Récits de l’histoire de Prusse/03

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Récits de l’histoire de Prusse
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 445-469).
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RECITS
DE
L'HISTOIRE DE PRUSSE

III.[1]
LA CHUTE DE L’ORDRE TEUTONIQUE.


I.

L’ordre teutonique atteint dans les premières années du XVe siècle le plus haut degré de sa puissance ; puis tout à coup, sans déclin, il est précipité. Ses ennemis ne l’ont point tué : il portait en lui les germes de mort. C’est qu’il était une corporation, et Freytag dit excellemment pourquoi les destinées d’une corporation ne peuvent ressembler à celles d’un peuple. Beaucoup d’idées et de passions conduisent un peuple, le font penser et vouloir : il est tantôt faible et tantôt fort, bien portant aujourd’hui et demain malade ; il peut tomber et se relever plusieurs fois, jusqu’au jour où la cendre de ses idées et de ses actes encombre sa route et en marque le terme ; mais des individus lui survivent et portent sa civilisation à d’autres peuples, dont ils élargissent le génie : ainsi firent les Juifs et les Grecs. Une corporation n’a qu’une idée : le jour où cette idée n’est plus comprise par le monde, qui se transforme sans cesse, elle tombe tout d’un coup, très bas, sans gloire, indifférente, ou même méprisée et haïe, car l’histoire s’intéresse à un peuple ou à un homme qui a eu des passions humaines, non point à un être de raison à qui le progrès du temps a fait perdre la raison d’être.

L’état fondé par l’ordre teutonique était d’ailleurs exposé à de certains périls, parce qu’il était une création artificielle ; mais l’état fondé par les margraves de Brandebourg était artificiel aussi ; en Brandebourg comme en Prusse, un peuple avait été supprimé pour faire place à une colonie allemande : seulement la colonie brandebourgeoise était régie par une dynastie, c’est-à-dire par une succession d’hommes, qui, tous portant le même nom et poursuivant la même œuvre, étaient capables, parce qu’ils se succédaient et que leur volonté demeurait libre, de descendre le cours du temps, en compagnie des autres hommes. Au moyen âge, les rois ont fait les royaumes et les princes les principautés : sitôt que la féodalité dépérit et que quelques familles s’élèvent au-dessus d’elle, les différens états s’incarnent dans leur prince. Ni le prince ni les sujets ne distinguent le public du privé ; les joies privées de la famille régnante sont celles des sujets ; l’agrandissement du domaine du prince est l’agrandissement même de l’état : tout le gouvernement tient dans sa maison, on y rend la justice, on y fait la loi, on y fabrique la monnaie ; ses officiers particuliers sont des officiers publics ; le chef de son écurie devient le chef de sa cavalerie ; le chambellan a soin de la chambre royale et siège dans la cour de justice. Après que ce régime a quelque temps duré, les peuples n’imaginent pas d’autre condition politique où ils puissent vivre : tout leur patriotisme est dans la fidélité au prince, et cette fidélité est une partie de la religion. Nul homme n’a été placé plus près de Dieu par les autres hommes que le roi de France par les Français du XIVe siècle. Aujourd’hui, beaucoup des vieilles dynasties royales ont disparu, et celles qui demeurent ne prolongent leur existence qu’en se transformant : elles sont descendues du ciel sur la terre, qui ne les portera pas toujours. L’historien ne fait point la folie de croire à la résurrection des morts ; mais dans l’épitaphe il doit inscrire les services rendus. Seules les nations ont été grandes dans les temps modernes qui ont eu au moyen âge des dynasties consacrées : la Bohême, la Pologne, la Hongrie, ont perdu leur indépendance pour s’être fiées aux hasards de l’élection d’un roi, et l’état teutonique a péri pour avoir été régi par une aristocratie, superposée pour ainsi dire à la colonie allemande et vivant d’une vie distincte, non par des princes qui auraient fait corps avec elle et vécu de sa vie.

Au commencement du XVe siècle, l’ordre est en désaccord manifeste avec ses sujets. Ceux-ci, bourgeois et paysans, hommes libres et feudataires, établis à l’origine dans leurs villes, leurs villages ou leurs terres par chartes distinctes, avaient fini par former une sorte de peuple : la cohabitation sur le même sol, le service en commun dans les armées de l’ordre, les intérêts industriels et commerciaux les avaient rapprochés les uns des autres. Il s’était formé deux aristocraties, l’une dans les villes, l’autre dans les campagnes, et toutes les deux avaient contre le souverain des griefs graves. Les marchands supportaient impatiemment la concurrence de ce grand marchand, qui était l’ordre, et qui parfois usait de sa souveraineté au profit de son commerce, par exemple lorsqu’il défendait l’exportation des grains, sans se croire lié lui-même par cette prohibition. Il est vrai que, si l’ordre pratiqua l’excellente politique commerciale qui l’enrichit en enrichissant son peuple, c’est parce qu’il était marchand lui-même; mais ses sujets, qui en recueillirent les bienfaits, n’en furent que plus irrités contre sa concurrence, car un bienfait incomplet fait plus d’ingrats que la dureté ou l’inintelligence d’un régime ne fait de mécontens. Bourgeois et feudataires s’indignaient d’ailleurs d’être gouvernés par une caste étrangère; ils auraient voulu être admis dans l’ordre, qui ne pouvait leur donner cette satisfaction ; s’il eût ouvert ses rangs aux fils des bourgeois ou des feudataires prussiens, ceux-ci n’auraient point tardé à s’emparer des grands offices et de la maîtrise : qu’auraient dit alors les chevaliers d’Allemagne, d’Autriche, de tous les pays? Un schisme se serait certainement produit. L’ordre avait besoin, pour durer, de devenir une institution nationale prussienne ; mais il fallait aussi qu’il demeurât un institut universel, tout au moins allemand et indissolublement lié à l’Allemagne où il se recrutait et possédait de si riches domaines. C’était une difficulté insoluble.

Contre les bourgeois qui murmurent, contre les feudataires qui forment des confédérations secrètes, l’ordre ne peut s’appuyer sur les petits. Une monarchie peut être démocratique, mais non point une aristocratie]: les deux mots ne se rencontrent que pour s’opposer l’un à l’autre. Le roi de France aime les petits et les petits aiment le roi de France, parce qu’il est au-dessus des grands comme au-dessus d’eux-mêmes, et qu’il y a, devant ce trône si haut placé, une sorte d’égalité des hommes. Roi et peuple ont le même ennemi, le noble, et alors même que le peuple se révolte, c’est le grand qu’il menace, non le roi. « Quand Adam bêchait et qu’Eve filait, chantent les paysans anglais, où donc était le gentilhomme? » Mais à peine le roi a-t-il paru devant eux qu’ils l’acclament. En France, les pastoureaux s’insurgent à la nouvelle que saint Louis est prisonnier et ils réclament le roi. Après Poitiers, la colère populaire tombe sur ces nobles qui ont laissé, eux vivans, prendre le roi, et le peuple attend son salut de la délivrance du roi Jean qui a tout perdu. Une corporation chevaleresque recrutée à l’étranger ne pouvait inspirer au populaire cette dévotion, et l’ordre, pour se défendre, n’avait à compter que sur lui-même.

Aurait-il les forces nécessaires pour résister ? Il s’affaiblissait, au sein même de sa prospérité. Les vertus monastiques, à supposer qu’elles aient été pratiquées par tous dans les temps de misère et de lutte, n’y avaient pas survécu. Des discordes, la déposition de Charles de Trêves et celle d’Henri de Plauen, l’assassinat de Werner d’Orseln par un chevalier témoignent qu’on a oublié le vœu d’obéissance. Comment garder le vœu de pauvreté au milieu de cette opulence, ou seulement les règles d’une vie simple, parmi ces fêtes qui se succèdent à Marienbourg et dans les commanderies, à propos des continuels passages d’hôtes illustres se rendant en Lithuanie ? Un poète du XIVe siècle dit qu’à Marienbourg la pièce de monnaie est chez elle : encore si l’ordre seul eût été riche, et que chaque chevalier fût demeuré pauvre ! mais les chevaliers du XVe siècle font des testamens ; ils ont donc une fortune propre. Quant au vœu de chasteté, il était enfreint tous les jours. Au XIVe siècle, la lutte contre la doctrine de la mortification de la chair et de l’asservissement de l’esprit, qui prendra bientôt la double forme de la renaissance et de la réformation, est déjà commencée, et la chair écoute partout les excitations à s’affranchir, mais nulle part plus volontiers qu’en Allemagne. L’Allemand aime la vie commode ; de bonne heure il s’est moqué des ascètes et n’a point épargné ses sarcasmes aux chevaliers. Ceux-ci ne les méritaient pas assez. Leur vœu de chasteté leur paraissait lourd, et l’austère Dusbourg disait déjà que, « pour être chaste, il faut une grâce spéciale de Dieu, castus nemo potest esse, nisi Deus det. » Un proverbe avertissait le paysan qui avait des filles de fermer soigneusement sa porte sur le passage des chevaliers, et nous savons que dans les villes ces moines, à qui les règles de l’ordre défendaient d’embrasser même leur mère, portaient souvent leurs manteaux blancs en des quartiers où la couleur de l’innocence était déplacée. Dans les premières années du XVe siècle, les vilaines aventures se multiplient : dans un château, des femmes polonaises ont été enfermées et violées ; le commandeur Wirsberg offre à sa maîtresse une maison de plaisance, qu’il a payée très cher. Un autre commandeur, celui de Thorn, fait décapiter un innocent dont il convoite la femme. Bientôt Dlugloss dira, faisant le portrait d’un grand maître, qu’il sacrifie immodérément à Bacchus et à Vénus, in Bacchum et Venerem parum temperatus. Ainsi s’accroît sans cesse la gazette scandaleuse, à la grande joie des ennemis de l’ordre, qui la colportent par les villes et les campagnes.

