Rédalga/Texte entier

La bibliothèque libre.
  Table des Matières  
Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. cov-tdm).

RÉDALGA
LUCIE DELARUE-MARDRUS
RÉDALGA
ROMAN
Bois originaux en couleurs d’EMMANUEL POIRIER
LE LIVRE MODERNE ILLUSTRÉ
ferenczi et fils, éditeurs
9, rue Antoine-Chantin, Paris (14°)

MCMXXXI

I

Un orage de toute beauté se déchaînait sur Paris.

Jude Harlingues ramassa le coussin crevé pour le mettre sur la table à modèle, et, dans sa longue blouse blanche, il s’étendit.

Sa tête s’abandonnait au creux des paumes. Elles parurent déborder de grappes de raisin violet. Il avait des petits yeux comme de cristal dans un maquis de cils noirs. Entièrement rasé, son masque était rude et sain.

La contemplation du spectacle électrique sur l’écran des vitrages reposa son grand corps. Il sentit du même coup qu’il était très fatigué. Jamais on ne s’en aperçoit pendant le travail.

Une nuit subite ayant envahi, les éclairs furent bleus et leurs brisures pointues se dessinèrent avec exactitude. Parmi ces géométries lumineuses, les éclats, roulements et déchirures de la foudre exagérèrent longtemps leur fracas de Jugement dernier, jusqu’à cette pluie formidable écrasée sur le verre.

En se redressant pour s’asseoir :

« C’est drôle un pareil éreintement !… pensait Harlingues. Je finirai par me claquer, moi ! »

Il regarda son atelier, étonné comme s’il eût fait connaissance. Désordre et saleté. C’est le décor ordinaire de la sculpture.

La meilleure moitié de sa jeunesse, déjà, s’était passée là-dedans, à piétiner dans le plâtre. Il fixa longuement, au centre de la cuve de glaise, la pelle fichée à même et restée debout. Une chaise de cuisine boitait, un petit poêle se rouillait dans le fond. Sur des planches, des maquettes et des moulages montaient jusqu’au haut des quatre murs. Il y avait des selles, armatures, blocs d’argile neuve, des boîtes sans couvercle pleines d’outils boueux, des caisses d’emballage démolies, de la paille, des loques, un seau d’eau sale.

Quatre immenses plâtres, statues dont deux terminées, faisaient les fantômes au milieu.

Les coudes sur les genoux, voici Jude Harlingues. Il hoche la tête, et son visage amer est celui d’une dupe.

Art ingrat, tu ne trouves ton expression finale qu’à travers toutes les fatigues de l’homme de peine.

C’est peu d’être un architecte muni de ses savants calculs, un dessinateur parfait, un érudit en anatomie, il faut encore être le maçon dans son chantier, le forgeron battant l’enclume, le bûcheron maniant la cognée. En proie aux difficultés d’une technique qui va des violences de la boxe à des méticulosités de manucure, pendant des mois de patience va se glacer le lyrisme du sculpteur, partagé sans cesse entre la fougue désinvolte de l’artiste et le labeur mesquin de l’ouvrier.

Harlingues n’a pas souvent, comme ce soir, le goût de bougonner assis sur une table à modèle les mains inoccupées.

« Les trois dimensions !… continue sa pensée, voilà le drame. La brutalité du cube, son réalisme ne permettent aucun trompe-l’œil, nul effet fixe imposé par l’artiste ; et sur cette matérialité si grossièrement évidente, se font et se défont, pourtant, d’après les éclairages, tous les châteaux de Morgane de la lumière jouant avec l’ombre. Décourageante fantasmagorie ! Il faut se garder à droite, à gauche, en haut, en bas, partout ! Je n’ai qu’à tourner ma statue d’un seul centimètre sur son support mouvant, et je verrai se détruire ce qui me semblait définitif, je constaterai qu’après des heures de travail et d’ardeur, tout est à recommencer. »

Ses dents se serrent. Il rage.

« Voilà. La longueur, la largeur et l’épaisseur, domaine mathématique, doivent s’entendre pour réaliser l’harmonie complète, s’entendre jusqu’au miracle, et, bloc sans couleur, devenir le royaume même de la nuance. Allez vous arranger avec ça ! »

Ce thème fut, d’autres fois, un enchantement pour lui. Le plaisir de vaincre constitue la moitié des joies artistiques. C’est peut-être une forme d’alpinisme. Mais il ne faut pas interrompre le travail, s’allonger la tête sur un coussin, laisser refluer la pensée. Le voilà malheureux. Alors, il cherche d’autres raisons de l’être.

Outre les quotidiennes déceptions du métier, les autres…

Il y a la cherté des matières premières, il y a les incessants débours qu’on doit faire avant même d’être sûr de rien praticiens, mouleurs, modèles, et marbre, et bronze si l’on va jusque-là, vastes dépenses qui n’ont chance d’être récupérées, sans même songer à des gains, que si l’acheteur surgit ou si la belle commande arrive, du fond d’un horizon plus encombré que d’autres par les intrigants, les malins, les protégés.

Et, quand l’œuvre est enfin debout, en face de cette accumulation de déboires et d’efforts que représente la moindre statue, voici le public, son ignorance, son indifférence pire.

Par un accord universel et tacite dirait-on, il est convenu que les statuaires sont voués à l’anonymat, comme jadis les constructeurs de cathédrales. À part deux ou trois initiés, qui connaît les auteurs des statues des Tuileries ? Quel journaliste, lorsque s’élève, en France, un monument à la gloire d’un grand civil ou des pauvres morts de la guerre, songea jamais à publier, près des noms des hommes politiques l’inaugurant et des femmes de théâtre y récitant des vers, celui de l’artiste qui l’a fait ?

« Je sais… Il y a les grands noms. Combien sont-ils ? Et puis tout cela n’est pas encore le plus triste. »

Écoutant la pluie, bruit du ciel tombant sur la terre, Harlingues se grise à répéter l’un de ses mots : « l’éternel désolé ».

Ses statues, à ses yeux, ne sont à peine que des ébauches. Sur chacune, il voudrait travailler avec cet acharnement solitaire qui finit sans doute par être une espèce de vice.

Une à une, il regarde sa Grande Initiée d’Eleusis, figure sans lendemain prévu, sa Notre-Dame du Nord, laissé-pour-compte d’une basilique reconstruite, et les deux allégories en chantier commandées par la Belgique. Ces quatre géantes, elles sont dans le plâtre, comme des infirmes. Reproche permanent, grandes comme ça, les maquettes, oubliées dans les coins, ont gardé pour elles une flamme non transmise. Cette chaleur du génie, comment la communiquer à l’amas de glaise froide qui fait craquer les phalanges, les menace de rhumatismes noueux, puis finit par s’aveulir jusqu’à ne plus rien conserver, pas même l’équilibre du monument ? Des semaines et des semaines de courage et d’éreintement n’ont pu donner à ces grandes machines la vie des toutes petites choses sorties en un quart d’heure de dix doigts fiévreux façonnant des rêves.

Il conclut brusquement en se disant qu’au bout du compte il vaudrait peut-être mieux crever tout de suite.

L’envie de la mort est déjà venue le chercher. C’était à de certaines heures d’ironie ou de colère. Les colères d’Harlingues sont rares, mais effrayantes. Il a une statue au Luxembourg, oui. À force de tergiversations de la part de l’État avare, il a fini, dégoûté, par lui en faire cadeau.

Médiocrement, il vit de quelques bustes, de quelques commandes provinciales ou religieuses. Avec un regard comme le sien, on est un innocent. Son art, qu’il aime jusqu’à vouloir en mourir, il ne sait en tirer argent ni gloire. Il est seul. À son départ pour la guerre, fils unique, il était orphelin de fraîche date. Son deuil et ce qu’il a vécu dans les tranchées n’ont formé qu’une seule mélasse d’horreur. Au retour, il aurait pu se marier pour refaire un nid humain et s’y réchauffer. Il n’a pas eu le temps. Il s’est jeté trop vite sur sa sculpture abandonnée.

Quand passe le banal amour, c’est sous les espèces de quelque modèle, unique occasion d’étreindre, vivante, une de ses statues.

Sa passion et sa pauvreté, c’est, en temps ordinaire, un beau destin. Ce soir, on ne sait pas pourquoi, c’est la défaite.

Il gronda tout haut, avec un regard de haine à ses deux allégories : « J’en ai assez ! Je m’en vais !… » et se leva pour ranger ses outils, petits outils de dentiste qui fouillent le plâtre exaspérant.

Celui qu’il tenait hésita dans ses doigts.

— Tiens ! tiens !… Dans ce jour-là, je vois, là-haut, des bavures qui m’avaient échappé…

La vraie nuit venait enfin dans un ciel riche d’ozone et couleur d’absinthe, belle soirée de juin après l’orage. Un petit brillant y brûlait déjà. Juché sur l’échafaudage, sans avoir la force de descendre pour allumer l’électricité, Jude Harlingues était encore là, noyé dans la pénombre, repris depuis plus de deux heures par son vice.


