Récits turco-asiatiques - Un Prince kurde/Texte entier

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Récits turco-asiatiques - Un Prince kurde
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 2 (p. 241-268).
UN
PRINCE KURDE
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES.


I.

La nuit, une nuit tiède et sereine, venait de succéder aux clartés et au mouvement d’une chaude journée d’avril. Sur le sommet d’une des montagnes dont les ramifications traversent en tous sens la partie septentrionale de l’Asie-Mineure, se dessinait une masse d’épais bâtimens, illuminée çà et là par des feux qui de loin ressemblaient à des étincelles. Ces bâtimens étaient la résidence, le château, si l’on veut, d’un chef montagnard, d’un prince même, car tel était le titre que les populations kurdes donnaient au seigneur de l’endroit, à Méhémed-Bey. Les feux qui éclairaient le château étaient ceux des nombreuses cheminées de l’intérieur, alimentées par de nombreux troncs d’arbres et de véritables bûchers de branches sèches. Une de ces cheminées surtout semblait le foyer d’un véritable incendie : elle était destinée à chauffer la principale pièce du harem, et à l’heure où commence notre récit, ce brasier aux proportions colossales éclairait un curieux tableau d’intérieur musulman.

Des deux côtés et en face de l’âtre, le long des murs et devant de nombreuses fenêtres, une multitude de matelas et de coussins couvraient le plancher et l’estrade en bois élevée à l’entour de la chambre. Toute une population féminine se prélassait sur ces coussins et ces matelas. Les maîtresses du logis (et on en comptait jusqu’à cinq officiellement revêtues de cette dignité), des esclaves de tous les âges et de toutes les couleurs, des enfans aussi nombreux que les grains de sable de la mer et que les étoiles du ciel, mais beaucoup plus bruyans, tout cela était entassé pêle-mêle, dans un désordre que je veux croire plein de charme, fumant à pleines pipes, buvant à pleines tasses, poussant des éclats de rire homérique, chantant des chansons que personne n’écoutait, se livrant enfin à toutes les distractions que peut imaginer une population privée de règle morale, dépourvue de culture intellectuelle, et condamnée pour la vie à la triste captivité du harem.

J’ai dit que les maîtresses du logis étaient au nombre de cinq. Il y avait pourtant des degrés dans cette autorité ainsi partagée : la première en date était ou devait être la plus respectée ; puis, et comme cela arrive partout, celle qui savait le mieux commander était la plus obéie. La doyenne des épouses du seigneur Méhémed s’appelait Fatma, et pouvait avoir alors de vingt-cinq à trente ans. Elle était née dans le pays même et ne possédait par conséquent ni une grande beauté, ni une intelligence supérieure. Son principal mérite était une gaieté si tenace, qu’elle n’avait subi aucune altération en présence des quatre rivales que son époux avait successivement placées sous sa tutelle, gaieté qui lui permettait encore, malgré ses vingt-cinq ans, — âge respectable dans un harem, — de décocher des plaisanteries fort vives, de pousser des éclats de rire à faire trembler les voûtes du palais, de chanter à tue-tête des airs turcs, et de danser les farandoles les plus échevelées. De taille moyenne, de corpulence toujours croissante, avec de grands yeux gris à fleur de tête, un nez retroussé, une grande bouche bien fendue, laissant à découvert de fort belles dents mal soignées, telle était Fatma, la mère de plusieurs enfans et la souveraine avouée du chapitre féminin réuni dans le château de Méhémed-Bey.

Vis-à-vis de Fatma, de l’autre côté de la cheminée, trônait la seconde épouse du prince montagnard. La Géorgienne est un article de prix, et n’en a pas qui veut. Actié était née dans cette magnifique contrée de Géorgie, si célèbre à bon droit pour la beauté de ses filles et de ses moutons. Ce fut même en se disant que sa rivale n’était rien moins qu’une Géorgienne, une personne franchement incomparable, que Fatma se consola de sa première mésaventure conjugale. Le moyen de disputer à une Géorgienne la palme de la beauté ! Actié, à vrai dire, ne démentait en rien son origine. Grande, droite et solide comme une tour ou comme un peuplier, la Géorgienne unissait un teint éblouissant à des traits empreints d’une majesté vraiment royale. Son caractère s’accordait avec son extérieur. Calme, grave et sérieuse, sa voix ne se mêlait jamais au concert discordant de cris et de glapissemens qui se poursuivait nuit et jour autour d’elle. Ses compagnes l’aimaient peu, sans doute parce qu’elles se sentaient comme intimidées en sa présence ; aussi se dédommageaient-elles de cette faible contrainte en se moquant de ses grands airs de reine. Dans ce moment, Actié fumait, assise sur ses talons, la longue pipe turque ; mais, quoique assise, elle dépassait de la tête toutes ses rivales, et on l’eût prise en effet pour une reine entourée de ses suivantes.

La Circassienne n’est guère moins estimée que la Géorgienne à cause du caractère de sa beauté, qui tranche fortement avec le type oriental. Aussi Fatma n’eut garde de se fâcher lorsque son mari lui annonça son troisième mariage avec une fille de Circassie. Puisque l’occasion se présentait pour lui de faire une semblable acquisition, elle ne pouvait le blâmer de la saisir, et Kadja la Circassienne occupa sans contestation la place que le sort lui marquait. Si je disais cependant qu’à partir de l’introduction de cette blonde, pâle et frêle beauté aux yeux bleus, aux traits fins et délicats, quoique irréguliers, à la physionomie changeante et trompeuse, il ne s’éleva aucun nuage dans le harem, je mentirais à l’histoire. Quand la colère du maître tombait comme un ouragan sur tel ou tel membre de la communauté, c’était à la Circassienne qu’on s’en prenait d’ordinaire, et jamais non plus on n’ajoutait la moindre foi à ses protestations. Kadja témoignait au prince une admiration voisine de l’idolâtrie ; elle prétendait reconnaître son pas, et même le pas de son cheval, avant que personne n’eût entendu le plus léger bruit ; elle allait jusqu’à soutenir qu’une voix secrète l’avertissait des dangers qui menaçaient le bien-aimé dans ses excursions aventureuses (dangers malheureusement trop réels), et quand la voix mystérieuse retentissait en elle, Kadja poussait des exclamations d’effroi qui faisaient frissonner ses compagnes ébahies. On avait remarqué plus d’une fois d’assez singulières coïncidences entre les mystérieux avertissemens de la Circassienne et des rencontres fâcheuses qu’avait faites Méhémed-Bey. Les préventions excitées par la blonde prophétesse étaient telles que ces coïncidences mêmes ne faisaient que redoubler la défiance et l’éloignement dont elle était l’objet. Malgré son isolement, malgré ses prétentions à la mélancolie, Kadja avait cependant des heures de folle gaieté où son regard s’illuminait d’une flamme étrange, et où de cruelles plaisanteries s’échappaient de ses lèvres, mêlées à des éclats de rire stridens qui troublaient jusqu’au fond de l’âme les plus aguerries. Ce soir-là, entre autres, elle était en belle humeur. Après avoir dansé toute seule pendant quelques instans, elle s’était élancée au milieu des enfans, et, tout en riant comme une folle, elle pinçait l’un, tirait les cheveux de l’autre, égratignait un troisième, sans que ceux-ci ripostassent d’aucune façon : on eût dit qu’ils avaient peur.

Le quatrième choix du bey était de ceux que rien ne pouvait justifier aux yeux de Fatma. Il ne s’agissait plus, hélas ! ni de Géorgienne, ni de Circassie ; le nouvel objet de la préférence du bey était une négresse, une véritable négresse du Sénégal, quoique non absolument dépourvue de tout charme. Elle possédait ce qu’on appelle vulgairement de beaux yeux et de belles dents. Pour l’ampleur et la majesté des formes, elle pouvait presque rivaliser avec la Géorgienne Actié. Quant au moral, elle n’avait qu’une passion, la couleur rouge, — qu’un défaut, la colère. Elle aimait son mari comme un dispensateur inépuisable de jupes écarlates et de colliers de corail. Ce qui avait réconcilié Fatma avec cette union mal assortie, il faut bien le dire, c’était précisément la singularité du fait. Comment se dire sérieusement qu’Abrama était la rivale d’Actié et de Kadja ? Abrama d’ailleurs était bonne personne quand elle n’était pas en colère, et cette colère n’éclatait que lorsqu’on avait le malheur de lui rappeler le pays où elle avait vu le jour. En somme, l’avènement de la négresse au quatrième degré de la hiérarchie conjugale avait apporté plus d’agrément que d’ennuis à la compagnie féminine.

Mais quelle est cette sombre et silencieuse figure, enfoncée dans l’embrasure d’une fenêtre, qui ne prend aucune part à tout le bruit que l’on fait autour d’elle ? On la dirait âgée de quinze à seize ans, et elle semble même d’une grande beauté. Ses yeux sont noirs, quoique ses cheveux brillent d’un reflet doré ; ses traits sont d’une régularité parfaite, mais son teint, un peu trop brun pour la couleur de ses cheveux, est d’une pâleur de cire. Quoique ses compagnes soient toutes richement vêtues, elle ne porte qu’une robe de couleur sombre et unie, d’une étoffe commune, et le voile qui l’enveloppe de la tête aux pieds n’est relevé par aucune broderie. Pas un ornement, pas un bijou, pas un colifichet ! Abrama se pendrait plutôt que de porter de pareilles horreurs. Les femmes lui adressent tour à tour la parole : — Viens çà, Habibé, que fais-tu là toute seule ? Chante-nous une chanson ; causons ensemble. — Mais Habibé ne semble pas les entendre, et ce n’est évidemment pas la première fois qu’elle se comporte ainsi, car personne ne paraît s’en étonner ; au contraire c’est à peine si l’on a l’air d’attendre d’elle une réponse, comme si le silence était tout ce qu’on pouvait en espérer. On ne saurait pourtant l’accuser ni de caprice ni de maussaderie, car sa physionomie est douce, et jamais une repartie amère ou piquante n’est sortie de ses lèvres. Serait-elle stupide ? Cette hypothèse tombe d’elle-même devant ce regard pensif et rêveur, un peu sévère peut-être, aussi froid que la glace assurément, mais aussi limpide et aussi profond qu’elle.

Comment Habibé avait-elle été élevée à la cinquième couche du seigneur ? C’est toute une histoire qui ressemble à un roman. Un jour que Méhémed-Bey, suivi des siens, revenait d’une de ces excursions qui éveillaient les alarmes soudaines de la Circassienne inspirée, il avait rencontré une bande de bohémiens emmenant de vive force une jeune fille qui, malgré les liens dont elle était garrottée, poussait des cris plaintifs et se débattait de son mieux. Méhémed-Bey était brave, et il aimait les aventures. Il attaqua sans préliminaires les ravisseurs, et ceux-ci, prenant aussitôt la fuite, abandonnèrent leur captive, qui se trouva par conséquent n’avoir fait que changer de maître. Elle ne se montra nullement satisfaite de ce changement ; mais sa rare beauté avait frappé son nouveau seigneur, et son indifférence le piqua au jeu. Il l’épousa. A quoi bon ? Habibé (c’est le nom qu’il lui donna faute de connaître le sien) demeura telle qu’il l’avait trouvée le premier jour, triste, abattue, sombre, désolée par momens et toujours indifférente. C’est en vain qu’il comblait de présens sa belle dédaigneuse, qu’il l’accablait de questions sur son passé et qu’il lui confiait sur sa propre existence bien des choses qu’il n’avait jamais dites à aucune de ses compagnes : il ne parvint pas même à connaître le lieu de sa naissance, son nom ni son âge. Qu’elle fût étrangère et qu’elle vînt de fort loin, cela n’était pas douteux, car elle parlait fort mal le turc, quoiqu’elle ne comprît pas un mot de géorgien, de circassien, ni même de sénégambien. La langue de Méhémed-Bey, qui n’était pas le turc, lui était aussi étrangère que les autres. On avait rassemblé tous les drogmans des environs, qui lui avaient adressé tour à tour la parole en persan, en arabe, en indoustani, je crois même en chinois, mais toujours sans succès. Elle comprenait un peu le grec ; cependant ce n’était pas encore là sa propre langue, sa langue maternelle, dans laquelle elle avait parlé pendant les quinze ou seize années qui avaient précédé sa captivité. Quand Méhémed-Bey l’avait rencontrée, elle portait le costume des bohémiennes, mais depuis combien de temps était-elle ainsi vêtue ? Était-elle musulmane ? Personne ne le savait. Enfin tout en elle était mystère ; elle vivait enveloppée d’un nuage épais, que personne ne pouvait pénétrer et que rien ne semblait devoir dissiper.

Nous connaissons maintenant les épouses du bey ; mais pour comprendre les propos qu’elles échangeaient entre elles, il faut faire connaissance avec le bey lui-même. Ce personnage, dont la langue n’est pas le turc, n’est ni plus ni moins que le chef ou le prince d’une population révoltée contre la Sublime-Porte. Méhémed-Bey menait une vie pleine d’aventures, d’émotions, de périls, commandant des armées qui s’assemblaient comme par enchantement à son moindre signe, et qui disparaissaient de même lorsque le combat avait été livré et la victoire assurée. Une garde peu nombreuse, mais fidèle, ne le quittait jamais. Pour lui, voyageant sans cesse à la tête de ses prétoriens, il battait les grandes routes pour y récolter quelque butin, et il ne craignait pas de pénétrer dans les villes. Là, sous un nom supposé et à l’abri d’un déguisement, il vendait ou échangeait le produit de ses courses à main armée, visitait ses amis, découvrait la piste des riches voyageurs, et se tenait au courant des nouvelles politiques qui pouvaient le concerner. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que dans les villes son nom d’emprunt et ses déguisemens ne trompaient jamais personne. Chacun savait pertinemment que le petit vieillard pauvrement vêtu qui se montrait de temps à autre sous prétexte de vendre son riz ou d’acheter un peu d’orge était le jeune, le vigoureux et redouté chef des Kurdes. Plus d’une fois la pensée de l’arrêter traversa la cervelle d’un puissant pacha, et lui fit perdre le sommeil et l’appétit pendant plus d’une semaine ; plus d’un divan fut consulté ; cependant, s’il n’était pas trop difficile de s’emparer de Méhémed-Bey, il était impossible de dire comment on le garderait. Le territoire turc est, il est vrai, sillonné par des rivières d’où aucun prisonnier, quelque embarrassant qu’il fût, n’est jamais sorti ; mais, outre que la Sublime-Porte semble depuis quelque temps ne plus goûter ces expédions héroïques, la disparition totale de Méhémed-Bey n’eût pas coupé court à toute inquiétude. Tout au contraire les Kurdes forment encore à l’heure qu’il est une population puissante et belliqueuse, causant à la vérité de grands dommages au pays et sur les routes, mais qui en causerait encore bien plus, pour peu qu’elle le voulût bien. Si du vivant et sous les ordres de Méhémed-Bey cette population ne faisait pas tout le mal qu’elle pouvait faire, n’était-il pas juste et convenable d’attribuer sa modération à l’influence de ce chef ? Et si le gouvernement turc jugeait bon de rayer ce chef du livre des vivans, les Kurdes ne se croiraient-ils pas le droit d’user de représailles ? Or quelles représailles que celles de ce peuple farouche, dont l’existence habituelle et normale se compose d’agressions à main armée, de combats et de pillage, — sans compter que les auteurs présumés de la capture du bey deviendraient le but constant des plus cruelles vengeances ! Toutes ces considérations avaient pendant longtemps assuré le salut de Méhémed-Bey bien mieux que sa barbe postiche et ses vêtemens en lambeaux. Peu à peu on en était venu à regarder l’impunité du bey comme un gage de sécurité relative pour les populations au milieu desquelles il circulait librement, et qu’il rançonnait à sa fantaisie. Cette manière de considérer les choses avait été même adoptée à Constantinople, et le chef audacieux des Kurdes s’était trouvé aussi en sûreté au milieu de ses ennemis qu’il l’eût été dans sa propre capitale, s’il en eût possédé une. Ce n’est pas que le projet de s’emparer du bey et de détruire le brigandage eût été jamais positivement et officiellement abandonné par le gouvernement. L’exécution de ce plan avait seulement été remise à une époque indéterminée. On attendait qu’il s’offrît une occasion de frapper ce grand coup sans danger pour la tranquillité publique. La question demeurait ainsi une question d’opportunité, et sans un incident qui allait mettre à l’épreuve le dévouement des cinq femmes dont nous avons tracé le portrait, Méhémed-Bey eût pu croire qu’on ne chercherait jamais à la résoudre.

Cet incident était la nomination d’un nouveau pacha au gouvernement de la province où Méhémed-Bey menait sa vie de prince errant. En sa qualité d’homme nouveau, ce personnage était disposé à suivre une ligne de conduite entièrement opposée à celle de ses prédécesseurs. Il blâmait leur coupable mollesse, et il écrivait dépêche sur dépêche à Constantinople pour solliciter du ministre des mesures sévères qui missent fin à un état de choses scandaleux. En recevant ces renseignemens si différens de ceux qu’il avait reçus jusque-là, le ministre ne se souvint pas qu’ils lui venaient d’une nouvelle source, et il pensa tout naturellement que la situation était changée. Le divan suprême s’appliqua dès lors à trouver pour les Kurdes un châtiment convenable, c’est-à-dire un châtiment assez rude pour qu’ils se sentissent châtiés, et assez doux pour qu’ils jugeassent la soumission préférable à la résistance. Après de longs débats, voici à quoi l’on s’arrêta. Tous les Kurdes ne sont pas brigands, mais tous sont pasteurs. Ils possèdent les plus beaux troupeaux de l’empire. Pour avoir des troupeaux, les pâturages sont indispensables, et les Kurdes, qui le savent bien, se sont approprié depuis un temps infini toute une chaîne de montagnes qui s’étend du centre de l’Asie-Mineure jusqu’à Bagdad. Cette propriété immense, sur laquelle jamais Turc n’a osé s’établir, demeure déserte pendant la froide saison et se peuple au retour de chaque printemps d’une multitude de troupeaux, de pasteurs et de femmes, vivant sous la tente comme les contemporains et les descendans de Jacob. Ce fut cette existence sanctionnée par le droit des siècles que le divan se décida à frapper par un décret qui interdisait aux Kurdes l’occupation de leurs quartiers d’été.

La mesure était hardie. Il y eut grand émoi parmi les Kurdes. Les uns voulaient se porter en masse et bien armés sur leurs montagnes, et attendre de pied ferme les troupes turques : c’était l’avis de Méhémed-Bey ; mais, quelque grande que fût son autorité, elle fléchissait devant celle d’un vieillard établi dans la ville où résidait le pacha, et cachant sous un faux nom et une existence fictive sa position véritable de chef de la nation kurde. Hassan-Effendi passait pour un riche commerçant, aussi dévoué au gouvernement de la Sublime-Porte qu’il était respecté pour son grand âge, sa probité parfaite et sa fidélité à toute épreuve à son souverain. Le pacha et son conseil recherchaient parfois l’avis du sage vieillard, qui affectait en toute occasion une horreur profonde pour les perturbateurs de la tranquillité publique et pour les sujets rebelles de son bien-aimé maître. Quoique le pacha et le vieillard se regardassent l’un l’autre sans rire, le pacha connaissait le vrai nom et la véritable condition du vieillard, et le vieillard savait à quoi s’en tenir sur la politique du pacha. Aussi y avait-il eu à l’occasion de la nouvelle mesure contre les Kurdes bien des allées et venues, des pourparlers, des offres, des propositions, des négociations, entre le pacha et l’effendi. Si la conscience du vénérable chef de la nation kurde avait été achetée par le pacha, j’ignore ce qu’elle coûta à ce dernier et ce qu’elle rapporta au premier ; ce qui est certain, c’est que dans l’assemblée des chefs kurdes le vieillard combattit la motion de Méhémed-Bey. — Ce que l’on nous propose, dit-il, c’est la guerre avec la Porte, c’est la guerre aujourd’hui même, avant que nous ayons eu le temps de nous y préparer. Nous nous défendrons, je le crois, je le sais, car je connais la bravoure sans pareille de mes compatriotes ; mais combien de temps pourrons-nous nous défendre ? Et jusqu’à quand les Turcs persisteront-ils à nous attaquer ? Avons-nous seulement des munitions pour un mois ? Et nos troupeaux, qui forment notre véritable richesse, que deviendront-ils pendant que toute notre jeunesse marchera au combat ? Ils seront détruits, volés, égorgés, et lors même que nous remporterions la victoire, nous serions des triomphateurs ruinés.

Ce mot de ruine produit d’ordinaire un effet merveilleux sur ceux qu’il menace. L’ardeur guerrière de la majorité des Kurdes tomba subitement, et on ne s’occupa plus que de trouver un biais moyennant lequel les plus belliqueux pussent revenir à des sentimens plus doux, sans faire pourtant une trop brusque conversion. L’on convint de se soumettre officiellement, puis de se venger sournoisement et sans bruit. La montagne serait abandonnée pour cette année, mais en revanche Méhémed-Bey et sa garde fidèle, grossie cette fois de l’élite de la jeunesse kurde, se répandraient sur toutes les routes et dans les plus riches contrées, dévaliseraient les caravanes, enlèveraient les sommes considérables que les courriers du gouvernement transportent d’une province à l’autre, ravageraient les habitations isolées et les petits villages, brûleraient les moissons, détruiraient le bétail ; en un mot, ils mettraient le pays à feu et à sang.

Le soir même où les femmes de son harem se livraient aux divertissemens que nous avons décrits, Méhémed-Bey avait assisté à l’assemblée où ces résolutions avaient été prises, et où on lui avait confié la mission de commander les Kurdes révoltés. L’on avait aussi arrêté diverses mesures, envoyé des ordres aux différens chefs secondaires ; enfin tout était préparé pour ouvrir la campagne. Ce fut en songeant à l’avenir qui s’ouvrait devant lui que Méhémed-Bey reprit le chemin de son harem, où nous l’avons devancé, et où s’échangeaient entre les compagnes du prince des propos qu’il nous sera maintenant aisé de comprendre.

— Ah ! qu’il me tarde de partir pour la montagne ! vociférait la ronde Fatma. Comme nous allons nous amuser ! comme nous danserons ! comme nous chanterons ! — Et elle battait des mains pour donner cours à sa joie.