C’était un nouveau sujet de railleries que les chevaliers fussent ignorans, et considérassent l’ignorance comme une condition de salut. Ils n’avaient jamais été fort instruits, et il paraît que plus d’un entrait dans l’ordre sans savoir même son Pater ni son Credo, car la règle donne six mois pour apprendre l’indispensable prière et le symbole de la foi. Plus tard la règle permit au frère entré dans l’ordre avec quelque instruction d’entretenir ses connaissances, mais elle voulut que l’ignorant demeurât ignorant, sans doute afin d’éviter que le chevalier devenu savant ne déposât l’épée pour se faire prêtre. Encore moins veut-elle qu’il devienne philosophe ; un comte de Nassau est condamné, après procédure secrète, à la prison perpétuelle, parce qu’il « doute. » La Prusse, qui n’avait que très peu de monastères, et très pauvres, ne possédait point ces écoles monastiques ou épiscopales qui, en se transformant, sont devenues les écoles modernes ; du moins le bourgeois s’instruisait dans les villes ; il visitait les universités étrangères ; il savait que partout s’annonçait le grand mouvement intellectuel de la renaissance et que l’Allemagne en était enorgueillie ; avec cette vanité que donne la première initiation à la science, il méprisait ces chevaliers ignorans, et se croyait déshonoré d’être commandé par tel grand maître, qui ne savait ni lire ni écrire.

Il n’y avait point de remède aux maux dont se plaignaient les sujets des teutoniques, parce que ces maux étaient constitutionnels. C’est la règle qui défend à l’ordre de se faire prussien. C’est elle qui lui interdit d’associer au gouvernement les bourgeois et les feudataires, car elle ne veut pas que les frères délibèrent avec les laïques. C’est elle qui sauvegarde et perpétue l’ignorance. Elle va livrer l’ordre enchaîné, incapable de se mouvoir et de s’affranchir, aux périls du XVe siècle où les grandes puissances du moyen âge achèvent leur décadence. Les services rendus sont oubliés, comme toujours, et il ne sert point de déclamer contre cette ingratitude, car les peuples ne peuvent être reconnaissans contre leur intérêt : leur affaire, c’est de vivre, et il faut qu’ils éliminent ce qui fait obstacle à la vie. Jadis la forteresse teutonique était une protection et un asile : au XVe siècle, elle n’est plus pour les colons qu’un lieu de délices et de débauches, et les bourgeois de Danzig appellent lupanar le château de l’ordre. Jadis, au temps des grands périls, l’arrivée des manteaux blancs à croix rouge était le signe certain de la délivrance prochaine ; maintenant que l’ennemi n’est plus à redouter, et qu’on a pris l’offensive contre les voisins, le chevalier n’est plus qu’un personnage inutile, qu’il faut nourrir et dont la nourriture coûte cher ; l’on chante en Prusse : « S’habiller, se déshabiller, manger, boire, dormir, voilà tout le travail des seigneurs teutoniques ! »

Réduit à l’état de caste dans son propre pays, l’ordre est un étranger dans la chrétienté. Pour expliquer sa chute, il faut, au risque de se répéter, rappeler encore ce que sont devenus le pape et l’empereur qui, au XIIIe siècle, ont commandé et béni la conquête. Le schisme est dans l’empire et dans l’église, et il y a au début du XVe siècle deux papes et trois empereurs. Les papes rivaux s’anathématisent et s’excommunient, à la grande joie des païens. « Il paraît, dit-on en Lithuanie, que les chrétiens ont à présent deux dieux : si l’un ne leur pardonne leurs péchés, ils peuvent s’adresser à l’autre. » Émus de ce spectacle, les chefs de la chrétienté eux-mêmes réclament la réforme de l’église dans son chef et dans ses membres ; mais quel trouble dans l’esprit des plus humbles ! Ils attribuent aux péchés des riches et des grands ces désordres et les calamités publiques, comme cette peste noire qui a décimé l’Europe et rempli de cadavres les rues des villes, où retentit le cri du Kyrie eleison. Seigneur, ayez pitié de nous ! Le XVe siècle, autant que le XVIIIe, a vu la décadence du respect. Dans une ville d’Allemagne, les filles de joie députent au conseil pour se plaindre que les filles des conseillers leur fassent par leurs débauches concurrence dans leur industrie. Les paysans et les gens des communes ne redoutent plus les chevaliers qu’ils ont vaincus. Les Flamands ont suspendu dans l’église de Courtrai huit mille éperons dorés de chevaliers français. Les paysans suisses, après avoir battu les chevaliers autrichiens, ont chanté : « Nous leur avons donné le fouet, ça leur a fait bien mal. » Le paysan prussien lui-même est enclin à la révolte, puisque l’ordre est obligé de défendre les rassemblemens armés. L’esprit du temps, qui avait porté jadis les teutoniques, s’était donc retiré d’eux, et, par un singulier retour de fortune, l’ordre se trouvait au XVe siècle dans le même état qu’au XIIIe les Prussiens exterminés par lui : il représentait une civilisation disparue ; au milieu d’un monde transformé, il était un monument du passé, une ruine que le premier accident devait abattre.


II.

Cependant l’ordre teutonique avait gardé jusqu’à la fin du XIVe siècle une raison d’être : la guerre contre la Lithuanie païenne durait toujours. Il en faut parler parce que l’histoire de cette guerre est un curieux chapitre de l’histoire de la civilisation au XVe siècle, mais aussi parce qu’on y voit la fausseté de l’institution teutonique, réduite à exploiter, pour maintenir son crédit dans le monde, la folie de la chevalerie expirante. D’Allemagne et de tous les pays de la chrétienté, quantité de princes, barons et aventuriers hautement qualifiés se rendent en Prusse au XIVe siècle, et de là en Lithuanie. Qu’ils eussent quelque souci de convertir les Lithuaniens, c’est à quoi l’on ne peut même songer : ils étaient attirés par la curiosité de voir de près cet ordre, honneur de la chevalerie, régnant sur la terre arrachée aux infidèles, et surtout par le goût de l’extraordinaire et du romanesque, par l’ambition de rapporter des pays lointains de quoi conter aux dames. Cette chevalerie, brave encore, mais pompeuse et volontiers hâbleuse, ressemblant à celle du XIIIe siècle comme la déclamation ressemble à l’éloquence, eut en Lithuanie son champ clos, dont les portes lui étaient ouvertes solennellement par les teutoniques.

Parmi les plus illustres parurent successivement en Prusse les rois Ottocar et Jean de Bohême, Louis de Hongrie, les rois allemands Charles IV, Gunter de Schwarzbourg, Ruprecht du Palatinat ; l’héroïque Bolingbroke, qui fut plus tard Henri IV, roi d’Angleterre ; le comte de Warwik, deux ducs d’Autriche, deux comtes de Hollande, le Français Boucicault, l’Écossais Douglas, et ce singulier aventurier, le poète Oswald de la Roche des Nuages (Wolkenstein), qui, n’ayant que dix ans, quitta le château paternel avec trois pfennigs et un morceau de pain dans son sac, courut à pied derrière les cavaliers d’Albert d’Autriche, gagnant sa vie à panser les chevaux et à soigner les armes : il resta huit ans en Prusse à servir dans les troupes de l’ordre, où il égayait les chevaliers par ses chansons ; puis il se mit à parcourir l’Europe et l’Asie, combattit à Nicopolis, revint en Prusse et commença ses voyages, chantant partout et combattant où il pouvait. Il fallait que ces expéditions lointaines fussent entrées dans les mœurs de tous les pays, car mainte chanson allemande commence par ces mots : « Il y avait une fois un chevalier qui alla en Prusse ; » maint conte français nous a gardé le souvenir d’un chevalier qui, pour avoir fait « le très saint passage de Prusse, » encourut une mésaventure conjugale, et le roi Charles V, qui n’aimait pas les folies et qui avait besoin de ses chevaliers contre l’Anglais, défendit d’aller en Prusse sous peine de mort.

