Récits de l’histoire de Prusse/01

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Récits de l’histoire de Prusse
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 32 (p. 319-340).
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RECITS
DE
L'HISTOIRE DE PRUSSE

I.
LA CONQUÊTE DE LA PRUSSE PAR LES CHEVALIERS TEUTONIQUES.

I. Scriptores rerum prussicarum, 5 vol., 1861-74. — II. Perlbach, Preussische Regesten bis zum Ausgange des dreisehnten Jahrhunderts, 2 vol., 1875-76. — III. A.-L. Ewald, die Eroberung Preussens durch die Deutschen, 2 vol., 1872-1875. — IV. G. Freytag, Vom Mittelalter zur Neuzeit, 5e édit., 1867. — V. H. de Treitschko, das Ordenstand Preussen, 1871. — VI. L. de Winter, Festrede am Tage der west-preussischen Säcularfeier, 1872. — VII. Tœppen, Historisch-comparative Geographie von Preussen, 1858. — VIII. Lotar Weber, Preussen vor 500 Jahren, 1878.



Jacques de Vitry rapporte « qu’un honnête et religieux Allemand, inspiré par la Providence, fit bâtir à Jérusalem, où il habitait avec sa femme, un hôpital pour ses compatriotes. » C’était vers l’année 1128. Si l’honnête et religieux Allemand avait rêvé l’avenir, comme firent Jacob le patriarche et tant d’autres personnages historiques ou légendaires, un étonnant spectacle se fût déroulé devant lui. Il aurait vu les infirmiers de son hôpital, non contens du soin des malades, s’armer et devenir l’ordre militaire des teutoniques ; l’ordre nouveau grandir auprès de ses aînés les templiers et les hospitaliers, et s’avancer à ce point dans la faveur du pape, de l’empereur et des rois qu’il ajoute les privilèges aux privilèges, les domaines aux domaines et que son château de Montfort se dresse parmi les plus superbes de la Palestine. Tout à coup un changement de décor lui eût montré les teutoniques portant leurs manteaux blancs à croix noire des bords du Jourdain à ceux de la Vistule, combattant, au lieu du cavalier sarrasin vêtu de laine blanche, le Prussien couvert de peaux de bêtes ; détruisant un peuple pour en créer un autre, bâtissant des villes, donnant des lois, gouvernant mieux qu’aucun prince au monde et prospérant jusqu’au jour où, affaiblis par la richesse et comme énervés par la fortune, ils sont attaqués à la fois par leurs sujets et par leurs ennemis. Alors le fondateur de l’hôpital de Jérusalem aurait vu leur effroyable chute ; précipités du faîte de la puissance, ils deviennent les vassaux de la Pologne. En vain ils multiplient les efforts pour se relever ; ils sont condamnés à périr quand la réforme s’attaque à la vieille foi du moyen âge et proscrit le culte de la Vierge dont ils ont été les serviteurs armés. Le grand-maître lui-même se fait le sectateur de Luther et transforme en duché pour lui et ses descendans la terre conquise sur les Prussiens en l’honneur de Dieu et de sa mère ; mais, par un singulier retour de fortune, cette usurpation inaugure un avenir plus brillant que le passé, car ce grand maître est un Hohenzollern, dont l’héritage passera bientôt à ses cousins de Brandebourg : ceux-ci transformeront le bonnet ducal de Prusse en couronne royale et y joindront la couronne impériale.

Les rois de Prusse empereurs d’Allemagne n’ont point oublié l’origine lointaine de leur puissance ; c’est l’aigle des chevaliers qui est dessinée sur leurs drapeaux, et Guillaume Ier, posant à Marienbourg, en 1872, la première pierre d’un monument à la mémoire de Frédéric II, écoutait avec plaisir un orateur érudit et patriote[1] qui retraçait devant son « très illustre et très puissant empereur, très gracieux roi et sire, » cette merveilleuse destinée commencée à Jérusalem. Il y a deux ans, le prince héritier de Prusse et d’Allemagne inaugurait le monument achevé ; on découvrait devant lui la statue de Frédéric et celles des quatre grands maîtres, placées aux côtés du piédestal, comme pour porter le héros de la Prusse. On dit que le fils de l’empereur Guillaume suit avec un pieux intérêt les recherches faites en terre-sainte pour retrouver les souvenirs et les monumens des teutoniques : arrivé au plus haut degré de la fortune, on tourne volontiers les regards vers son berceau, et le berceau de la monarchie prussienne est bien cet hôpital fondé par un inconnu, un quidam Allemannus, comme dit Jacques de Vitry.

On va raconter ici une période de cette histoire, l’établissement des teutoniques en Prusse, la grandeur, puis la décadence de l’état fondé par eux. Vieille histoire, dira-t-on, accomplie sur un théâtre obscur ; mais il ne faut pas négliger les vieilles histoires ; on s’exposerait, en dédaignant celle-ci, à ignorer les causes d’événemens très graves et modernes.


I

Les Prussiens que les chevaliers teutoniques ont détruits au XIIIe et au XIVe siècle étaient un peuple de race lithuanienne mélangé d’élémens finnois ; ils habitaient aux bords de la Baltique, entre la Vistule et le Pregel, dépassant un peu ces deux fleuves. Leur pays était situé et fait de telle sorte qu’un peuple pouvait, sans être troublé, y vivre longtemps isolé. A l’ouest, la Vistule, plus large qu’aujourd’hui, inondait son delta de ses eaux et chaque année l’encombrait de glaces, qui, l’été venu, fondaient en une mer de boue. Au nord, la côte est accompagnée, à des distances variables, par les Nehrungen, langues de terre étroites et longues, recouvertes de dunes mobiles, et qui s’élèvent presque à pic à des hauteurs de 30 à 60 mètres, entre la pleine mer et des lagunes d’une eau à peu près douce qu’on appelle Haff. Ce sont de véritables barrières, et quand de certains points du rivage on regarde vers l’horizon, les vaisseaux qui apparaissent au delà des Nehruhgen semblent des édifices fantastiques bâtis au sommet d’une colline lointaine. En quelques endroits, la barrière s’abaisse : un canal laisse passage aux navires ; mais ces canaux se sont plusieurs fois déplacés : la mer les a bouchés pour se frayer passage autre part. Voilà certes un rivage qui n’invite pas le navigateur. A l’est, la Prusse est plus ouverte ; mais la Lithuanie, sa voisine, était habitée par un peuple frère du peuple prussien, professant la même religion que lui et qui l’a soutenu dans sa lutte contre la civilisation occidentale. Au sud, vers la Pologne, le terrain n’est pas si libre d’obstacles qu’on se l’imagine quand on se représente la plaine septentrionale comme absolument uniforme. Une longue chaîne de hauteurs, médiocres il est vrai, qui part du Holstein, parcourt le Mecklembourg, la Poméranie et la Prusse, pour aller gagner l’Oural à travers le far-east européen. En approchant de la rive gauche de la Vistule, ces collines s’élèvent, et le voyageur qui de Berlin se rend à Danzig voit, avant d’arriver à cette ville, les dépressions succéder aux saillies, les ruisseaux prendre des airs de torrent, et même par endroits se précipiter en cascades : le Thurmberg, qui mesure 330 mètres, a la structure pittoresque d’une grande montagne. Sur la rive droite de la Vistule, les collines, moins hautes, enveloppent par le sud la région prussienne. On y trouve des étangs, petits pour la plupart, mais en si grand nombre qu’il n’est guère de points d’où l’on n’en puisse découvrir plusieurs à la fois : les eaux courantes y abondent comme les stagnantes, et les bois de pins qui revêtaient jadis les ondulations de ce terrain, aujourd’hui dénudé, barraient la route aux invasions.

