondre et de sacrer dans une échoppe voisine, habitée par un joueur de flûte. Tel fut l’indigne concurrent suscité contre Grégoire à la veille du concile, et que l’église d’Occident ne rougit pas d’appuyer.

Le concile se réunit au mois de mai de l’année suivante, 381, et, quoique aucun évêque occidental n’y figurât, l’assemblée n’en prit pas moins le titre d’œcuménique ou générale, sous lequel elle avait été annoncée, et que lui a conservé l’histoire. Peu de conciles des premiers temps de la chrétienté se sont montrés plus passionnés et plus turbulens. « C’était, dit Grégoire de Nazianze, qui ne ménage pas celui-ci, une armée de grues et d’oisons acharnés les uns contre les autres et s’entre-déchirant à qui mieux mieux, une troupe de geais vaniteux et criards, un essaim de guêpes prêtes à vous sauter au visage au moindre signe d’opposition. » Chacun de ces hommes arrivait de son diocèse avec un parti-pris sur les débats d’Antioche, un mot d’ordre arrêté sur les prétendus envahissemens-de l’église occidentale. Paulin, qui s’était prudemment abstenu de paraître, était représenté par les évêques d’Égypte, venus pour soutenir la légalité de la convention. Mélétius avait aussi ses amis particuliers qui plaidaient la même cause ; mais le bataillon des gens pacifiques était faible en nombre et découragé, et la masse compacte des évêques syriens, phrygiens, cappadociens, bithyniens, etc., gens hardis, querelleurs, prompts à l’injure, âpres à la lutte, étouffa aisément leur voix. Mélétius, qui se trouva présider l’assemblée par le privilège de l’âge ou par celui du siège (l’évêché de Constantinople étant encore vacant), vit sa chaire de président transformée en une sellette d’accusé : on le réprimanda comme ayant agi contrairement aux canons ; on cassa le pacte conclu entre lui et Paulin, on déclara ses prêtres relevés de leur serment, et tout cela se fit avec tant d’insultes, de mépris, de menaces, que le malheureux vieillard, qui n’avait point bronché jadis devant les persécutions et l’exil, tomba malade des émotions de cette scène et mourut quelques jours après. Il eut cependant le temps d’introniser Grégoire de Nazianze ; mais alors ce fut le tour de ce dernier. Comme il demandait, après la mort de Mélétius, la reconnaissance de Paulin au nom de la paix, il se vit traiter de schismatique, de fauteur d’hérésie, d’homme vendu aux Occidentaux, traître à sa patrie religieuse. « Le Christ est né en Orient, lui criait-on comme un argument sans réplique ; donc l’église orientale doit commander. » Il se tut : que pouvait-on répondre à de pareilles raisons ? Tandis que les anti-pauliniens l’attaquaient ainsi, quelques acres pauliniens se mirent de la partie, et à propos de son intronisation on entendit les évêques égyptiens lui opposer l’élection de Maxime ; mais pourtant à ce nom la conscience de l’assemblée se révolta : Maxime fut rejeté comme un indigne, son ordination déclarée illégale, et ceux qui l’avaient faite menacés des châtimens ecclésiastiques ? Quant à Grégoire, outré de tant d’iniquités et de violences, il résolut de se retirer pour jouir au moins lui-même de cette paix que les passions refusaient à l’église, et déposa en face du concile sa dignité d’évêque de Constantinople. « Qu’on fasse de moi, dit-il, ce que d’autres firent autrefois de Jonas : qu’on me jette à la mer pour calmer la tempête que je n’ai point suscitée. »