C’était une véritable parodie de la croisade que donnaient ces croisés du XVe siècle. Guillaume IV de Hollande est allé trois fois en Prusse : la seconde fois, en 1344, il mène à sa suite trente-huit chevaliers et cinquante-cinq écuyers, des artisans et des serviteurs, parmi lesquels des hérauts, un peintre, un tailleur, un juif chargé des achats de chevaux, de draps et de fourrures. Il se rencontre avec Louis de Hongrie et Jean de Bohême, ce royal aventurier qui viendra mourir dans nos rangs à Crécy. On était en hiver et, comme il fallait passer le temps avant d’entrer en campagne, on jouait aux dés, jeu de prince : Jean gagna 600 florins à Louis de Hongrie, environ 30,000 francs d’aujourd’hui, et, comme le pauvre roi se lamentait, Jean prit les écus et les jeta au peuple, montrant ainsi le mépris que le vrai chevalier doit avoir pour l’argent. Dans la troupe qui suivit ces princes en Lithuanie, il y avait trois ménestrels prêtés par le grand maître, des ménétriers, des trompettes, des danseurs, des fous, des hérauts, des baladines, des prêtres aussi, car Guillaume de Hollande a donné une somme d’argent à Pierre, son chapelain, pour être dispensé de jeûner et de faire maigre. Belle dispense pour un croisé !

Au vrai, c’est une expédition de brigandage qu’on va faire en Lithuanie, comme le montre la relation que nous a laissée le poète Pierre Suchenwirth du voyage entrepris, l’an 1377, par le duc Albert d’Autriche.

En l’an de grâce 1377, le vertueux duc Albert s’arma pour la croisade de Prusse, afin de devenir chevalier, car il pensait avec raison que l’éperon d’or du chevalier lui siérait mieux que l’éperon d’argent de l’écuyer. Avec lui chevauchèrent cinq comtes, nombre de chevaliers et d’écuyers. Si belle troupe ne s’était encore vue : hommes et chevaux portaient armures et vêtemens splendides. Les croisés s’en vont par villes et par pays sans faire de mal à personne. A Breslau, le duc convie les belles dames qui, parées comme le bois quand mai fleurit, viennent au château plaisanter, danser et rire. Autre fête à Thorn, en Prusse, où brillent les bouches et les joues roses, les perles, les couronnes et les rubans. On y danse beaucoup, en tout bien tout honneur. De là on gagne Marienbourg où habite le grand maître Henri de Kniprode : le noble seigneur reçoit le duc en grande pompe, et généreusement offre bonne boisson et riche nourriture ; mais c’est à Kœnigsberg surtout que l’on mène belle et grande vie, à la manière des cours! Le noble duc commence les fêtes en donnant à dîner au château. Chaque service est annoncé par le son des trompettes et des fifres; dans les plats d’or on sert à profusion les pâtisseries et les rôtis; dans les coupes d’or et d’argent coulent les vins de France et d’Autriche.

Enfin on s’apprête au voyage de Lithuanie ; n’était-ce pas pour cela que l’on était venu? Le maréchal recommande à chacun de se pourvoir de vivres pour trois semaines ; on n’épargne rien et l’on achète plus qu’il n’était nécessaire. Alors le grand maître ordonne de se mettre en marche pour l’honneur des Autrichiens et de la mère de Dieu. Au bord de la Memel, six cent dix bateaux sont préparés, et les bateliers ont rude besogne depuis midi jusqu’au soir. Sur l’autre rive, un millier d’hommes marchent en avant, frayant à coups de hache le chemin dans les broussailles, et l’on va par la plaine, coupée de fossés, de ruisseaux et de marécages. Ah! il fait bien meilleur chevaucher dans la plaine de Hongrie ! A tout moment on descend de cheval, puis on remonte; tantôt on saute un fossé, tantôt on se baisse dans les bois, et plus d’un est rudement saisi au collet par les branches. On n’entend plus plaisanter ni rire. La nuit venue, il faut camper; de bon logis il n’est pas question; mais le lendemain on entre dans la terre des païens, et joyeusement les chevaux sont mis au trot. D’abord vient, selon l’usage, la bannière de Ragnit, puis celle de saint George, la bannière de Styrie, celles du grand maître et du duc d’Autriche. Beaucoup d’autres encore flottent dans les airs. Les fiers héros chrétiens portent couronnes et panaches sur leurs casques ; l’or, l’argent, les pierres précieuses, les perles, don des nobles dames dont ils sont les serviteurs, resplendissent au soleil. Enfin voici un village. Les chevaliers s’y précipitent comme des hôtes qu’on n’a point invités à la noce. Ils dansent avec les païens la première danse : on tue cinquante de ces misérables; le village est brûlé, la flamme monte haut dans les airs ! Alors le comte Hermann de Gilly tire son glaive du fourreau, l’agite dans l’air et dit au duc : « Mieux vaut chevalier qu’écuyer, » et il l’arme chevalier. Le duc, à son tour, tire son épée et fait chevaliers tous ceux qui se présentent, pour l’honneur de sainte Chrétienté et de Marie toujours vierge. Après quoi on se met à ravager le pays. Dieu a fait aux chrétiens cette grâce, que les païens se sont laissé surprendre. Il leur en coûte cher; on les poignarde, on les assomme. Le pays était plein d’hommes et de richesses : autant de bien pour les chrétiens que de perte pour les païens. Ce fut un bien bon moment.

La nuit fut moins gaie. Les Lithuaniens attaquèrent; on recevait leurs coups sans les voir, mais on les entendait hurler comme bêtes fauves. Le lendemain le maréchal fit ranger chacun sous sa bannière et à son rang. Les païens criaient toujours dans le buisson, mais cela ne leur réussit pas. On en tua beaucoup; on prit des femmes et des enfans : c’était comique vraiment de voir ces femmes, qui avaient deux enfans attachés au corps, l’un devant, l’autre derrière, et ces hommes, qui marchaient par troupes, attachés les uns aux autres comme des meutes. La journée avait été bonne, aussi le soir on fit un joyeux repas. On dévora quantité d’oies, de poules, de moutons, de vaches, de miel, et l’on s’endormit. Le maréchal, pour éviter le danger de la nuit précédente, avait fait planter une forte haie et placé des sentinelles, si bien que l’on dormit tranquillement. Le troisième jour, on entre dans un autre canton. Ce sont les mêmes exploits; on chasse les païens exactement comme le renard et le lièvre, et le soir le comte Hermann de Cilly traite le duc d’Autriche et les nouveaux chevaliers. Très loin était le marché où l’on avait acheté les vivres, car on y mangea un cerf qui avait été chassé à deux cents milles de là, et l’on ne but que du vin de Wippach, de Lutenberg et de Reisal.

Huit jours passent ainsi. On ravage trois cantons entiers. Des villages brûlés monte une telle fumée qu’au loin l’air est obscurci. Alors vient le mauvais temps ; il pleut, il grêle ; les provisions se gâtent; partant plus de plaisir : on se remet en marche vers la Memel, à travers marais et fossés. A Kœnigsberg, chevaliers et Autrichiens se congratulent et se séparent, et voyez comme tout finit bien : à Riesenburg, le duc reçoit un message de la duchesse qui lui annonce la naissance d’un fils : grande joie d’Albert, dont c’est le premier enfant. Les bals recommencent. A Schweidnitz, la duchesse, Autrichienne de naissance, fait si généreusement les choses qu’on n’a pas le droit d’acheter même un œuf. Dames et demoiselles se montrent très aimables, et l’on vit ainsi pendant trois jours en joie. Enfin on arrive en Autriche. « A tout noble homme je donne le conseil de servir saint George et de penser aux mots : mieux vaut chevalier qu’écuyer, pour que la louange orne son nom. Voilà le conseil que je donne, moi Pierre Suchenwirth. »