II

 ersonne ne l’attendait chez lui. C’était un quartier sans charme, assez loin de l’atelier. Dans son intérieur drôle de célibataire, la concierge faisait le ménage quand elle avait le temps. Mais, chaque soir, ponctuellement, un petit repas froid. Harlingues, en rentrant, trouvait cela sur la table de son salon ; car, n’ayant que deux pièces, il ne possédait pas de salle à manger.

C’était souvent à neuf ou dix heures du soir. S’arracher à son atelier devenait de plus en plus difficile.

Selon les jours, on peut répéter la même phrase sur deux modes : « Personne ne m’attend… quel bonheur !… » ou bien : « Personne ne m’attend… Quelle tristesse ! »

« Quelle tristesse » accompagna longtemps le va-et-vient du grattoir sur le plâtre ; puis tournoyèrent les obsédantes divagations que ressasse l’esprit pendant le travail des mains.

Quelle importance cela a-t-il dans l’univers, si je suis découragé de tout ? Artiste génial ou pauvre primaire, on n’en est pas moins un microbe de microbe. La terre, après tout, est une cellule dans le système solaire qui n’est lui-même qu’une cellule d’un autre système inconcevable, Quel enfer ! Et un enfer éternel, éternel !… Savoir… Comprendre… Je voudrais être un croyant. Quand je modelais ma Vierge du Nord, j’en étais un, presque. Mais le mysticisme s’évanouit trop souvent dès qu’apparaît un prêtre : Ils nous le rappellent tout de suite : l’Église n’est pas seulement encens, manteaux d’or et tout le beau cérémonial déployé devant l’Invisible, mais il y a aussi la bureaucratie de la religion, il y a le guichet comme dans toute administration. Il le faut, sinon rien ne marcherait, évidemment. Mais des prêtres qui seraient sacrés, qui seraient les vestales du culte !… Tant pis ! Il y a encore un culte, un peu de merveille sur la terre, et c’est déjà beau. J’aurais peut-être mieux aimé les dieux que Dieu, mais puisqu’ils n’est plus de grandes panathénées, vivent les processions ! Qu’au moins cela nous reste, Le jour où la religion disparaîtrait, rien ne nous sauverait plus de la férocité primordiale sur laquelle l’univers est établi. Car la nature, d’un bout à l’autre, n’est que cela : Férocité. Le monde animal s’entre-dévore, le monde végétal s’entre-étouffe, et ainsi de suite. Il n’y a, dans tout cela, que l’humain pour avoir inventé des idées comme : idéal, justice, prière… Ce ne sont peut-être que des mots. Cependant, les foules en vivent tant bien que mal. En dépit des accrocs (Oh ! quels accrocs !) ça tient tout de même. Pourquoi ça tient-il ? Faire des statues, par exemple, est-ce assez bête, aux yeux de la nature ! Pourquoi faire des statues ? Le chien qui lève la patte dessus est sans doute dans le vrai. Boire, manger, dormir, reproduire, respirer, fonctionner, voilà la vie : La férocité, voilà la vie… Heureux les féroces. Hélas ! J’en suis bien loin ! Pas si loin que ça ! Si l’on alignait toutes les bêtes que j’ai mangées depuis ma naissance, tout en cultivant l’art, l’idéal et le reste, quel cheptel ! Je suis aussi féroce que les fauves, puisque je me nourris des mêmes viandes qu’eux ; mais plus hypocrite. Pour rester logique, je devrais être végétarien. Mais qui nous a dit que les végétaux ne souffraient pas aussi ? Alors, quoi ? Boire du lait ? Je vole : la nourriture des pauvres petits veaux… Comme je suis fatigué ! Je vais rentrer décidément. Je crois aussi que je crève de faim. Lâchons notre statue pour aller manger notre tranche de jambon. Malheureux porc, on t’a assassiné pour moi. Quel mot sinistre : charcuterie… Je n’y vois plus du tout. C’est ridicule : je m’esquinte les yeux quand je pourrais allumer… Non. Il faut rentrer. Encore ce petit rien de grattoir ici… Microbe de microbe… Grandes panathénées… Férocité… Férocité…

Un coup dans la porte.

L’atelier donne directement, cahute perdue, sur la vieille rue silencieuse. Ils savent tous que Jude Harlingues y reste très tard.

Un praticien ? Un architecte ? Un mouleur ? Un camarade de collège ou de guerre ? Il y en a tant qui tournent dans sa vie, des humbles et des grands. Au hasard, il répond : « Entre ! La porte n’est pas fermée ! » Car, ouvriers ou riches amateurs, le tutoiement réciproque est toujours de mise. Le sculpteur est un tâcheron en même temps qu’un monsieur.

— Jude, écoute donc, dit, essoufflée, musicale, une voix d’étranger. Quelle veine que tu sois encore là. J’ai pensé que tu pouvais venir diner avec quelques amis et moi, ce soir, à Montparnasse.

— Comment ! Toi, Alvaro ? Tu es donc à Paris ? Attends que je descende et que j’allume !

— Oh !… dit l’autre devant l’immense statue subitement éclairée.

Il oublie qu’il est pressé, le but de sa visite.

— C’est-beau, tu sais, ce que tu fais là.

À ces mots, Harlingues met sa tête de côté pour regarder de bas en haut l’allégorie. Bienfait d’une petite louange qui tombe juste à temps sur le découragement de l’artiste !

— Tu trouves ?… C’est curieux ! Moi, depuis tantôt, je me dis que c’est du mauvais travail.

— Tues fou ! Je te surprends, au contraire, en plein génie. Quelle envolée, mon cher !… Et regarde comme tu as bien fait ta palette de lumière et d’ombre !… C’est admirable !

Alvaro parle sur un ton monocordes, sans aucun éclat, et qui donne plus de prix à ses paroles quand il s’exalte, ce qui n’est pas fréquent.

Il reprend, après contemplation :

— Et voilà ces belles choses que : j’aime depuis longtemps. Ta Vierge du Nord… et-ta Grande Initiée… Ah ! celle-là ! Si j’étais Français… Mais j’espère toujours la faire prendre par le musée de Lisbonne. Tu viendras voir le Portugal !… Ah ! voilà le plâtre du buste de Raul da Silva. Il en est si fier de son buste, si tu savais ! Il te rendra célèbre au Portugal. Et Olga, donc ! Elle ne parle que de toi, depuis qu’elle est retournée là-bas. Quant au mien, tu sais s’il a des admirateurs.

— C’est grâce à toi, tout ça, grand ami…

— Qu’est-ce que c’est que ça, à côté de ce que je voudrais pour toi ! Si seulement j’étais riche…

Être riche, pour le comte Alvaro, qu’est-ce que c’est ? Sa vie, distribuée entre Paris, Lisbonne et d’immenses voyages, a l’air d’être celle d’un millionnaire.

— Allons ! Je rêve, et le temps passe. Vite, Jude, défais ta blouse, et viens. Nos amis nous attendaient à huit heures. Il en est neuf. Ça ne fait rien, du reste !

— Mais je ne suis même pas rasé ! dit Jude en se dépêchant, et j’ai mon vieux veston de travail.

— Eh bien ! Je te jette chez toi et je t’attends dans la voiture. Je l’ai laissée au coin de la rue, On ne s’habille pas.

Tu vois, je ne suis pas en smoking. Nous sommes entre hommes. Il y a Ayrès, que tu connais, Rodrigo (un poète brésilien), et un Français, le peintre Lévesque qui m’a dit que vous étiez amis. |

— Lévesque ?… Je crois bien, c’est un copain ! Là… Me voilà ! Passe ! Je te suis pour éteindre derrière nous.

Le rythme de la partie de plaisir est déjà dans ses gestes vifs. Avec son admiration et son dîner imprévu, Alvaro, qu’il n’a pas vu depuis plus d’un an, ne se sait pas un sauveteur. Microbe de microbe… Mais s’amuser à Montparnasse en compagnie charmante, un soir que tout allait mal, voilà qui remet le cœur en place — et le système solaire aussi.

III

Le joyeux diner s’achevait aux premières explosions du jazz. Les couples allaient se mettre à danser. La parole coupée, Alvaro prit le parti de se taire. Il discutait comme du bout des lèvres avec le jeune poète brésilien. Les autres prenaient parti.

— Nous sommes l’avenir, nous !… s’écriait Rodrigo, regard de feu, dents éclatantes. Vous autres, vous êtes le passé. Nous ne méconnaissons pas vos droits d’aînesse. Nous vous respectons. Nous vous aimons.

— Oui, comme une grand’mère un peu gaga… L’Europe est pour vous une pourriture, rien de plus. Mais, au fond, comme vous êtes jaloux de nous, la vieille race blasonnée, jaloux de nos cathédrales, de notre histoire… Ce jazz est odieux, décidément !

Rodrigo ayant remarqué : « Comme ce serait mieux de t’entendre dans tes compositions !… » l’autre fit son petit sourire nostalgique.

Pâle, rasé, les yeux en grains de café sous un vaste front aux grands sourcils rapprochés et calmes, le nez gros, la bouche sans lèvres, le menton petit, avec ses cheveux lisses comme un plumage d’ébène, Alvaro, mince et sinueux, assez hautain, ressemblait à un cygne noir.