— Nous devrions y être déjà, observa la grave Actié ; nous sommes à la fin d’avril, et la chaleur est grande.

— Nous devrions y être sans doute, dit à son tour Kadja ; mais si j’en crois mes pressentimens…

— Au diable tes pressentimens ! s’écria Fatma ; que vas-tu nous annoncer à cette heure ? que la montagne s’écroulera, que nos moutons crèveront, et autres gentillesses ! Tu m’ennuies avec tes pressentimens de malheur. Si tu pressentais quelque chose d’heureux une fois dans ta vie, et ne fût-ce que pour changer, passe encore, mais…

— Je vois bien que je t’ennuie, interrompit Kadja, non sans aigreur ; mais si je te disais tout ce qui nous attend !

— L’entendez-vous ? reprit Fatma ; voilà l’oiseau de mauvais augure qui se met à chanter !

Kadja allait riposter, mais en ce moment un bruit d’armes et de chevaux retentit dans la cour. — Méhémed-Bey n’est pas loin, s’écria la Circassienne en plaçant sa main sur son cœur, comme pour indiquer le lieu d’où lui venait cet avertissement. Personne n’eut cependant le loisir de remarquer ni ce geste ni la prétention qu’il exprimait, car le chef des eunuques se précipita dans l’appartement en criant : Le bey ! le bey ! en place ! Et toutes les femmes furent aussitôt sur pied. Un grand silence succéda aux causeries bruyantes. Les femmes se rangèrent sur deux lignes, les maîtresses devant et les esclaves derrière, tandis que les enfans couraient se cacher sous les jupons et les voiles de leurs mères respectives, — évolution compliquée, qui ne s’exécuta pas sans le secours de plusieurs soufflets vertement distribués. L’ordre et le silence étant enfin rétablis, le chiaja (gardien du harem), qui se tenait à la porte, prêt, si cela devenait nécessaire, à aider par quelque coup de poing au rétablissement des bonnes manières, fit signe à son seigneur que tout était bien, et le bey, qui avait ralenti sa marche pour laisser aux flots le temps de s’écouler, parut enfin sur le seuil de l’appartement. Une légère ondulation, résultat de l’émotion générale, se manifestait sur la ligne de draperies flottantes qui révélaient les formes de ces houris terrestres. Méhémed-Bey traversa l’appartement en faisant de la main droite un geste qui signifiait : Mesdames, je vous salue. Puis il s’assit auprès d’Habibé, en faisant un autre geste qui signifiait : Mesdames, vous pouvez suivre mon exemple si cela vous convient. Que cela leur convînt ou non, aucune de ces femmes n’osa profiter de la permission. L’étiquette prescrivait d’autres mouvemens. Chacune s’approcha donc du seigneur, prit le bord de sa pelisse, l’appuya sur son front, toucha de la main le bout de ses doigts, porta ensuite la main honorée de cet attouchement sur son cœur, sur ses lèvres et sur sa tête, s’inclina jusqu’à terre, et marcha à reculons jusqu’au coussin qui la reçut. Deux parmi ces femmes trébuchèrent dans cette reculade, et s’assirent un peu plus tôt qu’elles ne l’avaient décidé. Si la figure du bey avait été moins soucieuse, de bruyans éclats de gaieté auraient accueilli ces grotesques soubresauts ; mais le bey était resté impassible, et tout se borna à quelques rires promptement étouffés.

J’ai oublié de parler des compagnons de Méhémed-Bey, car il n’était pas entré seul dans son harem. Son vieux père l’accompagnait, un beau vieillard, dont l’unique épouse, paralysée par l’âge, ne quittait plus son matelas. Il y avait aussi un frère du vieillard, puis un frère de Méhémed, puis deux cousins, et enfin un garçon âgé de douze ans, le fils de Fatma et de Méhémed, qui commençait à suivre son père dans ses courses les moins périlleuses. Tous ces personnages du sexe masculin avaient libre accès dans le harem, car les proches parens ne sont pas toujours soumis aux formalités qui s’opposent, en Turquie, aux relations familières entre l’étranger et la femme musulmane. D’ailleurs chacun de ces hommes avait ou avait eu sa compagne ou ses compagnes dans ce même harem, et dès lors le quartier réservé n’avait plus pour eux de barrière ; puis enfin Méhémed-Bey était Kurde et non Turc, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Notre prince était toujours auprès d’Habibé, qu’il entretenait à voix basse. Les habitantes des harems ont en certaines occasions un tact exquis, et toutes comprirent que leur présence était au moins superflue. Aussi, une à une, deux à deux, elles s’inclinèrent, portèrent la main à terre d’abord, sur leur cœur et à leur front ensuite, et se retirèrent. Les hommes suivirent leur exemple, à l’exception pourtant du vieux père, qui, assis sur un coussin auprès de la cheminée et fumant nonchalamment sa pipe, semblait absorbé dans de tristes pensées.

Resté seul ou presque seul avec Habibé, Méhémed-Bey lui prit la main et la força doucement à s’asseoir à ses côtés, puis il lui annonça qu’il lui apportait des présens. Habibé ne répondit pas.

— Cela me rend tout triste de te voir toujours si simplement vêtue, lui dit Méhémed ; je t’ai encore apporté de riches étoffes, et j’espère que cette fois tu consentiras à t’en parer, ne fût-ce que pour me faire plaisir. Tu es toujours belle, mais ta beauté me serait bien plus agréable, si tu consentais à en prendre soin pour me plaire.

— Je n’ai aucun désir de te plaire, répondit sèchement Habibé.

— Je ne le sais que trop ; mais tu te donnes alors une peine inutile, et, quoi que tu fasses, tu me plairas toujours.

Habibé soupira.

— Seulement mon amour me cause du chagrin, tandis qu’il ne tiendrait qu’à toi qu’il me rendît heureux. Voilà tout.

Et en parlant ainsi, il défaisait un paquet qu’il avait tenu jusque-là sous son bras, et dont la cupide curiosité des autres femmes avait bien su percer les enveloppes. Il en tira d’abord deux pièces d’étoffe de Damas en soie brochée d’or et d’argent, une écharpe de cachemire des Indes aux mille couleurs, un collier de perles qui eût fait la rançon d’un roi, un bracelet en diamans et en émeraudes, enfin un nombre infini de petits objets de moindre valeur, mais d’un goût exquis, tels que mouchoirs brodés, bas de laine d’Angora, agrafes de ceinture, épingles émaillées à piquer dans les cheveux, bouts de pipe en ambre ornés de pierreries, bagues, parfums précieux, etc. Il y avait là de quoi faire pâmer d’aise toutes les filles d’Eve, à quelque communion qu’elles appartinssent ; mais Habibé faisait exception à la règle. Elle regarda toutes ces magnificences sans se dérider un seul instant, et lorsque, flatté par cet examen prolongé, Méhémed se hasarda à lui demander si elle ne trouvait pas tout cela de son goût, elle répondit froidement : — Je me demande d’où viennent ces richesses. Elles ont peut-être coûté du sang.

— Que t’importe ? s’écria le bey avec impatience. S’il y a du sang versé, ce ne peut être que le sang de quelques misérables ou le mien. Le premier ne mérite pas que tu t’en occupes ; quant au mien, tu le verrais couler peut-être avec la même indifférence… Mais laissons là ces misères. Ce n’est pas de moi que je viens te parler ; ainsi écoute avec attention. Vous vous attendez toutes à partir pour la montagne, mais la montagne ne vous verra pas cette année. Le gouvernement impérial nous défend d’y conduire nos troupeaux, et les chefs de notre nation ont décidé qu’il fallait obéir. Les Turcs pourtant s’attendent à quelque résistance de notre part, et il est possible qu’en effet une partie de la nation se montre moins docile que le reste. On me connaît à Constantinople, et l’on ne manquera pas de m’imputer les désordres qui pourraient arriver. Il faut donc que je quitte ce château, où l’on aurait trop bon marché de moi, et que je mette ma famille en lieu de sûreté. Je ne saurais vous assurer un asile qu’en cachant votre nom et les liens qui vous attachent à moi. J’ai trouvé pour chacune de vous une retraite où vous serez à l’abri de tout péril ; mais il faut vous séparer. L’un de mes amis s’offre à recevoir deux de mes femmes ; la troisième vivra dans la famille d’un de mes proches parens ; enfin un homme sur lequel je puis compter, quoiqu’il soit Turc, recevra les deux dernières. Les enfans suivront leur mère, et chacune de vous pourra se faire accompagner d’une ou de deux servantes. J’ai voulu t’annoncer d’abord ces nouvelles, parce que je désire prendre à ton égard les mesures que tu agréeras davantage. Choisis de ces trois asiles celui que tu préfères : mon parent habite une maison de campagne isolée, le Turc un village, et mon ami une ville… Désigne aussi celle de tes compagnes que tu préfères, et si tu désires n’en avoir aucune, dis-le-moi tout aussi franchement.

À en juger par les apparences, il risquait d’attendre longtemps, car Habibé paraissait plongée dans de profondes réflexions. Enfin elle leva sur lui ses beaux yeux, ce qui signifiait qu’elle allait parler, et Méhémed-Bey lui serra tendrement la main, ce qui signifiait aussi qu’il était prêt à l’entendre.

— Ton parent qui habite la campagne ne peut-il recevoir qu’une de nous ?

— Pas davantage, reprit le bey.

— En ce cas, je préférerais demeurer chez le Turc, pourvu que Kadja m’accompagne.

— Kadja ! répéta le bey étonné ; tu préfères la société de Kadja à celle de mes autres femmes ? Kadja te plaît ? tu l’aimes ?

— Dieu m’en préserve, seigneur ! Kadja ne me plaît pas, et je suis loin de l’aimer ; mais je désire ne pas me séparer d’elle, et je te prie de ne pas me demander pourquoi.

— Il sera fait comme tu le veux. Maintenant appelle les femmes et prépare-toi au départ. Cette nuit sera la dernière que nous passerons dans ce château, de quelque temps au moins.

Et voyant qu’Habibé se disposait à sortir, il la retint, et, baissant la voix, il lui dit encore : — Écoute-moi, Habibé, tu es une étrange fille, et je soupçonne parfois que tu as sur les choses de la vie d’autres idées que nous. Peut-être la pensée de partager avec d’autres l’affection de ton mari te répugne-t-elle, et peut-être n’as-tu pas tort, car moi aussi, depuis que je t’aime, je sens combien la vie que je mène est folle. Vivre comme si on aimait plusieurs femmes, cela peut-il être bon, quand on n’en aime aucune ? L’amour, je commence à le croire, a ses lois, qui sont les mêmes chez tous les peuples du monde. Si telle est la pensée qui t’empêche de m’aimer, avoue-le-moi franchement, dis un seul mot, et je renvoie dès aujourd’hui tes rivales. Il ne m’en coûtera rien : je les garde parce que c’est l’usage, et que je n’ai eu jusqu’ici aucun motif de ne pas m’y conformer ; mais ton désir sera toujours ma loi. Parle, et toi seule me suivras demain et partout.

Habibé était debout devant Méhémed-Bey, qui la retenait par la main, fixant sur elle des regards passionnés. Quelque effort qu’elle fît pour cacher son trouble, elle était évidemment agitée par une sorte de lutte intérieure. Un moment elle regarda le bey avec une expression de tendresse qui semblait répondre à ses paroles ; mais la jeune femme eut bientôt réprimé cet élan, qui s’accordait si peu avec son habituelle froideur, et c’est avec le plus grand calme qu’elle répondit au bey : — Et que deviendraient ces femmes ? que deviendraient ces enfans qui sont les tiens ? Votre société a-t-elle un asile pour des existences ainsi délaissées ?

— Qu’appelles-tu un asile ? reprit Méhémed. Mes femmes iront rejoindre leurs parens si elles en ont, ou leurs amis si elles n’ont plus de parens ; leurs enfans les suivront, ou ils resteront avec nous, comme tu le voudras. Je leur donnerai de l’argent.

— Non, non, reprit vivement Habibé, cela est impossible. Il y a entre nous une barrière qu’aucune volonté humaine ne saurait abattre. Garde tes femmes, garde tes enfans : l’argent est impuissant à guérir les blessures que ton abandon leur ferait. Oui, la présence de ces femmes me repousse loin de toi, mais leur absence ne suffirait pas à nous réunir. Il y a d’autres obstacles, et ces obstacles sont invincibles.

Et sans attendre la réponse du bey, elle s’élança hors de la chambre, laissant Méhémed plus désolé que jamais.

Grande fut la stupéfaction des femmes du harem, quand on leur signifia qu’il fallait immédiatement partir pour d’autres lieux que la montagne, et non moins grandes furent la curiosité et la consternation qui suivirent le premier mouvement de surprise. — Adieu les danses champêtres, adieu les réunions bruyantes à la fontaine, où, sous prétexte de laver le linge de leurs familles, les femmes et les jeunes filles causaient gaiement ; adieu les longues veillées, les hommes dans un compartiment de la tente et les femmes dans le compartiment voisin, de sorte que les discours des uns et les rires des autres se mêlaient sans cérémonie ; adieu tous les plaisirs attendus avec tant d’impatience et embellis encore par l’attente ! En revanche quel vaste champ ouvert aux conjectures ! Méhémed-Bey avait dit seulement que, le grand-seigneur ayant défendu aux Kurdes de faire paître leurs troupeaux sur la montagne, les Kurdes obéissans demeureraient dans la plaine. Jusque-là tout allait bien, mais pourquoi ce départ précipité et cette dispersion des femmes dans des lieux différens ? Pourquoi chacune d’elles n’emmenait-elle qu’une ou deux servantes tout au plus, et surtout pourquoi cet incognito qui leur était imposé ? Aucune n’osait demander d’explications au maître redouté ; mais Kadja, dont les mouvemens du cœur ne souffraient aucun contrôle, s’écria tout à coup : — Et dans cette retraite où je serais renfermée, ne te verrai-je jamais, seigneur ?

— Je viendrai vous voir le plus souvent que cela me sera possible.

— Mais on te reconnaîtra, seigneur, et alors tout ce mystère, dont je ne comprends pas le motif, sera dévoilé.

— Bah ! reprit le bey, il n’y a pas beaucoup d’habitans dans le village de mon ami le Turc, et ceux qui me reconnaîtront sont encore moins nombreux. D’ailleurs, poursuivit-il comme en se parlant à lui-même, je ne marcherai pas souvent à visage découvert, et je défie tous les zapetiers de l’empire de me reconnaître sous mes déguisemens.

Quoique prononcés à voix basse, ces mots n’échappèrent pas à l’oreille attentive de la Circassienne, qui, s’approchant timidement du bey et levant sur lui ses beaux yeux bleus, lui dit d’un air suppliant : — Mon cher seigneur, promettez-moi de m’accorder une grâce à laquelle je tiens plus qu’à la vie.

— Je te l’accorde, si cela est possible, répondit le bey, plutôt ennuyé qu’ému.

— Eh bien ! seigneur, promets —moi de porter toujours à ton cou ce talisman. Quels que soient les déguisemens que tu adopteras, ne t’en dépouille jamais ; c’est ma mère qui me l’a légué à son lit de mort, parce qu’il l’avait sauvée de bien des périls, et moi-même, c’est à sa vertu que je dois le bonheur de t’appartenir. Me pardonnes-tu cette hardiesse, seigneur, et m’accordes-tu ma prière ?

Et en parlant ainsi, elle passait au cou du bey un ruban fané auquel était suspendu un petit sachet en soie verte, comme on en voit un si grand nombre en Asie.

— C’est bon, c’est bon ; je porterai cela, je te le promets, sois tranquille. S’il m’arrive malheur, ce ne sera ni ta faute ni la mienne, mais bien celle du talisman.

Une seule des femmes du bey avait paru prêter quelque attention à ce court entretien de Méhémed et de Kadja : c’était la taciturne Habibé, qui venait de se glisser dans la salle à la suite des autres sultanes, et qui se tenait dans l’ombre auprès du bey. En voyant l’amulette de Kadja passée au cou de Méhémed, elle frémit, comme partagée entre l’inquiétude et l’indignation. Elle resta muette cependant, et personne ne remarqua le trouble qui l’agitait.

Le lendemain, dès le point du jour, les femmes se mirent en route pour leurs destinations respectives, les unes dans des paniers attachés aux deux côtés d’une mule ou d’un chameau, les autres à califourchon sur des chevaux bien tranquilles. Méhémed-Bey assistait au départ. Toutes vinrent se prosterner à ses pieds, et attendirent dans cette humble attitude qu’il les relevât et les embrassât plus ou moins tendrement. Lorsque ce fut le tour d’Habibé, — elle si froide, elle qui ne répondait jamais aux caresses de son seigneur, — on la vit passer tendrement son bras autour du cou de Méhémed ; elle sembla même se plaire à prolonger cette étreinte. Que signifiait cet élan de tendresse ? Était-ce un caprice inexplicable du cœur féminin ? — Je dois ajouter que le départ ayant eu lieu et le bey étant rentré chez lui pour donner quelques ordres avant de monter à cheval, un de ses serviteurs, qui l’attendait dans la cour, trouva sur le sable, — juste à l’endroit où le bey avait reçu les derniers adieux de ses femmes, — un ruban fané auquel était attaché un petit sachet en soie verte. — Tiens ! se dit le serviteur, une de ces dames aura perdu son talisman ! Bon, je l’ai trouvé et je le garde, car avec la vie que je mène il peut m’être plus utile qu’à aucune d’elles.

Et il se passa le talisman autour du cou en ayant soin de cacher le sachet sous ses vêtemens.

II.

Nous ne suivrons pas chacune de ces dames dans la retraite qui lui avait été assignée. Fatma et Actié passèrent leur temps comme elles purent en regardant par les fenêtres grillées du harem les rares passans qui traversaient la rue et les nonchalantes beautés qui se promenaient dans les jardins des maisons voisines. La brune Abrama acheva de devenir stupide à force de s’ennuyer dans la solitude à laquelle elle avait été condamnée. Quant à Kadja et à Habibé, elles arrivèrent sans aventures dans le village habité par l’ami turc du chef kurde. C’était plutôt un serviteur qu’un ami, et l’accueil fait aux deux femmes le disait assez. Toute la maison fut mise sens dessus dessous par leur hôte, visiblement préoccupé de leur offrir une demeure convenable et de bon goût. Les maîtresses du logis se reléguèrent dans un grenier pour céder les meilleures pièces aux nouvelles venues. On ne tua pas le bœuf gras, car il n’y a que des bœufs maigres en Asie-Mineure ; mais le chevreau le plus tendre et le mouton à la queue la plus large furent immolés et rôtis, sinon sans regrets, du moins sans pitié. On étala force tapis sur les planchers, force matelas sur les tapis, et force couvertures sur le tout. On s’appliqua à faire tourner le lait, on mit tout le voisinage à contribution pour avoir du marc de café, que l’on versa dans la cafetière de crainte que le café ne fut pas assez épais ; on fit cuire du pain sans levain, rôtir des perdreaux pendant douze heures consécutives, et bouillir des choux dans une marmite hermétiquement fermée pour empêcher que l’odeur ne s’en évaporât ; enfin rien ne fut négligé de ce qui pouvait contribuer au bien-être des deux femmes que la Providence plaçait sous la protection de l’ami turc.

Les plaisirs de l’intelligence ne furent pas oubliés non plus, et le jour même de l’arrivée des deux dames une troupe de bohémiens ambulans ayant traversé le village, Osman-Effendi, c’est le nom de notre Turc, s’empressa d’en informer ces dames et de leur demander s’il leur serait agréable d’assister à une danse exécutée par les plus jeunes femmes de la troupe. Kadja, qui n’avait pas cessé de verser des larmes depuis le moment des adieux, s’apaisa subitement, et déclara d’une voix langoureuse qu’elle ne refusait pas cette distraction. Habibé, à son tour, protesta qu’elle ne quitterait pas son amie, dont la douleur l’effrayait. Ce fut en vain que Kadja s’efforça de la rassurer, et de l’engager à ne pas se contraindre en assistant à cause d’elle à un spectacle pour lequel elle avait témoigné plus d’une fois son aversion. Habibé tint bon, et demeura auprès de sa compagne, si bien que Kadja (tel est sans doute l’effet contagieux du dévouement ! ) se montra disposée à renoncer au divertissement qu’on lui offrait plutôt que de l’imposer à Habibé ; mais la maîtresse du logis coupa court à ce débat généreux en introduisant les bohémiennes dans le vestibule du harem, où les deux étrangères et les femmes de la maison étaient rassemblées.

Parmi ces danseuses de Bohême, il y en avait une qui ne ressemblait aucunement ni à une danseuse ni à une bohémienne. On eût juré tout d’abord que c’était un homme déguisé, un homme fait qui se serait coupé la barbe et la moustache une heure auparavant, car le menton portait encore les traces du rasoir. Cette étrange bohémienne ne se donnait pas seulement pour danseuse ; elle se vantait surtout d’une habileté consommée dans la science de la divination. Ce fut une de ses compagnes qui signala ce talent à la curiosité de l’assemblée, et aussitôt Kadja manifesta un violent désir de connaître le sort qu’Allah lui réservait. Rien n’était plus facile, puisqu’il suffisait de mettre sa main dans la main de la sibylle et de répondre sans détour aux questions que celle-ci lui adresserait. Kadja se hâta de souscrire aux conditions imposées. La voilà donc livrant sa blanche main, écoutant de ses deux oreilles, et prête à ouvrir son cœur aux investigations de la bohémienne. Pour surcroît d’étrangeté cependant, la danseuse bohémienne a une voix de basse taille qui ne dément en rien ses dehors masculins ; mais Kadja n’est pas femme à remarquer de pareilles misères lorsqu’il s’agit de pénétrer les secrets de l’avenir. Aussi ne tressaille-t-elle pas le moins du monde en entendant ces notes basses et sonores, et répond-elle comme si les questions lui étaient adressées par une voix de fausset.

— Que désires-tu savoir, noble dame ?

— Le sort qui m’attend.

La main fut aussitôt minutieusement examinée. — Ta vie est si étroitement liée à celle d’une autre personne, que je ne puis rien dire de toi sans parler d’elle.

— Ah ! parle, je t’en conjure, car c’est surtout à cause de lui que je désire te consulter. M’aimera-t-il toujours ? vivra-t-il longtemps ? Serai-je assez heureuse pour expirer dans ses bras ?