Tel est presque mot pour mot le récit du vieux poète : il est exact et conforme à ceux que nous ont laissés les historiens. C’est donc une guerre sans danger et sans pitié que les chevaliers et leurs hôtes font en Lithuanie. Contre les païens, tout est permis; tuer les hommes, même les femmes et les enfans, brûler moissons et maisons, c’est, comme on dit, faire la guerre en l’honneur de saint George, exercere militiam in onorem sancti Georgii. Une véritable traite de païens suit ces expéditions ; les nobles croisés emmènent des prisonniers dans leur pays, pour les montrer comme bêtes curieuses; les commandeurs et même le grand maître vendent les leurs, et tel officier de la frontière, comme l’avoué de Rossiten en Livonie, vit de ce commerce. Il faut répéter que ces croisés n’ont cure de convertir les infidèles, puisqu’il n’y a point de prêtres parmi eux : le duc d’Autriche est venu seulement pour gagner ses éperons, on a vu par quels exploits. Quant aux teutoniques, s’il n’est point juste de leur reprocher d’avoir à dessein négligé de conquérir la Lithuanie, ils sont bien aises assurément d’avoir ainsi près d’eux un parc de païens : de temps à autre, une ou deux fois l’année, le plus souvent l’été, mais quelquefois l’hiver, ils convient les aventureux de la chrétienté à des parties de chasse, où il ne manque rien, pas même le dîner de chasse. On emporte ses provisions, des bourriches et de la vaisselle. L’ordre dirige l’expédition, maintient la discipline, envoie ses éclaireurs, qui frayent la route à travers bois, et ses pontonniers, qui jettent des ponts sur les rivières. Chaque croisade lui coûte gros, car il faut faire des présens aux hôtes, leur donner une hospitalité fastueuse, leur prêter de l’argent quand les sacs sont vides, et souvent racheter les prisonniers; mais ce n’est pas trop payer cette illusion, qu’il importe d’entretenir, que les teutoniques gardent la frontière chrétienne. Rien n’y était plus propre que la pompe des fêtes données aux nobles voyageurs au retour de l’expédition en Lithuanie. Sous une tente magnifique, on dressait la table ronde, où s’asseyaient, au bruit des trompettes et timbales, les dix chevaliers qui avaient été proclamés les plus braves et dont les noms étaient célébrés dans toute la chrétienté par les poètes. Ces récits rimes, comme autrefois les prédications de Pierre l’Ermite ou de saint Bernard, enflammaient les courages, et l’ordre gardait sa raison d’être, grâce à cette parodie de la vraie croisade : quand elle aura cessé, la Lithuanie étant devenue chrétienne, on pensera dans toute l’Europe ce que dira plus tard Luther : « A quoi servent des croisés qui ne font pas de croisades? »


III.

La Lithuanie devint chrétienne en 1386. En ce temps-là vivait dans cet étrange pays un prince singulier du nom de Jagal, sorte de païen philosophe, justicier sévère, chasseur passionné, aimant les bois et le chant du rossignol, brave et bon soldat, pacifique pourtant, en paix avec tous ses voisins, sauf avec l’ordre, qui ne cessait de le provoquer à la guerre. Point fanatique et incapable de mettre à mort un missionnaire, ce païen était en relations diplomatiques avec la cour de Rome. Il devint un grand prince et fut le vengeur de la Lithuanie. Comme les Polonais, à la mort du roi Louis, ne voulurent point accepter pour roi Sigismond de Luxembourg, ils députèrent vers leur voisin Jagal, lui offrant la couronne s’il voulait se convertir. Le 15 février 1386 le païen fut baptisé; trois jours après il épousait Edwige, fille du feu roi ; quelques semaines après, il était couronné roi. Il retourna dans son pays natal, éteignit le feu sacré qui brûlait à Wilna, tua les serpens sacrés et entreprit de convertir son peuple. Bon nombre de Lithuaniens se laissèrent baptiser, comme avaient fait autrefois les Saxons, pour recevoir le vêtement qu’on donnait aux néophytes, et il fallait seulement prendre garde que ces empressés ne se fissent baptiser plusieurs fois, pour mieux munir leur garde-robe. Jagal, ou plutôt Ladislas Jagellon, comme on l’appelle depuis qu’il est chrétien et roi de Pologne, ne rencontre pas grande résistance; pour la Lithuanie, le temps était venu où les dieux s’en allaient tout seuls. Il fit entrer ses sujets par grandes troupes dans des ruisseaux où on les baptisait, en donnant un seul prénom à tous les hommes, un seul à toutes les femmes, et voilà de quelle façon la Lithuanie entra dans la communauté chrétienne. Quelques années après, Jagellon faisait grand-duc de Lithuanie son cousin Witowd, qui fut son fidèle lieutenant et allié. Pologne et Lithuanie formèrent comme un seul royaume dont les forces réunies se portèrent contre les teutoniques.

Point de doute que la grande guerre de l’année 1410 ait été une guerre de haine et de vengeance contre les Allemands. Witowd leur veut mal de mort et le dit tout haut. Ce prince, qui est obéi fort avant dans la plaine russe par des tribus russes ou tartares, semble plutôt un khan que le chef d’un peuple chrétien. Il veut jeter les teutoniques dans la Baltique et les y noyer. Quant au nouveau roi de Pologne, il va reprendre la vieille querelle au sujet de la Pomérellie. Les troubles qui s’annoncent dans l’état teutonique encouragent son ambition. Jagellon ne laisse passer par ses terres ni marchands, ni soldats pour la Prusse, et mille difficultés à chaque instant renouvelées précèdent et annoncent la lutte. Enfin, en juillet 1410, le roi et le grand-duc se donnent rendez-vous en Prusse, où ils font leur jonction. C’est une bataille de peuples qui va s’engager : à côté des Lithuaniens et des Polonais, des mercenaires de Bohême et d’autres pays, servent, dans l’armée de Jagellon, des Tartares, commandés par un khan, comme si l’Orient européen, menacé, entamé par la conquête allemande, se levait tout entier contre les Allemands. Les Tartares païens font la guerre sans merci, et se signalent par l’atrocité de leurs ravages. Jagellon maintient comme il peut la discipline : deux Lithuaniens, voleurs d’église, sont condamnés, selon la coutume du pays, à s’étrangler eux-mêmes. A l’approche de l’ennemi, les précautions redoublent : un conseil de guerre défend de dépasser l’avant-garde, commandée par le maréchal Zindrain, et de souffler du cor dans l’armée, où l’on ne doit entendre que le cor royal; la première sonnerie commande de se lever, la seconde de se mettre en selle, la troisième de marcher. Le 15 juillet au matin, dans sa marche vers Tannenberg, le roi de Pologne apprend qu’il a devant lui l’armée teutonique; il achève d’entendre la messe pendant que Zindrain et Witowd mettent l’armée en bataille, et rangent les Polonais sous cinquante bannières, les Lithuaniens, Ruthènes et Tartares, sous quarante; les bannières lithuaniennes portent l’image du cheval qui avait été jadis l’animal sacré des Lithuaniens; celles des Tartares, l’image du soleil, qu’ils adorent encore. La messe dite, Jagellon monte sur une colline pour reconnaître l’ennemi; il arme chevaliers un certain nombre de Polonais en les ceignant du ceinturon doré, se confesse, sans descendre de cheval, et met son casque. C’est alors que se présentent devant lui les deux hérauts de l’ordre portant deux épées nues; ils demandent au roi de désigner le champ où il veut combattre ; Jagellon répond qu’il accepte le champ de bataille que Dieu lui a donné ; puis il fait sonner les trompettes et ordonne l’attaque.

Les Lithuaniens, qui forment l’aile droite, se précipitent avec fureur sur l’armée des teutoniques. Ceux-ci tiennent bon, et leur canon fait des ravages dans les rangs des ennemis, qui, au bout d’une heure, reculent et se débandent; beaucoup fuient jusqu’en Lithuanie, où ils répandent la nouvelle de la défaite de Jagellon. Une petite partie de l’armée polonaise est entraînée dans la déroute; la bannière de saint George a reculé, et même la bannière royale a été jetée par terre; mais elle a été aussitôt relevée : le centre se raffermit, et l’aile gauche est intacte. Cependant les teutoniques s’étaient répandus à la poursuite des Lithuaniens; joyeux, ils chantaient, voyant fuir ces ennemis du Christ, l’hymne qui commence par ces mots : « Le Christ s’est levé ; » mais ils avaient perdu leur ordre de bataille et compromis la journée en portant leur principal effort sur le contingent lithuanien. Au moment où ils reviennent vers leurs positions, après avoir abandonné la poursuite, Jagellon les attaque de flanc et les met en désordre. Bientôt le grand maître se voit obligé de faire donner les seize bannières de la réserve. Il les conduit lui-même au centre de l’armée polonaise, où le roi, comme il avait été décidé en conseil de guerre, se tenait au milieu du retranchement formé par les chariots de guerre. Jagellon veut se précipiter dans la mêlée; un des siens se jette aux rênes de son cheval ; le roi l’écarté avec sa lance, mais se souvient qu’il doit demeurer et demeure. Il veut du moins faire donner sa garde de soixante lances; sa garde demeure derrière lui. Les teutoniques ne peuvent entamer le retranchement ; un d’eux, qui a pénétré jusqu’au roi, tombe à ses pieds, frappé d’un coup de lance par le notaire royal Sbigneus, qui sera plus tard archevêque. Alors on entendit le grand-maître commander un mouvement vers la droite, où était la bannière royale. La petite troupe héroïque se précipita ; elle fut cernée ; le grand maître ne demanda pas merci : il périt avec presque tous les officiers.