Harlingues se le disait en le considérant, Depuis que les hasards de l’art les avaient liés, il goûtait la culture universelle, la courtoisie de qualité, toutes les élégances de son camarade intermittent, et aussi ce qu’il répandait de fluides exotiques, malgré ses faux airs de snob parisien.

C’est le charme de certains étrangers de nous enchanter par des manières policées que nous n’avons plus entre Français parce qu’en famille on n’a pas besoin de se gêner.

Les Portugais, parmi toutes les nationalités qui ont choisi notre Paris, y apportent l’âme d’une race distinguée et mélancolique, peu connue chez nous qui n’avons pas étudié sur place les racines d’un pays accolé à l’Espagne et lui ressemblant si peu.

Quand Alvaro se met au piano pour y jouer en maître les choses les plus déchirantes avec l’air le plus indifférent, comment devinerions-nous que cette musique vient naturellement sous ses doigts, du fond des tavernes de Lisbonne et d’ailleurs où ceux du bas peuple, la guitare aux mains, improvisent, en même temps que l’air, les paroles désespérées qu’ils chantent pour se reposer du labeur quotidien, et s’intoxiquent de leur fado national, véritable morphine ? Comment nous douter que sa démarche et l’adresse de son moindre geste ont pour base ces danses ibériques que presque tous les Portugais du grand monde savent danser comme leur populaire ? Et pourquoi, lorsque son regard rêve, saurions-nous de quel romantisme à la Musset vit parfois chez lui ce peuple que nous n’allons jamais voir ?

Entre deux catastrophes de l’orchestre :

— Allons au bar, maintenant. Nous avons assez vu le charleston. En bas, il n’y a pas de jazz, et le public est tout de même plus drôle.

Consentants, ils se levèrent tous pour suivre Alvaro. Dans le café d’en bas la géographie entière est représentée par des consommateurs de tous pays. On y parle les langues les plus inconnues, très peu le français. La bohème étrangère est là chez elle, et ce sont les Parisiens qui y jouent le rôle d’intrus.

Harlingues, ne sortant jamais, croyait, en ce lieu bondé, si vite banal, faire un voyage autour du monde. Il avait bu beaucoup de champagne à table et la vie lui paraissait magnifique, surtout après sa journée en plein pessimisme. Dès le premier verre de la chose inconnue qu’on lui servait, ses yeux plus que pâles devinrent extrêmement tendres, et le bar tangua.

Lévesque, un peu moins gris que lui, s’intéressa beaucoup à la petite bonne femme qui circulait entre les tables, fille de dix-huit ans coiffée comme la Sarah Bernhardt de Bastien Le Page, très jolie, et dont les yeux cocaïnés, la pâleur transparente, la peau tendue sur les pommettes achevaient l’allure : une dame aux Camélias de 1927, personnification assez pathétique du romanesque moderne, qui ne va pas sans drogues, gouape et sens pratique.

— Regardez-la ! C’est la même Coco ! Elle va en mourir, ce n’est pas difficile à voir ! J’aimerais la peindre, avec son air de jeune martyre du vice et l’expression canaille de sa belle bouche qui doit dire tant d’horreurs à la minute !

— Démande-lui de poser !… fit Alvaro. Veux-tu que je te l’amène ?

— Non ! non !… Elle est plus mystérieuse d’un peu loin. Oh ! vous voyez comment elle s’est placée ? Debout sur cette marche, immobile et silencieuse, avec ses bras ! comme ça… On dirait qu’elle est crucifiée. Quel beau Rops !

— Moi, dit Rodrigo, j’aimerais mieux l’étudiante française (penchez-vous un peu, vous la verrez), qui emboîte ces deux Américains ; j’entends à peu près tout ce qu’elle dit, avec des phrases pédantes et pas mal d’éloquence.

Ayrès, seul de son bord, étudiait attentivement une tablée de Japonais. Jude Harlingues regardait tout et rien, heureux de se sentir heureux :

Les petits yeux intelligents d’Alvaro, depuis un moment, surveillaient la table mitoyenne. Il finit par attirer l’attention des autres.

Péremptoire et musical :

— Il y a quelque chose, à notre droite, de bien plus curieux que tout le reste : c’est cette femme pas jeune, toute seule à une table, et qui siffle des petits verres en monologuant. Vous voyez ce que je veux dire ? On croirait une pauvresse de Londres. Taisez-vous un peu que j’essaie d’entendre dans quelle langue elle parle, et ce qu’elle dit.

Ils tendirent l’oreille en affectant d’allumer leurs cigarettes.

Alvaro triompha tout bas :

— C’est bien ça !… De l’anglais. Vous entendez ?

Au bout d’un moment, les prunelles de Rodrigo jetèrent un éclair.

— Ce sont des vers !… murmura-t-il. Je saisis bien qu’elle les scande, mais je ne peux pas attraper les mots,

La rumeur du café, pâte épaisse comme l’air qui s’y respirait, étouffait les syllabes à mesure sur la bouche pâle de cette Anglaise évidemment ivre-morte.

— Alvaro ?… Va nous la chercher !… supplia le petit Brésilien. Il faut absolument savoir ce que c’est.

Et, tranquille comme toujours, Alvaro se leva, mince gentilhomme aux belles manières. Il s’inclina devant la buveuse et lui demanda dans sa langue si elle ne désirait pas des cigarettes, car il remarquait qu’elle n’avait plus devant elle qu’une boîte vide. Une seconde plus tard elle quittait sa place pour venir s’asseoir au milieu des cinq garçons. Elle le fit avec un front bas et des yeux peureux sous son vieux chapeau d’homme. Jupe courte devant, longue derrière, veste élimée, cache-col crasseux, ; mèches tortillées et rouges traînant dessus, elle était grande, raide, large d’épaules. L’ombre du feutre très descendu sur les yeux ne laissait en lumière que le bout de son nez et sa mâchoire, les deux bien britanniques, c’est-à-dire d’une brutalité fort distinguée.

Toutes les boîtes de cigarettes se tendirent à la fois vers elle. Elle choisit, hésitante, puis se mit à fumer en silence. Alors chacun à son tour posa sa question.

— Qu’est-ce que vous voulez prendre ? demanda en anglais Alvaro.

Elle exprima du geste : « N’importe quoi. »

Rodrigo dit, également en anglais :

— Ce sont des vers que vous récitiez, tout à l’heure ?

Le regard par terre, elle répondit :

Yes.

Harlingues, qui ne savait d’anglais que ce qu’on en apprend au collège, cria comme à une sourde :

— Parlez français, vous ?

No.

Lévesque en savait encore moins qu’Harlingues :

— Pas un seul mot ? Non ? Pas comprendre ?

Une tû pétit piou.

Et Ayrès, pour finir :

What verses where you reciting ? (Quels vers récitiez-vous ?)

Elle parut gênée par cette interrogation directes Son menton tomba plus bas encore, et, comme honteuse, elle murmura :

Mine ! (les miens !)

— Ça, s’écria Rodrigo sans se gêner, puisqu’elle ne comprenait pas, ça devient tout à fait intéressant, par exemple !

— Il reprit l’anglais :

Are you a poet ? (Vous êtes poète ?).

Elle renvoya sa fumée par le nez, et son menton répondit oui.

Do recite us some of your verses, please ! We all are artists. I am myself a poet.

(Récitez-nous de vos vers, voulez-vous ? Nous sommes tous des artistes. Moi je suis poète aussi.)

Mais, sans regardez personne, elle secoua la tête :

Not here ! (Pas ici !)

You were just reciting some of them ! (Vous en disiez bien tout à l’heure !)

It is because I was all alone. (C’est parce que j’étais toute seule.)

Why are you alone ? (Pourquoi êtes-vous seule ?)

Nobody in my life. (Il n’y a personne dans ma vie.)

— Ah ?…

Elle avala d’un seul trait le verre d’effroyable alcool que le garçon vint lui servir après les signes d’Alvaro.

Enncôre !… dit-elle.

Et tous se mirent à rire de bon cœur.

À partir de cet instant, Jude, Alvaro, Rodrigo se firent un jeu de lui verser des choses dans ce verre, tout en essayant de la faire parler. Ce pantin tombé dans leur soirée leur avait fait à tous oublier le reste.

— Qu’est-ce que ça peut être que ce numéro-là ?… répétait sans cesse Lévesque.

— Elle est gentille, ta poétesse ! gouaillait Alvaro.

Le Brésilien rétorquait :

— On ne sait jamais. Je vais lui donner ma carte et prendre son adresse. Je tiens à connaître ses vers. Ils sont peut-être très beaux.

Ayrès, lui, faisait une moue de dégoût. Quant à Jude Harlingues, pris d’un sommeil de petit enfant, pour finir il assistait au reste de la séance sans y prendre part. Et son intelligence plongeait dans un rêve de plus en plus vague.

IV

 uit jours, après cela, passèrent sans nouvelles d’Alvaro : Mais le sculpteur ne se fût guère étonné de le savoir retourné subitement dans son pays ou parti pour quelque Amérique.