Mélétius avait à peine fermé les yeux, que le prêtre qu’il avait amené avec lui, son confident, le chef de son clergé, Flavien enfui, partit en toute hâte de Constantinople pour Antioche. C’était ce même prêtre qui, à la fameuse cérémonie des sermens, s’était signalé par une certaine ostentation à confirmer par son engagement personnel l’engagement de son maître. Il tint à son arrivée dans Antioche une attitude et un langage bien différens, car on vit le peuple et le clergé procéder, toute affaire cessante, à une élection épiscopale dont le résultat ne fut pas un moment douteux : Flavien fut nommé. Cependant les obsèques de l’évêque défunt se préparaient à Constantinople avec un apparat extraordinaire : l’accusé, le condamné de la veille, était devenu un saint, un martyr, dont la persécution des pauliniens avait accéléré la fin. Un grand concours de monde remplissait incessamment la maison qui contenait ses restes mortels. Une noble matrone voulut faire les frais de son embaumement, qui fut pratiqué avec les aromates les plus précieux de l’Arabie. Le corps, vêtu de lin et de soie, resta plusieurs jours exposé dans son cercueil, le visage découvert, sous une multitude de lampes et de cierges qui effaçaient l’éclat du soleil. Mélétius avait voulu reposer au milieu de son troupeau, dans l’église de Saint-Babylas, élevée par ses soins au-delà de l’Oronte ; le cercueil s’y achemina donc à petites journées, sur un char qu’abritait une tente magnifique. Tout le long de la route, les villes ouvraient leurs portes pour recevoir le convoi, malgré l’usage qui prohibait le passage des morts à travers les lieux habités, et dans les campagnes une haie non interrompue d’hommes, de femmes, d’enfans, accourus de plusieurs milles à la ronde, assiégeaient les flancs du char et le retardaient dans sa marche. C’était à qui contemplerait le saint tout à loisir, à qui toucherait sa face avec des linges que l’on serrait ensuite précieusement comme une relique et un préservatif à tous les maux ; ceux qui manquaient de linges préparés déchiraient leurs vêtemens sur place. La nuit, dans le lointain, on eût cru voir un incendie mouvant, tant il y avait de torches et de cierges allumés dans cette foule immense qui précédait et suivait le catafalque, et des chœurs de prêtres, relayés par intervalles, faisaient entendre sans interruption le chant des psaumes dans toutes les langues de l’Orient. À mesure qu’on approchait d’Antioche, les démonstrations croissaient encore en intensité, et le cercueil triomphal entra, comme une machine de guerre, dans cette même cité où celui qu’il portait avait voulu fonder la paix. Pendant ce temps-là, le concile achevait sa session, que complétèrent des discussions et des décrets sur des points de discipline et de dogme étrangers à notre sujet. Il pouvait se glorifier de son œuvre, car il avait réussi dans les deux questions qui touchaient le plus vivement aux passions publiques : Paulin était exclu du siège d’Antioche, et Grégoire de Nazianze quittait celui de Constantinople.

Sur ces entrefaites arriva en Orient une épître synodique des évêques occidentaux qui annonçaient un concile œcuménique à Rome pour l’année 382. Elle était accompagnée d’un rescrit impérial émané de Gratien, lequel invitait les évêques orientaux à venir y prendre place, pour la pacification de la chrétienté, à côté de leurs frères d’Occident. On devait s’occuper dans cette assemblée générale du règlement des affaires d’Antiocbe, dont les Occidentaux ignoraient encore l’issue, de l’élection du philosophe Maxime, pour qui l’Italie prenait imprudemment parti, d’une difficulté survenue au siège d’Alexandrie ; enfin de l’hérésie d’Apollinaris, qui commençait à inquiéter les évêques d’Occident. Rien ne peut rendre le dédain avec lequel l’épître synodique fut reçue par les Orientaux. « N’est-ce pas se jouer de nous, entendait-on dire de toutes parts, que de nous inviter à passer la mer, à quitter nos diocèses et nos maisons pour aller régler fort chèrement, au bout du monde, des affaires qui ne regardent que nous, et que nous avons su terminer sans personne ? » Ces plaintes, passablement aigres, sont consignées jusque dans les actes publics. Non-seulement les évêques convinrent de ne point se rendre en Italie, mais ils arrachèrent à l’empereur Théodose la convocation d’un second concile à Constantinople, dans le cours de cette même année 382, où devait se réunir le concile œcuménique de Rome. Il y avait là quelque chose d’insultant, de méprisant, qui dépassait toutes les bornes, et tendait à opposer non-seulement église à église, mais empereur à empereur. L’hiver se passa en conciliabules parmi les Orientaux, en intimidations, en brigues, pour que la manifestation préparée contre l’Occident fût la plus éclatante possible, et en effet aucun évêque asiatique n’osa se rendre en Italie, à l’exception de Paulin, que les Orientaux ne reconnaissaient pas, et d’Épiphane, de Salamine en Chypre, homme d’un caractère indépendant, lié d’affection personnelle à Paulin, et en double communion avec Alexandrie et Rome. Les évêques d’Égypte, toujours portés pour l’Occident, accueillirent bien la lettre synodique, mais ne partirent qu’en petit nombre. Quant à la Grèce, elle resta orientale, sauf un seul de ses prélats, Ascholius, de Thessalonique. Les circonstances étaient graves, comme on le voit. Quand les vents favorables commencèrent à souffler des côtes de Syrie vers le couchant, Paulin s’embarqua, et ralliant dans les eaux de Chypre Épiphane, son ami, ils firent voile ensemble pour l’Italie.