Le désordre était tel dans l’armée teutonique que ce mouvement désespéré n’avait pas été soutenu. Les fuyards encombraient les retranchemens de chars, situés au-dessus du village de Tannenberg. Jagellon défendit qu’on commençât la poursuite avant que le retranchement fût emporté. Ce fut l’affaire d’un quart d’heure. Le roi de Pologne alla se poster alors sur la colline où la veille avait campé le grand maître, et il vit briller aux rayons du soleil couchant les armures des soldats teutoniques éparpillés dans la déroute. Beaucoup furent pris ou se noyèrent dans les étangs. Dlugloss, chanoine de Cracovie, le plus véridique historien de cette grande journée, rapporte, sans y croire, que l’armée prussienne y perdit cinquante mille hommes tués et quarante mille prisonniers; ces chiffres sont exagérés, mais le désastre fut immense. Au soir de la bataille, Jagellon, fatigué, se jeta sous un arbre en attendant qu’on préparât sa tente, et il donna l’ordre qu’on ensevelît dans la petite église de Tannenberg les corps des commandeurs. Le lendemain, pendant la célébration de la messe, les bannières prisonnières flottaient autour de l’autel de campagne du roi de Pologne. Toute la journée, six secrétaires écrivirent sur des tableaux la liste des prisonniers, pendant que les soldats vainqueurs estimaient leur butin, et, faisant couler le vin à flots, célébraient les funérailles de l’ordre teutonique.

Le coup était terrible; mais ce n’est pas de cette défaite que l’ordre devait mourir. La marche du vainqueur ressembla d’abord à un triomphe. Jagellon, évitant les violences, se donnait l’air d’un libérateur, et beaucoup parmi les sujets des teutoniques ne demandaient qu’à l’en croire. Les évêques, qui n’aimaient pas l’ordre, donnèrent l’exemple de la soumission. Les nobles acceptèrent le don qui leur était promis de la « liberté comme en Pologne, » et Danzig reçut l’envoyé de Jagellon solennellement’, au son des tambours et des trompettes. Mais il suffit de la résistance d’un homme énergique pour changer le sort de la campagne. Henri de Plauen commandait un corps d’observation à la frontière poméranienne, quand il apprit la nouvelle du désastre. Vite, il courut à Marienbourg et s’enferma dans le château après avoir brûlé la ville. Jagellon fut impuissant contre ces murailles héroïquement défendues. Après deux mois d’investissement, de bombardement et d’assauts inutiles, il leva le siège et rentra dans ses états. Encore une fois, la Pologne montra qu’elle ne savait pas soutenir un effort; menacée d’une guerre par Sigismond de Hongrie, elle accorda aux teutoniques une paix honorable et inespérée; mais l’accueil fait aux envahisseurs par les sujets des vaincus avait montré que la vieille corporation portait en elle-même les causes de sa ruine, dont la guerre étrangère ne fit que précipiter les effets.

Henri de Plauen, devenu grand maître, fit un pas très hardi pour la sauver. Les forces militaires des chevaliers étaient très réduites ; les meilleurs étaient morts à Tannenberg, et Henri, dans une revue qu’il fit des survivans, ne trouva plus qu’une poignée de vieillards fatigués et des jeunes gens qui, n’ayant point connu les beaux jours, apportaient dans les rangs éclaircis un esprit inquiet et désordonné. Cependant l’ordre, si affaibli, avait à demander de grands sacrifices à ses sujets. Il fallait, pour racheter les prisonniers et payer les mercenaires, prélever d’énormes impôts sur le pays à moitié ruiné par l’invasion. Les registres teutoniques montrent que le produit de la fabrication de la monnaie s’est accru énormément après la bataille de Tannenberg ; on fabriquait donc de la monnaie faible, et c’était un grave grief ajouté à tous ceux qu’avaient contre les chevaliers leurs sujets de Prusse. Le grand maître espéra calmer la mauvaise humeur, prévenir les résistances et intéresser le peuple à la destinée du souverain, en invitant, malgré la règle qui défendait aux frères de délibérer avec les laïques, les députés des villes et de la noblesse à former des états de Prusse. Il vit bientôt que le peuple de Prusse, avant de consentir à l’alliance qui lui était offerte, attendrait qu’on satisfît à toutes ses exigences. La levée d’un impôt par tête fut ordonnée ; mais Danzig refusa de payer et, en face du château de l’ordre, éleva une tour, d’où les bourgeois surveillaient ce qui s’y passait et qu’ils appelaient kiek in de kuk, c’est-à-dire regard dans la cuisine. Il fallut que le commandeur, un frère du grand maître, fît saisir et égorger plusieurs conseillers, crime dont les bourgeois gardèrent le souvenir. D’ailleurs tout est conjuré contre Plauen : peste, mauvaise récolte, et le populaire, qui se défie de ce novateur, le soupçonne d’être un hussite. Plauen était dur aux prêtres ; lorsque les évêques de Prusse, qui s’étaient enfuis après le départ du roi de Pologne, demandèrent à rentrer, en vertu de l’amnistie promise, il refusa, disant qu’il ne voulait pas « réchauffer les couleuvres dans son sein. » Cependant Jagellon et Witowd surveillaient ce désordre ; le premier fait ravager la frontière prussienne, piller et arrêter les marchands prussiens sur ses routes ; l’autre bâtit sur le territoire teutonique un château, et, comme l’ordre réclame, il répond qu’il a bien le droit de faire ce qu’il veut dans un pays qui appartenait autrefois à son peuple : parole à retenir, car elle montre que le terrible passé n’est point oublié, et que Witowd poursuit la revanche d’une race.

Plauen, irrité par tant d’obstacles et provoqué par ses ennemis, veut recommencer la guerre ; mais il ne commande même plus aux chevaliers. Le grand maréchal Sternberg empêche l’armée de le suivre. Plauen convoque un chapitre pour y faire déposer le rebelle ; c’est le rebelle qui fait déposer le grand maître et qui est élu à sa place. Le héros des jours de détresse descendit au rang de simple commandeur et ne sut point porter sa disgrâce. On apprît bientôt qu’il correspondait avec le roi de Pologne. Jeté en prison, il y demeura seize années, se plaignant que ses gardiens lui ménageassent le pain et l’orge. Toute discipline était perdue ; le serviteur avait chassé le maître, le héros avait fini par une trahison, et l’ordre ne fit plus que prolonger son agonie. Il s’adressa en vain à l’empereur, au pape, aux conciles qui s’efforçaient alors de remettre la paix dans l’église. L’Europe monarchique du XVe siècle ne comprenait plus cette vieille institution aristocratique. Le pape avait défendu les hostilités contre la Lithuanie depuis que la Lithuanie était chrétienne : on parlait de transporter ces croisés inoccupés à Chypre ou sur le Danube, en face des Turcs, et, pendant ce temps, les Slaves continuent tranquillement la lutte contre les Allemands. Le roi de Pologne s’allie avec les ducs de Poméranie, même avec les hussites de Bohême, alléguant la parenté du sang. Les Polonais prêchent en Prusse l’hérésie de Jean Huss ; ils enseignent que la Prusse est polonaise, et, appelant la philologie à leur secours, le prouvent par les noms des provinces et des villes. Des bandes de hussites, acharnés à la destruction de la chevalerie et de tout ce qui est allemand, se répandent sur le territoire teutonique. Le monastère d’Oliva, d’où le moine Christian est parti au XIIIe siècle pour convertir la Prusse, est brûlé après avoir été pillé : c’est comme une vengeance offerte aux mânes des Prussiens. Les hussites saluent la Baltique de leurs chants tchèques et emplissent leurs bidons de l’eau de cette mer, en signe que de nouveau elle appartient aux Slaves. Il fallait que l’ordre fut irrémédiablement condamné à périr, pour que de tels dangers n’y ramenassent pas l’union. Le grand maître était en querelle avec le maître d’Allemagne, qui voulait le supplanter ; les chevaliers de la basse Allemagne avec ceux de la Souabe et de la Bavière. De plus en plus le peuple se détachait de ces souverains qui ne savaient plus se gouverner eux-mêmes ni protéger leurs sujets ; la police n’était plus faite sur les routes infestées par les brigands ; des malheurs, dont l’ordre n’était point responsable, s’ajoutèrent à ceux qu’on lui imputait : la Hanse, en pleine dissolution, laissait l’union de Calmar se former et la Scandinavie lui échapper ; enfin, en 1425, le hareng quitta la côte de Schonen pour celle de Hollande où allait fleurir Amsterdam. La colonie allemande résolut de s’émanciper.

