Récits du Labrador/L’Outarde
L’OUTARDE
La propriété charmante, la faculté divinement adorable que les hommes ont nommée vertu n’est pas la propriété exclusive de l’humanité.
L’homme vertueux est presque un mythe. Pour ma part, je n’en connus jamais un seul, et si je crois à son existence, c’est parce qu’il me serait infiniment pénible de renoncer à l’espoir d’être un jour vertueux. L’imperfection profonde dans laquelle je croupis, tout en reculant, hélas ! trop loin cet instant désiré, ne m’a point enlevé toute ambition d’y parvenir. L’exemple est si puissant ! Et je connais tant d’animaux doués des vertus que je voudrais avoir.
Oui. Il n’est que trop vrai : cette qualité, si précieuse, mais si rare chez nous, est l’apanage d’un nombre considérable d’animaux.
Peu répandue chez les mammifères, où elle n’a, pour ainsi dire, qu’un seul représentant, — le castor, — elle fait, au contraire, l’ornement de presque tous les oiseaux. J’entends de tous les oiseaux que nous n’avons pu asservir à nos lois et que la liberté bénie a tenus éloignés de toutes nos corruptions.
Il me serait facile, à l’appui de cette thèse, de vous citer un nombre immense d’oiseaux pleins de vertus. Je vous épargnerai une si longue nomenclature, qui ne ferait qu’exaspérer votre confusion et la mienne.
L’outarde, que Boie appelle bevnicla branta, et les Anglais, Canada goose, est l’un des exemples les plus frappants de cette agglomération chez l’oiseau de toutes les vertus qui nous manquent.
La mâle de l’outarde, que j’appellerai le jars, puisque, d’après les Anglais, cet animal n’est qu’une oie, n’a qu’une femme à la fois. Cette femme, il l’adore, l’abreuve d’attentions et la défend avec courage.
Audubon, qui fut chasseur pour devenir savant, fait un tableau aussi délicieux qu’édifiant des soins délicats et variés qu’avait pour sa femelle un mâle d’outarde dont il fit un jour la rencontre dans les savanes tremblantes du Labrador. Il nous dit, en fort beau langage, du reste, avec quel empressement cet époux dévoué couvrait sa femelle de son corps pour la défendre des entreprises du chasseur, avec quelle tendresse il savait calmer la terreur que lui causait la présence du savant observateur, avec quelle énergie il déployait ses ailes puissantes pour en frapper l’objet de ses craintes et de sa colère.
Mais Audubon, ornithologiste inimité jusqu’ici, n’était qu’un chasseur incomplet. Aussi n’a-t-il pas tout vu, n’a-t-il pas tout apprécié et, s’il a insisté sur la tendresse, le dévouement et la fidélité qui unit le jars à la femelle de manière à rejeter bien loin au second plan Philémon et Baucis, qui furent presque des demi-dieux, il a négligé de nous apprendre toute la valeur comestible de cet oiseau dont la chair de goût parfait sert d’enveloppe à tant de mérites.
L’outarde est un mets d’autant plus délicat qu’elle est rôtie au feu de braise et en plein air, après avoir été convenablement empalée de fond en tête sur une broche de bois que supportent deux fourches de même substance.
J’ose vous recommander ce procédé, dont le chasseur d’appétit moyen et de gourmandise discrète peut tirer des jouissances sans pareilles, surtout s’il sait recueillir le jus qui découle de l’animal dans une lèchefrite en écorce de bouleau, contenant déjà quelques pommes de terre convenablement rissolées.
Le duvet et la plume de l’outarde ne sont pas moins agréables et utiles que sa chair. Après avoir mangé l’animal, se coucher sur sa dépouille est le couronnement d’un repas exquis, et l’on ne peut être plus mollement et plus chaudement couché pour se livrer à une sieste si dignement provoquée.