— Un moment, un moment, s’il te plaît ! je ne puis rien te dire de cette personne à moins que tu ne me la dépeignes au naturel. C’est un homme d’abord, n’est-ce pas ? Est-il jeune ? est-il grand ? bien ou mal fait ? Comment s’habille-t-il ? Lui connais-tu quelques signes particuliers ? Enfin comment se nomme-t-il ?

— Oh ! pour son nom, reprit Kadja d’un ton de voix solennel, je ne puis le dire ; non, on m’arracherait plutôt la vie que ce nom si cher pourtant, mais je vais répondre à tes autres questions.

Et la Circassienne donna avec une exactitude parfaite le signalement du bey à la devineresse, ajoutant même à ce portrait des détails singulièrement minutieux. C’est ainsi qu’elle parla d’une mèche de cheveux blancs mêlée à ses touffes de cheveux noirs et d’un petit sachet de soie verte attaché à son cou.

— Je vois que cet homme t’aime passionnément, dit alors la bohémienne, et qu’il songe à toi dans ce moment même. Tu ne tarderas pas à le revoir, et je ne doute pas qu’il ne vienne souvent se récréer auprès de toi. Du courage, noble dame ! je connais tes pensées, tes désirs. Celui auquel tu t’es dévouée récompensera dignement tes généreux services. Tu désigneras les récompenses, et tu les verras venir aussitôt cent fois plus grandes que ton espoir. Voilà ce que j’avais à te dire, et maintenant permets-moi de me retirer.

La bohémienne allait en effet s’éloigner après avoir échangé avec la Circassienne un regard significatif qui n’échappa point à Habibé, quand elle se vit entourée par la famille de l’ami turc, qui venait réclamer sa part des prédictions. Un souper fut ensuite servi aux bohémiennes, et une danse générale termina la journée.

Le lendemain, la maison qui servait de retraite aux deux femmes du bey reçut d’autres visiteurs, et Kadja, qui cherchait un moyen d’éveiller dans l’esprit de Méhémed des soupçons sur sa taciturne compagne, crut l’avoir trouvé. Ces visiteurs venaient de l’Occident ; c’étaient des Francs, et trois femmes se trouvaient parmi eux, une petite fille, sa mère et sa camériste. On se disait tout bas que l’une des femmes connaissait la médecine, que partout sur son passage les boiteux devenaient ingambes, et les aveugles clairvoyans. L’une des épouses du maître de la maison se souvint qu’elle était fort malade depuis quelques années : elle voulut consulter la dame franque, qui n’était autre que moi-même. Je fis ma visite de médecin en conscience. Quand la consultation fut terminée, les deux femmes qui jouent un rôle dans cette histoire, Habibé et Kadja, vinrent à moi, m’apportant le café, et je ne remarquai pas sans surprise la consternation de la Circassienne quand Habibé me présenta la tasse et se mit à me parler couramment une langue inconnue de tous les assistans. Ce qu’Habibé me disait en très bon français, le voici : — Lorsque vous serez de retour à Constantinople, veuillez faire savoir au chargé d’affaires du Danemark qu’une de ses compatriotes, la fille d’un de ses agens en Asie, est retenue captive par le chef de cette nation nomade à laquelle la Sublime-Porte vient d’interdire la faculté de conduire ses troupeaux sur la chaîne de montagnes qui commence à une heure d’ici et va jusqu’à Bagdad. Notre chargé d’affaires n’a qu’à me réclamer auprès de mon maître. — Je ferai sans doute votre commission, répondis-je ; mais quel est le nom de votre maître ? — Il porte, répondit Habibé après avoir hésité un moment, le nom même du prophète. — Où le trouvera-t-on ? — Je ne voudrais pas qu’on le cherchât, ni qu’on dévoilât même le lieu de ma retraite. Il suffira que notre chargé d’affaires adresse une réclamation au chef religieux de la nation kurde qui réside à Constantinople. Celui-ci fera parvenir cette réclamation à mon maître sans danger pour personne. Ma reconnaissance et celle de mon pauvre père vous seront à jamais acquises, madame : c’est tout ce que je puis vous dire. — Je répondis par un signe de tête, et peu d’instans après notre cavalcade s’était remise en route, non sans que j’eusse jeté un regard d’adieu à Habibé.

Notre entretien s’était borné aux quelques mots que j’ai rapportés et que la Circassienne n’avait pu comprendre ; mais elle se promit d’interpréter l’incident à sa guise dès la première entrevue qu’elle aurait avec le bey. L’occasion ne se fit pas attendre, et deux jours après la venue des voyageurs francs, un vieux mendiant frappait à la porte de l’ami turc. Celui-ci lui ouvrit en personne et lui fit signe d’entrer à la cuisine, en ayant soin de refermer la porte derrière lui ; puis il le conduisit sans mot dire dans le quartier habité par les femmes et dans la chambre même réservée aux deux étrangères. Arrivé là, le vieillard secoua ses vêtemens en lambeaux, enleva sa barbe blanche et son vieux turban, et mit à découvert la belle figure et la taille élégante du chef des Kurdes. Habibé ne dit mot, mais Kadja, poussant un cri de surprise et de joie, s’élança d’un bond au cou du bey. — Là, là, doucement, s’écria Méhémed avec un peu d’impatience, je vais remettre ma barbe blanche pour peu que cela continue. — Ah ! le méchant ! dit Kadja avec un geste de reproche, ah ! le méchant ! qui plaisante la pauvre femme dont il cause les tourmens !… Mais qu’y a-t-il, noble seigneur ? On dirait qu’un grave sujet de mécontentement te préoccupe. De grâce, cher seigneur, ne me laisse pas dans l’inquiétude ; quel souci ?…

Il y avait en effet de quoi s’inquiéter en regardant le visage sombre et contracté de Méhémed. Son regard était éclairé par ce feu intérieur que laisse après elle la colère, comme l’ouragan laisse les vagues de la mer agitées même après qu’il a cessé de souffler. Il se promenait en long et en large, croisait les bras, les laissait retomber, les croisait encore, poussé qu’il était par un besoin instinctif de mouvement. Le corps s’agitait pour faire prendre patience à l’âme, qui était évidemment mal à l’aise. Avant de répondre à Kadja, Méhémed chercha des yeux Habibé. Elle était, selon sa coutume, assise dans l’embrasure d’une croisée, écoutant avec un intérêt qu’elle ne songeait pas à dissimuler le dialogue, auquel elle ne prenait aucune part. Méhémed fût évidemment satisfait de ce bref examen, car son visage prit tout à coup une expression moins irritée. Un sourire se jouait même autour de ses lèvres, lorsqu’il répondit : — Oui, en vérité, j’ai sujet de m’inquiéter, ou pour mieux dire de m’impatienter, car je comptais être ici ce matin, et ce ne sont pas les plaisirs qui m’ont retardé.

— Quelque fâcheuse affaire ? murmura Kadja.

— Assez fâcheuse en effet, puisqu’elle m’a réduit à me présenter ici sous ce piteux costume. Ce pauvre Seïd… Kadja, fais-moi le plaisir d’aller me commander à souper, j’en profiterai pour dire quelque chose en particulier à Habibé.

Kadja s’inclina et sortit sans laisser paraître le moindre dépit d’un congé qui n’était guère poli. Alla-t-elle bien loin ? C’est ce que j’ignore ; mais Méhémed, qui n’était pas naturellement soupçonneux, se tint pour assuré qu’elle s’occupait des préparatifs de son repas, et s’adressant à Habibé, dans laquelle il avait une entière confiance, il lui raconta comment dans la matinée, s’étant mis en route avec quatre serviteurs pour venir la voir, il avait été assailli par un détachement de gavas qui semblaient parfaitement au courant de la route qu’il devait suivre. Le combat avait duré quelque temps, deux de ses serviteurs étaient restés sur le terrain ; le troisième, Seïd, était tombé dans les mains des soldats, qui, ayant découvert sur lui un sachet vert, avaient poussé des cris de-joie en déclarant qu’ils tenaient enfin le chef des Kurdes. Méhémed avait profité de leur erreur pour prendre la fuite et se rendre au village habité par l’ami turc sous le déguisement que nous avons décrit. — Mais, poursuivit-il, je ne comprends rien à la stupidité de ces hommes. Comment se méprendre à ce point ? par quel hasard s’acharnent-ils après ce pauvre Seïd, qui ne me ressemble pourtant guère ? Je ne crains rien pour lui, car il sera reconnu tôt ou tard ; mais il y a là un mystère que je ne puis pénétrer et qui m’inquiète.

— Et tu as raison, seigneur, tu es entouré de trop de monde pour ne pas avoir à craindre les traîtres. Ne ferme les yeux ni le jour ni la nuit, ni chez tes amis, ni dans ta propre maison, surtout ne viens ici que le moins possible. Ce n’est pas la crainte de ta présence qui me fait parler ainsi, c’est ma conscience qui ne me permet pas de te voir courir à ta perte sans t’avertir.

Méhémed voulut en vain lui arracher des aveux plus complets. — Tu oublies, dit-il tristement, que je ne puis te voir qu’en venant ici, et que pour me priver de ce bonheur il me faudrait plus que la vague menace d’un danger inconnu. À moins d’un obstacle insurmontable, je ne serai jamais longtemps absent des lieux que tu habites.

— S’il en est ainsi, reprit Habibé, mes soins sont inutiles ; je ne puis que te recommander à mon Dieu.

— Mais quel est-il, ce Dieu ? interrompit vivement Méhémed, qui espérait surprendre l’un des secrets d’Habibé.

— Il n’y en a qu’un pour tous les hommes, répondit-elle gravement, qu’on l’appelle Allah, Jéhovah ou le Seigneur.

Kadja entra en ce moment, suivie des esclaves qui apportaient le souper. La Circassienne paraissait soucieuse. Le bey n’eut garde de s’en apercevoir. Habibé fut plus clairvoyante. La pâleur soudaine de Kadja, l’expression inquiète et quelque peu effrayée de son visage ne lui échappèrent pas, car elle s’écria : — Mon Dieu, Kadja, que vous est-il arrivé ? Seriez-vous malade ?

— Je ne sais, répondit Kadja avec assurance, je ne sais si c’est un de ces secrets avertissemens que le ciel m’envoie quelquefois, mais je me suis sentie tout à coup envahie par un sentiment d’effroi dont la cause m’est inconnue. Dieu veuille que ce ne soit pas le présage d’un affreux malheur !

Pendant toute la soirée, Kadja redoubla de câlinerie, et Habibé de maussaderie. Pourtant la maussaderie d’Habibé semblait plus agréable au bey que la grâce caressante de Kadja. — Combien de temps nous donneras-tu, seigneur ? lui disait celle-ci. Ah ! si tu savais comme ces lieux sont tristes quand ils ne sont pas animés par ta présence !

— Pars vite, seigneur, disait au contraire Habibé, tu n’es pas en sûreté quand tu es hors de la portée des mousquets de tes gens.

— Habibé me renvoie, disait le bey, pourquoi resterais-je ?

— Qu’Habibé le permette ou non, reprit Kadja de sa voix la plus caressante, j’espère du moins que tu ne laisseras pas passer le dixième jour du mois de ramazan sans venir me consoler par ta présence.

— Qu’a donc le dixième jour de ce mois qui exige si particulièrement des consolations ?

— Eh quoi, seigneur ! le souvenir de ce jour est-il déjà effacé de ta mémoire ? ah ! il ne sortira jamais de la mienne. N’est-ce pas le dix du mois de ramazan que j’ai eu le bonheur de recevoir de toi le titre sacré d’épouse ? Oh ! si tu me délaissais ce jour-là, ce serait pour moi comme l’annonce d’une séparation éternelle, ce serait mon arrêt de mort. Promets-moi que je te verrai ce jour-là, rassure-moi par cette promesse, ou mon désespoir ne connaîtra plus de bornes.

— Pourquoi exiger une promesse que Méhémed ne pourrait peut-être pas tenir sans danger ? observa Habibé. Tu lui as exprimé ton désir, et il ne peut y être insensible. Aie confiance dans son amour, et n’exige pas de promesse à ce sujet. S’il peut venir sans danger, il viendra, n’en doute pas, que cela te suffise.

— Non, cela ne me suffit pas. Tant de choses peuvent le retenir, le distraire, le détourner d’ici ! Comment supporter cette incertitude ? Non, il me faut une promesse ; une promesse peut seule m’aider à traverser les jours qui me séparent encore de ce jour solennel et à jamais mémorable. Promets, oh ! de grâce ! promets ; me promets-tu ?

— C’est bon, c’est bon, je viendrai, je te le promets, dit enfin le bey, légèrement impatienté.

Satisfaite de sa victoire, Kadja voulut encore se venger sur Habibé des obstacles qu’elle avait tenté de lui opposer. Profitant d’un moment où Habibé s’était éloignée, elle raconta au bey ce qui s’était passé entre sa rivale et les voyageurs francs. — Pourquoi cette insistance à t’éloigner ? dit-elle en finissant son récit. Oh ! je crains que ce dix du ramazan ne soit aussi un grand jour pour Habibé et qu’elle ne l’ait choisi pour nous trahir ; je dis nous, seigneur, car je ne puis me séparer de toi, même dans ma pensée.

Méhémed ouvrit de grands yeux, mais son noble cœur se refusa à partager les soupçons qu’avait exprimés Kadja. — Si Habibé voulait me tromper, se dit-il, elle feindrait de m’aimer, elle chercherait à endormir ainsi ma défiance. Non, Habibé n’a pas d’amour pour moi, mais son amitié du moins m’est acquise, et Dieu me garde de la soupçonner ! — Tout en se parlant ainsi, Méhémed se promit bien néanmoins de tenir la parole donnée à Kadja et de revenir le dixième jour du mois suivant.

Pendant que Kadja employait à irriter le prince contre Habibé toutes les ressources de la perfidie féminine, Habibé n’était pas de son côté restée inactive. Celui qui l’aurait épiée en ce moment l’aurait vue se glisser dans une des chambres du harem où la belle Kadja conservait les mille objets nécessaires à sa toilette. Elle s’emparait d’une petite boîte contenant une pommade noirâtre dont les femmes turques se servent pour donner aux fils argentés de leur chevelure le noir et le brillant de l’ébène. Quand elle revint dans la chambre commune, elle trouva le bey déjà endormi sur une pile de coussins et Kadja près de s’assoupir. Habibé attendit patiemment que tout sommeillât autour d’elle ; puis, certaine de n’être pas vue, elle se glissa jusqu’au chevet de son maître, et lui passa à plusieurs reprises la main sur les cheveux. Cela fait, elle regagna sa couche, un peu plus tranquille désormais sur le sort du bey, dont le signalement trop fidèle livré par Kadja aux prétendus bohémiens avait évidemment compromis les jours.

Le lendemain, avant le lever du soleil, Méhémed était prêt à se remettre en route. Ce fut à peine s’il prit le temps de dire adieu à ses femmes, et presque aussitôt il sauta en selle. Un singulier incident retarda toutefois son départ. Le bey avait deux chiens dont je n’ai rien dit encore, deux dogues d’Asie-Mineure, de la race dite communément chiens de berger. Ces chiens, nommés l’un Taraouch, l’autre Beckchi, étaient d’une taille gigantesque et d’une force extraordinaire. Méhémed-Bey, au moment de lancer son cheval au galop, les avait appelés par un coup de sifflet, mais un seul répondit à cet appel ; l’autre, le plus terrible, Beckchi, refusa absolument de l’accompagner. Il s’était établi derrière la Circassienne dans l’attitude d’une surveillance menaçante, et restait insensible aux menaces comme aux coups. L’instinct lui avait-il révélé dans Kadja une ennemie de son maître ? Ce qui est certain, c’est que Méhémed dut partir, renonçant à emmener son chien et le confiant aux soins de Habibé, car, chose singulière, tout en se montrant disposé à ne pas quitter Kadja plus que son ombre, Beckchi n’acceptait ses caresses qu’en montrant les dents, et c’est à Habibé seule qu’il obéissait, comme le soir de ce même jour Kadja put le reconnaître. Habibé, ayant été en effet attirée dans le jardin par les cris de sa compagne, la trouva clouée contre le mur par le formidable dogue, qui approchait ses dents aiguës des joues blêmes de la Circassienne. Un seul cri de Habibé suffit pour calmer le terrible animal, qui vint, la tête basse, lécher les mains de sa maîtresse. — Pourquoi vous être aventurée seule dans le jardin ? demanda Habibé à Kadja. Celle-ci répondit qu’elle était descendue pour faire l’aumône à un mendiant dont elle avait entendu la voix plaintive dans la rue. — Elle a donc parlé à quelqu’un, se dit Habibé, et le dogue, pour prévenir un entretien suspect, n’aura trouvé d’autre moyen que de saisir à belles dents l’un des interlocuteurs. Les arrangemens pour le dix mars doivent être pris à l’heure qu’il est. Dieu veuille que le bey se souvienne de mes conseils et qu’il se tienne caché ce jour-là !

III.

Rien de remarquable ne se passa dans l’intervalle de temps qui s’écoula entre le départ du bey et l’époque fixée pour son retour. Le jour si impatiemment attendu par Kadja et si redouté par Habibé se leva enfin, radieux et brûlant, comme le sont les jours du printemps en Asie-Mineure. Kadja était dès l’aurore vêtue de ses plus beaux atours. Elle portait une veste de satin rose brochée en argent, une longue robe en étoffe de Damas vert tendre brodée en or et en perle ; une riche écharpe en tissu des Indes ceignait sa taille souple et svelte, un mouchoir d’une étoffe de soie moelleuse et légère entourait sa tête, et une grande quantité d’épingles en diamant et autres pierreries piquées dans ce mouchoir encadraient son visage dans une auréole resplendissante. Deux ou trois pendeloques étaient attachées à chacune de ses oreilles, et tenaient les unes aux autres par de petites chaînettes qui passaient sous le menton. Ce qu’il y avait cependant de plus remarquable dans son costume, c’était le collier, non pas ce que nous appelons ainsi, mais un nombre infini de monnaies en or, cousues sur un plastron en drap et appliquées sur la poitrine de manière à remplir au besoin l’office de cuirasse. Habibé, qui examina de près cet étrange bijou, remarqua que le drap du plastron était rembourré, et elle se risqua même à en demander la raison. — Ces monnaies sont si lourdes, répondit Kadja, qu’elles ont déjà déchiré quatre morceaux de drap sur lesquels je les avais cousues d’abord. — Ce jour est un grand jour pour moi, ajouta-t-elle après un moment de silence. Crois-tu que Méhémed tiendra sa promesse ?

— Je le crois, répondit Habibé, et il commettra une bien grande imprudence.

— Pourquoi ? reprit vivement Kadja, dont le visage trahissait une anxiété mêlée d’effroi.

— Parce que, surveillé, épié comme il l’est sans doute, il ne devrait jamais annoncer ses démarches à l’avance.

— Mais qui t’a dit qu’il ait annoncé son intention de venir ici aujourd’hui ? Nous le savons, il est vrai ; mais ce n’est pas une raison pour que d’autres le sachent.

— Et penses-tu, répondit Habibé, qu’en te voyant ainsi vêtue, chacun ne devine pas que tu attends ton époux ?

— Oh ! notre hôte est un ami sûr, et quand même il saurait que Méhémed doit venir, cela n’aurait aucun inconvénient.

— Je le souhaite, murmura Habibé, et les deux compagnes n’en dirent pas davantage sur ce sujet.

Cependant la journée s’avançait, et le bey ne paraissait pas. À mesure que les heures s’écoulaient, un nuage paraissait s’étendre sur les traits de Kadja, tandis que le regard d’Habibé devenait de plus en plus calme et serein. Enfin, à un moment où Habibé s’était rapprochée de la fenêtre, elle découvrit une troupe de cavaliers. — Voici Méhémed-Bey en nombreuse compagnie, — dit-elle à Kadja ; et lorsque celle-ci se précipita à la fenêtre pour vérifier l’exactitude de ce rapport, son visage exprimait le mécontentement, la colère et l’effroi, au lieu de la joie et de l’amour que l’on était en droit d’y chercher. Habibé, de son côté, paraissait radieuse ; mais les rôles changèrent bientôt. Arrivé à la porte de la maison occupée par ses deux épouses, Méhémet adressa quelques mots en particulier à son lieutenant, qui continua sa route suivi du gros de la troupe, ne laissant auprès du bey que deux anciens serviteurs. — Ah ! je suis heureuse que tous ces hommes soient partis ! s’écria Kadja de l’air le plus naturel. S’ils étaient restés, ils auraient trouvé le moyen de retenir le bey loin de nous pendant une grande partie de la journée, et nous ne l’aurions aperçu qu’à la dérobée. Voilà qui est bien. Nous le tenons aujourd’hui, et personne ne nous le disputera.

Méhémed ne portait pas de déguisement ce jour-là ; mais son front n’était pas moins sombre sous le riche costume de guerrier kurde que sous les vêtemens en haillons du vieillard turc. Après avoir répondu aux complimens de son hôte et lorsqu’il se vit seul avec ses femmes, il se jeta sur un divan. — Fais-moi le plaisir de m’apporter ton miroir, dit-il à Kadja. Il se passe depuis quelque temps des choses singulières autour de moi, et je suis impatient de deviner le mot de ces énigmes. — Kadja obéit, et, après s’être contemplé quelques instans en silence, le bey jeta le miroir et s’écria en soupirant :

— Le brave homme disait vrai ; mais je n’y comprends rien.

— Quoi donc, seigneur ? dit Habibé.

— Je me promenais hier tout seul dans la montagne, lorsque je fus accosté par un voyageur qui m’adressa plusieurs questions sur la route qu’il suivait, sur la distance qui lui restait à parcourir avant d’arriver à son gîte, tout en m’examinant avec attention. Je n’étais pas sans inquiétude, et déjà je pressais le manche de mon poignard, lorsque mon compagnon, prenant un air de bonhomie et de confiance, me dit : « Savez-vous, mon ami, que vous avez la figure malheureuse ? Vous ressemblez trait pour trait à un personnage dont je suis la piste, et dont le signalement m’a été donné il y a peu de jours par quelqu’un qui le connaît bien. La ressemblance est si parfaite que j’allais souffler dans ce petit instrument (et il me montrait un sifflet) pour appeler mes gens et vous faire arrêter, n’était une circonstance qui détruit l’identité, et qui vous sauve par conséquent la vie. L’individu que nous cherchons a une mèche de cheveux gris sur le milieu de la tête, quoiqu’il soit encore jeune et que sa chevelure soit aussi noire que l’ébène. C’est un signe bien remarquable, n’est-ce pas ? » Je tressaillis à ces mots, car je sais fort bien que j’ai cette mèche grise, et je me demandais s’il se moquait de moi, ou si ses yeux le trahissaient : je m’en tins à cette pensée ; mais quel fut tout à l’heure mon étonnement, lorsque je reconnus que ma mèche de cheveux blancs avait disparu !