Le grand maître Paul de Russdorf essaya comme Plauen de s’appuyer sur la noblesse et sur les villes. Les villes se déclarèrent prêtes à le soutenir à condition qu’il garantît leurs droits et leurs libertés contre les officiers teutoniques ; mais il n’osa prendre cet engagement. Les villes lui offrirent alors leur appui pour rétablir la discipline dans l’ordre; il ne voulut rien conclure, craignant de donner au maître d’Allemagne un prétexte que cherchait celui-ci de se substituer au grand maître. Les teutoniques étaient en pleine dissolution. Alors, en février 1440, à Marienbourg même, une partie de la noblesse de Prusse et les villes conclurent une ligue. On ne parla d’abord que de maintenir chacun dans ses droits, puis on se donna un conseil et des revenus ; on fit un état dans l’état. Les coalisés révélèrent leurs intentions, quand, après l’élection de Conrad d’Erlichshausen, ils firent hommage, non plus à l’ordre, mais au grand maître personnellement. Louis d’Erlichshausen, successeur de son frère, n’obtint cet hommage que difficilement, après qu’il eut promis d’accroître les privilèges des états. Dans cette extrémité, le pape et l’empereur s’intéressèrent enfin à l’ordre menacé de toutes parts; mais ces vieilles puissances déchues n’apportèrent que des mots pour défendre cette puissance qui s’en allait. Elles déclarèrent la ligue contraire au droit divin et humain : en présence de ce droit de l’ancien temps, la ligue maintint le sien, qui était le droit moderne des peuples à disposer d’eux-mêmes, et, le 4 février 1454, les nobles et les villes signèrent l’acte d’affranchissement, qu’un huissier du conseil de Thorn alla porter à Marienbourg.

Aussitôt commence la guerre des bourgeois contre les châteaux; ceux de Thorn attaquent et brûlent la vénérable forteresse qui avait si longtemps protégé une des premières villes bâties sur le sol prussien. En quelques semaines, cinquante-quatre châteaux mal défendus tombent aux mains des révoltés, qui, pour achever l’œuvre, s’adressent au roi de Pologne. Casimir IV célébrait à Cracovie les fêtes de son mariage, quand il reçut les députés de l’ordre et ceux de la ligue. Un débat contradictoire s’établit devant lui; les députés teutoniques, appuyés par les légats pontificaux, rappelèrent que, dans le dernier traité, l’ordre et le roi s’étaient mutuellement promis de ne pas seconder les révoltes de leurs sujets ; mais les ligueurs proposèrent de reconnaître la souveraineté du roi de Pologne, et menacèrent, s’il ne voulait pas les prendre pour sujets, de porter leur hommage au roi de Bohême. Casimir reçut en présence de l’archevêque de Gnesen l’hommage des députés prussiens; il institua les palatinats de Thorn, Elbing, Danzig et Kœnigsberg; il affranchit les villes et les nobles de toutes charges; il ordonna que les châteaux détruits ne seraient pas relevés, et déclara la guerre aux teutoniques. Le 23 mai 1454, il entra triomphalement à Thorn; puis il alla recevoir à Elbing l’hommage des évêques, des nobles et des villes. On eût dit que l’ordre n’existait déjà plus. La guerre dure pourtant treize années, sans actions d’éclat : guerre civile en même temps qu’étrangère, car, dans chaque ville, il y a des factions opposées. Les trois quartiers de Kœnigsberg se battent sur le fleuve qui les sépare ; à Danzig, les métiers de la ville nouvelle sont en guerre avec les patriciens de la vieille ville : les patriciens vainqueurs détruisent la ville nouvelle. La ligue accusait la lenteur des Polonais et s’impatientait de cette longue résistance des teutoniques et de leurs mercenaires; les chevaliers en effet ne se soutenaient qu’à l’aide de ces soldats recrutés dans tous les pays. A la fin, ne pouvant plus les payer, ils furent réduits à leur donner en gage même le château de Marienbourg. Quand ils y entrèrent, ces bandits, qui étaient hussites pour la plupart, s’en donnèrent à cœur joie. Ils pénétrèrent dans les cellules, coupèrent la longue barbe des vieux chevaliers qu’ils y trouvèrent et les chassèrent à coups de fouet dans le cimetière. Le grand maître s’enfuit en barque sur la Nogat et gagna Kœnigsberg, où le conseil de la ville, à qui il était demeuré fidèle, lui envoya en présent un tonneau de bière ! Les mercenaires livrèrent le château au roi Casimir qui vint y célébrer les fêtes de la Pentecôte.

Il fallut bien parler de paix quand la désolation fut telle dans ce pays autrefois si prospère que, du haut des murailles des villes, le regard, comme dit un contemporain, ne découvrait pas à l’horizon un arbre où l’on put attacher une vache. Même « les infidèles de Notre-Dame la Vierge Marie » se plaignaient au roi de Pologne de la misère où ils étaient plongés. Quand on s’aboucha pour négocier, l’ordre avait perdu la Pomérellie et les provinces occidentales. Une fois de plus les négociations montrèrent que l’état teutonique était ruiné par ses propres discordes, non par la force étrangère ; car dans le congrès qui se tint sur la Frische Nehrung, le débat fut entre les ennemis de l’ordre et ses partisans, non entre l’ordre et le roi. Baisen, partisan de celui-ci, discute avec Steinhaupt, bourgmestre de Kœnigsberg, qui est demeuré fidèle aux teutoniques. Il est curieux de voir comme ces frères ennemis cherchent péniblement le moyen de s’entendre, pour que la colonie allemande continue au moins à vivre sous un commun régime. Demeurons unis sous un maître, disait Baisen; le roi deviendra le protecteur et le suzerain de l’ordre, auquel il laissera une partie de ses possessions. Steinhaupt répondait que ceux qui avaient versé leur sang pour l’ordre ne se laisseraient point séparer de lui. Il avertissait les ligueurs de ne point trop se fier aux promesses du roi, qui n’en aurait plus cure, après que les chevaliers seraient dépossédés. Les ligueurs répliquaient en conseillant aux fidèles de l’ordre de ne point repousser le patronage du roi, attendu que le grand maître pourrait avoir besoin d’y recourir pour plier ses propres officiers à l’obéissance. On discuta longuement cette proposition : le roi de Pologne serait indemnisé des frais de guerre ; l’ordre garderait la souveraineté, mais recevrait une autre constitution, qui établirait l’égalité entre les colons et les chevaliers et donnerait aux premiers le droit de participer à l’élection du grand maître. L’état teutonique fût ainsi demeuré allemand, et c’eût été une heureuse conclusion de tant de misères, « car, disaient les partisans des teutoniques, il n’est pas bon d’être gouverné par des hommes qui ne sont point Allemands.» Cette évocation du nom de la mère patrie prouve que ces colons, qui délibéraient sur leur propre sort, comprenaient la gravité de ce qu’ils allaient faire. Ils hésitaient entre le patriotisme et l’amour de l’indépendance. Le dernier sentiment l’emporta. Quand on reprit à Thorn en 1466 les conférences, un moment interrompues, ce fut pour consacrer sous le nom de paix perpétuelle les résultats de la guerre de treize ans, c’est-à-dire la défaite de l’ordre et le partage du pays. Le roi de Pologne reçut en toute souveraineté le pays à l’ouest de la Vistule et de la Nogat, où se trouvaient Marienbourg, Elbing et Danzig, — le Culmerland, où étaient Thorn et Culm, — et l’Ermland, enfoncé comme un coin dans les provinces qui furent laissées à l’ordre, en qualité de fief polonais. Le traité disait que le grand maître, l’ordre et son territoire demeureraient unis au royaume de Pologne, de manière à former avec lui un seul corps, une seule famille, un seul peuple en amitié, amour et bonne entente; que le grand maître siégerait dans la diète polonaise, à la droite du roi, comme prince et conseiller de Pologne. Jamais texte de traité ne fut plus ironique que celui de cette paix perpétuelle : c’est en pleurant que le grand maître alla prêter le serment de fidélité à son roi, à l’hôtel de ville de Thorn.


IV.