L’histoire explique mieux encore que la géographie pourquoi la région prussienne est demeurée si longtemps isolée du monde. Les légions romaines s’étaient arrêtées aux bords de l’Elbe, puis elles avaient reculé jusqu’au Rhin. La Prusse fut plus sérieusement menacée par Charlemagne, car l’empereur chrétien, défenseur et serviteur de l’église apostolique et universelle, avait entrepris la conquête du monde et la conversion de tous les infidèles. L’armée qui, tous les ans, se réunissait autour de lui de tous les points de l’empire, avait sur l’Elbe ses têtes de colonne fixes : c’étaient les Marches, cantons militaires organisés pour l’offensive et la défensive et tournés vers ce monde slave et finnois qui couvrait l’orient de l’Europe ; mais Charlemagne mourut sans avoir dépassé l’Elbe, et le flot qui menaçait la Prusse avec tous les pays de l’est s’arrêta. La Germanie était chrétienne, il est vrai ; mais elle fut occupée par les luttes intestines qui troublèrent l’empire et le déchirèrent en trois morceaux. Plus tard, les empereurs du saint-empire romain germanique ne daignèrent point poursuivre contre d’obscures peuplades l’œuvre carolingienne, et les Prussiens, séparés de l’Elbe par la largeur du bassin de l’Oder, jouirent du répit qui leur était laissé.

A la fin du IXe siècle, ils furent visités par un hardi marin, le Slesvigois Wulfstan. Parti de Hydaby en Slesvig, Wulfstan navigua sept jours et sept nuits avant d’arriver dans la région inconnue. Il raconte qu’il y a vu beaucoup de villes, dans chacune desquelles était un roi : petites villes assurément et petits rois ; puis, entremêlant à la façon naïve d’un voyageur primitif les renseignemens les plus divers, il dit qu’on trouve dans le pays beaucoup de miel, qu’on y pêche beaucoup, que le roi et les riches y boivent du lait de jument, les pauvres et les esclaves de l’hydromel, qu’il y a beaucoup de guerres civiles et point de bière. Il a surtout admiré la manière dont on célébrait les funérailles. Quand un homme est mort, on laisse, dit-il, le cadavre dans la maison un mois, quelquefois deux, et même, si le défunt est un roi ou un grand, une demi-année. Les habitans conservent les corps par un procédé qu’ils emploient pour glacer leurs boissons l’été. Cependant la maison mortuaire ne désemplit point, et les parens et amis passent le temps à jouer et à boire, la succession faisant les frais de ces réjouissances. Le jour enfin venu de porter le corps sur le bûcher, on réunit tout ce qui reste de l’avoir du défunt ; on en fait trois parts inégales que l’on place, la plus forte à un mille de la ville, la plus petite tout près, la moyenne entre les deux. A cinq ou six milles à la ronde, on prévient les cavaliers qu’il y aura course funèbre ; ils accourent et par trois fois les chevaux sont lancés jusqu’à ce que les trois parts, qui sont les prix, soient gagnées. Voilà ce que Wulfstan a vu dans ce pays, où une bonne partie de l’existence se passait à enterrer les morts.

D’autres voyageurs vont arriver en Prusse, que n’attirera ni la curiosité, ni l’amour du gain. Le christianisme avait fait de grands progrès parmi les Slaves, depuis le jour où deux apôtres venus d’Orient, Méthode et Cyrille, avaient apporté en Moravie la traduction slave de l’Évangile et enseigné à ces païens en langue intelligible la parole de Dieu. A la fin du Xe siècle, la Bohême et la Pologne étaient chrétiennes, et l’on pouvait croire que les Polonais transmettraient le christianisme et la civilisation de l’Occident aux Prussiens. S’ils l’avaient fait, l’histoire de l’Europe de l’est aurait peut-être suivi un tout autre cours. Ce fut du moins un Slave, saint Adalbert, qui entreprit la première mission en Prusse.

Adalbert était d’une noble famille tchèque. Neuf années durant il avait étudié à Magdebourg, auprès du docte Otrich, que ses contemporains nommaient le Cicéron de la Saxe. Tout jeune, il fut élevé au siège épiscopal de Prague, siège nouveau, puisqu’Adalbert est le second évêque de la capitale bohémienne. Son troupeau, encore indocile, supporta mal ses rigueurs, et l’évêque, laissant la mitre et la crosse, se rendit à Rome, où il se retira sur l’Aventin dans le monastère des saints Alexis et Boniface. Il y devint l’ami d’un singulier personnage, l’empereur Otton, élève de trois femmes savantes, sa mère, sa grand’mère et sa tante, et de Gerbert, ce disciple des Arabes, qui fut maître en philosophie, en mathématiques, en astronomie et dans toutes les sciences du temps, écrivain, mécanicien, horloger, si savant naturaliste qu’il passa pour sorcier, et qu’on le croyait capable d’entrer dans une maison autrement que par la porte ou par les fenêtres, politique délié, au point de mener plusieurs trahisons à la fois, servile par ambition, à la fin, pape, tout enorgueilli de la grandeur du pontificat romain, et rêvant avec l’empereur je ne sais quelle reconstitution de l’ancien empire ; car Otton appelle Rome « la tête du monde » et la « ville d’or ; » il se dit l’empereur auguste des Romains, porte le titre de consul, et adresse ses édits au sénat et au peuple de Rome. A ceux qu’il investit d’un office, il met dans la main le code de Justinien en leur disant : « Juge selon ce livre Rome et l’univers, et prends garde de violer jamais la loi de Justinien, mon très saint prédécesseur. » Fervent chrétien d’ailleurs, cet empereur du monde a des velléités de renoncer au monde. Il quitte parfois le palatium romanum pour aller vivre dans une cellule à Subiaco, ou dans une caverne comme un ermite. Il visite, pieds nus, le tombeau des martyrs. Il eût mieux fait de servir le Christ, les armes à la main, à la frontière d’Allemagne, où les Danois un moment convertis retournent au paganisme sous le fils de Harald à la dent bleue, pendant que les margraves de l’Elbe, ces sentinelles carolingiennes oubliées par le successeur de Justinien, se défendent à grand’peine contre les Wendes.

Adalbert fut-il pénétré par l’esprit de ce monde caduc, qui semble avoir épuisé la vie et où l’imagination pédantesque des hommes erre dans les ruines du passé, comme s’ils n’attendaient plus rien de l’avenir ? Peut-être crut-il que la fin du monde était prochaine, et il résolut d’aller demander aux Prussiens, dont il avait ouï parler en Bohême, le martyre, c’est-à-dire le salut éternel. C’était en l’année 997. Adalbert passa par l’Allemagne et par la Pologne. Il demanda au duc polonais une escorte de quelques hommes et une barque, puis descendit la Vistule jusqu’à la mer, suivit le rivage dans la direction de l’est, et, après quelques jours de navigation, aborda sur la côte orientale de la Prusse. Le prêtre Benoît et le moine Gaudentius, qui étaient avec lui, ont inspire deux des récits de la « Passion de saint Adalbert, » où l’on retrouve le sentiment d’horreur que le souvenir de la terre prussienne a laissé dans leur esprit. A peine la barque eut-elle touché le rivage que les matelots, déposant à la hâte leurs passagers, s’éloignent à force de rames, dans la nuit qui les protège, de cette Prusse « à qui Dieu est inconnu. » Les missionnaires, effrayés eux-mêmes, restent là quelques jours, sans aller vers les païens, et ce sont les païens qui viennent trouver les apôtres, quand le bruit s’est répandu que des hommes étranges sont « arrivés d’un autre monde. » Une troupe survient « grinçant je ne sais quoi de barbare. » Adalbert était assis, lisant le livre des psaumes ; le plus méchant de ces méchans lève en grondant « son bras noueux, » et frappe l’évêque de sa rame. Le livre échappe des mains d’Adalbert, qui tombe en murmurant : « Béni soit le Seigneur dans sa miséricorde. Si je ne reçois rien de plus en l’honneur de mon Dieu crucifié, du moins j’aurai reçu ce coup précieux ! » Le coup n’était pas mortel, et les barbares n’avaient voulu qu’effrayer les étrangers : « Partez, leur dirent-ils, ou vous mourrez. »