— La Providence a veillé sur toi jusqu’ici, répondit gravement Habibé ; mais ce n’est pas une raison pour t’en rapporter aveuglément à elle, et pour négliger, comme tu le fais, les conseils de la prudence.

— Laissons cela aujourd’hui, reprit le bey en affectant l’insouciance, et tâchons de jouir du temps présent.

C’était un ordre de parler d’autres choses, et les femmes s’y conformèrent. On servit le repas, et la table ayant été enlevée, Kadja proposa au bey de lui faire de la musique. Celui-ci accepta avec d’autant plus d’empressement, que, malgré ses efforts, il n’était pas de bonne humeur. — Je voudrais te chanter l’amour qui dévore mon cœur, dit Kadja en soupirant ; mais tu préfères les chansons guerrières, et je suis entraînée, malgré mes instincts, vers tout ce qui te plaît. Je vais donc te chanter les charmes de la vie du soldat.

Et après avoir tiré quelques accords d’une espèce de mandoline à long manche, elle se mit à moduler d’une voix traînante le refrain d’une des mélodies populaires de son pays. La chanson avait plusieurs couplets. Le poète inconnu célébrait avec un sauvage enthousiasme la destinée du guerrier, ses fêtes et ses périls. Une invocation à la guerre y était ramenée sans cesse, et Kadja semblait se complaire à faire résonner au loin cette espèce de cri belliqueux. Son appel fut-il entendu ? Ce qui est certain, c’est que des pas pressés et nombreux ne tardèrent pas à retentir sur l’escalier. Presqu’en même temps Habibé, qui avait disparu depuis le commencement du concert, se précipita dans la chambre en criant : Fuyez, Méhémed ! un corps de troupes est en bas, ils vous cherchent, ils me suivent… — Méhémed ne fit qu’un bond du sofa où il était étendu à la croisée qu’il allait enjamber, lorsque Kadja, se jetant dans ses bras, le retint de toutes ses forces en protestant qu’il se tuerait, et qu’elle ne le quitterait pas. Les instans précieux qui furent ainsi perdus suffirent pour rendre la fuite impossible. Quatre soldats venaient d’entrer, et un officier, suivi d’une troupe nombreuse, se tenait sur le seuil de la porte. L’officier crut sans doute que sa présence en disait assez, et que Méhémed-Bey ne songerait pas à lui résister, car, après avoir salué respectueusement le prince, il fit quelques pas vers celui qu’il considérait déjà comme sa proie. Méhémed-Bey pourtant était armé comme un bandit ou comme un Kurde ; il portait dans sa ceinture une paire de grands pistolets, un poignard ou yatagan de Damas, et un large coutelas à peu près semblable à ceux que portent les bouchers européens. Un sabre, un petit tromblon, des pistolets et une carabine complétaient son armement. Ce n’était donc pas chose facile que de s’emparer du bey. Dès le premier pas que fit l’officier, Méhémed était debout, son yatagan entre ses dents et un de ses grands pistolets dans chacune de ses mains. Sans perdre son temps en pourparlers, il fit feu de ses deux pistolets, étendit l’officier mort à ses pieds et blessa grièvement l’un des soldats. Au bruit de l’explosion, toute la troupe se précipita dans la chambre ; mais l’attaque se borna pour le moment à cette invasion, car tous attendaient des ordres, et l’officier, qui seul avait le droit d’en donner, n’était plus qu’un cadavre. Profitant de ce moment d’hésitation, le bey saisit ses seconds pistolets, et les déchargea presque à bout portant sur la troupe, dont il éclaircit ainsi les rangs ; puis, s’emparant de sa carabine, il s’écria : — Que l’on m’ouvre le passage, ou je fais feu ! — Les soldats, ainsi menacés, perdirent le sentiment de leur responsabilité pour n’obéir qu’à celui plus impérieux du salut. — Feu ! feu ! s’écrièrent plusieurs voix à la fois, et la foule qui encombrait le fond de l’appartement se fendit pour former deux colonnes entre lesquelles le bey avait à se frayer un passage, mais qui, en se rapprochant tout à coup, devaient forcément l’entourer et le prendre.

Aucune détonation n’avait répondu cependant à l’appel spontané des soldats, et cela par une raison bien simple. Les ordres du pacha portaient que l’on eût à s’emparer du bey vivant et en bonne santé, et le défunt officier, redoutant, je ne sais trop pourquoi, l’impétueuse ardeur de sa troupe, avait pris la précaution de décharger préalablement ses armes. Méhémed-Bey ne courait d’autre danger que celui d’être écrasé par le nombre, et pour peu que le combat durât encore quelques instans, ce nombre allait être fort réduit. Se tournant d’abord vers la colonne de gauche, il tira un coup de sa carabine, qui la culbuta, plusieurs soldats ayant été mortellement blessés, d’autres entraînés dans la chute des premiers ; puis, faisant un pas en avant et tenant la colonne de droite en respect avec son tromblon, il allait franchir la porte, lorsqu’un des soldats renversés, qui n’avait aucun mal, se leva subitement et s’élança avec légèreté sur le dos du bey, qui chancela sous ce choc imprévu. Ce moment suffit pour enhardir le reste de la troupe, qui se précipita aussitôt sur l’ennemi, qu’il était peut-être plus dangereux d’attaquer à distance que corps à corps. Le tromblon de Méhémed lui étant désormais inutile, il le jeta loin de lui, et, armé seulement de son coutelas et de son poignard, il mit encore plusieurs soldats hors de combat. Tout à coup un lazo, lancé avec une merveilleuse justesse, vint réduire à l’immobilité le héros. Les soldats se précipitèrent aussitôt sur Méhémed, et n’eurent pas de peine à le terrasser. C’en était fait, le Kurde était prisonnier. Mais qui donc avait si habilement jeté le lazo ? Méhémed n’avait point eu de peine à reconnaître son perfide vainqueur dans la Circassienne, qu’il avait vue se glisser au milieu des soldats et préparer la corde fatale. Et qui avait essayé de couper le lazo d’une main malheureusement trop faible ? Méhémed le savait aussi, et son premier regard après la lutte fut pour celle dont il ne pouvait plus désormais suspecter l’affection, pour Habibé, qui, pâle et abattue, tenait encore à la main un couteau devenu inutile.

— Il était trop tard, Habibé, lui dit Méhémed avec un triste sourire ; ta prudence ni ton courage n’ont pu me sauver. Quant à la malheureuse qui m’a vendu, je ne m’occupe pas d’elle, mais son triomphe ne sera pas long.

Kadja entendit ces mots. S’ils avaient pour but d’éveiller son repentir, ils manquèrent complètement leur effet. Quoique pâle, et le visage bouleversé par la terreur et la rage, son œil brillait de ce feu sombre que la vengeance satisfaite peut seule allumer.

— Quand même mon triomphe serait aussi court que ta vie, il m’aura payée avec usure ce que j’en attendais, s’écria-t-elle. Te voir vaincu, garrotté, savoir que ta tête roulera bientôt sous le glaive du bourreau, cela me suffit, quand même la récompense qui m’a été promise ne me serait pas payée. J’ai racheté ma liberté, j’ai vengé ma dignité avilie. Ah ! si toutes les femmes avaient mon courage, que de sang rougirait les foyers domestiques des musulmans !

Sans répondre à ces imprécations, Méhémed leva les yeux sur Habibé comme pour lui demander si elle partageait les sentimens de Kadja. Habibé ne répondit pas ; mais, s’efforçant de vaincre l’abattement qui la gagnait, elle s’approcha du bey, et, lui tendant la main, elle lui dit d’une voix ferme : — Permets-tu que je te suive ?

— Me suivre ! répéta Méhémed étonné. Que veux-tu dire, Habibé, et sais-tu bien où l’on va me traîner ?

— En prison, répondit Habibé, à Constantinople sans doute, où ton sort sera décidé, et où je désire te suivre. Kadja a dit vrai en partie, et la place que je veux prendre et garder auprès de toi ne sera guère enviée ni disputée. Permets-moi donc de te suivre.

— Qu’il soit fait selon ta volonté, repartit Méhémed, profondément ému. Tu as raison, ajouta-t-il après un moment de silence. Ta place en effet est auprès de moi, car je suis de ces malheureux que chacun fuit et abandonne.

Nulle part le respect pour la hiérarchie n’est aussi profondément enraciné qu’en Turquie. Les soldats ne s’en étaient départis en dernier lieu qu’après avoir vu plusieurs de leurs camarades étendus sans vie sur le plancher. À peine la lutte fut-elle terminée, et Méhémed eut-il repris l’attitude fière et hautaine qui lui était propre, que le sentiment de leur infériorité vint comme de coutume remplir le cœur des gardes de crainte et de respect. Quoique captif et garrotté, c’était Méhémed qui donnait des ordres, que les soldats vainqueurs recevaient avec soumission et exécutaient avec fidélité. L’escorte cependant ne pouvait obéir en tous points au prisonnier : il lui fallait un officier. Celui qui avait succombé dans la lutte était un insbachi, chef de cent hommes, c’est-à-dire le premier officier supérieur, au-dessous duquel il n’y a que des sous-officiers. Ces sous-officiers sont indistinctement désignés en Turquie par le nom ou le sobriquet de ciaour, comme qui dirait joueur de grelots, ou bien encore chapeau chinois. Il y avait bien dans la troupe victorieuse un de ces dignitaires ou chapeaux chinois ; mais c’était une espèce d’idiot, sourd, épileptique, généralement regardé comme le Triboulet des sous-officiers. Malgré leur vénération pour la hiérarchie, il était impossible aux soldats de prendre conseil d’un pareil personnage, et il devenait urgent d’arrêter une résolution, car les deux serviteurs et les deux chiens de Méhémed s’étaient évadés ; on pouvait craindre qu’ils ne revinssent bientôt avec du renfort. À défaut de supérieur politique, les soldats se tournèrent vers leur doyen d’âge, et le prièrent de les diriger. Que fallait-il faire du prisonnier ? où le conduire ? quelle route choisir ? Heureusement pour la responsabilité de la troupe en désarroi, le doyen d’âge se trouva être un vieillard doué de quelque bon sens et de beaucoup de prudence. Il comprit qu’il fallait se hâter de placer leur captif entre les mains d’une autorité quelconque, et le plus court chemin lui parut le meilleur. S’approchant respectueusement du bey, le vieillard lui demanda s’il était disposé à se mettre en route, et s’il avait quelques ordres à lui donner pour le voyage. — Rien pour ce qui me concerne, répondit le bey ; mais je désire qu’on procure à cette dame un cheval doux et sûr, et que l’on ait pour elle tous les égards auxquels elle a droit.

Le vieux soldat s’empressa d’offrir à Habibé le cheval de l’officier, et vainqueurs et vaincus ne tardèrent pas à quitter le village. Deux heures plus tard, ils arrivaient à la ville voisine, où résidait un kaïmakan, qui se hâta d’envoyer son prisonnier au pacha de la province. Celui-ci confia la direction de l’escorte à un sous-officier, en lui recommandant d’avoir pour ses captifs tous les égards dus à leur rang et compatibles avec le succès de sa mission. Dès lors, il ne s’agissait plus que de gagner la route de Constantinople, en traversant le premier chaînon des montagnes habitées par les Kurdes. Décidé à remplir scrupuleusement sa mission, l’officier mit sa troupe en mouvement.

UN
PRINCE KURDE
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES.

SECONDE PARTIE.[1]


IV.

Conformément aux instructions données par le pacha, l’escorte qui emmenait Méhémed-Bey vers Constantinople entourait le prince captif des plus grands égards. Dès le premier jour du voyage, Méhémed-Bey s’était trouvé pour ainsi dire le véritable chef de la petite troupe, qui, peu familiarisée avec les âpres défilés du pays kurde, s’en remettait au prisonnier du soin de trouver les routes les plus sûres et les passages les plus praticables. Une fois certain de posséder la confiance de son escorte, le bey eut hâte de mettre cette circonstance à profit, et c’est vers une montagne bien connue de lui et de tous les Kurdes qu’il se dirigea.

Pour décrire ici le lieu de la scène, je n’ai qu’à consulter mes propres souvenirs, car la montagne dont il s’agit n’est pas très éloignée de la ferme que j’habitais en Asie-Mineure, et je l’ai visitée bien des fois à des époques très différentes, tantôt lorsque des populations de pâtres s’y trouvaient réunies, tantôt lorsque nul être humain n’en troublait la morne solitude. Quel contraste entre ces montagnes d’Asie et nos montagnes d’Europe ! Dans nos Alpes, par exemple, rien n’est mystère. Arrivé au pied du Splügen, vous embrassez d’un coup d’œil l’énorme masse depuis la base jusqu’à la cime, et vous n’avez d’autres surprises pendant l’ascension que de voir grandir les objets qui vous paraissaient petits, puis se rapetisser ceux qui vous paraissaient grands. Les montagnes de l’Asie au contraire sont pleines de défilés, de retraites inaccessibles, où se cachent leurs plus rares magnificences. Pour découvrir ces sites merveilleux, il faut vivre dans le pays, s’établir pendant la chaude saison avec ses tentes et ses serviteurs sur l’une de ces montagnes, puis la parcourir lentement, multiplier les excursions et chercher bravement les féeriques paysages qui se cachent souvent derrière les rochers les plus arides. La montagne de Bagendur, où le prince Méhémed avait mené son escorte, offre au voyageur beaucoup de ces contrastes. Je me souviens d’y avoir passé une nuit à la belle étoile et en pleine solitude. Mes tentes n’étaient pas encore arrivées. Dès que le jour parut, j’eus sous les yeux un splendide paysage ; de vieux et gigantesques sapins couronnaient le plateau où je m’étais arrêtée : à mes pieds s’étalaient d’un côté une forêt de sapins plus jeunes, de l’autre d’immenses et frais pâturages. Je passai toute la journée sur la montagne, écoutant les récits de mes guides sur les trésors cachés qu’elle recelait et sur les innombrables cavernes creusées dans ses flancs, abri des hordes nomades qui n’en sortaient que pour ravager et piller les districts environnans. Aucun Turc ne s’aventurait au milieu de ces forêts. Les vallées voisines étaient désertes comme la montagne elle-même pendant une grande partie de l’année. On n’y rencontrait que des Kurdes à demi sédentaires, vivant l’été dans des hameaux qu’ils abandonnaient l’hiver, pour conduire leurs troupeaux vers des régions moins froides. Un de ces hameaux que je visitai pendant une de mes excursions (et à une époque où ses habitans l’avaient quitté) me rappela les plus coquets villages de la Suisse. Les maisons avaient un aspect d’ordre et de propreté qui réjouissait la vue. Une fontaine laissait couler doucement dans une auge en pierre ses eaux, qui allaient un peu plus loin grossir un petit lac, à l’entrée du village. Toutes les portes des maisons étaient ouvertes, toutes les étables étaient vides ; autour de moi régnait un silence de mort. — Que sont devenus les habitans de ce village ? demandai-je à mon guide. — Ils sont encore dans leurs pâturages d’hiver, me répondit-il ; ils ne tarderont pas à revenir. — Quelques jours plus tard en effet, en repassant par les mêmes lieux, je trouvai la physionomie du village complètement changée. Maisons et étables avaient reçu leurs maîtres ; les troupeaux remplissaient les enclos pendant la nuit, et la fontaine était entourée de jeunes filles au visage découvert qui lavaient leur linge ou abreuvaient leur bétail. Dans les vallées voisines, des milliers de tentes brunes se détachaient sur la verdure. De magnifiques chèvres, des moutons gigantesques, des chevaux ardens et superbes formaient au pied des grands arbres des groupes pittoresques. Partout régnait une exubérante et joyeuse activités Dans les montagnes d’Orient, la vie des populations est pleine d’imprévu comme la nature elle-même.

À l’époque où Méhémed-Bey conduisait son escorte vers la montagne de Bagendur, il n’y avait ni tentes ni habitans dans les vallées qu’elle domine. La Porte avait, on le sait, défendu aux Kurdes de mener leurs troupeaux dans leurs anciens pâturages. Méhémed s’inquiétait peu cependant d’être ainsi privé du concours de ses compagnons. Il savait que sous le sol même qu’il foulait étaient creusées d’immenses cavernes dont il connaissait les détours et les issues. Il avait donc projeté une évasion que la confiance de ses gardiens rendait facile, et dès qu’on eut atteint le premier étage de la montagne, dès qu’on fut entré dans les épaisses forêts dont j’ai parlé, Méhémed jeta à Habibé un coup d’œil qui annonçait la résolution et la confiance. La nuit approchait, la marche de l’escorte s’était ralentie, on mourait de soif, et l’officier avait parlé de faire halte : Méhémed offrit de le conduire, lui et sa troupe, dans un endroit abrité, au bord d’une source qu’il connaissait bien. L’officier accepta, et l’on s’enfonça dans la forêt. Bientôt le bruit d’une source vint prouver aux soldats que Méhémed ne les avait pas trompés. Dès lors leur reconnaissance pour le prisonnier, devenu leur guide, ne connut plus de bornes. Méhémed n’eut qu’un mot à dire pour qu’ils s’empressassent de dresser à Habibé, au pied d’un arbre désigné par lui, un lit de branchages sur lequel les membres les plus délicats pouvaient reposer sans craindre ni crampes ni rhumatismes. Quant à Méhémed, on le laissa s’établir près de cette couche improvisée, et non loin de là le cheval qui avait porté la jeune compagne du bey fut attaché à un piquet. Après avoir ainsi veillé à l’installation de ses prisonniers, après avoir placé deux sentinelles à quelques pas du bey, l’officier crut avoir satisfait à tous ses devoirs. Aussi ne tarda-t-il pas à s’endormir, donnant à ses soldats un exemple qu’ils s’empressèrent de suivre, y compris les deux sentinelles, d’origine albanaise et par conséquent assez peu soucieuses de la discipline.

Méhémed cependant, étendu sur le gazon près du lit d’Habibé, observait attentivement ce qui se passait autour de lui. Quand il se fut assuré qu’aucun de ses gardiens n’avait les yeux ouverts, il se leva et reconnut qu’Habibé ne dormait pas plus que lui. — L’arbre au pied duquel tu es couchée, lui dit-il alors, est creux à l’intérieur et communique, au moyen d’une trappe, à un souterrain très spacieux. Je vais monter sur cet arbre, dont les branches sont disposées en échelons ; je glisserai ensuite dans l’intérieur du tronc, et quand j’aurai levé la trappe et posé l’escalier qui mène au souterrain, tu me suivras. Souviens-toi bien que, si je ne te trouve pas dans quelques instans à mes côtés, je reviens me livrer aux soldats. Es-tu prête ? — Pars et hâte-toi, répondit Habibé. En quelques instans, le bey eut atteint la cime de l’énorme chêne, d’où il descendit dans la profonde cavité du tronc. De son côté, Habibé s’était traînée sur ses genoux et sur ses mains jusqu’à l’arbre ; elle mit le pied dans une entaille du tronc, puis sur la première branche, et, s’aidant des échelons naturels indiqués par le bey, elle eut bien tôt atteint l’endroit où Méhémed avait disparu. Elle se trouvait alors presque au seuil d’une large ouverture, et sa main, qui cherchait un point d’appui, rencontra fort à propos l’extrémité d’une corde qui pendait à l’intérieur. — Attache-toi à la corde, et laisse-toi glisser, lui dit à voix basse Méhémed, qui était au-dessous d’elle. Elle suivit ce conseil, et presque immédiatement elle fut reçue dans les bras du bey. Le souterrain était ouvert devant eux. Il fallait se hâter, car, malgré toutes les précautions prises par les fugitifs, le craquement des branches et des broussailles venait de réveiller les soldats, qui s’appelaient en maugréant. Méhémed, avant de se précipiter avec Habibé dans le souterrain, remonta jusqu’au haut du tronc pour enlever la corde qui avait facilité la descente de la jeune femme et faire disparaître ainsi toute trace de leur passage ; puis il revint à elle, et, l’invitant à le suivre, il la porta plutôt qu’il ne la guida le long de l’échelle mobile qui appuyait sa base sur le sol de la caverne.

La trappe s’était refermée derrière eux ; ils étaient enfin en sûreté mais dans les plus épaisses ténèbres. Heureusement le bey connaissait dans tous ses détails la retraite qu’il avait choisie : il trouva sans peine l’endroit où des fagots résineux avaient été amassés par la prévoyante sollicitude des Kurdes nomades. Le feu jaillit presque aussitôt de son briquet, et, une torche allumée dans la main, il put conduire Habibé tremblante vers une des parois de la grotte ; puis, déplaçant quelques pierres qui formaient dans le mur une porte secrète, il introduisit sa compagne dans une pièce qui ne le cédait en rien pour l’élégance et le comfortable aux plus beaux appartemens de son harem de la montagne. Alors, mais alors seulement, le bey adressa la parole à Habibé.

— Nous sommes sauvés, dit-il en la pressant contre sa poitrine. Et le son de cette voix, qui résonnait après un long silence sous ces voûtes souterraines, fit tressaillir la jeune femme, comme l’annonce d’un prochain danger. Par un mouvement rapide, elle plaça sa petite main sur les lèvres du bey, pour l’empêcher d’en dire davantage ; mais tout en gardant cette main chérie là où la terreur l’avait posée, Méhémed n’en parla pas moins, et, souriant de son effroi : — Nous sommes ici en sûreté, ma bien-aimée, reprit-il ; un traître pourrait seul mettre nos ennemis sur nos traces, et il n’y a pas de traîtres parmi les Kurdes. Depuis des siècles, tu es la première étrangère qui ait pénétré dans ces foyers souterrains.