Si l’on pense que le roi de Pologne a commencé les hostilités contre l’ordre en 1454, au moment où les Turcs venaient de planter le croissant sur l’église patriarcale de Sainte-Sophie, et que des chrétiens faisaient aux croisés teutoniques cette guerre sans merci, pendant que le pape Pie II promenait en Italie ses prédications impuissantes à soulever les princes et les peuples, on voit bien que les désastres de l’ordre et l’abandon où il est laissé sont un des signes nombreux de la fin du moyen âge : ne au temps où la chrétienté, forte et unie sous son chef spirituel, prend l’offensive contre l’infidèle, il tombe quand l’infidèle prévaut sur la chrétienté désunie et réduite à défendre même son domaine séculaire. Mais c’est surtout dans l’histoire de la lutte entre Allemands et Slaves que la défaite de l’ordre marque une date importante. La Pologne a enfin gagné le combat pour la Pomérellie. Elle a coupé les communications entre l’avant-garde germanique et le corps de bataille. Partout, au même moment, l’Allemand recule : sur la rive droite de l’Elbe, la noblesse des duchés a reconnu le roi de Danemark pour duc de Schleswig-Holstein ; à côté des Scandinaves paraît, pour disputer à la Hanse le commerce de la Baltique, le peuple russe : les Moscovites s’emparent de Novgorod, et en face de la ville allemande de Narva s’élève Ivangorod. La Hongrie et la Bohême, enlacées dans le réseau de la politique allemande, s’en dégagent et semblent commencer avec Podiébrad et Corvin une vie nationale.

Pour l’histoire ultérieure de cette lutte de deux races, il faut que l’histoire considère avec une attention toute particulière la conduite que tint en ces conjonctures l’électeur de Brandebourg Frédéric Hohenzollern. Ici va se vérifier cette parole écrite au début de ces études, que la connaissance de cette vieille histoire est nécessaire à qui veut connaître les causes d’événemens très graves et modernes. Le Brandebourg avait enfin retrouvé ce qu’il avait perdu depuis l’extinction de la famille ascanienne, une dynastie nationale. L’héritage ascanien s’était singulièrement amoindri; mais c’était la ferme volonté des Hohenzollern de le reconstituer et de l’accroître. On se souvient que les teutoniques, au temps de leur force et de leur richesse, avaient acquis la nouvelle marche et gardé ainsi à l’Allemagne cette conquête des armes allemandes. Frédéric avait l’ambition de recouvrer ce pays menacé par la Pologne. Seul il fut dans l’infortune l’allié de l’ordre : le grand maître et le margrave se sentaient liés par la communauté de leurs intérêts; tous deux, menacés par les progrès des Slaves, étaient vraiment des patriotes allemands. Le grand maître, au moment du danger, adjura le margrave de s’honorer au regard de toute la noblesse en ne laissant point chasser les chevaliers de la terre prussienne, et le jour même où le roi Casimir déclara la guerre à l’ordre, un officier teutonique alla porter à Frédéric le traité qui lui donnait la nouvelle marche comme gage d’un emprunt de 40,000 florins. Il était temps; la propagande polonaise avait commencé là aussi ; Casimir avait promis aux villes et aux nobles la liberté comme en Pologne, et quand un député de l’ordre se présenta dans l’église de Friedeberg, où les états étaient réunis, pour leur faire ratifier la convention, nobles et bourgeois hésitèrent un instant avant de se prononcer pour la réunion au Brandebourg, c’est-à-dire à l’Allemagne.

Frédéric, faible et pauvre, ne put sauver les teutoniques. Il essaya d’interposer sa médiation et se fit envoyer en Prusse comme plénipotentiaire de l’empereur; mais ses efforts pour réconcilier les états avec l’ordre furent vains, et il fallut qu’il reprît le chemin de l’électorat, après que les mercenaires eurent visité ses équipages et se furent assurés qu’il n’emportait pas le trésor de Marienbourg. Alors il négocia des emprunts pour l’ordre; il obtint du roi de Danemark la promesse qu’il enverrait sa flotte à l’embouchure de la Vistule pour forcer les villes prussiennes à se détacher de la ligue polonaise. Il supplia l’empereur d’envoyer trois mille cavaliers, auxquels il joindrait ses troupes, pour faire diversion en Pologne; l’empereur ne l’écouta pas, le roi de Danemark ne tint pas sa promesse, et les destinées s’accomplirent; mais dans cette sollicitude du margrave allemand pour les chevaliers allemands il y avait une promesse pour l’avenir.

C’est le Brandebourg en effet qui se chargea de la revanche des teutoniques. On a marqué aux premières lignes de ces études le curieux enchaînement des faits : comment un Hohenzollern, Albert de Brandebourg, élu grand maître en 1511, embrassa la réforme, sécularisa le domaine laissé aux chevaliers par la paix de Thorn, et se fit duc héréditaire de Prusse; comment, la nouvelle dynastie ducale s’étant éteinte, moins d’un siècle après, les Hohenzollern de Brandebourg héritèrent de leurs cousins de Prusse, comment enfin l’histoire du pays teutonique se confondit dans celle de l’état prussien. Une partie importante de l’histoire de la Prusse est celle des revendications exercées par cet état allemand sur la Pologne. Il a fallu, pour les faire prévaloir, beaucoup de temps et d’efforts. Longtemps le duc de Prusse fut un humble personnage. Dès le premier jour, au lendemain de son élection, Albert de Hohenzollern avait essayé de s’affranchir de la suzeraineté polonaise, estimant qu’il était indigne pour un prince de l’empire d’être vassal d’un étranger; il avait compté sur l’aide que lui avait promise Maximilien d’Autriche, empereur d’Allemagne; il avait essayé de réveiller dans le vieux corps germanique l’orgueil et le patriotisme d’autrefois : il n’y avait pas réussi. L’Autriche avait ses affaires, qui n’étaient point celles de l’Allemagne, et, pour combattre la Pologne, l’Allemagne n’avait envoyé au grand maître que quelques aventuriers du XVIe siècle, parmi lesquels le fils de ce Franz de Sickingen, qu’on appelait le dernier des chevaliers. Battu, Albert de Brandebourg était allé quérir de nouveaux secours. C’est alors qu’il avait rencontré Luther et que le réformateur lui avait prêché la réforme. Cependant la réforme faisait d’elle-même des progrès en Prusse comme dans les pays allemands. Le jour de Noël de l’année 1523, dans l’église cathédrale de Kœnigsberg, l’évêque annonça aux fidèles « cette joyeuse nouvelle que le Seigneur était né une seconde fois ! » L’année d’après, la première imprimerie s’établit en Prusse ; l’esprit nouveau fit des progrès rapides ; des chevaliers même venaient s’asseoir au prêche, et le grand maître ne rencontra point de résistance sérieuse en Prusse quand, éclairé par son ambition autant que par la parole de Luther, il accomplit la sécularisation ; mais ce n’était point encore l’indépendance ; il fallut que le duc reçût l’investiture du roi de Pologne, et celui-ci, même après que les Hohenzollern de Brandebourg furent devenus ducs de Prusse, était plus qu’un suzerain ordinaire. Il exigeait que l’aigle noire du blason ducal, cette aigle jadis donnée par l’empereur Frédéric II au grand maître Hermann de Salza, et qui rappelait de si grands souvenirs, portât sur la poitrine la lettre initiale du nom du roi de Pologne. Il commandait si bien dans le duché, dont la noblesse lui était très attachée, qu’il y convoquait les diètes, sans l’agrément des ducs. Pour plaire à cette noblesse, demeurée étroitement luthérienne, il proscrivit le calvinisme en Prusse, quoique les électeurs-ducs fussent devenus calvinistes ; si bien que, lorsque mourut en 1640 le duc George-Guillaume, son fils fut obligé de demander à la cour polonaise la permission de le faire enterrer selon le rite calviniste ; mais ce fils était Frédéric-Guillaume, le grand électeur, c’est-à-dire le prince qui fonda l’état prussien moderne en détruisant l’esprit provincial dans ses territoires disséminés de la Vistule au Rhin. Après lui, Clèves, Brandebourg et Prusse devinrent les membres d’un seul corps, commandés par une seule tête. La Pologne, vaincue par lui, dut renoncer à la suzeraineté sur la Prusse, et quand le fils du grand électeur voulut se faire roi, son principal titre fut qu’il possédait hors de l’empire allemand un domaine où il n’avait d’autre suzerain que Dieu.