Les trois compagnons partirent, mais pour se rendre en un lieu où se tenait un marché. Il y avait foule ; dès qu’il apparaît, « l’homme du ciel est environné par un flot de têtes de chiens, qui ouvrent une gueule terrible et lui demandent d’où il vient, ce qu’il est, ce qu’il cherche, pourquoi il est venu sans être appelé. Ces loups ont soif de sang et menacent de mort celui qui leur apporte la vie : n’attendant point qu’il parle, ils grimacent et se moquent. C’est le mieux qu’ils sachent faire. Parle, crient-ils enfin, en secouant la tête ! » L’évêque dit en peu de mots ce que disent toujours en pareilles conjonctures les apôtres : il est venu arracher ses frères des mains du diable et des gorges de l’enfer, leur révéler le vrai Dieu, et les purifier dans le bain du salut. Les Prussiens rient des paroles célestes, frappent la terre de leurs bâtons et emplissent l’air de leurs hurlemens, mais ne touchent point aux étrangers, auxquels ils commandent de s’éloigner. L’athlète du Christ se lamentait de ne pas mourir ; pourtant sa chair était troublée à l’idée de la mort. Un jour qu’il marchait le long du rivage, une énorme vague se soulève, comme portée par un monstre marin, et se brise avec fracas à ses pieds : l’évêque « pâlit atrocement comme une femme craintive. » La nuit venue, Gaudentius rêva qu’il voulait, après avoir entendu la messe dite par Adalbert, s’approcher du calice pour y tremper ses lèvres, mais que le gardien de l’autel accourait et lui disait : « Ce n’est point à ta bouche qu’il appartient de boire au calice de vie ; il est réservé à l’évêque. » Quand le moine lui raconta son rêve, Adalbert comprit qu’il s’agissait du calice du martyre, et ce « fils de la femme, » tremblant à la pensée de la passion prochaine : « Mon frère, dit-il, veuille Dieu que ce songe n’annonce que des choses heureuses ! »

Le calice descendit enfin des cieux. Gaudentius avait célébré la messe, et les trois compagnons, après avoir fait un repas, s’étaient endormis sur le gazon. Une troupe de Prussiens, conduite par un homme à qui les Polonais avaient tué son frère, les surprit dans leur sommeil. « Le réveil ne fut point agréable. » Adalbert, « dont la chair qui va mourir change de couleur, » est entraîné ; en voyant le bourreau prêt à le frapper, il ne dit qu’un seul mot, à voix basse, celui du Christ au jardin des Oliviers : « Mon père que voulez-vous de moi ? » Ses compagnons, épargnés par les barbares, racontèrent qu’au moment où il tomba, frappé de sept coups de lance, les liens qui retenaient ses mains se rompirent d’eux-mêmes et que les bras du martyr s’étendirent en croix. Ce fut le premier miracle de saint Adalbert.

L’histoire de ce martyr ne nous apprend rien sur les Prussiens, et il faudrait d’autres témoignages que ceux de Gaudentius et de Benoît pour prouver qu’il y avait en ce peuple une exceptionnelle férocité. On ferait une belle histoire des missions au moyen âge[2] en s’imposant comme une règle de ne point prendre parti pour les martyrs, et de rechercher ce qui pouvait se passer dans l’âme des païens à l’arrivée des missionnaires. Toutes sortes de raisons expliquent la propagation de la religion chrétienne dans l’empire romain, et l’on comprend bien aussi que les peuples barbares qui l’ont envahi aient adopté la foi des populations au milieu desquelles ils vivaient. Encore faut-il remarquer que les seuls Francs l’ont acceptée tout entière, au lieu que les autres ont rejeté le mystère de la Trinité, comme impie et contraire au dogme de l’unité divine. Rien ne les a pu déterminer à courber la tête devant l’église romaine : Théodoric savait qu’en continuant à nier l’égalité du père et du fils il mettait son empire en péril, et il a persisté ; à la veille d’être attaqué par Clovis, le roi burgonde Gondebaud, à qui ses évêques ont mis pour ainsi dire le marché en main, se résigne avec une profonde tristesse à courir un danger dont il mesure toute la grandeur, plutôt que de croire, comme il dit, à trois dieux. Cependant ces rois étaient entourés de catholiques : Cassiodore était auprès de Théodoric, Avitus auprès de Gondebaud ; ils parlaient ou, tout au moins, entendaient la langue de l’église. Combien plus longue n’a pas dû être la résistance des barbares demeurés en terre barbare, à qui des inconnus venaient prêcher le catholicisme ! Représentez-vous ces hommes demeurés fidèles au culte de la nature, adorant les forces mystérieuses, le tonnerre qui les épouvante, l’eau bienfaisante qui coule des fontaines, la terre nourricière, le chêne, qui chaque année reverdit, et qui, étant séculaire, passe pour immortel. Des missionnaires arrivent : ils profanent les bois sacrés dont les barbares révèrent l’ombre et le silence ; ils mettent le bât sur le cheval blanc, qui rend des oracles dans le temple de Swantvit, Dieu de la sainte lumière, et la cognée au pied du chêne dont les branches, agitées par le vent, révèlent aux hommes la volonté du ciel. Ils déclarent que ce culte vénérable, qui a été celui de nos ancêtres aryens, est œuvre d’enfer et de damnation, et, en échange, ils apportent les mystères d’un Dieu sorti d’une vierge, d’un éternel qui naît, d’un immortel qui meurt, d’un fils aussi vieux que son père, d’un crime avec lequel on naît et que lave l’eau du baptême. Entrez dans l’intelligence de ces barbares : comprendrez-vous ?

Souvent les missionnaires ne savent pas même la langue de ceux auxquels ils s’adressent. Ils parlent par signes, par mise en scène, par la croix qu’on porte devant eux ou par des représentations figurées des mystères. Cet enseignement par l’aspect n’était pas plus intelligible. Les missionnaires qui savent se faire comprendre trouvent-ils toujours les paroles qu’il faut dire ? Sans doute, quand ils sont intelligens et dirigés par l’admirable pape Grégoire VI, qui, dans ses curieuses instructions aux prêcheurs des Anglo-Saxons, enseigne l’art de ménager la transition entre les coutumes anciennes et la foi nouvelle ; mais on ne rencontrait point chez tous les apôtres la modération ni la flexible intelligence qu’il fallait pour une si délicate besogne. Adalbert, par exemple, dit aux Prussiens qu’il vient pour les arracher des gorges de l’Arverne, mais les Prussiens ne se savaient pas menacés de périr dans ces gorges. Ce discours rappelle celui que Clotilde, au dire de Grégoire de Tours, tint à Clovis quand elle le catéchisa ; elle lui reprocha de vénérer des idoles, et les Francs n’en avaient pas ; d’adorer Jupiter, ce stuprator virorum, cet adultère, cet inceste qui a épousé sa sœur puisque Junon dit (dans Virgile) qu’elle est « et la sœur et l’épouse du maître des dieux ; » c’était la première fois sans doute que Clovis entendait parler de Jupiter. Aussi, ne comprenant pas, il se contente de répondre à Clotilde ces mois : « Ton Dieu n’est pas de la famille des Ases ; par conséquent il n’est pas Dieu, » et c’est le tour de Clotilde de ne plus comprendre. La conversation rapportée par l’évêque de Tours n’a sans doute jamais été tenue ; mais je crois voir dans les paroles que l’historien prête à Clotilde une sorte de texte consacré, à l’usage des missionnaires, qui a servi jadis à la conversion des païens classiques et qu’on emploie à la conversion des païens germaniques. Les vieilles phrases vivent longtemps si tant est qu’elles meurent jamais, et bien des exemples montreraient si on les voulait réunir, que non-seulement la langue, mais aussi le langage des missionnaires n’était pas intelligible à ceux qui l’entendaient.