Depuis les années qu’il projetait ce tendre travail, n’avait-il pas mieux fait de longuement penser l’œuvre avant d’oser y mettre la main ?

Une pâle photographie d’amateur était son unique document. Cependant il lui semblait que sa vieille morte posait pour lui dans l’invisible.

Pourquoi ne sait-on pas prévoir la mort possible de ceux qu’on aime ? Tant qu’elle avait vécu, la présence de sa mère, naturelle comme l’air qu’on respire, le laissait sans inspiration artistique.

Il regrettait, et jusqu’aux larmes, cette négligence. La petite dame âgée, toujours de noir vêtue, si proprette sous ses frisettes blanches, il ne s’habituait pas encore, malgré ce qu’il avait traversé depuis, à sa disparition totale.

Elle lui avait donné sa ressemblance. Ses yeux trop clairs, qu’en restait-il, sous la terre ? Ce n’était pas sans frisson qu’il essayait de les ressusciter dans la glaise opiniâtre. En tournant autour du buste, il ne se répétait qu’un seul mot : Maman. Et cela voulait dire, comme pour beaucoup d’hommes, tous les charmes de sa vie.

À cause d’elle, il avait fait le-petit gosse à la maison bien après l’âge où les garçons s’en vont mener à part leur existence d’homme. Son père, médiocre médecin de quartier, toujours dur et maussade pour cette femme de choix, ne pouvait l’admettre supérieure à lui.

Des orages s’étaient levés lors de la vocation de l’enfant qui, dès le bas âge, se savait voué à la médecine, ferme décision paternelle. Défendu par sa mère, malmené par son père, voilà son adolescence. Plus tard, triomphe : mais le hargneux médecin garda rancune à sa femme. Comment, alors, abandonner la fragile défenderesse seule aux mains de son tourmenteur quotidien ?

En mars 1914, elle mourait du cœur, comme tuée, à la fin, par les injustices continuelles de son mari. En juillet celui-ci la suivait après quatre mois paradoxalement inconsolables. C’était lui, le bourreau mesquin, qui ne pouvait lui survivre, et Jude, l’enfant tendre, qui restait bien portant et solide dans ses vêtements de deuil.

Quel beau départ pour la guerre, après cela ! Sûr de ne pas en revenir, cette fin lui plaisait.

Et pas même une blessure…

Son pouce passait et repassait sur la terre mouillée, à la recherche du modelé des joues.

Il est beau que le pouce, dont la caresse appelle la lumière, soit forcé de se promener du haut en bas de toute œuvre sculpturale et que, partout, l’estampille de ses empreintes signe la statue d’une signature impérieuse et cachée.

« C’est à mon tour, pensait Harlingues, de tirer du néant ma mère, elle qui m’a modelé dans son corps. »

Il recula largement pour juger son travail, et resta saisi de ce qu’il avait fait.

— C’est elle !… murmura-t-il en devenant un peu pâle.

Il regardait, le cœur battant, regard de fils et regard d’artiste, chaude expression d’amour et clignement d’yeux plein de critique.

Il n’eut pas le temps de s’attarder à cette minute intense. La porte poussée, entra, maigre, busqué, blanc de plâtre, la « barbe en pointe et qui, blanche aussi, faisait plus noirs ses yeux toulousains, Samadel, le maître mouleur, longue blouse de travail et casquette sur les sourcils.

— Bonjour ! fit-il de tout son accent solaires. Comment vas-tu ? Oh ! C’est bien, ce que tu as fait là !

Harlingues se retourna, la figure encore pétrie de son émotion.

— C’est maman !… dit-il, haletant, sur un ton d’écolier.

Puis :

— Tu arrives joliment à propos, vieux ! Nous allons mouler ça tel quel. J’ai trop peur de l’abimer. Je pourrai toujours le retravailler sur les plâtres, car tu vas me faire un bon creux.

— Bien, répondit Samadel.

Et ses yeux professionnels calculaient déjà les coutures nécessaires.

Ce collaborateur des plus grands sculpteurs met autant de foi, de goût et de probité dans son artisanat qu’ils en mettent dans leur art. Il est d’une race à peu près perdue : celles des mouleurs amoureux des œuvres qu’on leur confie, et qui, les jours de vernissage, aussi anxieux du succès que les auteurs, sont les premiers au pied des statues.

Tous les ateliers de Paris savent qu’il a réalisé ce prodige de réussir le moulage complet d’un cheval vivant, sans souffrance pour l’animal ni blessure pour l’exécutant.

— Quand peux-tu me mouler ça !

Une nouvelle arrivée les interrompit. C’était Kriegel, le petit praticien suisse, fragile et sympathique, avec son air effacé, ses yeux inquiets. Celui-là, par amour de la France, où sa vie s’est fixée, a fait la guerre dans notre infanterie, au lieu de se mettre à l’abri derrière les Alpes.

— Comment va, Krikri ?

— Pien, pien !… Et toi, Chude ?… Et fous, monsieur Samatel ? Che fiens foir quand c’est qu’on tégrossit les allégories.

Alors tous les trois, absorbés, discutèrent de leurs communes affaires. Puis enfin leur conversation dévia, mais sans pouvoir sortir du domaine de la sculpture, car Samadel avait lui-même exposé jadis, et Kriegel, en bon praticien, se doublait d’un créateur.

Cigarettes aux lèvres, debout au milieu du désordre fécond de l’atelier, ils se sentaient à l’aise, à leur place sur la terre, et comme plongés dans leur bouillon de culture.

Harlingues, malgré lui, tout en parlant, continuait à masser le visage d’argile.

Il rectifiait une ride de la tempe ou bien arrondissait une boucle sur le front.

Le bleu de l’été commençant remplissait les vitrages. Imprégné des humidités de la terre glaise et de la sueur des plâtres, l’atelier était frais comme une cave.

— Oui… Mais devant la plus travaillée de nos œuvres modernes, Praxitèle dirait : « Ce n’est pas mal parti. Voyons ce que ça va devenir ! » Et pourtant quelle simplicité dans la technique grecque ! Je me dis toujours…

Harlingues n’acheva pas sa phrase, Ce frappement autoritaire, ce ne pouvait être qu’Alvaro.

— Je te croyais parti ! s’écria Jude.

Il présenta :

M. Samadel, l’as des-mouleurs ; M. Kriegel un de nos meilleurs praticiens ; le comte Alvaro de Vasconcellos da Silva, un ami des arts.

Aux yeux en grains de café, rien n’échappe.

— Mais c’est le buste de ta mère !…, Quel chef-d’œuvre, Jude ! Tu vas le laisser comme ça, j’espère !

Pendant qu’il s’approchait pour mieux voir et même toucher, les deux autres s’éclipsèrent.

— Comme tu lui ressembles !…

Ils se regardèrent, taisant des attendrissements. Après un long silence où le Portugais contempla l’œuvre sur toutes ses faces, brusquement il changea l’atmosphère.

— Écoute, cher ! J’ai décidé que tu allais travailler pour moi. Tu connais ma petite bicoque de Bellevue. Je n’y vais pas cet été parce que, depuis que je ne t’ai vu, je m’arrange un pied-à-terre ici, sur la rive gauche. Tu comprends, je cours les antiquaires, l’Hôtel… enfin, c’est la passion déchaînée. Tu me connais. Alors je veux profiter de ce que je n’habite pas Bellevue cette année pour y faire faire des changements. Il y a longtemps que je rêve d’une fontaine devant la maison, avec le décor du parc derrière. C’est toi seul qui peut m’exécuter ça. Tu vas me dire quel jour tu viendras voir l’emplacement. Mais, tu sais, ce ne sera pas comme pour mon buste… (Harlingues fit un mouvement.) Non ! Non. Ne payer que le marbre et les frais, je trouve ça dégoûtant. Ça ne peut pas continuer. Je veux…

— Voyons, Alvaro ! Tu oublies que j’ai vécu près de trois ans des deux bustes que-tu m’as procurés pour tes compatriotes. Jamais je n’avais touché des prix pareils.

— Ce n’était même pas assez payé !… Mon petit Jude, tu vas m’obéir. Je veux ma fontaine aux conditions que tu mérites. Sinon, j’y renonce, et ce sera vraiment un chagrin.

Je vois dans tes yeux que la maquette se dessine déjà. Ce n’est pas vrai ?

Jude se mit à rire, embarrassé.

— Bon ! Alors plus un mot pour l’instant. Nous en reparlerons.

— Alvaro, je n’accepterai jamais, tu entends ?… Tu me désobligerais.

Alvaro tendit son étui à cigarettes.

— Chut !… Ah ! je voulais te dire : Rodrigo va venir me rejoindre tout à l’heure. Il a une envie terrible de voir ton atelier.

Il enchaîna pour empêcher Jude de parler :

— Tu sais, il est devenu complètement fou, avec son Anglaise ! Il est allé la voir dans son hôtel borgne, elle lui a récité des vers… Elle doit lui en donner de manuscrits car, d’abord, elle les récite dans ses dents étant toujours à moitié saoule, et puis, la poésie anglaise, même quand on est très calé, c’est horriblement difficile à comprendre. Ces animaux-là, par orgueil national, n’emploient que des mots saxons… Enfin, voilà ! Je crois que Rodrigo va devenir amoureux.