Habibé restait silencieuse et tremblante ; Méhémed, sans remarquer son trouble, s’occupa avec activité des détails de leur installation. Le feu pouvant incommoder la jeune femme dans une pièce où la fumée ne trouvait point d’issue, il fallait y suppléer par des fourrures que le bey s’empressa d’étaler sur les divans de cet étrange salon. Méhémed alla ensuite, dans une autre partie du souterrain, chercher des provisions. Il revint placer devant Habibé un de ces pains sans levain qui rappellent en Orient les pains azymes de l’antiquité, et qui ont la propriété de se conserver pendant plusieurs semaines sans s’aigrir ni se dessécher. Un peu de miel et de l’eau, puisée à une source qui jaillissait dans l’intérieur de la grotte complétaient la collation. Habibé cependant était trop accablée pour y faire honneur, et, vaincue par la fatigue, elle ne tarda pas à tomber dans un profond sommeil. Méhémed crut alors pouvoir la quitter pour faire une visite minutieuse dans toutes les parties de la caverne. Rassuré complètement sur la parfaite solitude où ils se trouvaient, il revint s’étendre lui-même sur un tapis à l’entrée de la chambre.

Pendant que les premières heures de sa liberté reconquise s’écoulaient ainsi pour le bey, les soldats, auxquels les sentinelles avaient tardivement donné l’alarme, parcouraient la forêt en tous sens à la recherche du prisonnier disparu. L’officier tempêtait et se désolait tour à tour. Il fallut enfin se rendre à l’évidence et reconnaître que tout effort pour ressaisir le captif échappé serait inutile. Un jeune soldat fut chargé d’aller porter la triste nouvelle au kaïmakan qui avait fourni l’escorte du bey. Le kaïmakan ne put s’empêcher de faire un petit soubresaut en apprenant ce grave événement. Il avait déjà expédié un courrier à Constantinople pour annoncer la capture du chef kurde ; il avait accompagné son message d’une lettre confidentielle où il sollicitait une belle décoration en vrais diamans. Avouer cette mésaventure, c’était s’interdire toute prétention à l’avancement et aux honneurs. Le judicieux kaïmakan décida qu’avant d’annoncer la disparition de Méhémed, il mettrait tout en œuvre pour le retrouver, et par ses ordres de nouvelles troupes entrèrent en campagne, tant pour cerner la forêt où l’évasion avait eu lieu que pour en explorer les environs.
V.

La première pensée de Méhémed, après quelques instans d’un léger sommeil, fut d’allumer une torche et de s’assurer si Habibé reposait. Tout était calme et silencieux, et Méhémed put croire un moment qu’Habibé donnait ; mais dès qu’il eut élevé la torche à la hauteur de la tête de la jeune femme et qu’il eut aperçu son visage, toute sa sérénité s’évanouit. Habibé était étendue sur sa couche dans la pose de l’accablement et de la lassitude. Une pâleur maladive régnait sur son visage. Ses yeux étaient entr’ouverts, comme cela arrive souvent à ceux que la fièvre plonge dans un sommeil mêlé de rêves qui leur voile la connaissance de ce qui se passe autour d’eux.

— Habibé ! murmura Méhémed alarmé, regarde-moi et réponds-moi. Tu souffres ?…

Habibé souleva ses paupières appesanties, tourna son regard étonné vers Méhémed, et répondit d’une voix qu’on entendait à peine : Où sommes-nous ?

— Nous sommes en sûreté, et ma seule inquiétude me vient de toi. Qu’éprouves-tu ?

Habibé ouvrit la bouche pour répondre, mais les forces trahirent sa volonté, et, se laissant retomber sur sa couche, elle ferma les yeux : Plus tard, plus tard ! dit-elle.

Méhémed ne prononça plus un mot ; il alla placer la torche auprès de la porte de façon à ce qu’elle éclairât faiblement la couche d’Habibé et que la fumée s’échappât dans le vaste souterrain ; puis il revint s’asseoir aux pieds de la malade, et demeura plusieurs heures dans une muette et triste contemplation. Elle dormait cependant ; les agitations de la nuit achevaient de s’éteindre dans un sommeil paisible, et lorsque la nature eut retrouvé son équilibre, Habibé fit un mouvement et appela Méhémed.

— Me voici, mon enfant, répondit-il, dis-moi sans tarder comment tu te trouves, et dissipe, si tu le peux, mes inquiétudes.

— J’ai été fort malade dans la nuit ; je ne ressens plus à cette heure qu’une grande fatigue, qui disparaîtra bientôt ; mais qu’allons-nous devenir ?

— Dis-moi d’abord ce que tu as éprouvé cette nuit, repartit Méhémed, qui, comme tous les êtres doués de quelque intelligence en Orient, se connaissait un peu en médecine et croyait s’y connaître beaucoup. Il y a des simples d’une efficacité merveilleuse dans ces montagnes, et je saurai trouver la plante qui te guérira quand je connaîtrai ton mal.

Habibé assura qu’elle ne souffrait point : au fond, c’était sa vie que Méhémed offrait de risquer pour elle. Habibé avait compris l’étendue de son dévouement. Après avoir jusqu’alors accueilli tous les témoignages d’affection prodigués par Méhémed avec une hautaine indifférence, elle se voyait l’objet d’une passion dont elle n’avait pas soupçonné la profondeur. Elle sentait dans son propre cœur un trouble singulier en sachant sa vie attachée à cette destinée héroïque et malheureuse… Pendant que ces réflexions l’agitaient, le bey l’observait avec une tendre sollicitude.

— N’est-il pas étrange, dit-il enfin d’une voix douce, qu’après les témoignages de dévouement que j’ai reçus de toi, et te tenant comme je le fais en mon pouvoir, isolé avec toi du monde entier, je n’ose pas t’exprimer mon amour ? D’où me vient cette timidité ? Hélas ! elle me vient de toi, car comment croire à ton indifférence lors que je te vois braver tant de périls pour partager mon triste sort ? Mais aussi comment conserver l’espoir de toucher ton cœur lorsque tu m’adresses de si froides réponses ? Tu n’es pas femme à te jouer d’un attachement aussi passionné que le mien, je le sais, et pourtant comment accorder tes paroles avec ta conduite ?

Il se tut, sans attendre de réponse, car il avait vu plus d’une fois de semblables plaintes accueillies par Habibé avec un morne silence. Cette fois pourtant Habibé répondit : — Tu as le droit de m’adresser ces questions, et je n’ai plus les mêmes raisons pour refuser d’y répondre. Tu m’as souvent témoigné le désir bien naturel de connaître mon histoire, ma famille, mon pays, mon nom et les événemens qui m’ont jetée sur ton passage. J’ai gardé le silence jusqu’ici, parce que je voyais autour de toi des êtres malveillans et grossiers qui se fussent emparés de mes aveux pour me nuire. Tu es maintenant seul avec moi, et personne ne viendra se placer entre toi et les sentimens généreux que mes malheurs doivent t’inspirer. Écoute-moi donc, Méhémed, et apprends pourquoi je ne puis ni partager ni encourager ton amour, malgré la reconnaissance que je te dois.

Méhémed s’était approché d’Habibé et avait étendu la main pour s’emparer de la sienne, comme il avait coutume de le faire lorsqu’elle consentait à causer familièrement avec lui ; mais il aperçut sur son visage une expression de gravité si solennelle et si douloureuse, que, retirant sa main, il s’en cacha la figure, et demeura ainsi immobile en l’écoutant.

— Tu as habité Bagdad, reprit Habibé, et tu sais que les nations européennes y entretiennent des représentans appelés consuls, pour veiller sur leurs nationaux qui parcourent ou qui habitent ce pays, et pour protéger les intérêts de leur commerce. Le consul de Danemark et de Suède à Bagdad habite l’Orient depuis plusieurs années. Sa plus jeune fille et son fils, encore enfant, sont nés dans ces climats d’une mère arménienne que le consul épousa après la mort de sa première femme. Le consul possède une maison de campagne à quelque distance de Bagdad, et c’est là qu’il passait la chaude saison avec toute sa famille, quoique les affaires de sa charge l’appelassent souvent et le retinssent parfois plusieurs jours dans la ville. Il y a deux ans, cette campagne que nous habitions fut envahie par une bande nombreuse de bohémiens qui paraissaient n’avoir que des intentions pacifiques et s’occuper de diverses industries, telles que la vente du bétail et des poulains, le métier de forgeron, de fabricant de paniers, de tamis, que sais-je encore ? Nous allions souvent visiter leurs tentes avec mon père, qui ne les voyait pas sans crainte établis si près de sa propriété. Lorsqu’ils nous apercevaient de loin, ils venaient au-devant de nous, nous comblant de politesses, nous offrant le lait frais de leurs vaches et de leurs chèvres, les gâteaux pétris de leurs mains, avec une affectation d’empressement qui nous déplaisait. Une vieille femme, d’une laideur affreuse, semblait m’avoir prise en amitié, et me faisait des complimens effrontés qui me causaient un malaise indéfinissable. — Combien je connais de beaux seigneurs qui donneraient dix domaines comme celui-ci pour être en ce moment à ma place ! me disait-elle un jour en me présentant une tasse de lait. Quel dommage qu’une aussi belle personne demeure enfermée à la campagne auprès de son père, au lieu de régner dans un harem et de voir à ses pieds un riche et puissant pacha ou un amant plus illustre encore ! — Que dites-vous là à mon enfant, vieille folle ? s’écria mon père, qui l’avait entendue, quoiqu’elle parlât à voix basse ; ma fille est née chrétienne, de parens chrétiens, et n’aura jamais rien de commun avec vos harems et vos pachas ; pesez mieux vos paroles, si vous ne voulez que je vous chasse d’ici… Et à partir de ce jour nous n’allâmes plus visiter le camp des bohémiens.

Cependant mon père était depuis deux jours à la ville, et nous ne l’attendions que le surlendemain, lorsque je fus réveillée dans la nuit par une vive sensation d’étouffement. J’étais dans l’obscurité, mais il me semblait que ce n’était pas de l’air que je respirais, et lorsque j’eus rassemblé mes idées, je compris que j’étais enveloppée dans un nuage de fumée. — Le feu ! m’écriai-je en sautant hors du lit ; puis, passant à la hâte quelques vêtemens, je frappai à la porte de notre gouvernante en lui criant que le feu était à la maison, et je descendis précipitamment réveiller les domestiques, qui couchaient au rez-de-chaussée. La confusion qui suivit l’annonce de l’incendie nous enleva aussitôt tout espoir de le vaincre. Les domestiques se sauvaient de côté et d’autre, emportant sous leurs bras ou sur leur dos tous les objets qu’ils pouvaient saisir. Pour moi, ma seule pensée était de sauver les êtres que j’aimais. Je les eus bientôt rassemblés autour de moi, et je me préparais à traverser le vestibule, que je croyais désert, lorsqu’en posant le pied sur la dernière marche de l’escalier, je me vis entourée d’une multitude noire et effarée, qui s’agitait en poussant des cris affreux, singulièrement entrecoupés d’assurances de dévouement. — Ne craignez rien, disait cette foule, qui semblait m’attendre, nous venons vous sauver. — Merci, merci, mes amis, leur dis-je en m’efforçant de me frayer un passage ; mais cela me fut impossible. Des bras vigoureux me saisirent ; je me sentis enlevée plutôt qu’entraînée vers une autre porte, qui s’ouvrait sur le derrière de la maison. J’essayai d’appeler ; de rudes voix couvrirent la mienne. Je n’avais pas encore de craintes bien déterminées ; j’étais seulement saisie d’un étrange vertige, et je commençais à perdre le sentiment de ma position. Je reconnus pourtant le passage par lequel on m’emportait ; mais une fois dehors, l’obscurité qui m’enveloppait de toutes parts me déroba la vue des lieux et des hommes au milieu desquels je me trouvais. Ces hommes, tu le devines, c’étaient les bohémiens, c’étaient les misérables que tu rencontras dès le lendemain de l’incendie, fuyant et m’entraînant dans leur fuite. Tu entendis mes cris, tu eus pitié de moi, et tu accomplis ce qui te semblait ma délivrance ; mais la liberté que tu croyais me rendre était elle-même un terrible esclavage…

Méhémed avait jusqu’alors écouté la jeune femme sans l’interrompre. À ces derniers mots, il fixa son regard avec surprise sur les yeux d’Habibé. — Mes paroles t’étonnent, reprit-elle en secouant doucement la tête ; je suis chrétienne, et j’ai été élevée dans la réserve qui convient à une jeune fille de ma race et de ma religion. Tout rapport qu’une fille chrétienne établit avec un homme sans la sanction paternelle est une faute dont elle doit rougir devant le monde, et qu’il lui faut expier pour obtenir le pardon de Dieu. J’ai enfreint cette loi, à laquelle j’avais juré de rester fidèle… Je sais ce que tu vas me dire : tu m’as épousée ; mais ce mariage, contracté avec un infidèle devant le ministre d’une fausse religion, est nul à mes yeux comme à ceux de mon père.

Après cet aveu, Habibé eut hâte d’achever son récit. Méhémed sut tout dès-lors, et il fut particulièrement ému des révélations qu’Habibé lui fit au sujet des ruses de la Circassienne Kadja, de ce qu’elle avait fait pour les déjouer, enfin de sa rencontre et de son entretien avec la dame franque. — Je suis ici, ajouta-t-elle, par l’effet de ma propre volonté. J’aurais pu, en invoquant le titre et le nom de mon père, me mettre sous la protection des soldats… Tu le vois, je suis bien coupable…

Habibé ne put continuer ; les larmes étouffaient sa voix. — Rien n’est perdu, répondit tristement Méhémed : je ne m’explique pas bien tout ce que tu m’as dit ; mais une chose ressort pour moi de tes paroles, c’est que tu me juges indigne de ton affection, et que cette indignité inquiète ta conscience. Je donnerais ma vie pour mériter ton amour, puisque j’aurais alors quelque chance de l’obtenir ; mais que puis-je pour cela ? Je ne comprends pas les reproches que tu m’adresses : comment puis-je me flatter de cesser de les mériter ? Il ne me reste donc qu’un moyen de réparer en partie le mal que je t’ai causé, c’est de te rendre cette liberté que tu appelles de tous tes vœux. Je puis te conduire sur un point de la forêt peu éloigné de celui ou sont les soldats, et d’où il te sera facile de les rejoindre : tu te feras connaître, et tu leur demanderas de t’escorter jusqu’à Constantinople, où tu te placeras sous la protection de ton ministre. Voyons, Habibé ; maintenant que j’ai souscrit à tes vœux, cesse de t’affliger et regarde-moi d’un œil satisfait : ce sera ma récompense et ma consolation.

— Y penses-tu, Méhémed ? s’écria Habibé, presque effrayée de son succès. Si je me montrais aux soldats, ce serait leur découvrir ta retraite, ce serait te perdre. Non, non, le sort en est jeté ; j’ai suivi volontairement tes pas, et je ne puis plus te quitter désormais sans attirer le malheur sur toi.

— Ah ! je le savais bien ! s’écria Méhémed ; tu es à moi, tu es mon Habibé que j’adore et qui m’aime.

Et Méhémed n’était plus occupé que d’apaiser la pauvre éplorée. — Pardonne-moi, continua-t-il, pardonne-moi tous mes torts, et ne les attribue qu’à mon défaut d’intelligence. Reste auprès de moi, restes-y comme tu l’entendras, c’est tout ce que je te demande. Regarde-moi avec un demi-sourire, et je ne t’importunerai plus davantage.

Il était difficile de lui refuser cette pauvre et unique faveur ; aussi Habibé l’accorda-t-elle, et cet entretien, où des sentimens si contraires s’étaient révélés, laissa Habibé aussi émue de la tendresse du bey que celui-ci l’était de son apparente froideur.

Les mêmes échanges de confidences et les mêmes contrastes d’idées se renouvelèrent plus d’une fois entre Méhémed et Habibé pendant les longues heures de cette vie de retraite, dont le calme profond, invitait ces deux âmes si différentes à s’interroger et à se recueillir. Habibé se sentait de plus en plus ramenée vers les souvenirs de sa jeunesse, dominée par les sentimens religieux qu’elle tenait de sa famille et de l’éducation qu’elle avait reçue. Elle comprenait toute l’étendue de l’influence qu’il lui était donné d’exercer sur le bey. Méhémed de son côté subissait l’action des paroles tour à tour graves et tendres de la jeune Danoise. Comme beaucoup de ses compatriotes, qui ne peuvent échapper à la pression de plus en plus puissante des populations chrétiennes, le prince kurde était forcé de reconnaître l’ascendant de la civilisation occidentale, représentée par l’intelligence supérieure de cette faible et gracieuse femme que le sort lui donnait pour compagne. Lui-même ne craignait pas de s’humilier devant elle et de proclamer hautement la perfection qu’il désespérait d’égaler.

— Habibé, lui disait-il souvent, il y a aussi loin de mon Dieu au tien que de moi à toi. Non, tu n’as plus rien à craindre de moi. Je t’aime telle que tu es, avec ta réserve et ta froideur ; j’aime ta perfection, j’aime tes vertus, celles-là même que je ne comprends qu’imparfaitement, et qui t’éloignent de moi. Que ne puis-je te comprendre ! que ne puis-je, en t’imitant, devenir digne de toi ! Est-ce donc impossible ?

De telles paroles allaient doucement au cœur de la pauvre Habibé. Elle ne doutait point de la sincérité de son amant ; mais lui-même ne connaissait pas les doctrines religieuses qu’il désirait embrasser, ni les sacrifices qu’elles exigeraient de lui. D’ailleurs de tels sacrifices et les protestations passionnés de Méhémed déliaient-ils Habibé du vœu qu’elle avait fait d’expier le coupable bonheur qu’elle n’avait pu s’empêcher de goûter pendant les deux années qu’elle venait de passer dans le harem du chef kurde ? Une telle pensée réveillait tous les scrupules de cette âme ardente et pieuse, dont le bey ne pouvait deviner les luttes intérieures. En écoutant Méhémed, l’émotion d’Habibé devenait cependant de plus en plus visible. Les battemens accélérés de son cœur pouvaient se compter à travers son corsage, et son visage passait tour à tour des couleurs les plus vives à la pâleur de la mort.

— Peut-être, dit-elle enfin, peut-être que mon Dieu t’appellera à lui ; peut-être t’appelle-t-il en ce moment, et prépare-t-il en toi un instrument de salut pour ton pays. Quant à moi, Méhémed, le bonheur m’est interdit ici-bas. Je finirai mes jours dans la pénitence. Lorsque tu auras quitté ces montagnes, adresse-toi aux pères qui habitent la Syrie, et demande-leur de t’instruire et de t’aider à connaître le vrai Dieu. Si j’apprends dans ma retraite que les eaux régénératrices du baptême ont coulé sur ton front, je cesserai de déplorer les deux années que j’ai passées auprès de toi, et qui auront été l’origine de ta conversion ; mais n’attends rien de plus, puisque la vie près de toi ne ferait que continuer les troubles de ma conscience…

— S’il en est ainsi, s’écria Méhémed, emporté par la douleur et un peu aussi par le dépit, pourquoi renoncerais-je alors à la foi de mes pères ? Pourquoi m’imposerais-je des devoirs que je ne comprends pas ? Pourquoi dirais-je adieu à l’amour, au bien-être et à la gloire ? Tu ne parlais donc pas sérieusement tout à l’heure ? Tu ne m’as donc jamais aimé ?…

Pour toute réponse, Habibé jeta ses bras autour du cou de Méhémed, mais elle cacha presque aussitôt son visage contre sa poitrine. — Le froid me gagne, dit-elle. — Et en effet une fièvre violente l’avait reprise. Méhémed s’empressa de la porter sur le divan et de l’entourer de fourrures.

La fièvre dura toute la nuit avec une effrayante intensité. Pendant les longues heures de cette nuit, Méhémed ne s’éloigna pas un instant de la malade ; il l’enveloppait dans les fourrures lorsqu’elle se plaignait du froid, il établissait des courans d’air autour d’elle lorsque le feu de la fièvre brûlait son sang. Il versait goutte à goutte de l’eau fraîche sur ses lèvres desséchées et brûlantes ; il tâchait de suivre les écarts de son imagination pour calmer ses terreurs et adoucir ses angoisses. Peu à peu pourtant l’accès s’affaiblit, la peau, jusque-là brûlante, devint moite, le délire s’apaisa, le sommeil lourd et agité qui succède à la fièvre, qui en est comme la dernière phase, s’appesantit sur Habibé. Ce sommeil dura deux heures, et le soleil paraissait à l’horizon lorsqu’elle ouvrit les yeux et regarda autour d’elle avec cette expression d’étonnement que le délire laisse après lui. Son regard tomba d’abord sur Méhémed, et, se souvenant confusément de son état, elle demanda aussitôt : — Qu’ai-je dit ?

— Rien, ma bien-aimée, rien que des mots sans suite, comme cela arrive aux malades, rien que j’aie compris et dont je me souvienne.

Puis il s’informa avec anxiété de ce qu’elle éprouvait. Habibé ne ressentait qu’un extrême abattement, et la journée se passa pour elle dans des alternatives de rêve et de sommeil, pendant lesquelles elle voyait et comprenait ce qui se passait autour d’elle sans pourtant s’en rendre bien compte. Une fois seulement elle fut surprise, à la suite d’un de ces courts momens de repos, de ne pas apercevoir Méhémed auprès d’elle. Elle ouvrit la bouche pour l’appeler, mais sa voix se perdit sur ses lèvres, et elle-même ne s’entendit pas, Combien de temps dura son absence ? Habibé l’ignora ; mais lorsque Méhémed rentra, il tenait à la main des racines qu’il s’empressa de faire bouillir. — D’où viens-tu, Méhémed ? lui dit Habibé, et pourquoi me quitter ?

— Je connais une plante dont l’effet est souverain dans les fièvres comme la tienne, et je suis allé la chercher.

— Où cela ? reprit Habibé, qui sentait vaguement le danger.

— Ici tout près, dans un endroit écarté que moi seul connais.

Et il lui fit boire la tisane qu’il avait préparée. Le fait est que le bey s’était aventuré, en herborisant, jusqu’à une portée de fusil des soldats postés dans la forêt, qu’il avait été aperçu, quoique non reconnu, par l’un d’eux, et qu’il n’avait dû son salut qu’à la rapidité de sa course et à la connaissance des lieux, que personne ne possédait comme lui.