C’est pourquoi la plupart des missions n’auraient pas réussi sans la politique et la force. « Je ne puis rien, dit Boniface, l’apôtre de la Germanie, sans le patronage du duc des Francs et la crainte qu’il inspire. » Il a fallu trente-quatre années de guerre, des exécutions et des transportations en masse pour convertir les Saxons puis, la conquête achevée, le capitulaire de Saxe, où la peine de mort revient à chaque article, et le dur gouvernement des évêques et des comtes. Les païens apprennent donc de bonne heure qu’en défendant leurs dieux ils défendent leur liberté, et qu’en devenant chrétien on devient sujet. Ils savent, à la venue du missionnaire que le prince n’est pas loin et qu’il apporte la servitude. Adalbert dit aux Prussiens qu’il est envoyé par le duc de Pologne ; mais les Prussiens ne redoutaient rien tant que le joug du duc de Pologne Ils étaient en guerre avec lui sur la frontière, et même le meurtre de l’évêque fut une vengeance privée, son bourreau ayant eu un frère tué par des Polonais. Les barbares auraient voulu épargner les chrétiens pour ne point encourir de représailles : à deux reprises, ils commandent à ces inconnus « venus d’un autre monde » d’y retourner. Ils les tenaient pour des êtres malfaisans, et l’hagiographe leur prête ces paroles remarquables : « À cause de ces hommes, notre terre ne donnera plus de moissons, nos arbres ne porteront plus de fruits ; il ne naîtra plus d’animaux, et ceux qui seront nés mourront. » Les Prussiens se trompaient, car leur terre donnera encore des moissons et de plus belles ; mais un jour viendra où il n’y aura plus de Prussiens pour les récolter. Tout ce peuple périra, martyr de la civilisation chrétienne, ne laissant qu’un nom, qui sera pris par ses vainqueurs. Il avait raison de dire au précurseur des chevaliers teutoniques : « Va-t’en. »


II

Adalbert était mort sans avoir gagné l’âme d’un Prussien à la foi chrétienne ; mais on sut dans l’Europe entière qu’un évêque, un ami de l’empereur, avait trouvé le martyre parmi des païens jusque-là inconnus, et le nom des Prussiens sortit de l’obscurité. Dès lors la guerre est perpétuelle contre la Prusse, que les Danois attaquent par le nord et les Polonais par le sud. Ni les uns ni les autres n’eurent de succès durables, et les crises d’anarchie qui se répètent périodiquement en Pologne surviennent toujours à point pour sauver les Prussiens. Ceux-ci, le plus souvent, se contentaient de faire des guerres défensives, se tenant cachés dans les bois, jusqu’à la retraite de leurs ennemis, qu’ils poursuivaient. Le roi Boleslas IV parvint, au milieu du XIIe siècle, à leur imposer un tribut, après une expédition victorieuse ; mais ils refusèrent de payer ce qu’ils avaient promis, et lorsque Boleslas envahit encore une fois leur pays, son armée y périt presque entière. Ce fut le dernier grand combat : quand s’ouvrit le XIIIe siècle, la Prusse était toujours indépendante et païenne.

Les Prussiens n’étaient pas des ennemis à dédaigner. Il est vrai qu’ils étaient divisés en onze peuplades, mais la communauté de religion les unissait. Pierre de Dusbourg nous apprend qu’il y avait chez cette nation abominable un lieu appelé Romowe, nom qui vient de Rome, ajoute-t-il avec cette hardiesse fantastique des écrivains du moyen âge à inventer les étymologies. A Romowe habitait un certain personnage, le Criwe, qui était le pape des Prussiens. « De même, en effet, que le seigneur pape gouverne l’universelle église des fidèles, de même, sur un ordre, sur un signe du Criwe obéissent non-seulement les Prussiens, mais encore les Livoniens et les Lithuaniens. Il n’est pas besoin que le grand prêtre paraisse en personne : son messager, porteur de son bâton ou de quelque signe connu, est vénéré comme lui-même. » Les morts avaient pour lui autant de déférence que les vivans : avant de se rendre dans la vie future, ils passaient par sa maison ; aussi les parens des trépassés se succédaient-ils chez le grand prêtre pour lui demander s’il n’avait pas, tel jour, vu passer telle personne : le grand prêtre, sans hésiter, décrivait le personnage, les vêtemens qu’il portait, les chevaux et les serviteurs qu’on avait brûlés avec lui ; il montrait même le trou qu’avait fait, en passant, avec sa lance, ce voyageur pour l’autre monde. Comme les Prussiens étaient très religieux, et n’entreprenaient rien sans consulter leurs dieux, grande était l’autorité de ce chef mystérieux d’un clergé répandu sur tout le territoire. Le Criwe vivait et prospérait ainsi au fond de son bois sacré, au temps où le grand pape Innocent III présidait à Latran les évêques et les ambassadeurs des princes de là chrétienté. L’Allemagne, gouvernée par les Hohenstaufen, brillait de tout l’éclat de la civilisation chevaleresque ; à Paris, Notre-Dame s’élevait, et saint Louis allait bâtir la Sainte-Chapelle ; l’université était fondée : de tous les points de l’Europe une jeunesse avide de connaître se pressait autour de maîtres, qui dissertaient de omni re scibili et quibusdam aliis, et les Prussiens ne comprenaient pas qu’on pût sur un morceau de parchemin expliquer sa pensée à un absent ; les secrets de l’arithmétique leur étaient si bien inconnus que pour compter ils faisaient des marques sur un morceau de bois ou des nœuds à leur ceinture.

Cependant de tous côtés s’avançait vers eux, lentement, irrésistiblement, la civilisation chrétienne. Les royaumes Scandinaves sont chrétiens depuis le XIe siècle. Au XIIe siècle, la collaboration des margraves de Brandebourg, des ducs de Saxe et des rois de Danemark, assure le triomphe du christianisme en Brandebourg, en Mecklembourg et en Poméranie, et cette dernière province confinait à la Prusse, dont elle n’était séparée que par la Vistule. Depuis longtemps, la Pologne, qui enveloppait la Prusse au sud, était chrétienne. Enfin dans la Livonie, Albert de Buxhövden, évêque et soldat, avait conquis sur les païens son évêché de Riga et fondé l’ordre des porte-glaives, qui avait pour insignes l’épée et la croix sur le manteau blanc. Comment la Prusse aurait-elle pu maintenir plus longtemps son indépendance et sa religion ? Il n’est point permis à un peuple d’être si différent des peuples qui l’entourent. La civilisation, c’est-à-dire la somme d’idées admise par la majorité des peuples d’une certaine région, à une certaine date, sur les rapports de l’homme avec Dieu et sur la forme du gouvernement et de la société, n’est pas tolérante à l’égard des dissidens, individus ou peuples. Elle tend à effacer sans cesse, au sein de chaque nation, les résistances individuelles, et à rendre les peuples réfractaires semblables aux autres. Son œuvre, rapide aux époques où les idées circulent vite, fut lente au moyen âge, mais ne s’arrêta pas. Elle marchait alors de l’ouest à l’est : partie de France et d’Italie, elle avait gagné l’Allemagne, les pays du nord, la Pologne et les rives lointaines de la Baltique ; la Prusse, débordée par elle, demeurait comme une exception, qui devait cesser.