— Non !

— Mais si, cher !

— Ce serait à se tordre !… s’exclama Jude en tapant sur ses cuisses. Un beau garçon comme ça ?… Ce n’est pas possible !

— Tiens, le voilà. J’entends sa voiture qui s’arrête. Nous allons bien le faire marcher !

Mais Rodrigo n’était pas seul.

— Mrs Backeray, dit-il en entrant, a voulu m’accompagner.

Il s’effaça cérémonieusement. Elle ne salua pas, ne dit pas un mot. En sa piteuse tenue, elle se tint à l’entrée de l’atelier, les yeux au sol et comme prête à se sauver, et ne vit même pas les courbettes assez ironiques qui l’accueillaient.

— C’est moi qui fais les honneurs !… déclara le Portugais, sans plus tenir compte de cette présence muette, Viens d’abord voir la Grande Initiée. Depuis le temps que je t’en parle !

Pendant qu’ils commentaient dans le fond, l’Anglaise fit un pas. Touché à l’épaule, Harlingues crut qu’elle demandait une cigarette. Il cherchait déjà son paquet. Mais, avec des signes vers le buste, elle lui fit comprendre qu’elle admirait,

Your mother ?… devina-t-elle d’une voix basse.

— Oui, c’est ma mère.

Elle hocha longuement la tête en examinant tour à tour la sculpture et le visage de Jude. Il fut surpris de son expression. Il tira de sa mémoire quelques mots d’anglais.

— Morte… She is dead.

Aoh !… fit-elle.

Et la tristesse de ses yeux impressionna l’artiste.

Il chercha péniblement. Il voulait dire : « Elle est morte juste avant la guerre. »

Dead juste before… just before… commença-t-il.

Et puis il y renonça.

Les autres revenaient du fond. L’Anglaise, aussitôt, fit un nouveau pas. Plantée devant les allégories, avec sa manière de parler pour elle-même, elle se mit à en dire très long.

— Je vais te traduire… dit Alvaro. C’est d’ailleurs assez bien, ce qu’elle raconte. Elle trouve que ton art est celui d’un moderne qui connaît avec une profondeur égale les secrets de l’antique et ceux de notre époque.

— Mais elle est cultivée, cette femme-là !… s’étonna Jude.

— Quand je vous le dis !… murmura Rodrigo.

Alväro s’animait. Ils allèrent tous ensemble vers l’énigmatique figure remisée dans la poussière et l’ombre et dont le plâtre se patinait déjà.

Après un long silence, Mrs Backeray se prononça :

— Elle dit que ta prêtresse connaît le mystère de toutes les religions, aussi bien la nôtre que la sienne, car elles sont toutes les mêmes par le mysticisme d’une part et la mystification de l’autre… (Elle va fort, la poétesse !…). Attends… elle parle encore… Bon ! Tiens-toi bien. Elle dit qu’elle n’a jamais vu, même dans les plus-beaux musées ; une œuvre comme celle-là. Ça, nous sommes de son avis, n’est-ce pas, Rodrigo ?

— Madame, fit Jude en avançant la vieille chaise, veuillez donc vous asseoir.

Et ce geste ingénu fit rire aux larmes les deux étrangers.

Ils jugèrent qu’il fallait plutôt lui donner des cigarettes.

Jude tendit son paquet, qu’elle prit sans remercier. Un instant plus tard il s’aperçut fort bien qu’hypocritement elle enfouissait ce paquet dans son sac à main.

Il eut pitié de cette pauvreté : Sans faire remarquer ce qu’il avait surpris :

— Je voudrais bien voir sa figure. Son chapeau cache tout et elle baisse toujours le nez.

Take off your hat, please !… l’interpella Rodrigo.

Mais elle refusa, têtue, le cou dans les épaules.

— Elle doit être chauve ! raillait. Alvaro.

Il s’avança d’une enjambée dansante, et souleva le feutre, Un gros chignon d’étoupe poussiéreuse et rouge, un grand front. Vite remis en place par deux mains furieuses, le chapeau enfouit de nouveau le tout.

— Elle ne serait peut-être pas laide… (c’était Rodrigo qui parlait). Son profil a l’air assez bien. Mais on en juge mal, car, même dans son hôtel, elle a toujours gardé ça sur sa caboche.

— Elle n’est pas mal bâtie… concéda Jude dont l’œil voyait les squelettes des gens. Il y a de l’élégance dans sa raideur.

Alvaro :

— Peuh ! Une Anglaise de quarante-cinq ans qui lève le coude, comme tant d’autres… Une dévoyée. Moi, elle ne m’intéresse décidément pas.

Et tous trois la regardaient et parlaient d’elle comme d’un animal.

Alvaro reprit :

— Dis-lui qu’elle nous récite des vers, au moins. Tiens ! Installons-nous sur la table à modèle.

They want a poem !

Elle ne leva pas les yeux à ces mots de Rodrigo. Durement, elle répondit :

No !

Mais, longtemps après, comme ils s’étaient décidés à parler d’autre chose, elle remua sur sa chaise, se frotta le nez, tira sur l’une de ses mèches rousses, et, se renversant un peu, les paupières toujours baissées, elle se mit à scander, de cette voix en dedans qu’elle avait, et sur le ton étrange de la divagation.

Attentifs, ils se turent, tendus pour l’écouter. Mais, dans ce murmure sourd, ils ne discernèrent que peu de mots.

Tout à coup, elle s’arrêta :

— C’est peut-être épatant, dit Alvaro. Mais quand donc va-t-elle te donner les manuscrits ?

Il posa la question en anglais. Elle répondit :

— Un jour.

Puis, sans plus s’occuper d’eux, elle allongea la main pour une cigarette, que Rodrigo lui donna.

— Ce serait intéressant de la tirer au clair… Vous ne trouvez pas ?… demanda-t-il.

— Cher, il faudrait d’abord la baigner, la démêler et l’habiller. Et d’abord, poursuivit le dédaigneux Alvaro, pourquoi ne se coupe-t-elle pas les cheveux ? Ce serait déjà plus propre.

Là-dessus Harlingues, en petit nègre, se mit à hurler :

— Couper cheveux, vous !… Couper cheveux !…

Ce fut la première fois qu’ils virent une espèce de sourire sur ce visage morne.

— Non, couper cheveux… déclara-t-elle spécialement pour Harlingues.

Et, flegmatique, elle ajouta :

— Trop grande travail.

Alvaro haussa les épaules. Harlingues s’époumona :

— Pas assez coquette ! Not enough soignée ! Vous réciter poèmes, comprendre sculpture, et…

Plus vite et moins haut il acheva, farceur :

— Et t’es fichue comme l’as de pique, ma pauvre vieille !

Alvaro regardait ailleurs, agacé.

— Jude, demanda-t-il, voudrais-tu faire voir à Rodrigo la maquette de la Vierge du Nord. Je me souviens que c’était une si belle chose…

— Il faudrait la retrouver, dans tout ce déménagement…

— Cherchons ! Ce sera si amusant !

À mesure que le sculpteur déplaçait des plâtres sur les planches, les autres poussaient des exclamations. Ils discutèrent pendant près d’un quart d’heure sur un projet de tombeau commandé par quelqu’un qui n’en avait plus voulu.

L’Anglaise oubliée fumait, restée sur sa chaise.

Quand elle en eut assez :

I want something te drink ! … jeta-t-elle soudainement de loin, au beau milieu d’une démonstration d’Alvaro.

— Elle nous embête !… protesta celui-ci. Elle veut quelque chose à boire ! Fourre-la dans ton auto, cher, donne-lui vingt francs et dis à ton chauffeur de la conduire dans un bistro quelconque !

Mais Rodrigo fit remarquer qu’il était déjà tard.

— Je vais la poser à son hôtel, et je reviens te prendre. Ça va-t-il ?

— C’est ça. Moi je vais parler avec Jude d’un projet que nous avons pour Bellevue.

Ayant compris que le Brésilien allait la reconduire, Mrs Backeray se leva, docile, et sortit la première de l’atelier, exactement comme elle y était entrée, c’est-à-dire sans regarder ni saluer personne.


J
V

 ude n’avait pu s’empêcher, naturellement, de faire la maquette de cette fontaine. Une autre idée aujourd’hui, lui étant venue, il se mit en demeure de l’exécuter.

C’était une de ces périodes où personne ne venait le voir. Il ne les détestait pas. La solitude et le tohu-bohu l’inspiraient. Gêné dans ses gestes par l’encombrement de son taudis, sans témoins pour assister à ses véhémences, il était bien. Pêcher en eau trouble est quelquefois ce qu’il y a de plus favorable quand on travaille.

Penché sur sa cuve, à pleines mains il prenait l’argile grise, déjà verdie d’avoir tant servi, couleur et mollesse de vase. C’est celle avec laquelle on travaille le mieux. Il semble qu’elle se soit accoutumée à prendre forme et qu’elle se modèle tout seule sous les doigts.