Malgré la potion préparée par Méhémed, la nuit ne fut pas meilleure que les précédentes : le froid, la chaleur brûlante, le délire, l’assoupissement, rien ne manqua, et Méhémed, qui avait placé tout son espoir dans la faculté merveilleuse de sa plante, demeura consterné. Dans la matinée pourtant, Habibé ayant paru un peu soulagée et moins abattue que la veille, Méhémed résolut de profiter de ce répit pour transporter la malade là où il pourrait lui prodiguer des soins efficaces.

— Tu vas rassembler tes forces épuisées, ma pauvre enfant, lui dit-il, et je vais te porter chez un de mes amis qui habite avec sa famille un petit hameau non loin d’ici.

Habibé combattit en vain cette résolution : elle craignait surtout pour Méhémed ; mais Méhémed craignait pour elle, et rien ne put le faire changer d’avis. Il fit aussitôt ses préparatifs de voyage, passa une longue écharpe autour de la taille d’Habibé, puis, la plaçant sur ses épaules de la façon dont les femmes d’Asie portent leurs petits enfans, il ramena l’écharpe sur sa poitrine, la croisa par devant, la repassa derrière son dos et se la serra fortement autour de la taille. Ainsi assujetti, le corps d’Habibé était aussi solidement attaché à celui de Méhémed que si l’un eût fait partie de l’autre, et le Kurde conservait l’usage de ses mains et de ses bras. Quoi qu’en pût penser l’amoureux bey, c’était un fardeau assez lourd ; mais les épaules sur lesquelles il reposait étaient vigoureuses, habituées à la fatigue, et Méhémed déclara qu’il se faisait fort de marcher ainsi jusqu’à Bagdad sans crier merci.

Au moment de se mettre en route, Habibé se recommanda à Dieu, et Méhémed lui-même murmura une sorte de prière. Quoique ne sachant pas au juste à qui il s’adressait, d’Allah ou de son prophète[2], il sentait qu’il y avait quelque part une source intarissable de force et de sagesse, et il se tournait vers elle pour y puiser la sagesse et la force dont il allait avoir si grand besoin. Tenant une torche allumée dans une main et un long bâton ferré dans l’autre, il marcha pendant deux heures dans le souterrain. Peu à peu le chemin se rétrécit au point que les parois latérales, la voûte et le sol semblaient presque se toucher. Il fallut ramper. On arriva enfin à l’issue du souterrain, mais non au terme du voyage. S’approchant d’une large pierre qu’il connaissait bien, Méhémed appuya la main sur un ressort, et la pierre tourna sur elle-même. Habibé poussa un cri d’effroi… Un précipice de quelques centaines de pieds de profondeur s’ouvrait devant les fugitifs, éblouis, au sortir des ténèbres, par les rayons d’un brûlant soleil d’Asie.

Pour comprendre l’effroi d’Habibé, il faut se représenter l’issue de la caverne, pratiquée au tiers d’une muraille perpendiculaire de rochers de douze cents pieds de haut ! Pas une pierre formant saillie sur laquelle poser le pied, pas un arbre, pas une racine sortant des fentes du rocher, où la main pût s’accrocher, — rien que la muraille à pic et l’abîme au fond. Méhémed ne paraissait pourtant ni étonné ni alarmé. Se dirigeant vers un enfoncement de la caverne, il eut bientôt découvert ce qu’il y cherchait : c’était une corde de nœuds, d’une longueur démesurée, garnie à l’une de ses extrémités d’un crochet en fer massif. À côté de celle-ci étaient plusieurs autres cordes, pareilles à la première, mais beaucoup plus courtes. Après avoir roulé ces dernières autour de sa taille, il montra la plus grande à Habibé avec un air de triomphe, comme s’il eût tenu la clé d’un palais tout prêt à les recevoir. Il passa ensuite le crochet dans un anneau également solide, et qu’Habibé n’avait pas remarqué, parce qu’il était placé en dehors de la pierre tournante. — Et maintenant, dit Méhémed, ne fais pas le moindre mouvement, ne crains rien et ferme les yeux, si tu peux. — La pauvre femme avait grand’peine cependant à obéir : elle ne pouvait ni se tenir immobile, vu qu’elle tremblait de tous ses membres, ni se rassurer, puisqu’elle se voyait déjà brisée en mille morceaux contre les rochers. Quant à fermer les yeux, elle comprit l’utilité de cette précaution, et elle essaya de la mettre en pratique ; mais avant que Méhémed eût lâché pied, ses yeux étaient déjà tout grand ouverts, ouverts de telle sorte qu’on eût dit que ses paupières s’étaient subitement contractées, et ne pourraient jamais plus s’abaisser. Habibé avait compris, au balancement de la corde, qu’elle était suspendue entre le ciel et la terre, entre le sommet et le pied de la montagne escarpée. Elle serra ses bras autour du cou de Méhémed, et quoiqu’elle s’y prît de façon à lui ôter la respiration, le vaillant Kurde n’eut pas le courage de se plaindre. À chaque nœud de la corde, Méhémed s’arrêtait un instant, passait une main d’abord et l’autre main ensuite sous le nœud, pour éviter les secousses qui eussent effrayé sa compagne. Lorsqu’il eut descendu ainsi sept ou huit nœuds, il cramponna ses jambes à la corde et se soutint avec une main, tandis que de l’autre il détachait l’une des cordes roulées autour de sa ceinture, et en passait le crochet dans une crevasse du rocher ; puis il continua sa route, plaçant toujours une nouvelle corde à l’extrémité de la précédente. C’était comme un second sentier qu’il préparait. Le vent courbait la cime des pins qui s’agitaient au-dessus de l’ouverture de la caverne et sur la crête de la montagne, et malgré les précautions que Méhémed avait prises en attachant une lourde pierre à l’extrémité inférieure de la corde pour la maintenir immobile, son corps était tantôt poussé contre les parois du rocher, tantôt balancé dans l’espace. Ainsi se passèrent quelques minutes pleines d’angoisses, pendant lesquelles Habibé, égarée par la fièvre, voyait s’agiter devant ses yeux des visions étranges. Il lui semblait qu’elle regagnait la maison paternelle, que sa famille l’appelait, que des voix connues répétaient : Lucie ! Lucie ! — Ce n’était là pourtant qu’une douloureuse hallucination, qui cessa au moment même où Méhémed touchait la terre avec son fardeau et s’écriait : Nous sommes arrivés, ma bien-aimée !

Habibé ne put répondre, un évanouissement avait succédé à son délire. L’eau qui sortait de la caverne coulait à quelques pas ; Méhémed se hâta de transporter la jeune femme près de la source : il lui baigna d’abord le visage et les tempes, puis il versa quelques gouttes sur ses lèvres entr’ouvertes. Ses soins furent couronnés de succès, et Habibé ne tarda pas à rouvrir les yeux.

— Les soldats, le précipice, la corde ! murmura-t-elle, cherchant à rassembler ses souvenirs.

— Les soldats sont à quelques centaines de pieds au-dessus de nous, et il leur faudrait une journée de marche forcée pour nous rejoindre. Le précipice n’en est plus un pour nous, puisque nous en avons touché le fond, et la corde a fini son service. Maintenant, ma bien-aimée, repose-toi pendant que je vais prendre quelques mesures indispensables.

— Que vas-tu faire ? où vas-tu ? s’écria Habibé effarée, et s’accrochant à ses vêtemens pour le retenir auprès d’elle.

— Chère Habibé, répondit Méhémed, je ne puis laisser ces cordes pendues à la porte de notre retraite : ce serait en livrer le secret, qui n’appartient pas à moi seul. — Et, devançant une nouvelle question d’Habibé, il ajouta : — Ne crains rien, dès mon enfance je suis monté et descendu bien des fois par cette corde, et dans des circonstances beaucoup moins graves. Repose-toi, je serai de retour dans quelques instans.

Pendant qu’il s’éloignait, Habibé ne put se défendre d’un mouvement de dépit et presque de colère. — À quoi bon lui faire des remontrances, puisqu’il ne m’écoute jamais ? Ai-je eu assez d’influence pour l’empêcher de commettre une seule des folies qu’il a rêvées ? Évidemment non. Ah ! ces Turcs considèrent les femmes comme des jouets qu’il faut manier doucement, de peur de les briser ou de ternir leur éclat, mais sans leur accorder ni estime ni confiance, et Méhémed est un Turc comme les autres. Il prétend me faire assister à ses tentatives désespérées sans que je m’arroge le droit de lui faire des représentations ? Suis-je assez humiliée, suis-je descendue assez bas ?

Et en disant ces mots, comme si elle eût voulu mesurer la hauteur d’où elle était tombée, elle leva les yeux et aperçut Méhémed suspendu à sa corde, ballotté par le vent, tournoyant en l’air comme une plume arrachée de l’aile d’un oiseau par le plomb du chasseur. Toute sa colère s’évanouit à cette vue, et elle demeura immobile, hors d’elle-même, plus effrayée qu’elle ne l’avait été encore, car s’il est affreux d’exécuter de pareils exploits, y assister de loin et du port, c’est encore mille fois plus pénible. On apprécie toujours mieux le danger qu’on ne partage pas, et lorsque celui qui s’y expose nous est cher, nous en souffrons bien plus que d’un danger commun. Habibé vit donc Méhémed se cramponner de nœud en nœud jusqu’à l’ouverture de la grotte, et quoique à pareille distance il lui parût à peine plus gros qu’une mouche, elle comprit qu’il détachait la corde et qu’il la reportait dans la caverne ; mais rendons-lui la justice d’ajouter qu’elle ne douta pas un seul instant de son retour, et elle eut raison. Les bouts de corde que Méhémed avait suspendus le long des rochers en descendant étaient encore à leur place. Il s’en servit pour accomplir cette seconde descente, et eut soin de détacher chaque bout de corde devenu inutile avec un long bâton armé d’un crochet qu’il portait à sa ceinture, puis de le lancer dans l’espace. Après quelques instans, qui parurent des siècles à Habibé, Méhémed toucha la terre, et bientôt se retrouva près d’elle.

Quand les deux fugitifs eurent pris quelque repos, Méhémed donna le signal du départ en replaçant Habibé sur ses épaules. Elle insista vainement sur le retour de ses forces et sur le salutaire effet de la promenade. Ses représentations vinrent encore une fois se briser contre cet entêtement caractéristique des Orientaux, qui, sourds aux conseils de leurs femmes, s’obstinent à les porter sur leur dos pour leur éviter la fatigue de la marche, quoi qu’elles en disent d’ailleurs ; n’est-ce pas la une impardonnable grossièreté ?… La nuit n’était pas éloignée lorsque Méhémed et son fardeau atteignirent les abords de la demeure hospitalière qu’ils cherchaient. Le hameau était situé sur la crête d’une colline ; quelques maisons s’étendaient sur le versant méridional, et la maison principale occupait le fond du ravin qui séparait cette colline des montagnes plus élevées dont elle formait le premier échelon. Cette maison se composait de deux corps de logis ; le plus considérable, le harem, spécialement consacré aux femmes et aux enfans, contenait les chambres à coucher, et formait la véritable habitation de toute la famille ; le second bâtiment, séparé du premier par un petit jardin entouré de palissades, ne comprenait que deux chambres et l’écurie. L’une de ces chambres servait de salon de réception au maître de la maison ; l’autre, qui donnait de plain-pied sur la route, était réservée aux domestiques ou aux hôtes de peu d’importance.

VI.

Déposant Habibé à une petite distance du village, Méhémed s’avança hardiment le long du ravin, et, profitant de l’obscurité croissante qui dérobait le fond de la vallée à la vue des habitans de la colline, il entra dans le petit édifice que nous venons de décrire, traversa l’antichambre d’un pas rapide, et pénétra sans se faire annoncer dans le salon où le maître du logis se livrait aux douceurs du kief. C’était un vieillard de quatre-vingts ans, et qui pouvait passer pour beau. Sa taille était élevée et encore droite, quoique ses épaules fussent légèrement voûtées ; sa longue barbe était blanche comme la neige. L’âge n’avait altéré ni ses traits réguliers, ni son teint uni et vivement coloré ; ses yeux, d’un bleu limpide, avaient gardé leur éclat. La tête coiffée d’un énorme turban blanc ballonné, comme les portent encore les Turcs de l’ancien régime, les admirateurs fanatiques des janissaires, de la corde et du pal, le corps enveloppé d’une longue robe rouge traînant jusqu’à terre, le personnage devant lequel Méhémed se présentait inopinément avait un aspect des plus vénérables.

Hassan-Aga, — c’était le nom et le titre du vieillard, — réalisait à merveille l’idée que nous nous formons d’un patriarche des anciens temps, quoique ses enfans courussent les rues en guenilles et pieds nus, quand ils ne gardaient pas les chèvres et les moutons. Il en était alors à sa dix-septième femme, et l’on conviendra que ce n’était pas beaucoup, si l’on réfléchit qu’il s’était marié pour la première fois à quinze ans, que les femmes turques ne sont considérées comme femmes que pendant un fort petit nombre d’années, et qu’un homme jouissant de la fortune et de l’importance de Hassana[3] ne peut se contenter à moins de trois femmes à la fois. Pour expliquer une continence aussi extraordinaire, je suis forcée d’ajouter qu’Hassana possédait un assez grand nombre d’esclaves, dont plusieurs assez jolies. Quant aux enfans, le vieil aga avouait gracieusement ne pas savoir au juste combien il en avait, ni dans quelle partie du monde ils s’étaient fixés. Si parfois il prenait fantaisie à l’un d’eux de rendre visite à l’auteur de ses jours, il était reçu à peu près comme un étranger, et on n’exigeait pas de lui des preuves irréfragables de sa naissance. Il suffisait de dire : « Je suis le fils d’Hassan-Aga ; » on était cru sur parole, et de fait rien n’était plus vraisemblable. D’ailleurs, vu le petit nombre d’avantages qui résultaient de ce titre, il n’était guère à présumer qu’un être raisonnable chargeât sa conscience d’un mensonge pour se l’approprier. Quand le fils respectueux avait mangé et dormi pendant quelques journées sous le toit paternel, on lui demandait où il comptait aller, et jamais Hassana ne s’était vu dans la pénible nécessité de répéter la question, tant la manière dont il l’accentuait était significative.

Malgré l’éparpillement de la nombreuse famille née de ses dix-sept mariages, Hassana était en mesure de goûter les délices de la paternité, car il ne se séparait d’ordinaire de ses enfans qu’après avoir perdu ou quitté leurs mères, et les enfans de ses femmes présentes étaient toujours auprès de lui. À l’époque dont je parle, une douzaine de créatures plus ou moins innocentes l’appelaient du doux nom de baba. C’était d’abord un garçon de dix-neuf ans, court, trapu, brun, louche, au nez difforme, à la bouche grande, aux lèvres fines et comprimées ; c’était le rebours du type paternel, ce qui n’empêchait pas les amis de la maison de proclamer la parfaite ressemblance du père et du fils. Suivaient onze petits êtres échelonnés depuis l’âge de quinze ans jusqu’à celui de six mois, attendant leur tour d’être mis à la porte de la maison de leurs ancêtres[4].

Hassana était assis à la place d’honneur, c’est-à-dire à l’extrémité de son divan, occupé en apparence de la conversation qui se poursuivait entré cinq ou six voisins placés à l’autre bout de la pièce, lorsque Méhémed-Bey, ayant traversé rapidement le vestibule, s’approcha du vieillard, et se baissant de façon à n’être entendu que de lui : Hassana, lui dit-il à voix basse, il faut que je te voie seul, à l’instant même !

Je n’oserais affirmer que le vieillard reconnut sur-le-champ son hôte ; mais, accoutumé qu’il était à entretenir des relations aussi clandestines que lucratives avec des gens gardant le plus strict incognito, il n’hésita pas à congédier par un geste sa société.

Lorsque tous furent sortis, Méhémed envoya Hassana fermer la porte, commission que celui-ci exécuta machinalement comme un homme habitué à se plier aux circonstances sans faire d’observations. En revenant à sa place, il lança un regard scrutateur sur Méhémed, et ce regard lui apprit ce qu’il voulait savoir.

— Voilà une démarche bien hardie, seigneur ! dit-il, car vous n’ignorez pas sans doute que vous êtes signalé dans toute la contrée, que votre tête est mise à prix, et que les troupes ne sont pas loin.

— Je le sais, je sais tout cela, répondit Méhémed avec impatience ; mais la nécessité n’admet pas d’objection, et d’ailleurs les démarches les plus hardies sont souvent les moins dangereuses. Je puis toujours compter sur toi ?…

— Assurément, reprit le vieillard. Que veux-tu de moi ?

— L’hospitalité, répondit Méhémed, l’hospitalité pour moi et ma compagne malade, dont l’état réclame de prompts secours.

— Où est-elle ? demanda laconiquement le vieillard.

— À quelques pas d’ici ; puis-je aller la chercher et par où l’introduirai-je dans ton harem ?

— Hassan réfléchit un instant, puis il reprit : — Puisque le jour tire à sa fin, rejoignez-la et restez avec elle jusqu’à la tombée de la nuit. Alors conduisez-la à la petite porte qui donne sur la campagne ; j’y serai pour vous recevoir.

— Tu n’as pas d’étrangers dans ta maison, point de nouvelle femme depuis ma dernière visite ?

La question était assez embarrassante pour le vieux Hassan, qui achetait souvent des esclaves, et qui ne savait au juste ni combien il en avait, ni depuis combien de temps elles lui appartenaient, ni d’où elles venaient ; aussi garda-t-il un instant le silence, cherchant à se rappeler la date de ses dernières acquisitions. Le résultat de cet examen fut conforme à ses désirs, et il assura Méhémed qu’il ne rencontrerait chez lui que des visages connus.

— C’est bien, dit Méhémed, dans une heure je t’amènerai ma femme ; que l’un de tes serviteurs soit prêt à partir pour la ville, où il ira chercher des remèdes et un médecin. Adieu, qu’Allah te garde !

Et après avoir prononcé ce souhait, il ouvrit une espèce d’armoire qui n’était qu’une porte dérobée donnant dans un cabinet où le vieux patriarche enfermait toute sorte d’objets de contrebande, hommes, femmes et marchandises, et qui avait une issue sur une petite cour et de là sur les champs. En opérant sa retraite, Méhémed aperçut un homme qui rôdait sous les murs de la maison, et qui paraissait épier ce qui se passait à l’intérieur. Méhémed était doué d’une vue excellente, comme tous les hommes qui mènent une vie d’aventures et qui sont perpétuellement exposés à tomber dans un piége. Aussi parvint-il à découvrir les traits de l’individu suspect sans lui montrer les siens, à ce qu’il crut du moins ; mais il se rassura aussitôt en reconnaissant le fils de son hôte, qu’il regardait toujours comme un enfant sans conséquence, et cela par la raison excellente que depuis dix-sept ans il l’avait toujours considéré ainsi.

Après le départ de Méhémed, le vieux Hassana était resté plongé dans ses réflexions, il avait même oublié de fermer la porte secrète du cabinet, lorsqu’une nouvelle figure s’y présenta, entra sans faire de bruit dans la salle, ferma soigneusement la fausse armoire, et vint se placer devant le vieillard de manière à attirer son attention. Le manège réussit, car Hassana, qui jouissait encore de toutes ses facultés, tressaillit et leva les yeux sur le nouveau-venu.

— C’est toi, Erjeb ! lui dit-il. Eh ! par où es-tu entré ?

— Par cette porte, mon père, répondit le jeune homme, par cette porte que Méhémed-Bey a oublié de refermer en sortant d’ici.

— Ah ! tu l’as vu ? repartit le vieillard sans s’émouvoir. Ce n’est pas lui qui a oublié de refermer la porte, c’est moi qui aurais dû prendre ce soin.

— N’importe, interrompit sèchement le jeune homme, j’ai vu sortir Méhémed-Bey, et, trouvant la porte ouverte, je suis venu jusqu’ici.

Et il s’arrêta, espérant que son père lui en dirait davantage ; mais celui-ci gardait le silence. — Il est parti, reprit Erjeb, et je suppose que c’est pour longtemps…

Nouveau silence.

— Ai-je raison, mon père ?

— Ton idée est raisonnable en effet, répondit Hassana.

— Il ne reviendra donc pas de si tôt ? dit Erjeb en insistant.

— Lui ? mais non, il va revenir.

— En vérité ! mais c’est une imprudence, c’est de la folie ! Il va nous compromettre, mon père ; le lui avez-vous dit ?

— Je ne crois pas avoir eu le temps de le lui dire, mais il connaît les mesures que l’on a prises pour s’assurer de lui, et il les brave parce que sa femme est malade et ne peut aller plus loin.

— Il va donc l’amener ici ? s’écria le jeune homme, dont l’intelligence cheminait plus vite que celle de son père, il va la placer dans notre harem ! partira-t-il ensuite, restera-t-il ?

— Je n’en sais rien, mais j’ai cru comprendre qu’il comptait se cacher ici.

— Ici ? dans le harem ? Et vous en ouvrirez la porte à ce loup dévorant ? Prenez garde !

— Que puis-je y faire ? repartit le vieillard d’un air découragé ; Méhémed est puissant.

— Vous n’avez qu’à dire un mot, et ce n’est plus qu’un misérable captif, du gibier de potence.

— Cela est vrai, mais il a des amis. Tu sais comment cette pauvre Circassienne a été punie !

— Bah ! c’est le gouvernement qui s’est débarrassé d’elle pour ne pas avoir la peine de la récompenser.

— Et si on faisait de même envers moi ? reprit le vieillard, tandis que ses yeux brillaient d’un feu étrange, comme s’il triomphait d’avoir conçu une pensée aussi perverse. Il fixait sur son fils un regard interrogateur, et souriait d’un hideux sourire en ouvrant démesurément la bouche et en laissant tomber sa mâchoire inférieure presque sur sa poitrine. Ces paroles et l’expression de physionomie qui les accompagnait parurent produire quelque effet sur le jeune homme, qui demeura un instant silencieux ; mais, reprenant bientôt son assurance ordinaire : — Bah ! bah ! dit-il, ce n’est pas avec des gens de votre importance qu’on en agit aussi cavalièrement. C’est bon pour une misérable esclave que personne ne connaît et dont personne au monde ne se soucie. D’ailleurs que pouvait-on faire pour elle ? La mettre dans le harem du sultan ? Une vieille femme qui avait je ne sais combien d’enfans ! Un coup de couteau a réglé ses comptes, et si le gouvernement ne s’en était pas chargé, d’autres auraient fait la besogne à sa place. Pour vous, c’est différent ; vous n’appartenez pas à ce damné Kurde, et si vous le livriez, ce n’est pas une trahison que vous exécuteriez contre votre maître, c’est un acte méritoire, c’est votre devoir que vous accompliriez envers votre légitime souverain. Vous en seriez convenablement récompensé, et il n’y aurait rien dans tout cela que de parfaitement juste et raisonnable.