Au début du XIIIe siècle, une nouvelle tentative fut faite pour convertir les Prussiens. Le moine Christian, sorti du monastère poméranien d’Oliva, avant-poste chrétien jeté à quelques kilomètres de la terre païenne, franchit la Vistule et bâtit sur la rive droite quelques églises. Ce fut assez pour que le pape prît sous la protection des apôtres Pierre et Paul le pays tout entier et instituât Christian évêque de Prusse. Le nouveau diocèse était à conquérir ; pour donner des soldats à l’évêque, le pape fit prêcher la croisade contre les Sarrasins du nord. La folie de la croix était alors apaisée, et les chevaliers avaient à plusieurs reprises marqué leurs préférences pour les croisades courtes. Les papes s’accommodaient, non sans regret, aux nécessités du temps, et les indulgences étaient aussi abondantes pour le chevalier bourguignon croisé contre les albigeois, ou pour le chevalier saxon, croisé contre les Prussiens, qu’elles avaient été jadis pour Godefroy de Bouillon ou pour Frédéric Barberousse. « Le chemin n’est ni long ni difficile, disaient les prêcheurs de la croisade albigeoise, et copieuse est la récompense. » Ainsi parlaient les prêcheurs de la croisade prussienne. Plusieurs armées marchèrent contre les Sarrasins du nord ; mais elles ne firent que passer, pillant, brûlant, puis livrant aux représailles des Prussiens exaspérés les églises chrétiennes. En 1224, les barbares massacrent les chrétiens, détruisent les églises, passent la Vistule pour aller incendier le monastère d’Oliva, et la Drevenz pour aller ravager la Pologne. Ce pays était alors partagé entre les deux fils du roi Casimir ; l’un d’eux, Conrad, avait la Mazovie, et, voisin de la Prusse, il portait tout le poids d’une guerre qui n’avait jamais été si terrible. Ne se fiant plus à des secours irréguliers et dangereux, il se souvint que l’évêque de Livonie, en fondant un ordre chevaleresque, avait mis la croisade en permanence sur le sol païen, et il députa vers le grand maître des teutoniques pour lui demander son aide. Ceci est un très grave événement dans l’histoire de la Pologne, car il appartenait à ce pays de transmettre le christianisme aux peuples de l’Oder et de la Vistule. Pour vivre âge de peuple, dans un cadre naturel, entre les monts bohémiens et la mer, il fallait qu’il ne laissât point se détacher de lui la Silésie ni la Poméranie, et qu’il ne permît point aux Allemands de s’établir en Prusse comme dans une forteresse, au milieu de la région slavo-finnoise ; mais la Pologne, à aucun moment de son. histoire, n’a fait ce qu’elle devait faire. Elle a eu au moyen âge de la grandeur par momens et par éclairs : jamais elle ne s’est recueillie, soit pour apprendre à se gouverner, soit pour entreprendre une conquête suivie. Sa cavalerie féodale, campée sur ce terrain vague, ouvert à tous les vents, qui s’étend de la Vistule à l’Oder, en sort à tous momens et galope vers l’Elbe ou vers le Dnieper et la Duna. Elle eût mieux fait de pousser à fond la guerre contre la Prusse, car le jour où Conrad de Mazovie, avouant son impuissance, appela contre les Prussiens les chevaliers teutoniques, il prépara la ruine de la Pologne.

Le grand maître à qui s’adressa Conrad était Hermann de Salza, le plus habile politique du XIIIe siècle, où il a été mêlé aux plus grandes affaires. Dans ce temps de lutte sans merci entre l’empire et la papauté, où les deux chefs de la chrétienté se haïssaient mutuellement, le pape excommuniant l’empereur, l’empereur déposant le pape, l’un et l’autre se couvrant d’injures et se comparant qui à l’Antéchrist, qui aux plus vilaines bêtes de l’Apocalypse, Hermann demeura l’ami et même l’homme de confiance de Frédéric et de Grégoire IX. Il n’est pas prudent d’associer un pareil homme à une entreprise politique en lui offrant une part dans les bénéfices : s’il ne cherchait point à grossir cette part, à quoi servirait cette habileté ? Conrad de Mazovie et Christian d’Oliva espéraient sans doute que les teutoniques feraient leur besogne moyennant quelque cession de territoire sur laquelle on reviendrait dans la suite, mais ils s’aperçurent qu’ils s’étaient trompés. Conrad offrait à l’ordre le pays de Culm, entre l’Ossa et la Drevenz, toujours disputé entre les Polonais et les Prussiens et qui alors était à conquérir. Hermann accepte, mais il demande à l’empereur de confirmer cette donation et d’y ajouter celle de la Prusse entière. L’empereur, en sa qualité de maître du monde, cède au grand maître et à ses successeurs l’antique droit de l’empire sur les montagnes, la plaine, les fleuves, les bois et la mer in partibus Prussiœ. Hermann demande la confirmation pontificale, et le pape, à son tour, lui donne cette terre qui appartenait à Dieu ; il fait de nouveau prêcher la croisade contre les infidèles, ordonnant aux chevaliers de combattre de la main droite et de la gauche, munis de l’armure de Dieu, pour arracher la terre des mains des Prussiens, et aux princes de secourir les teutoniques. Après les premières victoires, il déclarera de nouveau la Prusse propriété de saint Pierre ; il la cédera aux teutoniques « de façon qu’ils la possèdent librement et en toute propriété, » et menacera quiconque les voudrait troubler dans cette possession a de la colère du Tout-Puissant et des bienheureux Pierre et Paul, ses apôtres. »

Quand tout fut en règle, en 1230, la guerre commença. La première fois que les Prussiens aperçurent dans les rangs des Polonais ces cavaliers vêtus du long manteau blanc sur lequel se détachait la croix noire, ils demandèrent à un de leurs prisonniers qui étaient ces hommes et d’où ils venaient. Le prisonnier, rapporte Pierre de Dusbourg, répondit : « Ce sont de pieux et preux chevaliers envoyés d’Allemagne par le seigneur pape pour combattre contre vous, jusqu’à ce que votre dure tête plie devant la sainte église. » Les Prussiens rirent beaucoup de la prétention du seigneur pape. Les chevaliers n’étaient pas si gais. Le grand maître avait dit à Hermann Balke, en l’envoyant combattre les païens avec le titre de « maître de Prusse : » « Sois fort et robuste ; car c’est toi qui introduiras les fils d’Israël, c’est-à-dire tes frères, dans la terre promise. Dieu t’accompagnera ! » Mais cette terre promise parut triste aux chevaliers, quand ils l’aperçurent pour la première fois d’un château situé sur la rive gauche de la Vistule, non loin de Thorn, et qu’on appelait d’un joli nom, Vogelsang, c’est-à-dire le chant des oiseaux. « Peu nombreux en face d’une multitude infinie d’ennemis, ils chantaient le cantique de la tristesse, car ils avaient abandonné la douce terre de la patrie, terre fertile et pacifique, et ils allaient entrer dans une terre d’horreur, dans une vaste solitude emplie seulement par la terrible guerre. »