Dans cette cuve, il y avait la substance même de la Grande Initiée, de la Vierge du Nord, des deux allégories. Arrachées par morceaux et précipitées là-dedans, elles étaient, après le moulage, retournées au néant fécond d’où sortiraient, pétries avec la même matière, des œuvres nouvelles.

Après tout, la vie et la mort ne sont peut-être pas autre chose…

Cette seconde idée de fontaine, voici qu’Harlingues, sans savoir pourquoi, la commençait grande, et sur une armature.

Il n’essaya pas de désobéir à son impulsion. Le collaborateur inconnu qui visite tous les artistes, quand ils sont dans leurs bons jours, est un maître auquel il faut se garder de résister…

Précis et rapide, il accompagnait son labeur, depuis le matin, d’un long bougonnement intérieur.

« Non, je ne souffrirai pas qu’Alvaro me paye… Sa fontaine, il l’aura. Je connais son parc et l’emplacement qu’il veut, Ce sera même une de mes bonnes choses. Mais nous verrons bien qui de nous deux aura le dernier mot ! »

Sa tête frisée, mue par l’énergie de son effort, donnait des coups, fonçait dans le vide, de toutes ses petites boucles noires, et la sueur coulait sur ses tempes. Il avait l’air de lutter avec une bête rétive.

Fort de sa science profonde du corps humain et de sa technique consommée, il n’avait pas besoin de modèle. Presque jamais il ne s’en servait. Le modèle gêne le vrai créateur, il influence son inspiration.

On a dit des Grecs qu’ils copiaient, pour sculpter leurs Aphrodites, les seins d’une femme, les jambes de l’autre, l’encolure de la troisième, et ainsi de suite. Harlingues pensait, lui, que les Grecs avaient toujours modelé par cœur, ou plutôt d’après un idéal qu’ils regardaient en dedans :

Il savait de ses confrères qui poussaient la servitude du modèle jusqu’à prendre des moulages sur la nature, tout simplement. Il en est même qui vont jusqu’à mouler des draperies, mouillées, les faisant passer ensuite pour le travail de leurs ébauchoirs.

— Je ne veux pas, disait Harlingues, que cette robe de vierge ou de prêtresse ait l’air d’une vraie étoffe. Je veux qu’elle ait l’air d’être du marbre, ou du bois, ou du bronze selon la matière choisie. S’il en était autrement, pourquoi sculpter quand il y a partout les formes de la vie ? Ce n’est pas la copie qui nous importe, c’est l’interprétation.

Les premiers coups de poing donnés, le chaos argileux commença de s’organiser. Visionnaire, Harlingues contemplait d’avance le groupe dans sa forme accomplie ; et c’était cela qu’il copiait.

« Pourvu que personne ne vienne me déranger ! » songeait-il.

Il y a des jours, dans la vie des créateurs, où une visite peut devenir criminelle. Le pauvre fâcheux est loin de s’en douter. Il sourit, croyant que sa présence oisive est un hommage, une gentillesse. Il dit en général, sur le seuil de la porte : « J’espère que je ne vous dérange pas ? » Et, lourd de l’atmosphère dévastatrice qu’il apporte, il s’installe au beau milieu du mystère de l’incarnation. Il ignore que chacune de ses paroles interrompt une harmonie muette, que sa respiration même est un attentat.

Il y avait des heures qu’Harlingues travaillait. Le crépuscule allait bientôt descendre. Personne n’était venu troubler sa fougue créatrice. Quoi qu’il arrivât, maintenant, son groupe était sauvé.

Il pouvait enfin allumer la cigarette dont il avait eu envie pendant ce temps.

Il alla laver ses mains dans le seau d’eau, sans quitter des yeux son groupe, hypnotisé comme on l’est toujours par la chose qu’on vient tout juste d’enfanter.

Il s’assit sur la vieille chaise, mit la cigarette entre ses lèvres, frotta l’allumette sur la boîte et, d’un bond, se jeta sur sa composition. [l venait de voir une masse qui ne pouvait pas rester telle qu’elle était. En quelques coups de pouce il la modifia, revint s’asseoir, cligna des yeux… et retourna modeler.

La cigarette mâchonnée se défaisait dans sa bouche, non allumée encore. Nerveusement, il la jeta.

Recherche de l’équilibre, fonds commun de tous les arts, courageux recommencement du travail jusqu’à l’instant lumineux où tout, la conscience, le sentiment, l’expérience et l’on ne sait quoi encore de plus secret, peuvent s’écrier ensemble : « C’est fini ! Cette fois nous y sommes ! »

Une lueur rouge pénétra dans l’atelier. Huit heures et demie. La cigarette n’était toujours pas fumée, Harlingues se retourna. Mrs Backeray venait d’entrer.

Il était si sûr que Rodrigo l’accompagnait qu’il crut le distinguer derrière elle. Mais il vit tout de suite qu’il se trompait. Elle était seule.

Immobilisée sur le seuil, elle le regardait de loin ; et, pendant un instant, interdit, il fronça les sourcils vers cette apparition silencieuse. Enfin, il s’approcha pour l’accueillir, ce qui n’était pas facile puisqu’ils pouvaient à peine se parler.

Quand il fut près d’elle, il s’aperçut en la saluant qu’elle tendait vers lui quelque chose qui était un petit paquet enveloppé dans un papier de journal fort sale.

« Bon Dieu, qu’est-ce que ça peut être que ça ?… » pensa-t-il.

Sinistre dans ce jour baissant, elle restait là, levant sur lui son regard de fille battue, et continuant à offrir son paquet. Et, de si près, il se rendait compte qu’elle sentait fortement l’alcool.

Pour finir, il dut prendre ce qu’elle lui donnait si ostensiblement et si lamentablement. Il ouvrit, intrigué.

Dans le papier de journal, il y avait de grandes mèches rouges tordues les unes sur les autres, ses cheveux qu’elle avait coupés ou fait couper, et qu’elle lui apportait, baroque idée d’ivrogne.

Il avait l’air si ahuri avec cela dans les mains que, pour mieux expliquer l’affaire, sans doute, elle retira brutalement son chapeau. Une tignasse furieuse, crêpelée et de la même couleur que le couchant passant au travers, apparut sur le fond de la porte ouverte.

— Ah !… fit-il.

C’était saisissant et c’était beau, certainement.

— Eh bien ! s’écria-til, ça y est ? Vous les avez coupés ?… Comme vous avez bien fait ! Vous avez une chevelure magnifique.

Poliment, il essaya de traduire :

Very well… Hair… cut… much… better…

Et ces mots difficiles s’accompagnaient de grands coups de tête, comme pour aider le vocabulaire récalcitrant.

Après cela, ne sachant que faire, il lui rendit son paquet. Elle le reprit tristement, toujours sans mot dire et sans bouger de sa place, et l’enfonça dans la poche de sa veste, geste d’automate.

Assez embarrassé, gauche, Jude avança la chaise avec des signes. Puis il alla tourner l’électricité, puis il revint fermer la porte. Ces divers mouvements tenaient de la place et remplaçaient des paroles.

Elle ne s’assit pas, mais elle avança vers le milieu de l’atelier. Elle titubait. Inquiet, il la regarda faire. Sous la lumière crue de la grosse ampoule, la chevelure éclatante jetait des ombres sur le visage défait et brutal dont les yeux très enfoncés n’étaient plus que deux cavernes profondes. Harlingues, malgré lui, cligna vers ce sujet qui se sculptait devant lui si curieusement. Mais, tout à coup, il vit la femme ivre porter vivement les mains sur le buste de sa mère, tout enveloppé dans les linges humides.

— Ah ! non !… cria-t-il en s’élançant. Pas ça, ma fille !

« Elle recula, effrayée, se cogna sur la chaise et faillit tomber.

— Me voilà propre !… gronda-t-il.

Il la prit aux épaules et l’assit.

— Restez là !… Stay there !

Tout seul, il continua :

— Il vaut mieux ficher le camp tout de suite. Dieu sait ce qui peut arriver !

Et, brusque, il se dépêchait de faire son ménage avant de partir.

Il prit sa longue pompe, la remplit dans le seau, prestement arrosa son groupe fontainier à plusieurs reprises. Il y avait de la colère dans sa hâte. Il arracha sa blouse, alla prendre son veston au porte-manteau, tâta ses poches.

— Voyons !… J’ai mes clés. Bon.

Elle le suivait des yeux sans bouger de sa chaise, dans une attitude consternée.

Il mit son chapeau sur sa tête.

— Allons ! Il faut sortir !

— Aoh !… oui… oui… bégaya-t-elle.

Mais comme elle ne se levait pas, il la tira par la main, assez doucement tout de même, puis la poussa devant lui jusqu’à la porte qu’il rouvrit : Ayant éteint derrière eux, il la poussa plus loin encore, jusque dans la rue, ferma la porte à double tour et se retrouva près d’elle, avec l’intention de lui dire bonsoir et de la quitter au plus vite.

— Ah ! Nom d’un chien !

Elle venait de s’accrocher à son bras œ un geste désespéré de noyée.