Jérôme se trouvait encore à Constantinople, que Grégoire de Nazianze venait à peine de quitter. Quoiqu’il n’eût reçu ni convocation synodique, ni invitation particulière de Damase, il jugea que sa place était dans l’église de son baptême, qu’il pouvait aider de ses conseils et éclairer de l’expérience qu’il avait acquise en Orient. Après s’être concerté par lettres avec Épiphane et Paulin, pour leur réunion future, il prit la route de terre et traversa le continent grec d’un bout à l’autre, pour aller chercher à la pointe du Péloponèse un des ports où les navires venant d’Antioche et de Chypre faisaient escale, Modon probablement. Chemin faisant, il observait, étudiait, classait dans sa vaste mémoire les trésors d’érudition qu’il répandit ensuite dans ses livres. À l’Acropolis d’Athènes, il remarqua un globe d’airain d’un fort volume qui gisait aux pieds de la statue de Minerve, dans le Parthénon. Il essaya de le remuer, et y réussit à peine en employant ses deux mains. Ayant, demandé ce que cette lourde boule signifiait, il apprit qu’elle servait de mesure à la vigueur des athlètes ; quand il s’en présentait aux magistrats pour combattre dans les jeux publics, on éprouvait leur force en la leur faisant soulever d’une seule main, puis on les classait suivant la hauteur à laquelle ils étaient parvenus : de cette manière, les magistrats pouvaient ordonner les jeux à coup sûr, en appareillant convenablement les combattans. Jérôme trouva l’idée ingénieuse, et, comme son esprit se reportait toujours aux choses morales, il pensa sans doute qu’on pourrait l’appliquer avec quelque avantage à l’éducation des hommes et au gouvernement des sociétés. On ignore s’il rallia ses deux amis à Modon ou seulement au port du Tibre ; mais lui-même nous dit qu’ils se rejoignirent et firent leur entrée ensemble dans Rome.

C’était pour la ville éternelle un grand sujet d’émoi que la convocation d’un concile qui attirait dans ses murs une multitude de personnages distingués en relation avec les patriciens. Chacun voulait, suivant sa fortune et sa qualité, faire, vis-à-vis de ces étrangers, montre d’hospitalité antique, et ce désir se rencontrait même chez les païens, qui comptaient dans les rangs du christianisme des amis, des alliés, des parens. À cet orgueil de la richesse et du rang, les familles chrétiennes en joignaient un autre qui leur était particulier, celui de posséder sous leur toit des prélats illustres, des orateurs, des savans, dont le nom se trouvait dans toutes les bouches. Paula eût bien voulu loger chez elle ce fameux évêque d’Antioche, légitime à Rome, schismatique au-delà des mers ; mais il était déjà pourvu d’un logement ailleurs, et elle dut se contenter d’avoir pour hôte Épiphane. Quant à Jérôme, il appartenait en quelque sorte de droit à Marcella, et quelque hésitation qu’il mit d’abord à céder à ses instances, il dut s’installer, près de la petite église monastique, au palais du mont Aventin.


AMEDEE THIERRY.

  1. La signification de plusieurs de ces noms fera deviner les autres. Cimessor veut dire mangeur de trognons de chou ; Trulla, cuiller à pot ; Gluturinus vient de gluto, glouton ; Lucanicus, mangeur de saucisson, à cause de la Lucanie, qui fournissait les meilleurs ; Salsula, mangeur de porc salé ; Semi-cupa, demi-broc ; Cicimbricus ou Cicumbricus, de cicuma, chouette.
  2. Le mot grec ΊΧΘΓΣ, en effet, présente dans l’arrangement de ses lettres les initiales de la phrase suivante : Ίησΰς Χριστς Θεοΰ Τιός Σωτήρ : Jésus-Christ, fils de Dieu, sauveur. Aux temps des persécutions, les chrétiens déguisèrent sous ce symbole naïf le nom et les qualifications de leur Dieu, dont le culte était proscrit. Les pères des trois premiers siècles, se servent fréquemment de cette formule de convention, et l’image du poisson/ se retrouve d’ailleurs à chaque pas dans les peintures et les inscriptions des catacombes.