Les autochtones, comme presque tous les peuples primitifs, étaient convaincus qu’en mangeant certains animaux ils s’incorporaient les qualités qu’ils reconnaissaient et appréciaient en eux. C’est ainsi qu’en se nourrissant de la chair de l’opossum, ils en acquéraient la prudence ; qu’en digérant une queue de castor, ils s’en assimilaient la sagesse ; qu’en dévorant un renard, ils augmentaient leur subtilité naturelle.
Je suis bien loin de repousser cette croyance. J’y trouve l’explication du retour à la plus pure philanthropie et à la manipulation de toutes les vertus des employés de la compagnie de la Baie d’Hudson. Je crois, en effet, me rappeler qu’à la factorerie d’York ou de l’Orignal, les sauvages ou les Esquimaux sont tenus de fournir aux officiers de cette compagnie trente mille outardes par saison, — vous m’entendez bien, trente mille outardes !
C’est, sans doute, en mangeant ces pauvres bêtes que messieurs les agents de la célèbre compagnie — et, par extension, la compagnie elle-même — en ont acquis leurs précieuses qualités.
L’élucidation de cette métamorphose surprenante, restée inexpliquée jusqu’ici, m’a réconcilié avec mon intelligence humaine, que je croyais particulièrement épaisse. Elle ne peut manquer également de combler de joie les nombreux lecteurs que je me souhaite. Mais cette découverte, bien remarquable cependant, n’est pas la seule que je doive à cette croyance. J’y trouve l’explication de tous les vices d’une humanité qui se nourrit, en général, de perdrix, de dindons, de bœufs, de moutons, de morues, de harengs, de maquereaux, etc… — tous animaux qui servent de réceptacles aux plus répugnantes immoralités.
Je n’étonnerai personne en disant que l’outarde pond six œufs et que les fruits de son amour sont couvés avec autant de sollicitude par le mâle que par la femelle. Cependant je n’ose affirmer ce dernier fait, que je ne connais que par ouï-dire.
Les petits naissent assez faibles, mais acquièrent des forces avec une extrême rapidité. Dès les premiers jours de septembre, ils sont assez forts déjà pour commencer à gagner le fond des baies vaseuses du Labrador canadien.
Ils apprennent à voler et à se cacher avec une docilité surprenante.
Le langage des outardes semble très varié. Elles possèdent des inflexions vocales différentes pour toutes les situations. Un cri commande l’immobilité ; un autre, l’attention ; un autre, le départ, etc…
L’œil de l’outarde est plein d’expression. Elle a au plus haut point ce que nous autres, hommes, appelons l’éloquence du regard. Rien n’égale sa prudence et il est difficile au chasseur novice de l’approcher. Elle a des habitudes d’une régularité chronométrique.
C’est ainsi qu’à la fin de septembre, ces oiseaux se réunissent en grandes troupes et ne manquent jamais, à toutes les marées basses, de venir manger sur les battures découvertes par la mer les zostères, plantes marines dont elles sont très friandes et que, pour cette cause, les chasseurs ont appelées : herbes à outardes. C’est en profitant de cette habitude que l’on parvient à en tuer quelques-unes, au passage, en se cachant sur leur parcours, et cet affût devient d’autant plus facile que les marées coïncident plus exactement avec le crépuscule.
L’outarde n’a, parmi les mammifères, qu’un seul émule, le castor, je l’ai déjà dit. Ce sont deux animaux parfaits, dont ne saurions étudier les mœurs sans rougir des nôtres. Aussi nous contentons-nous de nous couvrir de la peau de l’un et de manger la chair de l’autre, sans nous préoccuper un seul instant des qualités précieuses qui ornent l’instinct de ces êtres sympathiques si dignes d’inspirer l’amour de la vertu à notre humanité détériorée et moisie. Hélas ! Ce sont nos passions qui nous ont ainsi faits et, malgré mes hurlements de regrets, nous continuerons à nous couvrir de la peau du castor et mettre l’outarde à la broche. Triste, bien triste humanité !