— Ce Kurde est riche, répondit le vieillard, et je ne me soucie de me brouiller ni avec lui, ni avec ses associés. Ils me rapportent gros. Vois ce tapis ! C’est Méhémed qui m’en a fait cadeau quand je lui appris le départ pour Erzeroum de ce courrier du gouvernement qu’il attaqua et dépouilla sur la route. Vois-tu cet anneau ? C’est encore de Méhémed que je l’ai reçu pour le service que je lui rendis en lui donnant avis…

— C’est bon, c’est bon, reprit le jeune homme avec impatience, je sais bien que vous ne le servez pas pour rien ; mais que sont de misérables présens auprès de la récompense que vous obtiendriez de l’état ?

— Je n’en sais rien, repartit le vieillard ; l’état regarde toutes choses comme lui revenant de plein droit, et tous les services comme lui étant dus. Si je pouvais gagner d’un côté sans perdre de l’autre, je ne dis pas ; mais me déclarer ouvertement contre les Kurdes, me ranger franchement parmi leurs ennemis, c’est grave. Nous en reparlerons, mon enfant, et j’y réfléchirai, car je crains bien que nous n’ayons du temps devant nous. En attendant, fais seller le cheval et dis à l’un de nos serviteurs de se tenir prêt à partir pour la ville. Méhémed veut se procurer sur-le-champ un médecin et des remèdes. Moi, je vais le recevoir, car la nuit approche maintenant, et il ne tardera pas.

En disant ces mots, le vieillard se leva, et se dirigea vers son harem. Un fils soumis et attentif se fût empressé de lui offrir son bras pour le guider à travers les ténèbres, qui commençaient à s’épaissir ; mais Erjeb avait d’autres soucis. Sans plus s’occuper de son père, il passa devant lui et arriva dans le harem longtemps avant Hassana. Il entra d’un air affairé et mécontent dans la salle où les femmes avaient coutume de s’assembler, jeta à la hâte un coup d’œil scrutateur sur celles qui s’y trouvaient, et dit ensuite : Où est Fatma ? où est ma femme[5] ?

— Je ne sais, répondit la mère du jeune homme, je l’ai laissée il y a quelque temps à la cuisine ; peut-être y est-elle encore. Lia, allez voir, ajouta-t-elle en s’adressant à une négresse qui sortit aussitôt.

— Et pourquoi la laissez-vous dans la cuisine ? reprit le jeune despote. Est-ce la sa place ? est-elle une servante ? Est-ce une raison parce qu’elle fait de bonnes confitures pour que vous la fassiez travailler comme une esclave ?

— Mais, mon enfant, reprit la matrone en s’excusant, c’est Fatma elle-même qui a voulu descendre à la cuisine avec moi, et quand je suis remontée, parce que la chaleur m’incommodait, elle a refusé de me suivre.

— Oh ! je sais bien qu’elle ne demande pas mieux que de se montrer aux mille désœuvrés qui rôdent toujours auprès des marmites ; mais je lui apprendrai à relever le bout de son voile quand un homme passe auprès d’elle. Oh ! je lui apprendrai…

Ici le jeune homme fut interrompu par l’arrivée de l’objet de sa colère et de son amour. C’était une jeune fille d’environ quatorze ans, grande pour son âge, mais frêle comme un enfant dont la croissance a été trop rapide, au teint vif, aux yeux noirs et sourians. Ses lèvres vermeilles, mais un peu trop pleines, indiquaient un tempérament avide de jouissance et impatient. C’était une de ces femmes comme les jaloux en rencontrent souvent, et qui semblent créées tout exprès pour donner à ce travers tout le développement dont il est susceptible, et pour punir le malheureux qui en est atteint.

— Qu’apprendrez-vous, et qui sera l’heureuse personne à laquelle vous destinez vos leçons ? dit en entrant la malicieuse jeune fille, qui avait entendu les menaces de son époux.

Erjeb, un peu honteux, sortit à la hâte, invitant Fatma à le suivre dans une pièce voisine. Quand ils furent seuls : — Méhémed-Bey va venir ici, dit-il à sa femme.

— Méhémed-Bey ! s’écria-t-elle ; lequel ? est-ce l’oncle de votre mère ? ou le fils de votre…

— Non, non, ce n’est personne de la famille. Ne feignez pas de ne point me comprendre ; c’est du chef des Kurdes que je vous parle.

— Ah ! Méhémed le Kurde ? ce beau jeune homme qui est venu…

Et Erjeb remarqua que le visage déjà coloré de Fatma se couvrait de teintes plus foncées qu’à l’ordinaire. — Ce beau jeune homme, dis-tu ! répliqua-t-il avec emportement ; depuis quand une femme mariée doit-elle s’apercevoir de la beauté d’un homme qui n’est pas son mari ? Eh bien ! ce beau jeune homme, je vous défends de le voir, je vous défends de lui parler, de vous mettre seulement sur son passage.

— Je vous obéirai, dit Fatma d’un air soumis.

— Rentrez dans vôtre chambre, reprit Erjeb, et songez que si vous en sortez, ce sera au péril de votre vie. Vous êtes avertie, et vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous-même des conséquences de votre conduite.

Et sans attendre d’autres protestations, il la fit marcher devant lui jusqu’à la chambre qu’ils habitaient, en ouvrit la porte et l’y enferma, emportant la clé dans sa poche.

VII.

Méhémed était retourné auprès d’Habibé, il l’avait informée du résultat de ses démarches. Lorsque la nuit fut close, il la replaça sur ses épaules, et il arriva sans encombre à la petite porte. Hassana y était déjà, et à peine eut-il aperçu le Kurde, qu’il marcha au-devant de lui en disant : — Un hôte est un présent que nous fait Allah ! Entrez dans ma maison, et que ce soit la vôtre aussi longtemps qu’il vous plaira de l’habiter !

Puis, sans remarquer l’étrange fardeau que Méhémed portait sur ses épaules, il fit un geste gracieux, l’engageant à le suivre, entra dans la maison, monta l’escalier, et introduisit son hôte dans une salle où plusieurs femmes s’agitaient et chuchottaient comme une volée de moineaux pendant une froide matinée d’hiver, lorsque la neige couvre la plaine, et qu’ils voltigent en troupe, cherchant leur pâture de buisson en buisson. — Ne pourriez-vous nous conduire dans une pièce plus reculée ? demanda Méhémed au vieillard ; ma femme a surtout besoin de repos.

Une des femmes entendit ces mots, et s’élança vers une porte qu’elle ouvrit en faisant signe à Méhémed d’entrer dans la pièce voisine, ce que celui-ci fit sans plus de cérémonie. Une fois dans cette retraite, il déposa Habibé sur un divan, la dégagea de ses voiles, et l’établit aussi commodément qu’il le put. On ne lui laissa pourtant pas grand’chose à faire, car l’essaim féminin qui l’avait suivi ne tarda pas à se disperser en tous sens, et revint bientôt, portant des coussins, des couvertures, du café, des pipes, des confitures, en un mot tous les élémens du bien-être oriental. Et qu’on ne s’étonne pas de voir ainsi les femmes turques se mouvoir sans scrupule sous les regards d’un étranger. Cet étranger n’en était plus un, il avait ses entrées dans le harem, il était le mari de l’une d’elles ; dès-lors c’était un parent, un frère, et il n’y avait plus pour lui de mystère. Cela était si conforme aux règles établies, que le vieil Hassan lui-même ne songea pas à s’en formaliser. Il s’étonna seulement de ne pas voir sa belle-fille Fatma parmi les femmes qui remplissaient ainsi les devoirs de l’hospitalité. Il s’enquit d’elle, mais la mère d’Erjeb lui dit tout bas que son fils avait emmené Fatma avec assez d’humeur, et le vieillard n’insista point. Lorsque Méhémed se fut assuré que sa bien-aimée ne manquait de rien, il jugea qu’un peu de repos lui serait salutaire, et il pria Hassana de faire appeler le serviteur qui devait se rendre à la ville. Les deux Turcs passèrent dans l’antichambre, et le vieillard chargea une esclave d’aller chercher le serviteur auquel il avait ordonné de se tenir prêt. L’esclave revint bientôt, suivie d’Erjeb. — Saed a la fièvre, dit le jeune homme à son père, et il ne serait pas prudent de le charger de commissions importantes, qu’il comprendrait à peine et qu’il exécuterait de travers ; mais dites-moi ce qu’il faut faire, et j’irai moi-même.

Hassana parut touché de l’empressement de son fils, et il laissa Méhémed-Bey expliquer en détail à Erjeb tout ce qu’il attendait de lui.

— Vous serez satisfait de mon exactitude et de ma célérité, répondit Erjeb avec un sourire qui n’avait rien d’agréable. Quant à ma fidélité, je n’ai pas à vous en parler : je suis le fils de mon père, et cela suffit.

— Oui, oui, reprit Méhémed, je suis sans inquiétude de ce côté. N’oublie rien, je t’en prie ; du sucre, du vinaigre, du thé (c’est une herbe sèche qui vient d’Angleterre), mais surtout un médecin et du sulfate[6].

Erjeb reçut toutes ces instructions d’un air guindé et sans que son sourire néfaste quittât ses lèvres crispées ; puis, faisant un signe d’intelligence à son père, il partit. Hassan ne répondit à ce signe que par un regard où l’étonnement se mêlait à l’inquiétude, mais il se remit aussitôt et reprit son impassibilité naturelle. Il eut ensuite avec son hôte une conversation confidentielle sur plusieurs questions d’intérêt commercial. On a deviné sans doute que le respectable vieillard remplissait auprès du Kurde les doubles fonctions de receleur et d’espion. C’était lui, comme on l’a vu, qui avait informé Méhémed-Bey de la route que comptait suivre certain courrier de l’état porteur de grosses sommes. Celles-ci n’avaient pas été déposées chez lui, mais il en était autrement des marchandises enlevées aux caravanes qui traversaient cette partie de l’Asie, car le vieil Hassan était autorisé à prélever une part de prise sur ces objets. Comme tous ceux qui trafiquent en gros et avec le bien d’autrui, Méhémed était fort accommodant en affaires, et il ne cherchait jamais querelle à son associé sur la proportion exagérée de ses profits. Aussi l’entretien fut-il tout pacifique et amical, et le vieillard se retira satisfait de son hôte.

Celui-ci retourna auprès d’Habibé, qu’il trouva entourée d’une troupe de femmes, accablée de questions et de prévenances. Quoique accoutumée au perpétuel bavardage du harem, Habibé, à cause sans doute de sa faiblesse maladive, supportait avec peine tout ce bruit, et Méhémed, qui le comprit aisément, se hâta d’y mettre fin en demandant à souper. C’était ouvrir une nouvelle voie aux vagues de cette mer agitée. Il y avait désormais autre chose à faire que de parler. Toutes les femmes se précipitèrent dans des directions diverses, et reparurent bientôt, apportant un pliant et un grand plateau, élémens constitutifs d’une table turque, des nappes, des serviettes, des cuillers en bois, des gobelets et des plats d’étain. Les mets vinrent ensuite : c’était d’abord du hachis de viande, puis du poisson à l’étuvée, du lait caillé, de la crème bouillie, du miel, des confitures, des fruits cuits, des tartes, des gâteaux, des légumes nageant dans le beurre, des boulettes de farine d’avoine roulées dans des feuilles de vigne, de la viande grillée, puis bouillie dans son jus, enfin un chevreau tout entier, cuit au four dans un puits, et pour clôture un énorme pilau, c’est-à-dire un plat de riz noyé dans le beurre[7].

Méhémed observait Habibé avec anxiété, car l’heure approchait où un accès de sa fièvre intermittente devait la reprendre ; mais était-ce l’effet de l’exercice ? ou bien le remède administré la veille par Méhémed commençait-il à opérer ? — Le fait est que la fièvre ne reparut plus. Quoique faible encore, Habibé se sentait guérie. Elle avait la conscience de sa guérison aussi nette et aussi précise qu’un médecin jugeant d’une maladie sur le cadavre de celui qui vient d’y succomber, et cette conviction lui faisait regretter d’autant plus la retraite si sûre qu’elle venait de quitter. »

La nuit qui suivit cette laborieuse journée touchait déjà à son milieu, lorsque Méhémed, qui s’était endormi à l’entrée de la chambre occupée par Habibé, fut réveillé par un léger bruit. Une porte venait de s’ouvrir, et devant lui était Fatma, l’épouse d’Erjeb, pâle et tremblante.

— Erjeb te trahit, s’écria-t-elle ; pars, Méhémed ; il est allé te dénoncer. Laisse-moi veiller sur ta femme.

— Pars au nom du ciel, s’écria presqu’en même temps Habibé, qui s’était levée en entendant les paroles prononcées par Fatma ; pars, laisse passer les jours de péril, et tu me retrouveras ici. Quand tu voudras me revoir, j’irai te rejoindre.

— Fatma, je te la confie, dit le bey après une hésitation qui ne fut pas surmontée sans peine, et cédant, quoiqu’à regret, aux instances des deux femmes, Méhémed se jeta d’un bond dans le jardin d’abord, puis en rase campagne. Mais où devait-il chercher un asile ? Il connaissait à la vérité plusieurs cachettes peu éloignées ; par malheur Hassana les connaissait également, et Erjeb peut-être aussi. Il ne manquerait pas en ce cas d’y mener les soldats. Tout en réfléchissant, il avait gravi la côte sur laquelle le village supérieur était bâti. Il se souvint tout à coup d’un pauvre diable nommé Osman, qu’il avait jadis tiré des mains de ses gens, prêts à le mettre à mort. — Tu ne peux avoir besoin d’un pauvre homme tel que moi, puissant seigneur, lui avait dit alors le vieillard ; mais il y a sans doute quelque part des êtres faibles qui te sont chers, et je souhaite pouvoir leur rendre service un jour.

Se rappelant ces mots et connaissant la demeure d’Osman, Méhémed n’hésita pas davantage ; il acheva de gravir la colline, découvrit sans peine l’habitation de son ancien protégé, et, à la faveur des ténèbres, il arriva sans obstacles jusqu’à sa porte. L’espoir de Méhémed ne fut pas trompé ; Osman le reçut avec joie, et Méhémed put reposer sous ce pauvre toit avec plus de sécurité que dans la demeure du riche Hassana.

Peu d’instans après le départ du bey, une troupe de cavaliers s’arrêtait devant la maison du père d’Erjeb. — Où est le prisonnier ? vociféra l’officier. Habibé se précipita aussitôt dans la chambre que les soldats venaient d’envahir. — Il est parti, s’écria-t-elle.

— Il faut appeler Hassana, dit gravement l’officier, et un soldat se mit en devoir d’exécuter cet ordre. Quelques instans après arrivait Hassana, et son visage, d’ordinaire si impassible, trahissait un curieux mélange d’étonnement, d’inquiétude et de satisfaction. — Que viens-je d’apprendre, ma fille ? ton époux nous a quittés sans même prendre congé de nous ! C’est mal en user avec nous. Puis, se tournant vers le commandant, le vieillard lui dit avec humilité : — Je regrette fort que votre attente ait été trompée ; mais je vous prie de croire que j’ignorais…

— Le kaïmakan jugera de la sincérité de tes protestations. Cela ne me regarde pas. Il ne me reste plus maintenant qu’à te prier de m’accompagner, ainsi que ton honorable fils, à la résidence du kaïmakan.

Hassana, qui tremblait de tous ses membres, balbutiait des excuses ; mais Erjeb, qui s’était tenu jusque-là en dehors de la chambre, s’avança vers le commandant et lui dit : — Je suis prêt à vous suivre, et je suis persuadé que mon père se soumettra à votre volonté, si vous exigez absolument d’un pauvre vieillard sur le bord du tombeau qu’il quitte sa maison et sa famille pour paraître devant un juge ; mais avant de nous mettre en route, j’aurais à vous soumettre en particulier quelques idées, dont l’exécution pourrait nous dédommager du temps perdu. Veuillez me suivre dans le salon de mon père.

Dominé malgré lui par le ton assuré et légèrement impérieux du jeune homme, l’officier fît un geste d’adhésion, salua poliment les femmes, et sortit, accompagné de ses soldats, du vieillard et de son fils. Arrivé dans le salon, Erjeb s’assit d’un air important. — Gardons-nous, effendi, de considérer la capture du rebelle comme une affaire manquée. Il ne peut être loin, et je connais plus d’une cachette où il pourrait se réfugier à plusieurs lieues à la ronde. Je vous proposerais d’aller l’y chercher à l’instant même, si je n’étais convaincu que nous pouvons nous en éviter la peine, et que nous nous emparerons de lui ici même sans brûler une amorce. Écoutez moi avec attention. Le Kurde est amoureux fou de sa femme, qu’il a laissée auprès de nous dans un état de santé peu rassurant. Soyez certain qu’il ne tardera pas à se rapprocher d’elle. Demeurez cachés dans la maison pendant un jour ou deux ; nous répandrons la nouvelle de votre départ et celle du redoublement de la fièvre d’Habibé : ou je me trompe fort, ou le renard viendra se prendre au piége.

L’officier se laissa convaincre, et se blottit avec ses hommes dans le cabinet attenant au salon d’Hassana, où ils burent et fumèrent à discrétion. Le vieillard respira un peu plus à l’aise, et Erjeb rentra dans le harem pour délivrer Fatma, et répandre le bruit du départ des soldats.

Erjeb avait dit vrai : un jour s’était à peine passé, que Méhémed quittait la maison d’Osman, et se dirigeait vers l’habitation où il tremblait de retrouver sa bien-aimée en proie à la fièvre. Le bey arriva, sans obstacle devant le mur du jardin, l’escalada et s’avança vers la fenêtre faiblement éclairée d’Habibé. Là il frappa doucement dans ses mains, espérant attirer par ce léger bruit l’attention de la jeune femme. Il ne fut pas déçu dans son espoir, car une blanche figure parut à l’instant même à la fenêtre. — Fuyez ! dit Habibé à voix basse, les soldats sont dans la maison, ils vous guettent ; je suis bien, mais…

Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage ; de la maison d’Hassana et des deux côtés du jardin qui donnaient sur la campagne, douze hommes se précipitèrent. Avant que Méhémed eût le temps de se mettre en garde, ils entourèrent, se jetèrent sur lui, le terrassèrent et ils ne le lâchèrent qu’après l’avoir bien et régulièrement garrotté. C’en était fait : le fruit de tant d’efforts, de tant de courage et d’adresse, de tant de dévouement, était irrévocablement perdu. Le Kurde était de nouveau captif ; il allait reprendre la route de Constantinople et cette fois sous la garde de forces supérieures, d’hommes clairvoyans et instruits d’ailleurs par ses premières évasions. Il faut plus de courage pour céder franchement à la nécessité que pour lutter contre elle ; mais Méhémed avait tous les genres de courage, et, une fois certain que son sort était fixé, il ne s’occupa plus que de le subir dignement, sans folle irritation comme sans lâche faiblesse.

Quant à Habibé, son rôle était tracé d’avance. Elle reprenait sa place auprès du proscrit. Ce fut en vain que Méhémed la supplia de ne pas s’exposer aux fatigues et aux dangers de la route, de demeurer au moins chez Hassana jusqu’à son entier rétablissement, quitte à le rejoindre plus tard dans la capitale. Elle savait trop bien que ses jours étaient comptés, et qu’à partir de son entrée dans Constantinople, sa vie serait constamment menacée. Résistant à toutes ses instances, elle se prépara résolument au départ, qui eut lieu dans la matinée du lendemain.

L’escorte était nombreuse, les précautions étaient infinies, et sans qu’on oubliât aucun des égards dus à un aussi grand personnage, la surveillance ne se relâcha pas un instant. Les captifs ne firent point de vaines tentatives, et ils arrivèrent après dix jours de marche dans la capitale de l’empire.

IX.

Un palais avait été préparé à l’avance pour recevoir Méhémed et sa compagne, de nombreux domestiques furent mis à sa disposition, des esclaves du sexe féminin furent attachés au service d’Habibé, et un harem complet fut offert au Kurde, qui s’empressa de le congédier. Le patriarche de sa nation l’attendait à sa porte, il venait informer Habibé que sa commission avait été fidèlement exécutée et qu’elle était libre. Le gouvernement proposait à Méhémed de l’indemniser de la perte de son esclave soit en argent, soit en nature ; mais celui-ci répondit galamment que rien ne pouvait le dédommager de la perte d’Habibé, excepté pourtant la satisfaction de la savoir heureuse en la rendant à sa famille. Tout allait à merveille, et le patriarche offrit à Habibé de la conduire dans sa demeure, où une personne envoyée par son père l’attendait depuis plusieurs jours ; il ajouta que le consul aurait désiré venir lui-même au-devant de sa fille chérie, mais que l’état de sa santé l’avait retenu à Bagdad.

Habibé avait tout écouté en silence, et lorsqu’elle comprit que le patriarche n’attendait plus que son bon plaisir pour se retirer en l’emmenant avec lui, elle demanda quelques instans de loisir pour remplir un devoir qui lui tenait à cœur ; puis eue passa dans une pièce voisine, d’où elle sortit bientôt tenant une lettre à la main.