À cette minute, il détesta Rodrigo, responsable, après tout, de cette désagréable aventure qui lui arrivait. « Pourquoi m’a-t-il amené ça ? Qu’est-ce que je vais faire, maintenant ? »

— Où demeurez-vous ?… demanda-t-il, toujours criant comme un sourd pour se mieux faire comprendre. Adresse ?… Your address ?

Car il n’y avait qu’à la reconduire chez elle, évidemment.

Mais elle secoua la tête, en proie à quelque dangereuse idée fixe d’alcoolique. Et ses mains serrèrent plus fort la manche à laquelle elle s’agrippait.

Address ? … répéta-t-il en tapant du pied.

Rien. Elle s’entêterait à ne pas la dire.

Il fut sur le point de la malmener pour la faire lâcher prise. Une honte le retint. Et, rageur, avec le sentiment de son ridicule, il se mit à marcher à grands pas, traînant, contre son gré, cette compagne à son bras.

— Si je savais seulement où demeure Rodrigo ! Il sait où est son hôtel, lui !… Je pourrais aussi téléphoner à Alvaro, au Continental. Mais, à cette heure-ci, il n’y sera pas… Et puis, j’ignore s’il en sait plus long que moi. Il pourrait, n’importe comment, téléphoner à Rodrigo… Oui… Mais entrer à la poste ou chez le bistro… Qu’est-ce qu’elle fera pendant ce temps-là ?… Je vais prendre une voiture et la planter là, voilà tout.

Vraiment, pouvait-il, dans l’état où elle était, l’abandonner dans la rue, seule et à cette heure, triste proie des farceurs possibles ou du poste de police ?

Il se tourna pour l’examiner, furibond, tout en avançant à grands pas. Elle tenait toujours son vieux feutre dans sa main, Ses cheveux extraordinaires volaient au vent de la marche.

Au bout de la petite rue déserte, ce fut un carrefour assez passant. Les gens commencèrent à les regarder. Alors il diminua l’allure folle de leur course, vexé de la sensation qu’ils faisaient.

Presque sans le savoir, machinal, il se dirigeait vers le quartier où il habitait.

Il ne pouvait pourtant pas l’emmener chez lui ?

Dans l’ombre d’une porte cochère, il s’arrêta. Contenant sa voix, essayant de ne pas trop crier :

— Donnez adresse ?… Give address !… Il faut rentrer vous coucher !… Vous coucher ! You must rentrer ! Go… Go to bed ! Au lit !

— Aoh !… No !… Pas ça vouloir ! Pas ça !… Moi non coucher ! No !…

Sans comprendre, il la vit s’éloigner à grandes enjambées. Il courut derrière elle pour la rattraper, pour la sauver. Mais, très droite malgré l’ivresse, elle s’en allait vite ; et sa silhouette sans chapeau se perdit bientôt dans la nuit éclairée, parmi la foule et les voitures.


VI

 ttablé devant un rond de galantine, il se mit à rire tout seul.

C’est ce qui bien souvent arrive quand, après l’aventure, on rentre chez soi ; car, la colère passée, d’acteur on devient spectateur, et c’est surtout de soi-même qu’on se divertit.

Un mélange de cauchemar et de drôlerie restait dans son esprit.

La chevelure flamboyante, les yeux en caverne, le silence des gestes mécaniques repassaient dans sa vision, rêve funambulesque. Mais ensuite le couple qu’il formait avec sa compagne forcée, dans la rue, quelle hilarité !

Cependant, un autre sentiment succéda : la commisération.

Cette pauvre Anglaise jetée dans Paris et ne sachant que quatre mots de français lui serrait un peu le cœur.

Comment et pourquoi se trouvait-elle seule à l’étranger avec la dèche, l’alcool et quelques fragments de poèmes pour tout bagage ? Quelle sombre histoire cela représentait-il ?

En fumant enfin sa cigarette au milieu de ses livres, de ses bibelots, il se dit que, malgré tout, il était un heureux de la terre. Il goûta sa bonne santé, l’équilibre de ses facultés, la plénitude de son art, le confort de sa modeste demeure.

Être un déchet humain comme cette fille hagarde et sans doute inoffensive lui parut la dernière des misères.

Longtemps, en y songeant, il regarda la fumée de sa cigarette composer et décomposer d’informes créations. Puis, peu à peu, comme chaque soir, sa pensée retourna vers son atelier, vers son travail en train, qu’il reprendrait demain avec tant de plaisir.

« Je crois qu’Alvaro sera bien heureux quand il verra que j’ai commencé sa fontaine. »

Il jugea qu’avant de continuer il était préférable de lui faire voir l’ébauche. Après réflexion, il décida de lui envoyer un pneumatique. Il le jetterait à la poste en allant à l’atelier.

Ayant écrit cela sur sa table encombrée, après quelques bâillements il se dirigea vers sa chambre à coucher.

Ô bonheur d’aller, comme chaque soir et pour toute la nuit, retrouver son bon sommeil de brute fatiguée !

Le lendemain, au premier coup d’œil jeté sur sa fontaine, il fut satisfait. Il se défiait quelquefois de ses emballements, sachant quels désespoirs pouvaient suivre.

— Non !… C’est bien !… chuchota-t-il en passant sa blouse.

Déjà son regard dévorait modelait avant ses mains. La belle lumière du matin jouait dans la poussière et posait des pierreries sur des têtes et des épaules de plâtre. Jusqu’au moment d’aller déjeuner dans le débit du coin, quatre ou cinq belles heures de travail allaient s’écouler, rapides comme des minutes ; heures pendant lesquelles on ne sait plus où l’on est ni qui l’on est, ayant oublié même le nom qu’on porte et si l’on est un homme ou une femme.

La glaise docile attendait son maître. En plongeant dans la cuve, les manches retroussées, Harlingues se mit à chanter.

À midi seulement quelqu’un pénétra. Ce fut Samadel. Il venait dire qu’à la fin de la semaine, il pourrait mouler le buste de la maman. Il admira la gracieuse fontaine commencée, nouveauté dans l’œuvre d’Harlingues, d’ordinaire dirigée plutôt vers la puissance.

Ensuite tous deux se souvinrent ensemble de quelques faits amusants ou singuliers de leur collaboration déjà vieille. Ils fumèrent une cigarette, se séparèrent, et ce fut, pour Harlingues, l’heure d’aller prendre son repas.

Il revenait à peine, et sa blouse n’était même pas boutonnée qu’Alvaro fut là.

— Cher, tu m’as dit dans ton mot de passer aujourd’hui. Je…

« Ah ; … »

Harlingues croisa les mains pour le regarder.

Alvaro fut muet un bon moment.

— Écoute, s’écria-t-il enfin, il faut que tu me laisses t’embrasser !

Il le fit en riant de joie.

— Ce sera certainement une de tes plus charmantes œuvres, mon grand Jude ! Quelle trouvaille que ce mouvement ! Ça restera, tu sais ?… Ah ! je suis bien fier, moi, de t’avoir parlé de cette fontaine !

Il alla contempler encore, avança, recula, puis ses petits yeux noirs furent pleins de projets.

— En quoi sera-t-elle ?… En bronze ? En marbre ? Il me semble que c’est en marbre.

— Oui, en marbre, certainement.

— Tu as compris où je voulais la mettre, n’est-ce pas ?

— Mais oui. Juste devant la maison, avec le vert de la grande pelouse dans le fond.

— C’est ça !… C’est bien ça !…

Il devint presque enfantin.

— Quand crois-tu que je pourrai l’avoir ?

Et Jude riait de son impatience.

Peu après, leur première discussion se renouvela.

— Ce n’est pas possible que tu persistes, cher ! Pense ! Je veux un exemplaire unique. Je demanderai même que le moulage soit détruit. Alors ? Tu vois bien qu’il faudra m’obéir ?…

Jude finit par faire remarquer que le modelage n’étant même pas terminé, bien du temps leur restait encore et qu’il était inutile de poursuivre ces débats pécuniaires.

— Tu n’as pas envie d’aller à Bellevue ? Je pourrais t’y emmener le jour que tu voudrais. Tu as peut-être des mesures à prendre ? Nous irions déjeuner là-bas. J’ai toujours la femme de mon jardinier qui ne fait pas mal la cuisine… C’est dommage que Rodrigo soit à Londres… Nous l’aurions emmené.

— Ah !… Il est à Londres ?…

— Oui. Il a une sœur mariée là-bas… À propos, depuis le temps que je ne suis venu (Alvaro se mit à rire) tu n’as pas revu son Anglaise ?

L’instant qu’Harlingues hésita fut si bref qu’il était impossible de le percevoir.

— Non, dit-il.

Et, dès qu’il eut prononcé ce mensonge, il le regretta.

Alvaro ne lui laissa pas le temps de s’appesantir là-dessus.

— Bon ! fit-il en se frappant le front. Que je suis bête ! Je te parle de Bellevue et j’oublie que je dois m’absenter pour une semaine. Un petit voyage en Belgique. Je vais voir un antiquaire de Bruxelles qui m’écrit, et j’en profiterai pour aller dans d’autres villes. Toujours l’installation de mon pied-à-terre… Mais, dès mon retour, nous arrangerons notre déjeuner champêtre, n’est-ce pas ?… Au revoir, Jude. Je ne t’ai pas assez dit !… Ah ! que je suis heureux de ce que tu as fait !