La terrible guerre dura cinquante-trois ans. On n’entreprendra point ici d’en raconter les détails ; ce serait d’ailleurs chose difficile, où les Allemands eux-mêmes n’ont pas encore réussi. La remarquable publication des Scriptores rerum prussicarum réunit pourtant tous les témoignages connus sur ce grand événement ; malheureusement, le plus complet, le plus commode, le mieux ordonné des écrivains des choses prussiennes, Pierre de Dusbourg, écrit un siècle après les événemens ; il fait partie de l’ordre comme prêtre, et non-seulement il est partial en faveur des chevaliers, mais, tout pénétré de l’esprit ecclésiastique, il regarde trop la conquête comme l’œuvre sainte de soldats de Dieu contre des infidèles. Ses légendes sont très belles, et, comme le merveilleux ne risque plus de nous égarer, il faut les lui pardonner ; mais il grossit nombre de faits, supprime ceux qui le gênent, exagère à chaque page le nombre des croisés et celui des païens, et, pour toutes ces raisons, trace un tableau inexact de la conquête de la Prusse. D’autre part, il s’impose par ses qualités, par la facilité, l’agrément, je dirais même le charme de sa lecture. C’est pourquoi les historiens allemands, même contemporains, subissent son autorité, et la conquête, comme ils la racontent, semble un grand drame en plusieurs actes, où des forces énormes sont engagées les unes contre les autres dans des combats gigantesques. Ils sèment sur cette histoire la belle et sombre poésie du nord et se complaisent au récit de ces campagnes d’hiver où la glace rompt sous le pas des chevaux des teutoniques ; ils y mêlent ce patriotisme mystique qui leur fait tout admirer de l’Allemand, même sa rudesse et sa brutalité, comme s’il était l’instrument de je ne sais quelle puissance surnaturelle, d’une Providence spéciale à l’Allemagne, mais point indifférente à l’univers, qu’elle travaille à transformer par la force allemande. Il n’y a point de doute que le chevalier et le colon allemands étaient supérieurs à ceux qu’ils ont vaincus ou dépossédés. Quand on compare au pays décrit par Wulfstan le pays administré par l’ordre, on admire, à moins d’avoir l’esprit singulièrement prévenu, l’œuvre extraordinaire accomplie par des Allemands de toutes les parties de l’Allemagne et de toutes les conditions. Il n’en faut pas moins, pour être vrai, dépouiller d’une bonne partie de sa poésie l’histoire de cette pénible conquête, qui a duré plus d’un demi-siècle. Au temps de la plus grande puissance de l’ordre, c’est-à-dire vers l’année 1400, il y avait en Prusse un millier de chevaliers. Le nombre en était incomparablement moins considérable au XIIIe siècle, surtout au début de la conquête, quand l’ordre, faible encore, avait ses membres disséminés en Allemagne, en Italie et en terre-sainte. La Chronique de l’ordre, qui semble antérieure à Dusbourg et mieux informée que lui, ne raconte que de petits combats, où les teutoniques, peu nombreux, délaissés par leurs frères des commanderies d’Allemagne et peu sûrs des colons, s’enferment dans des forteresses dont les faibles garnisons maintiennent difficilement leurs communications par la Vistule. Dix ans après que la guerre a commencé, plusieurs villes étant déjà fondées, les chevaliers de Culm envoient trois fois à Reden pour demander à un chevalier de les venir assister. Ils députent ensuite vers le grand maître en Allemagne, puis en Bohême et en Autriche, mandant que tout est perdu si on ne les secourt : dix chevaliers arrivent avec trente chevaux, et c’est assez pour qu’il y ait une grande joie à Culm. Quant aux troupes de croisés que les bulles pontificales expédiaient fréquemment en Prusse, elles n’ont jamais été nombreuses, et l’imagination des vieux chroniqueurs s’est laissée aller à des exagérations grotesques. Lorsque Dusbourg raconte que le roi de Bohême Ottokar a pénétré jusqu’au fond du Samland avec une armée de soixante mille hommes, qui n’aurait certainement pu se mouvoir ni se nourrir dans ce pays, il est probable qu’il ajoute deux zéros. Par une conséquence naturelle, on grossit le nombre des ennemis. Une chronique livonienne dit que les Samlandais pouvaient mettre quarante mille hommes sur pied ; mais leur pays, de 1,700 kilomètres carrés, était en grande partie couvert de bois où vivaient le castor, l’ours et l’aurochs, et il n’est pas vraisemblable que le sol, dont l’exploitation était très imparfaite, ait pu nourrir plus de vingt hommes par kilomètre carré ; le Samland aurait donc été peuplé par trente-quatre mille âmes. Ainsi c’est un petit nombre de chevaliers, assistés par de petites troupes de croisés et par les contingens militaires des colons qui ont entrepris la conquête de la Prusse, dont la population n’a guère dû dépasser deux cent mille âmes. La supériorité de l’armement, qui faisait de chaque teutonique comme une forteresse ambulante, la meilleure tactique, l’art de la fortification, les divisions des Prussiens, leur incurie et cette incapacité des tribus barbares à prévoir l’avenir et à y pourvoir expliquent le succès définitif, comme le petit nombre des forces engagées fait comprendre la longueur de la lutte.

La conquête était comme un flot, qui avançait et reculait sans cesse. Une armée de croisés arrivait-elle, l’ordre déployait sa bannière. On se mettait en route prudemment, précédé par des éclaireurs spécialement dressés à cette besogne. Presque toujours, on surprenait l’ennemi. On occupait certains points bien choisis, sur des collines d’où l’on découvrait au loin la campagne. On creusait des fossés, on plantait des palissades et on bâtissait la forteresse. Au pied s’élevait un village, fortifié aussi et dont chaque maison était, mise en état de défense : là, on établissait des colons, venus avec les croisés ; c’étaient des ouvriers ou des laboureurs qui avaient quitté leur pays natal, pour aller chercher fortune en terre nouvelle, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans, tous portant la croix comme les chevaliers. Il fallait faire vite, car chaque croisade durait un an à peine. Les croisés partis, la forteresse était exposée aux représailles de l’ennemi ; souvent elle était enlevée, brûlée, et le village détruit, puis les Prussiens envahissaient le territoire auparavant conquis, et les chevaliers, enfermés dans les châteaux, attendaient avec anxiété le messager qui annonçait l’arrivée d’un secours. Il fallait s’accoutumer à ce flux et à ce reflux perpétuels. Sur les hauteurs et dans les îles des lacs, on avait préparé des maisons de refuge, où les colons, l’alarme donnée, cherchaient un asile, et ces retraites précipitées étaient si habituelles que des cabaretiers demandaient et obtenaient pour eux et leurs descendans le privilège de vendre à boire dans les lieux de refuge.

Les chevaliers firent leur premier et plus solide établissement dans l’angle formé par la Vistule, entre les embouchures de la Drevenz et de l’Ossa, où Thorn et Culm furent bâtis dès l’année 1232. Aujourd’hui encore, les souvenirs et les monumens de la conquête se pressent dans le Culmerland, et l’on ne sait pas assez, même en Allemagne, quelles surprises y attendent le voyageur. Au mois d’octobre 1877, après avoir quitté le chemin de fer à Ledepol, près de la rive gauche de la Vistule, je me dirigeais, le jour déclinant déjà, vers le bac sur lequel on passe le fleuve, en face de Gulm. Le ciel était couvert, à l’orient, de nuages gris et noirs croulant les uns sur les autres, pendant qu’au couchant, sur un fond d’or d’une pureté parfaite, se détachait au delà du fleuve la colline abrupte où s’élèvent les clochers de Culm. Sur la rive droite, un chemin escarpé mène à la ville, qui, enveloppée par le fleuve et par un ruisseau, semble une île au milieu de la plaine infinie. Après avoir longé les vieux murs et passé sous une poterne étroite, épaisse et longue, on va, tout étonné, des vieilles églises, qui ont une haute et fière mine, à un hôtel de ville qu’on dirait apporté, avec son campanile détaché, de quelque cité italienne, puis on entre dans une rue moderne, dont toutes les maisons sont bâties sur un même modèle. Les monumens rappellent ces chevaliers qui ont apporté sur la terre de Prusse des souvenirs du monde entier, et les maisons modernes, bâties au temps de Frédéric sur quelque plan venu de Berlin, et alignées comme un bataillon, représentent, à côté de la grandeur poétique et des élans d’imagination d’un autre âge, la prose et la discipline prussiennes. On trouve ces antithèses dans tout le pays entre Culm et Thorn, que j’ai parcouru par des chemins mal entretenus où les chevaux piaffaient dans la boue liquide, car le gouvernement prussien néglige ses provinces de l’est, ce qui est peut-être une imprudence. Dans la plaine, légèrement ondulée, semée de petits lacs et de blocs erratiques sous lesquels les vieux Prussiens enterraient les cendres de leurs morts, on aperçoit presque toujours, à quelque point de l’horizon vaste et morne, le profil d’un clocher et d’une ruine. C’est, par exemple, Papau où il reste d’énormes murs de pierre, percés d’ogives encadrées de briques ; Culmsee, un pauvre village au pied de deux églises colossales à trois nefs, aux voûtes très hautes, et dont le portail est surmonté d’une tour carrée, que flanquent des contre-forts. C’est Thorn, dont le château ruiné, aux assises cyclopéennes, garde la trace de l’incendie qui le détruisit au XVe siècle : l’hôtel de ville est un des plus fiers monumens de l’architecture municipale allemande ; trois églises, où la brique a fait des merveilles, offrent à la curiosité du philologue et de l’historien une inscription sur un baptistère, qui n’a point été déchiffrée, et qu’on dit prussienne, une autre en caractères arabes, qui encadre un portail de Saint-Jacques. Ces souvenirs du passé font trouver le présent misérable, car ces monumens gigantesques siéent à ces villages et à ces villes comme ferait à un enfant malingre l’armure d’un chevalier de sept pieds.

