Récits et Monologues/Les Gorilles

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Récits et Monologues
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 93-96).



Les Gorilles



Je suivais, un jeudi, le peuple émerveillé
Au Musée où le règne animal empaillé,
Par son attitude énergique,
Effrayant les poltrons, amusant les moqueurs,
Fait semblant de revivre et maintient dans les cœurs
L’émotion zoologique.


Le lion vous regarde avec des yeux ardents.
Le tigre va sauter sur vos chairs où ses dents
S’enfonceront comme des vrilles,
La girafe au long cou monte au plafond cintré,
L’aigle ouvre sa grande aile en un buffet vitré ;
Ailleurs se dressent les gorilles.


Et les gens stupéfaits, s’arrêtant devant eux,
Discutent longuement sur ces monstres douteux :
« Sont-ils des singes ou des hommes ?
Sont-ce là les aïeux que nous prête un savant ?
Etions-nous aussi lourds, aussi laids qu’eux avant
D’être jolis comme nous sommes ? »


Et les dévots criaient : « O profanation,
Abomination et désolation !
Quoi ! l’homme, esprit plus que matière,
Qui leva le premier son front noble au saint lieu,
Et, parce qu’il fut fait à l’image de Dieu,
Asservit la nature entière ;


« Quoi ! le père de qui le genre humain descend,
De qui sont nés Veuillot, Bonald, Villemessant,
Grégoire VII, François de Sales,
Baragnon qui fait peur au clan républicain,
Granier de Cassagnac et Saint-Thomas d’Aquin...
Serait cette brute aux mains sales ? »


Ainsi parlaient tout haut les hommes regardant
Les singes, qu’ils trouvaient monstrueux. Cependant
Les gorilles, mâle et femelle,
Sans parler, s’adressaient de graves questions,
Nous regardant aussi pendant que nous étions
Pressés devant eux pêle-mêle.


Le gorille disait : « Que ces gens sont petits !
Pâles, maigres, chétifs, essoufflés, mal bâtis,
Quelques dents minces dans leurs bouches,
Deux mains au lieu de quatre, un œil terne et peureux,
On les verrait soudain, si je soufflais sur eux,
S’enfuir comme un essaim de mouches.


« Je les mouillerais tous d’un seul éternûment ;
Si je déracinais, près de ce monument,
Un des misérables arbustes
Qui nous feraient pitié dans nos grandes forêts,
En deux coups assénés sur eux j’en abattrais
Quinze et trente des plus robustes.


« Mais surtout qu’ils sont laids ! Cet ignoble troupeau
Sous de chaudes toisons doit abriter sa peau,
Qui grelotte avant la vieillesse.
Leur pied marche en boitant dans un cuir étranger ;
Tu ne voudrais pas d’eux même pour les manger,
N’est-ce pas, ô ma gorillesse ? »


La gorillesse dit : « Non, non, mille fois non !
Mais vois donc leur femelle, une étrange guenon
Dont le cri turbulent me vexe.
Tout est faux et mauvais dans son œil pétillant,
Quand je la vois aller, venir en sautillant,
Vraiment, j’en rougis pour mon sexe.


« Je ne vois que sa face, et le reste est secret,
Caché sous d’autres peaux très minces. L’on dirait
Qu’elle a peur de se montrer nue.
Son minois provoquant offusque ma pudeur,
Et le poil emprunté couronnant sa laideur
Forme une touffe saugrenue.


« Dans ses rotondités elle n’a que du vent ;
On trouverait bien peu de chose en soulevant
Son accoutrement ridicule.
Un si maigre fretin ne peut te régaler,
Et tu ne voudrais pas, même pour l’avaler,
De ce malingre animalcule. »


Et tous deux à la fois : « O profanation,
Abomination et désolation !
Quoi ! quand on voit ces pauvres êtres
Sans os, ni poils, ni chairs, sans muscles et sans dents,
On ose proclamer qu’ils sont nos descendants
Et que nous sommes leurs ancêtres ! »



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