C’est ainsi qu’il fallut deux siècles pour qu’une partie de la terre teutonique fût réintégrée dans un état allemand ; mais deux tronçons demeuraient en des mains étrangères : les provinces orientales, c’est-à-dire l’antique domaine des chevaliers porte-glaives qui s’était détaché après les catastrophes du XVe siècle, pour se perdre peu à peu dans l’immense empire moscovite, et les provinces occidentales que la paix de Thorn avait attribuées à la Pologne. Celles-ci étaient devenues toutes polonaises. Danzig demeura une ville à peu près libre et qui s’illustra par la part qu’elle prit aux découvertes maritimes : elle ne regretta point les chevaliers et mérita que le roi lui permît de mettre sur son écusson la couronne royale. Le caractère allemand se perdit plus vite encore dans le reste du pays ; noms d’hommes et noms de villes devinrent polonais : Culm s’appela Chelmno et Marienbourg, Malborg. Les privilèges laissés à ces provinces par la paix de Thorn tombèrent en désuétude, et, dès la fin du XVIe siècle, elles étaient incorporées au royaume, de sorte que leurs députés, au lieu de former une assemblée particulière, siégèrent dans la diète de Pologne. Il faut que le souvenir des temps tectoniques ait complètement disparu pour que le roi de Prusse Frédéric le Grand ait négligé de l’invoquer en 1772, lorsqu’il démembra la Pologne. Dans le mémoire justificatif publié par lui après la prise de possession de la Prusse polonaise, le nom de l’ordre ne fut pas même prononcé ; il ne le fut point le jour où le général Thadden se présenta devant les portes de Marienbourg, qui s’ouvrirent, ni celui où le roi reçut dans cette ville le serment des députés de la province. Frédéric n’aimait point le moyen âge ; il en détestait les institutions comme les monumens et la dégradation du château de Marienbourg s’acheva sous son règne. Ce pays n’était pour lui qu’une terre à blé, dont la conquête lui assurait l’embouchure de la Vistule et la liberté des communications entre ses provinces allemandes et prussiennes-mais qu’il le voulût ou non, le philosophe de Sans-Souci fut le continuateur de ces barbares chevaliers ; c’est parce que ceux-ci avaient colonise la rive droite de la Vistule que Frédéric Ier est devenu roi et que Frédéric II a coopéré au partage de la Pologne, car les historiens allemands contemporains ont raison de le dire : entre les grands maîtres d’autrefois et les rois de Prusse d’aujourd’hui il y a descendance et filiation morale, et la monarchie prussienne, pour avoir dans les dernières années accéléré prodigieusement sa fortune, ne doit point cependant être traitée d’état parvenu ; derrière ces deux derniers siècles, il y a un long développement historique, et, comme dit M. de Treitschke, dont nous avons déjà cité la belle étude, «il faut, pour connaître la nature intime du peuple et de l’état prussien être versé dans l’histoire de ces combats sans miséricorde dont la trace, que le Prussien s’en doute ou non, est gravée dans son caractère, ses habitudes et sa vie. »

Cependant la tâche que semblait s’être donnée l’état prussien de ressaisir les territoires jadis colonisés par les Allemands est encore inachevée : les provinces baltiques sont demeurées russes. Il n’est point indifférent de noter à ce propos que l’écrivain dont nous venons de parler, qui est en même temps un homme politique non sans autorité, un des représentans les plus considérables du parti national libéral dans la presse et dans le parlement, laisse percer en parlant des provinces baltiques des sentimens très marqués de regrets patriotiques. Il flétrit la guerre atroce faite par Ivan le Terrible aux chevaliers livoniens et semble tout près de dire que Pierre le Grand et Catherine ont commis une usurpation en soumettant au sceptre russe « la plantation allemande. » Il regrette que la Livonie et l’Esthonie aient perdu leur vieux nom de duchés et que la race germanique y décroisse, au point qu’elle compte seulement deux cent mille âmes sur deux millions. Ces deux cent mille, il est vrai, valent pour lui plus que tout le reste : « de ces provinces, dit-il, partent tous les ans quantité d’hommes qui portent dans l’intérieur de la Russie la culture allemande. » Enfin l’écrivain trahit une secrète espérance par le ton dont il dit que la pédagogie allemande et l’église luthérienne regagnent du terrain en Livonie depuis quelques années. Pense-t-il donc que l’œuvre d’Albert de Brandebourg, du grand électeur et du grand Frédéric soit inachevée et qu’il la faut finir? qu’après avoir repris le patrimoine des teutoniques, il reste à reconquérir celui des porte-glaives? Oui, sans doute, et les provinces baltiques sont encore à ses yeux « une colonie allemande menacée » par les Russes ; mais c’est là une fantaisie d’érudit. Les successeurs des margraves et des grands maîtres ont cessé depuis longtemps de faire face vers l’est, et avant de reconquérir les provinces baltiques, il conviendrait qu’ils honorassent d’une plus grande sollicitude cette province même de Prusse, qui a été le berceau de la monarchie. M. de Treitschke se plaint qu’on n’y ait jamais revu la prospérité d’avant Tannenberg, et M. Weber, dans la conclusion de son livre la Prusse il y a cinq cents ans, répète la même plainte avec plus de vivacité; il est même ingrat envers le grand Frédéric, au point d’oublier les efforts de ce prince pour peupler la Prusse ; mais il reproche avec plus de raison au gouvernement de Berlin d’avoir laissé peser sur le pays de l’est, après qu’il eut tant souffert des guerres napoléoniennes, les contributions qui l’ont écrasé. Les grandes villes, dit-il, achèvent à peine de payer leurs dettes; la province fut longtemps menacée de faire banqueroute; la terre perdit de sa valeur: avant 1807 elle coûtait plus cher en Prusse qu’en Brandebourg et en Poméranie ; elle coûte moins aujourd’hui, bien qu’elle vaille certainement plus. Le mauvais état économique du pays n’est-il pas d’ailleurs attesté par l’émigration qui entraîne tant d’hommes hors de ces provinces, et contraste si fort avec l’immigration d’autrefois?

Il y a contradiction manifeste à regretter que la Prusse n’ait pas poussé plus loin la revendication du territoire des antiques colonies allemandes et à constater en même temps qu’elle néglige les parties reconquises de ce territoire. M. de Treitschke ne sait-il pas pourquoi les provinces baltiques sont demeurées russes et pourquoi le pays de l’ordre a été si fort négligé? Les deux faits ont une même cause. On a remarqué avec raison que la Prusse proprement dite a commencé à être moins bien traitée par ses souverains après l’institution de la royauté prussienne. Seuls, les deux premiers rois ont été des bienfaiteurs pour la province : c’est qu’avec le troisième la Prusse, devenue grande puissance européenne, a quitté l’étroit théâtre où elle avait vécu, pour s’engager fièrement et glorieusement dans l’arène de la politique européenne. Cet état, produit de la lutte des Allemands contre les Slaves, a employé à consommer sa rapide fortune les forces acquises dans cette lutte et devenues en quelque sorte permanentes, grâce aux institutions qu’il s’était données pour ce combat séculaire. La Prusse a fait comme l’Autriche au XVIe siècle. L’Autriche aussi a commencé par être une marche ; elle a défendu la frontière allemande contre les Slaves et les Hongrois, comme ont fait les margraves et les grands maîtres contre les Slaves et les Lithuaniens; comme eux, elle a reculé cette frontière. Arrivés avant les margraves de Brandebourg à la grande fortune politique, les margraves d’Autriche, devenus empereurs allemands, sont sortis des limites où ils étaient enfermés, pour gouverner l’Allemagne et le monde, du haut de leur Babel bâtie par des peuples qui parlent toutes les langues. Ils y ont usé leurs forces, perdu leur domination sur l’Allemagne et sur le monde, et c’est pour l’historien un curieux spectacle que de les voir aujourd’hui revenus à ce rôle primitif de défenseurs des intérêts germaniques dans la vallée du Danube. C’est la toute-puissante Prusse qui les y a ramenés, elle qui, depuis le jour où ses rois sont apparus sur la grande scène politique, a détourné ses regards de l’Orient pour les porter vers la vallée du Rhin où se jouent les grands drames. Depuis la fin du siècle dernier, les successeurs des margraves du nord sont devenus des margraves de l’ouest; le principal ennemi a été non plus le Slave, mais nous. Nul ne peut dire assurément que la Prusse soit réservée au même sort que l’Autriche. Sa constitution est plus simple et plus forte que n’a jamais été celle de sa rivale, et les temps sont très éloignés sans doute où le regret lui viendra d’avoir déserté le terrain sur lequel elle a grandi d’une lente et sûre croissance; mais quand on remonte, comme nous venons de le faire, si loin dans le passé, on a le droit de regarder au-dessus des circonstances présentes, loin dans l’avenir, et cette consultation du passé permet de conjecturer qu’un jour il deviendra difficile aux successeurs des margraves et des grands maîtres de régir l’Allemagne et en même temps de monter efficacement la garde à la fois sur la Moselle et sur le Niémen.


ERNEST LAVISSE.

  1. Voyez la Revue des 15 mars et 15 avril.