Le Culmerland soumis, la conquête suivit la Vistule, dont tout le cours fut bientôt commandé par les forteresses de Thorn, Culm, Marienwerder et Elbing. Dès lors les teutoniques furent en communication par la Baltique avec la mère patrie allemande ; mais derrière eux était le duché slave de Poméranie, voisin peu sûr, qui voyait avec inquiétude, et il avait raison, des conquérans allemands s’établir en pays slave. La guerre que le duc Swantepolk fit à l’ordre en 1241 fut le signal d’une première révolte des Prussiens, qui dura onze aimées et qui fut terrible. Les chevaliers l’emportèrent, et le bruit de ces luttes et de ces victoires attira de nouveaux croisés, parmi lesquels parut, en 1254, le roi de Bohême Ottokar. Pour la première fois, des chrétiens pénètrent alors dans le bois sacré de Romowe ; Kœnigsberg est bâti, et son écusson, où figure un chevalier dont le casque est couronné, a gardé comme son nom le souvenir du roi de Bohême. Ottokar conta qu’il avait baptisé tout un peuple et porté jusqu’à la Baltique les limites de son empire ; mais c’était une vanterie, comme les aimaient les Slaves du moyen âge, qui faisaient moins de besogne que de bruit. les chevaliers au contraire, usant pour le mieux des ressources qui leur arrivaient, reprenaient et poursuivaient sérieusement la conquête. La première révolte à peine apaisée, ils envoyaient des colons fonder Memel, au delà du Haff courlandais. Dès l’année 1237, l’ordre des porte-glaives, conquérant de la Livonie, s’était fondu dans celui des teutoniques, qui aspiraient à dominer toute la Baltique orientale et tenaient déjà 100 milles de la côte. Cependant la terre prussienne n’était point soumise, et sept ans après le départ du roi de Bohême, tout se prépare pour un soulèvement nouveau. Des conciliabules se tiennent dans le bois ; un grand prêtre paraît, et les chênes se mettent à parler. Des nobles Prussiens, que l’ordre faisait élever dans des monastères, s’enfuient secrètement. Les chevaliers sentent venir l’orage et croient le conjurer par des violences : un des officiers de l’ordre invite des Prussiens qui lui sont suspects, les enivre dans un banquet, puis il sort, ferme la porte derrière lui, et, comme dit Dusbourg, réduit en cendres nobles et château. La révolte éclate pourtant, plus terrible que la première fois : le maître de Livonie est défait par les Lithuaniens ; la Courlande s’affranchit ; les princes poméraniens, bien que chrétiens, secourent les Prussiens contre les Allemands ; les châteaux de l’ordre succombent les uns après les autres et pendant dix ans les revers succèdent aux revers. Enfin affaiblis par l’effort et par des pertes énormes, les révoltés commencent à céder ; les chevaliers mettent dix nouvelles années à regagner le terrain perdu, ils affaiblissent l’ennemi par un massacre perpétuel, et le combat cesse quand les Sudaviens, petit peuple vivant au plus épais des bois, au milieu des plus grands étangs de la région, se reconnaissent vaincus et, plutôt que de subir le joug des chevaliers, passent avec leur chef, le terrible Stardo, en Lithuanie. Le dernier coin de terre où a duré la résistance est demeuré comme maudit, et le désert de Johannisburg s’étend où se pressaient jadis les villages des Sudaviens.

L’ordre venait de vivre son âge héroïque. Pendant ces années terribles, les chevaliers sont soutenus par la foi. Dans les châteaux assiégés, où ils tiennent contre toute espérance, mangeant chevaux et harnais, ils adressent d’ardentes prières à la mère de Dieu. Avant de se jeter sur l’ennemi, ils couvrent leurs poitrines et leurs épaules des cicatrices que fait la discipline. Dusbourg nous a conservé des légendes sur le temps de la grande révolte. A la veille d’une des plus sanglantes batailles livrées par les Prussiens révoltés, la vierge Marie apparut à un chevalier qui s’était fait son serviteur, et lui dit : « Hermann, tu seras bientôt dans la compagnie de mon fils ! » Le lendemain, Hermann, s’élançant au plus épais des rangs ennemis, dit à ses compagnons : « Adieu, frères, nous ne nous reverrons plus ! La mère de Dieu m’appelle dans la paix éternelle ! » Un paysan prussien, qui avait regardé la bataille, raconta qu’il avait vu fuir les chevaliers et leurs corps s’amonceler, et son récit se terminait par ces mots : « Alors je vis des femmes et des anges qui portaient au ciel les âmes des frères ; plus brillante que les autres rayonnait l’âme d’Hermann, dans les mains de la sainte Vierge. » Le soir d’une autre bataille, la femme d’un colon, dont le mari n’était point revenu, alla le chercher sur le champ de bataille. Elle le trouva vivant encore, mais ne put le décider à se lever et à partir. « Je viens de voir la sainte Vierge, lui dit-il ; deux femmes l’accompagnaient portant des cierges ; elle marchait et encensait les corps des trépassés ; arrivée à moi, elle m’a dit : Réjouis-toi ; encore trois jours, et tu t’envoleras dans la vie éternelle I » Le blessé voulut mourir sur le champ de bataille.

C’était une dure race que celle de ces conquérans. Un chevalier usa sur sa peau ensanglantée plusieurs cottes de mailles, et beaucoup dormaient, ceints de grosses ceintures de fer. Les colons, hommes et femmes, sont trempés comme les chevaliers. C’est une règle que, si les hommes d’une ville ont été tués, les femmes doivent tout de suite épouser les garçons, car il faut que la colonie ne périsse pas. A Culm, deux femmes allant à l’église aperçoivent un bel enfant, vêtu de guenilles, qui jouait aux osselets ; toutes les deux le veulent avoir, mais la plus habile le fait enlever, conduire chez elle et vêtir honorablement. Un prêtre fiança ce couple singulier, et le mariage fut célébré dans la suite. L’histoire de ces deux femmes qui se disputent un mari sur le chemin de l’église dans une ville déserte est un des traits les plus frappans de cette histoire où l’on voit la nécessité du « combat pour l’existence » ramener des chrétiens du XIIIe siècle aux conditions de la vie primitive.