— Noble patriarche, dit-elle au grand-prêtre des Kurdes en présence de Méhémed-Bey, voici une lettre qui expliquera à mon père la position dans laquelle je me trouve et les raisons qui s’opposent à notre réunion immédiate. Ces raisons, je n’ai aucun motif pour vous les cacher, à vous qui avez daigné prendre à mon sort un si vif intérêt. J’attends même de votre bonté qu’il vous plaise de les communiquer au représentant de mon père. J’ai vécu pendant deux années sous le toit de Méhémed-Bey : il a eu pour moi tous les égards que je pouvais attendre d’un homme de sa race et de sa religion ; il a fait pour moi tout ce qu’il croyait devoir faire, puisqu’il m’a donné le titre et les droits d’épouse. Je ne me considère pourtant pas comme sa femme, ma religion me le défendant ; mais je serais la plus ingrate des femmes, si je ne le considérais pas comme mon bienfaiteur. Vous connaissez sa situation et les dangers qui menacent sa vie. Aussi longtemps que son sort ne sera pas décidé, — et je ne crois pas fixer à mon séjour auprès de lui un terme bien éloigné, — je ne me séparerai pas de lui. Que mon père se rassure, je ne suis plus chez un maître ; qu’il se console, je ne suis pas chez mon amant. Je suis auprès d’un ami qui a besoin de l’appui, de la sympathie, du courage d’une affection désintéressée. Mon père m’approuvera, et je sens à la tranquillité de mon âme que mon Dieu ne me condamnera pas.

— Habibé ! s’écria Méhémed hors de lui.

— Pas un mot de plus ! reprit Habibé avec un geste de commandement ; pas un mot, ni pour m’ébranler dans ma résolution, ni pour m’en témoigner votre reconnaissance ! Vous connaissez nos conventions. Lorsque volontairement vous avez renoncé aux droits que vous donnait sur moi la loi de votre pays, vous êtes devenu mon bienfaiteur ; c’est à ce titre que je vous consacre les derniers jours que je passerai dans ce monde.

Habibé demanda ensuite à connaître les dispositions du gouvernement impérial à l’égard de Méhémed. Le patriarche comprit qu’elle avait résolu de rester à Constantinople jusqu’à la conclusion des affaires du bey. Il se hâta d’expliquer à celui-ci les chances plus ou moins favorables sur lesquelles il pouvait compter. Le sultan et ses principaux ministres étaient disposés à la clémence, et se contenteraient de le retenir indéfiniment à Constantinople en lui allouant une pension convenable, en lui cédant l’usage de l’hôtel qu’il occupait, et de tout ce qu’il contenait, meubles, chevaux, domestiques, dont les trois quarts étaient des agens de police, des espions et même des soldats déguisés. D’autres ministres, et même quelques membres de la famille impériale, insistaient pour qu’on prît des mesures plus sévères. Tout en reconnaissant qu’une exécution publique produirait un effet fâcheux sur la population, désaccoutumée qu’elle est depuis quelque temps de pareils spectacles, ils semblaient craindre qu’une semblable indulgence ne devînt une source de scandale et n’encourageât les rebelles à persister dans leur révolte. Et en effet, si un homme tel que Méhémed-Bey, après avoir bravé l’autorité souveraine, ensanglanté les routes et les déserts, vécu de rapines et de brigandages, recevait pour tout châtiment un bel hôtel et une grosse pension, ne fallait-il pas s’attendre à voir les plus grands scélérats se vanter de leur scélératesse et en demander effrontément la récompense ? — Les ministres portés à l’indulgence, poursuivit le patriarche, avaient hésité un instant devant ces argumens ; ils avaient demandé ensuite à leurs adversaires quel parti ils leur conseillaient de prendre, puisque ni la clémence ni la rigueur ne leur paraissaient sans péril. Ceux-ci avaient fait observer qu’il existait divers moyens pour empêcher un prisonnier de s’évader, qu’il serait possible par exemple de retenir Méhémed par la perspective d’un traitement agréable jusqu’à ce que l’occasion se présentât de se défaire de lui par des voies détournées et mystérieuses. On avait cité à l’appui de cette opinion, maints et maints exemples puisés dans les annales de l’empire. Le conseil avait repoussé avec indignation ces ouvertures et la séance avait été levée. — Telle était la situation selon le patriarche. Il passa ensuite à l’énumération des amis et des ennemis de Méhémed, lui recommandant la plus entière confiance dans les uns et la méfiance la plus scrupuleuse vis-à-vis des autres. Il lui indiqua aussi plusieurs démarches qu’il jugeait utiles et le conjura surtout de ne pas tenter d’évasion, de fermer l’oreille à toute proposition séditieuse, de quelque part qu’elle lui vînt, et de mettre son espoir dans le prince et dans le grand-vizir. Il se retira ensuite en promettant de revenir et de le tenir au courant de ce qu’il apprendrait sur son compte.

D’autres visites succédèrent à celle du patriarche, et bientôt l’antichambre, du captif ressembla à celle d’un ministre. En Europe, pareille affluence eût été de bon augure pour le prisonnier ; mais en Orient les choses n’ont pas la même signification. Tout disgracié, tout captif qu’il était, Méhémed ne cessait pourtant pas d’être bey, chef de son peuple, un grand personnage enfin, et on eût plutôt songé à ne pas s’approcher du feu par un vent du nord qu’à lui refuser les honneurs dus à son rang. Le gouvernement le plus soupçonneux n’eût pas pris ombrage d’un semblable empressement, et on a vu plus d’une fois le fatal cordon surprendre le condamné entouré d’une cour nombreuse, qui ne se retirait qu’après l’exécution.

Les visiteurs que reçut Méhémed-Bey ne tinrent pas tous cependant le même langage. Les uns parlèrent à peu près comme le patriarche, les autres s’abstinrent soigneusement de tout sujet politique ; d’autres encore déclamèrent contre le gouvernement, et donnèrent au chef kurde de fort mauvais conseils. Parmi les personnes composant la suite de Méhémed, il y avait un grand-maître des cérémonies dont le devoir était d’indiquer au captif les visites qu’il avait à faire et en général toutes les démarches exigées par l’étiquette. Méhémed savait fort bien que sous prétexte de lui enseigner les lois de la politesse, on lui traçait une ligne de conduite dont il ne lui était pas permis de se départir. Aussi, lorsque le seigneur Hussein-Effendi informa son excellence que son altesse le grand-vizir serait sans doute ravie de recevoir sa visite, Méhémed s’empressa d’obéir, et, suivi de son chambellan, il se rendit au palais de Rechid-Pacha. Son cortége était imposant par le nombre et le luxe des vêtemens, quoiqu’il se composât de geôliers déguisés. Arrivé chez le grand-vizir et introduit sans délai, Méhémed fut reçu par son altesse, qui vint au-devant de lui jusque sur la première marche de l’escalier. Cette visite se passa toute en complimens. Le grand-vizir, exprima sa satisfaction de voir enfin un hôte aussi illustre dans l’enceinte de la capitale, et son regret de ne pas avoir joui plus tôt de ce bonheur. Il s’enquit avec sollicitude de la commodité des logemens qui lui avaient été destinés, s’excusa de ne pas avoir mieux fait, et pria Méhémed de lui faire connaître ses désirs, s’engageant d’avance à les satisfaire, De son côté, Méhémed se confondit en remerciemens pour le gracieux accueil dont il était l’objet si bien qu’un témoin ordinaire de cet entretien n’eût jamais découvert qu’un des interlocuteurs était captif, condamné vingt fois par contumace, et l’autre son juge et l’arbitre de sa vie. Méhémed, inspiré par le grand-maître des cérémonies, exprima l’espoir d’être admis à embrasser les genoux de son souverain, et le grand-vizir l’assura de son empressement à porter ses vœux au pied du trône et à lui transmettre sous peu une réponse qu’il espérait favorable. Sur un signe imperceptible du grand-viizir, lequel signe fut aussitôt imperceptiblement répété par le grand-maître, Méhémed se leva.

Malgré ces apparences, qu’un Européen eût pu croire favorables, le chef kurde touchait au terme de son aventureuse carrière, et je n’ai plus que peu de mots à dire pour terminer ce récit. Je dois faire remarquer avant tout qu’il ne s’agit point ici d’une simple fiction romanesque. Tous les renseignemens sur les Kurdes et sur leur chef m’ont été donnés par les habitans du pays même qui avait eu à souffrir de leurs ravages, J’ai connu personnellement Méhémed-Bey, et j’ai reçu de lui l’assurance que mes troupeaux seraient respectés par ses gens à l’époque où la contrée était désolée par leurs brigandages. J’appris plus tard l’arrestation de Méhémed-Bey, je fus aussi informée de sa mort, qu’on ne savait trop comment expliquer. Le chef kurde avait-il succombé à cet excès de douleur que les Anglais nomment broken-heart ? Je l’ignore complètement ; mais ce qui est certain, c’est qu’avant l’avènement du sultan Abdul-Medjid, les rebelles capturés finissaient ordinairement leurs jours comme Méhémed-Bey. Je reviens à mon récit.

Je me trouvais à Constantinople lorsque Habibé et Méhémed y arrivèrent, et le patriarche des Kurdes, avec lequel j’avais fait connaissance à l’occasion du message dont Habibé m’avait chargée pour lui, m’informa de leur arrivée en m’assurant qu’Habibé me recevrait avec plaisir. Cette invitation ainsi faite avait un air de condescendance qui m’eût surprise en Europe, mais je connaissais assez mon Orient pour savoir que le patriarche parlait ici en son propre nom plutôt qu’au nom d’Habibé ; je me rendis donc au palais de Méhémed-Bey, où elle résidait, entourée d’un nombreux troupeau d’esclaves de toutes couleurs, dont le visage maussade et ennuyé indiquait qu’il n’y avait point parmi elles de favorite. Habibé était toujours aussi belle et aussi triste qu’au village où je l’avais vue d’abord ; mais il y avait sur son front, dans son regard, dans ses mouvemens, dans le son de sa voix, dans toute sa personne enfin, quelque chose de résigné et de calme qui ne m’avait pas frappée autrefois. Toute trace d’agitation avait disparu de son visage ; on eût dit, à la voir ce jour-là, qu’elle n’avait plus ni dangers à craindre, ni bonheur à espérer. Elle me remercia de ce que j’avais fait pour elle et de la visite que j’avais bien voulu lui rendre. — La vue d’une personne de ma race, de ma croyance, qui parle ma langue, et dont les coutumes sont les miennes, me fera grand bien, me dit-elle avec un doux sourire et en me tendant la main ; il me semble que votre présence m’aidera à rentrer dans ce monde dont je suis séparée depuis deux ans, et dont j’ai presque oublié les usages et les sentimens.

Je l’interrogeai sur ses projets pour l’avenir.

— J’entrerai dans un couvent aussitôt après avoir reçu la permission de mon père ; mais j’ignore encore combien de temps doit s’écouler avant que je puisse revoir ma famille. Pour le moment, je dois rester près du bey.

Je demeurai assez longtemps avec Habibé, et je fis de vains efforts pour lui donner quelques consolations. Le danger qui menaçait Méhémed-Bey à Constantinople la préoccupait fort, et lui causait parfois de vives angoisses, moins cruelles cependant que d’autres terreurs qui souvent leur succédaient. D’après la connaissance qu’elle avait du caractère du bey, elle n’osait ni ne pouvait croire à la possibilité de son repentir. — Il est bon, disait-elle, généreux, sensible, franc ; mais la pensée de Dieu, de l’âme immortelle, d’une vie future, des peines et des récompenses qui nous y sont réservées, est tout à fait étrangère à son esprit. Je serai donc séparée de lui pour l’éternité, et cette conviction est si horrible, qu’elle s’élève entre moi et l’espérance, entre moi et la foi dans la miséricorde divine, entre moi et l’amour de mon Dieu !

Elle me remercia des soins que je prenais d’elle, me pria de la venir voir le plus souvent possible, et ne me laissa partir qu’à regret. Je retournai souvent en effet chez Habibé, et quoiqu’elle ne s’abandonnât plus en ma présence à la violence de sa douleur, je vis bien que son pauvre cœur était toujours dans les ténèbres, qu’aucun rayon d’espoir n’y avait encore pénétré.

Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée du bey à Constantinople, et personne, excepté un Turc parfaitement initié aux mystères de la vie et de la bonne foi orientale, n’eût entrevu les haines implacables qui se dissimulaient sous tant de gracieuses prévenances. On savait que Méhémed avait sollicité une audience du sultan. La réponse que ferait le prince à une pareille demande était attendue avec anxiété par les musulmans fanatiques, pour qui tout rebelle est un misérable indigne de pardon. Le caractère bien connu du sultan faisait craindre que cette fois encore il n’écoutât la clémence plutôt que les vieux préjugés de l’Orient. On ne se trompait pas, et l’on sut bientôt que l’intervention de Rechid-Pacha venait d’assurer à Méhémed la réponse favorable si vivement sollicitée par lui. Un grand personnage qui croyait jouir de quelque influence sur le sultan eut beau se présenter au palais impérial pendant le conseil, en affectant une consternation profonde, et demander que son maître bien-aimé démentît la fatale nouvelle : le maître répondit simplement que la nouvelle ne pouvait être démentie, puisqu’elle était vraie. Le partisan de l’ancien régime turc supplia alors le sultan de se raidir contre les mouvemens de son cœur trop généreux ; il lui cita de nombreux exemples, tous destinés à prouver qu’il est impossible de transformer un ennemi vaincu en ami fidèle ; il lui en cita d’autres qui prouvaient non moins clairement qu’il est toujours aisé de se débarrasser sans bruit d’un captif dangereux. Fatigué de ce long discours, le sultan leva brusquement la séance et se retira sans prononcer une parole. Comment fallait-il interpréter ce silence ? Le partisan de l’ancien régime crut y voir une adhésion ; les autres conseillers restèrent assez perplexes. En réalité, le sultan persistait dans sa première résolution. Méhémed lui fut présenté par le grand-vizir à sa résidence d’été. Le sultan reçut le prince kurde avec une parfaite bienveillance. L’étiquette orientale consiste à ne rien dire du sujet qui vous occupe. Si vous allez parler d’affaires à n’importe qui, vous causez d’abord d’autres choses, et si vous ne savez que dire, vous gardez le silence tout comme si votre visite n’avait aucun but déterminé ; puis, au moment de vous retirer, vous abordez brusquement la question, et c’est alors seulement que la conversation s’engage sérieusement. Le sultan passa par-dessus ces formes convenues : les premiers mots qu’il adressa à Méhémed furent à la fois significatifs et rassurans. — Nous ne parlerons point du passé, je veux l’oublier, et je compte que vous m’y aiderez. Je veux vous considérer désormais comme un ami, et je désire que personne ne se méprenne sur mes intentions. Vous courez des dangers auxquels cette audience mettra peut-être un terme. Retirez-vous maintenant, et sachez bien qu’il dépend de vous de n’avoir d’autres ennemis que les miens. — Méhémed se sentit profondément ému, et ne put que balbutier quelques mots de remerciement ; mais après avoir quitté le sultan, il dit au grand-vizir, qui l’accompagnait : Le sultan vient de dompter la nation kurde mieux que ne l’ont fait jusqu’à présent les armées de ses prédécesseurs.

Habibé fut la première à connaître le résultat de l’audience impériale. Au moment où Méhémed venait le lui apprendre, elle était sous l’influence de nouvelles beaucoup moins rassurantes. Une femme qui rôdait dans les harems de qualité, vendant et achetant toute sorte d’objets de toilette, lui avait affirmé que la vie de Méhémed était menacée, et qu’il fallait se défier de certains grands personnages qui cachaient sous des dehors bienveillans d’odieux projets. Méhémed promit d’avoir égard à cet avis. Le jour même cependant il était forcé de se rendre chez un pacha influent, un ami du sultan, qui l’avait invité à sa table. Son maître des cérémonies lui avait fait comprendre que refuser cette invitation, c’était témoigner au noble personnage une injuste méfiance qui eût atteint et blessé au cœur le souverain lui-même. Méhémed avait donc accepté l’invitation, et l’heure était venue de tenir sa promesse. Habibé s’efforça en vain de retenir le bey, qui craignait de mécontenter son hôte. Méhémed la laissa toute en larmes, et quelques instans plus tard il était assis chez son amphitryon, au milieu de convives joyeux et satisfaits, qui tantôt aspiraient avec béatitude les bouffées du narghilé, tantôt trempaient leurs lèvres dans des coupes de Bohême pleines d’un vin généreux. Méhémed, prétextant des scrupules religieux, refusa tous les vins qu’on lui offrait. — Vous boirez donc de l’eau de cette fontaine, dit le pacha, et moi-même je vous tiendrai compagnie, car ces vins m’ont altéré. Apportez une bouteille propre, dit-il à un de ses gens qui obéit aussitôt ; remplissez-la à cette fontaine, et nous partagerons en frères. — Méhémed n’hésita pas et but avec confiance. Quelques minutes s’étaient écoulées, lorsque, levant par hasard les yeux sur une glace placée vis-à-vis de lui, Méhémed en reçut comme une révélation subite. Son visage était d’une pâleur inusitée, mais on pouvait l’attribuer à plusieurs causes, entre autres à l’inquiétude qui pesait sur lui. Ce n’était pourtant pas tout : les paupières semblaient injectées de sang, et une couleur livide était étendue sur ses lèvres. Méhémed se sentait envahi par une faiblesse mortelle ; il comprit qu’il fallait se hâter, s’il voulait mourir dans les bras d’Habibé. Prenant aussitôt congé de son hôte, qui insista faiblement pour le retenir, il parvint à gagner son araba, et se fit reconduire chez lui, accompagné de son maître des cérémonies, avec lequel il n’échangea pas un seul mot pendant ce court trajet. La dissimulation était désormais inutile, et le haut fonctionnaire semblait le comprendre. Habibé n’eut qu’à jeter, les yeux sur Méhémed pour connaître toute l’affreuse vérité. Elle poussa un cri, se jeta tout éperdue dans les bras de Méhémed ; puis, reprenant aussitôt son empire sur elle-même, elle se hâta de disposer des matelas et des coussins sur lesquels elle aida Méhémed à se placer ; ensuite, s’étant mise à ses côtés, elle prit sa main, déjà froide et humide, et le regarda tristement. — N’y a-t-il rien à faire ? demanda-t-elle d’une voix qu’on entendait à peine.

Méhémed secoua doucement la tête : — Tout secours serait inutile, répondit-il ; je ne souffre pas, et je connais le poison qu’on a employé ; il n’attaque aucun organe, mais il détruit le principe même de la vie. L’heure de la séparation est venue…

— Non, s’écriait Habibé en pressant sur son cœur la noble victime ; non, nous ne serons pas séparés. Par pitié, au nom de notre amour, dis un mot qui me rassure, qui me fasse entrevoir l’éternité avec toi. Ne veux-tu pas me confirmer dans cet espoir ?…

Un long silence succéda à ces supplications. Les yeux, jusque-là resplendissans du Kurde, se couvraient déjà des ombres éternelles. Il les ramena sur la terre, comme s’il sentait que le moment était venu de lui dire un dernier adieu. — Habibé, lui dit-il, nous nous sommes bien aimés, nous nous reverrons… — Et il expira.

Deux jours après, un modeste cortége reconduisait les restes du chef kurde à la terre de ses ancêtres. Quant à Habibé, elle retourna chez son père, passa une année auprès de lui, et obtint enfin la permission de se retirer dans un couvent des sœurs hospitalières de Saint-Vincent-de-Paul établi en Palestine. Elle y pleure, elle y prie, elle n’y gémira pas longtemps.

Christine Trivulce de Belgiojoso.
  1. Voyez la livraison du 15 mars dernier.
  2. La religion des Kurdes est un mystère ; beaucoup croient cependant qu’elle n’est pas sans rapports avec le christianisme.
  3. Hassana pour Hassan-Aga, comme nous l’avons dit dans un précédent récit.
  4. On m’accusera peut-être d’exagérer les choses et de forcer les caractères ; on me dira qu’un homme de quatre-vingts ans, ayant un pied dans la tombe, ne s’amuse pas à contempler de belles esclaves, que s’il ignore où sont ses enfans, ce ne peut être par l’effet de sa volonté, qu’il doit souhaiter leur présence, qu’il voudrait s’en entourer pour reposer à sa dernière heure son regard mourant sur des visages chéris. Supposons pourtant un homme ayant vécu pendant près d’un siècle sans souci ni de la morale, ni de l’humanité, ni de ses devoirs envers Dieu et envers son prochain, un homme qui a passé sa longue vie à se procurer des sensations agréables sans se préoccuper de la source où il les puisait, ni du prix auquel il les achetait : cet homme aura si bien perdu l’habitude de réfléchir et même de sentir, si ce n’est par les nerfs, qu’il lui sera aussi impossible de devenir tout à coup sage et sensible que de danser sur la corde raide. Ce n’est, je l’avoue, qu’en Orient, là où la société est complètement organisée en vue de la sensualité, où aucune loi ne défend le plaisir, quel qu’il soit, qu’on peut rencontrer de semblables phénomènes.
  5. Ceux qui connaissent l’Asie-Mineure ne s’étonneront pas de voir le nom de Fatma désigner dans le même récit deux personnages différens. On ne compte guère dans cette partie de la Turquie que cinq noms de femmes : Émina, Fatma, Habibé, Ansha et Kadja.
  6. Le mot sulfate ainsi employé par les Turcs désigne le quinine ou le sulfate par excellence.
  7. Puisque j’ai parlé du chevreau cuit au four dans un puits, je dois ajouter quelques éclaircissemens. Lorsqu’un chef ou un cordon bleu turc se propose de cuire une grosse pièce, il s’y prend de cette manière : il fait creuser un trou dans la terre et y allume un bon feu ; on bouche ensuite le trou de façon à ce que la chaleur ne puisse en sortir. Au bout d’une ou deux heures, et lorsque le combustible est détruit, on débouche le trou, et on y place les viandes destinées à cuire passées à un long bâton qui fait l’office de broche. On bouche pour la seconde fois le trou.— Je pensai d’abord que la viande ainsi cuite devait conserver un goût de fumée insupportable, et en effet la fumée est si épaisse, que lors de l’ouverture définitive de ce four primitif, on n’aperçoit que des nuages noirs et infects. Il n’en est rien cependant, et la viande ainsi préparée a une saveur exquise. Elle est tendre, fondante, et ne se distingue en rien d’un honnête gigot européen. Le chevreau est quelquefois garni de riz, mais cela n’est pas de rigueur. Dans les fêtes de village, j’ai vu parfois jusqu’à douze de ces puits contenant chacun de vingt à cinquante pièces de rôti. Chaque chef de famille apporte sa bête et paie quelques paras à l’entrepreneur du puits, qui allume le feu et fournit le bois. Or, le bois ne coûtant rien, la mise de fonds du cuisinier entrepreneur n’est pas considérable, et tout ce qu’on lui donne est autant de gagné.