Colons et chevaliers ont à la fin du XIIe siècle terre gagnée. Leurs châteaux et leurs villes sont assis solidement sur le sol de la Prusse, et ce qui reste des vaincus ne remuera plus. Les vainqueurs avaient usé d’abord de ménagemens, laissant aux paysans leur liberté et aux nobles leur rang, après qu’ils avaient reçu le baptême. Ils faisaient instruire les enfans dans les monastères ; mais ces Prussiens ainsi élevés avaient été les plus dangereux ennemis. Pendant et après les révoltes, il n’y eut plus de droit pour les vaincus, les Allemands en tuèrent un nombre énorme ; ils transportèrent les survivans d’une province dans une autre, et les classèrent, non d’après leur rang héréditaire, mais d’après leur conduite envers l’ordre, brisant à la fois l’attache au sol natal et l’antique constitution du peuple. L’ordre garda quelques égards pour les anciens nobles qui avaient mérité par leur conduite de demeurer libres et honorés ; il employa aussi des Prussiens à divers services publics, mais le nombre de ces privilégiés était restreint, et la masse des vaincus tomba dans une condition inférieure, voisine de la servitude. Les conquérans chrétiens ne regardèrent pas même les vaincus comme des frères dont il fallait sauver l’âme, qui valait la leur. Dès les premières années de la guerre, le pape se plaignait qu’ils laissassent les Prussiens persévérer dans le paganisme, et l’ordre a gardé jusqu’au bout cette indifférence. Dusbourg, décrivant les mœurs antiques des Prussiens, raconte que l’hospitalité qu’ils donnent n’est pas complète, si toute la maison, homme et femme, fils et fille, ne s’enivre point avec ses hôtes ; que la femme, servante qu’on achète, ne mange point avec son mari et lave chaque jour les pieds des hôtes et des domestiques ; que la composition pour un crime commis est admise seulement après que l’homicide ou quelqu’un de ses proches a été tué par les parens de la victime. Ces coutumes du XIIIe siècle se retrouvent encore au XVe. Après que l’ordre eut subi le désastre qui le fit passer à la condition de vassal de la Pologne, le grand maître Paul de Russdorf ouvrit une enquête publique sur les causes de la misère profonde où le pays était tombé. Un moine chartreux écrivit alors une sorte d’exhortation où il reproche à l’ordre les fautes commises et surtout sa conduite « envers le commun peuple, notamment envers les Prussiens, » qu’il appelle « les pauvres Prussiens. » Ceux-ci ont gardé, dit-il, les usages païens, et comment en serait-il autrement ? Leurs maîtres, disent aux prêtres qui les voudraient convertir : « Laissez les Prussiens demeurer Prussiens. » Ils les empêchent d’aller à l’église, les accablent de corvées, même les saints jours, et ne se soucient que d’en tirer de l’argent et des services. Ils exigent d’eux quantité de sermens, et les induisent à faire quantité de parjures, car ce crime, qui entraîne la damnation éternelle, est purgé par une amende ridicule. Ils tolèrent, les jours de noces prussiennes, des danses diaboliques où des femmes s’habillent en hommes ; ils laissent se multiplier l’assassinat, qui est « commun en Prusse, » car le wergeld est si bas qu’il coûte moins cher de tuer un homme que d’acheter un cheval : ces meurtres se commettent le plus souvent dans des orgies où des familles entières s’enivrent et s’entre-tuent.

Ce chartreux, qui était un ami de l’ordre, ne parle pas autrement que ses ennemis. L’évêque de Posen, à la même date, accuse les chevaliers de laisser les deux tiers des Prussiens dans les erreurs du paganisme et d’employer ces barbares à la guerre contre leurs voisins. Les teutoniques en effet se servaient d’eux comme de soldats, et les ont usés par la guerre autant que par la servitude. Le peuple prussien ne manqua point d’ailleurs d’ajouter à ses vices ceux que des vaincus prennent toujours au contact de vainqueurs plus civilisés : travaillé par toutes ces causes de destruction, atteint plus que les Allemands par les guerres qui désolent la Prusse au XVe siècle, il s’éteignit peu à peu. Il paraît que jusqu’au XVIe siècle le prêtre avait encore besoin dans quelques villages d’interprètes qui expliquassent ses sermons, et que même il se tenait en Prusse des assemblées nocturnes où des prêtres païens sacrifiaient le bouc aux divinités anciennes ; mais au XVIe siècle la langue prussienne disparaît, ce qui en reste est, comme les débris des anciennes langues helléniques ou italiennes, matière à recherches pour les philologues. Un peuple avait été supprimé pour faire place à une colonie allemande.

Tous les individus assurément n’ont pas péri ; il en est qui, après avoir désappris leur langue et leur origine, ont été sauvés en se confondant parmi les Allemands. C’est pourquoi M. de Treitschke, qui a écrit sur l’histoire de l’ordre teutonique une de ces brillantes études où il donne cours à son imagination et à son patriotisme, préfère la destinée des peuples prussiens à celle des Esthes et des Lettons, que les chevaliers ont laissés vivre, mais dans la servitude et l’ignorance. Insensible à la destinée des faibles, il se complaît au récit de cette guerre inexpiable où paraît, comme il dit, « toute la dureté de notre caractère national, » où le conquérant combat le païen « avec le triple orgueil du chevalier, du chrétien et de l’Allemand. » On reconnaît ici la doctrine qui refuse à l’homme la qualité d’une créature privilégiée et le soumet aux lois générales de la nature où le fort vit de la mort du faible. Cette doctrine explique à merveille nombre de faits historiques, et par exemple la conquête de la Prusse par les Allemands.

La race germanique ne se contient pas dans les limites de la Germanie ; de toutes les façons et dans tous les temps, elle se répand au dehors, soit que des individus aillent chercher fortune par le travail, soit que des masses armées et méthodiquement conduites s’implantent par la violence sur le domaine d’autrui. L’émigration dans l’empire, aux temps romains ; au IVe siècle, l’invasion ; au XIIIe, la conquête de l’est par terre et par mer, de l’Elbe à la Duna et de la Baltique aux monts de Bohême ; de nos jours, l’émigration en France, en Russie, en Amérique, sont autant d’effets d’une même cause. Les circonstances historiques les revêtent de formes et de couleurs différentes ; elles donnent aux chevaliers du XIIIe siècle le manteau blanc et la croix noire, la croix encore aux marchands hanséatiques qui peuplent les villes de la Scandinavie, sillonnent la Baltique orientale et convoient leurs marchandises jusqu’à Novgorod, la croix toujours aux paysans et aux bourgeois qui, de tous les pays d’Allemagne, affluent vers la Prusse. L’observateur superficiel n’aperçoit point de ressemblance entre ces hommes d’autrefois, que l’éloignement grandit, et l’émigrant prosaïque qui, sans croix ni bannière, en casquette et en redingote, s’embarque sur les bateaux transatlantiques de Brème et Hambourg. Pourtant les colons du moyen âge allaient conquérir au delà de la Vistule ce que leurs descendans cherchent en Amérique : le moyen de vivre. Ils ont livré contre les Prussiens le combat pour l’existence et l’ont gagné.

M. de Treitschke a donc raison d’invoquer, en racontant l’extermination des Prussiens, la doctrine dont on vient de parler. Il n’était pas obligé de faire montre de sensibilité à propos de ce vieux peuple disparu, et il pouvait montrer par des exemples du même temps que la dureté n’était point au moyen âge particulière aux Allemands ; mais pourquoi s’en va-t-il louer la barbarie de la conquête et en tirer vanité ? Il a voulu sans doute payer tribut à la mode du jour ; car, pour bien penser aujourd’hui sur les choses humaines, il faut estimer que le sentiment d’humanité est banal et ridicule. Le plus fort est-il en contact avec le plus faible, on l’avertit que la disparition de celui-ci est nécessaire, et on lui prouve, par des statistiques bien faites, que les races inférieures subissant, quand elles cohabitent avec une race supérieure, une déperdition de tant d’hommes par année et par kilomètre carré, le terrain sera libre après un temps déterminé. Il ne faut point parler de devoirs envers les vaincus ; on passerait pour ne pas savoir son Darwin, et voilà comment M. de Treitschke, qui est un honnête homme probablement très pacifique, bon professeur et père de famille, emprunte, pour paraître au courant de la science, des airs d’anthropophage à son voisin le naturaliste. C’est faire une sotte ostentation d’insensibilité que de raconter, sans s’émouvoir, l’histoire de l’extermination d’un peuple et d’y applaudir. Le pontife qui, de Rome, commandait qu’on prît soin de l’âme des vaincus parlait au nom de l’humanité aux teutoniques occupés à montrer « la dureté de leur caractère national, » et l’historien, en reconnaissant que l’état fondé par les chevaliers est sans comparaison supérieur à la collection de misérables peuplades exterminées par eux, a le droit de s’apitoyer comme le chartreux du XVe siècle sur le sort des « pauvres Prussiens. »


ERNEST LAVISSE.

  1. M. de Winter, maire de Danzig et député au Reichstag.
  2. M. Mignet en a écrit au chapitre qui peut servir de modèle : la Germanie au VIIIe et au IXe siècle, dans ses Notices et Mémoires historiques, au t. II.