Au lieu de chanter, maintenant, il travaillait en serrant les dents, et son visage était assombri.

Pour quelle raison incompréhensible avait-il voulu cacher ce qui s’était passé la veille ?

Une pudeur pour la pauvre autre ? Un souci de ne pas augmenter l’antipathie d’Alvaro ? Que voulait dire, vis-à-vis d’une passante, ce coup de générosité dont il s’étonnait lui-même ?

« J’aurais aussi bien pu répondre à sa question en lui racontant tout. Je ne la connais pas, cette fille, et j’espère bien, fichtre, ne la revoir jamais ! Alors, qu’est-ce que cela pouvait me faire de le voir rire ? Déjà nous nous étions assez amusés d’elle ensemble ? »

Une sorte d’humiliation, chose confuse et lourde, pesa sur son cœur.

— Ah ! oui ! Toujours la férocité naturelle qui gouverne le monde.

Ils s’étaient mis à trois, trois hommes sains, heureux, avec de l’argent dans leur poche et la considération de la société dans leur destin, à trois pour faire une marionnette de cette créature sans mâle pour la défendre, parce qu’elle était déchue, pauvre et étrangère. Ils avaient parlé d’elle devant elle, comme des mufles. Ils avaient commencé, dans ce bar, par lui remplir indéfiniment son verre, au risque de la voir rouler sous la table. Le mépris d’Alvaro pour elle, qui ne pouvait répondre, personne n’avait essayé même de le détourner. Et lui-même, Harlingues, hier, il avait failli la battre parce qu’elle s’accrochait à son bras, heureuse, peut-être, de se sentir enfin protégée contre les autres et contre elle-même par une force virile, abandonnée qu’elle était sur le pavé de Paris.

Il y avait, peut-être, un désespoir derrière sa conduite ? Le peu de paroles dites par elle dans l’atelier prouvaient qu’elle n’était pas une simple roulure de cabaret. Elle avait une éducation. Rien, dans ses manières, n’était vulgaire, malgré les petits verres.

« Et puis, quoi ?… C’est une femme ! »

Il se surprit prononçant tout haut cela.

Maintenant il comprenait qu’il avait eu simplement honte, peut-être : honte pour la corporation masculine tout entière.

« Tiens !… Après tout, j’ai bien fait de ne rien dire ! »

Et, mécontent, obscur, il donnait dans sa glaise des coups de poings violents qui n’avaient sans doute pas absolument toute leur raison d’être.

Au bout d’une heure, son esprit avait vagabondé, fait le tour du monde et même de l’univers.

Plus rien ne lui restait de sa mauvaise humeur.

Mais haletant et les cheveux trempés, long effort et chaleur de juillet, il vivait les minutes sacrées où le sculpteur sent, de tout son toucher électrisé par le travail, le frisson même de la vie commencer à naître sous ses doigts.

VII

Samadel et son aide, avec les mouvements calmes de l’expérience, se disposaient à jeter sur le buste ce premier lait de plâtre qui précède la chape au centre de laquelle s’imprimera le modelage, véritable négatif où les bosses sont en creux et les creux en bosse. Un moulage, c’est jour de branle-bas dans l’atelier. La porte reste grande ouverte, et le sculpteur ne travaille guère. Quelle que soit l’habitude qu’on en ait, il y a toujours battement de cœur quand on voit peu à peu disparaître l’œuvre qu’on a faite sous ce plâtre sans cesse épaissi. Car, somme toute, le moulage est un attentat. Cruellement, il ensevelit das son sépulcre blanc cette glaise amoureusement pétrie, et qui semblait garder encore la moiteur des mains créatrices. Condition monstrueuse de l’infortunée sculpture ! L’original, à vrai dire, est à jamais sacrifié. Du moule à creux perdu qui l’imprime, il sortira tragiquement par morceaux, à la façon d’un enfant trop gros pour la mère, et que les médecins arrachent comme ils peuvent du sein qui l’a formé. Des semaines, des mois, parfois des années de travail sont à la merci d’une erreur, d’un accident. C’est pourquoi le rôle des mouleurs est plein de responsabilités terrifiantes. Heureux ceux qui, comme l’Espagnol Hernandez, ce statuaire de génie, ont pris le parti de tailler directement dans la pierre ou le granit. Ceux-là ne connaîtront pas la douleur de voir leur cher travail sombrer dans la catastrophe nécessaire et méthodique après laquelle ils n’auront plus devant eux, pour dire toute la vérité, qu’un décalque de leur statue, et non celle qu’ils façonnèrent au prix de tant de peine et d’ardeur. Samadel, tranquille et souriant, établissait son fil sur le premier lait, puis le couvrait, opération qui doit être faite avec précision et hâte, car le plâtre prend vite et le moment où le fil est prêt à être tiré ne dure qu’un instant avant la pétrification définitive. Ensuite, ce fut le recouvrement à pleines mains, le naufrage de l’argile à forme humaine sous les stalactites et stalagmites du plâtre. Appuyé contre sa fontaine en chantier, Harlingues regardait cette mise au tombeau du visage maternel. Une triste allusion aux funérailles occupait son esprit. Il savait que, tout à l’heure, la ressemblance avec l’enterrement serait plus directe encore, quand la voiture de Samadel emporterait le moule et qu’une place resterait vide dans l’atelier. Il avait vu bien souvent ses statues s’en aller ainsi, bulles d’air enfermées dans la chape creuse. Mais, en attendant la résurrection blanche qui sortirait de là, cette seconde mort de sa mère lui faisait mal. Sans qu’on le sache, rien ne prête plus aux pensées mystiques que les divers stades du moulage. Ce que les croyants appellent « la réversibilité des mérites » ne trouvera jamais de meilleure image. La glaise travaillée, tourmentée, martyrisée pour arriver jusqu’à la statue, n’aura pour récompense que cet ensevelissement dans l’horreur du plâtre, puis cet arrachement sans pitié, puis ce retour humiliant à la cuve commune où sa substance redeviendra de la terre sans forme, prête pour de nouveaux labeurs de l’artiste. Les honneurs et l’argent, ce qu’on appelle la gloire, seront pour le double et tout ce qui sortira du double, Cependant, la primitive glaise, malgré sa destinée fatale, fut l’unique artisan de ces lendemains magnifiques. C’est elle seule qui donna sa forme à la matrice première d’où naîtront les exemplaires de la statue, c’est elle seule qui fut le chef-d’œuvre.

Quand le roulement de la voiture de Samadel se fut perdu dans les rumeurs de l’après-midi, Harlingues, resté seul dans l’atelier, sentit un immense désarroi l’envahir.

Il eut l’impression étrange que, pour quelque temps, son cœur n’existait plus qu’en creux, exactement comme le buste de sa mère.

Il tourna plusieurs fois sur lui-même, s’arrêta, soupira. Puis, il essaya d’avoir du courage, et reprit ses ébauchoirs pour continuer sa fontaine, Mais il sentit tout de suite qu’il n’allait faire que de la mauvaise besogne, et peut-être même détruire de la beauté.

D’un geste vaincu, triste, il essuya ses ébauchoirs et les rangea dans la vieille boîte. Puis, ayant arrosé l’ébauche, il défit sa blouse. Il n’avait plus qu’à s’en aller.

Il n’était pas tard. Qu’allait-il faire jusqu’à la nuit ?

Un désir d’enfant lui venait d’être, ce soir, invité par quelqu’un. Alvaro n’était pas à Paris. Il chercha, parmi ses camarades, chez lequel il pouvait aller frapper. Il ne trouva personne. Il était tout seul dans la vie.

L’idée de rentrer à cette heure chez lui l’effrayait. Son pauvre logis n’avait pas l’habitude de l’accueillir dans la journée. Il n’y trouverait qu’hostilité, silence ; et des rêveries neurasthéniques l’y attendraient.

— Je pourrais peut-être me coucher et dormir… se disait-il,

Il regarda sa table à modèle, le vieux coussin qui traînait par terre. Dormir là, parmi ses statues, valait mieux que de retourner vers son lit nocturne.

Il ramassa le coussin, le disposa sur la table, avec la certitude qu’il faisait inutilement cela. Ce n’est pas parce qu’on a le cœur gros qu’on dort, au contraire.

Un mot affreux restait dans sa Ode serrée : « je m’ennuie. »

Il leva les yeux vers les planches étagées jusqu’au haut des murs. Il y avait bien des rangements à faire dans son atelier. Les mains molles, le regard perdu, son impression était d’être tout à coup jeté dans le néant.

Il avait déjà connu ces dépressions d’artiste. Ces jours-là, seule l’idée du suicide lui était agréable.

Il s’assit sur la chaise unique qu’il possédait ; et il ne savait vraiment plus que devenir.

Il lui sembla qu’on grattait à la porte. Il finit par en être agacé. Violemment il se leva pour aller ouvrir, constater qu’il n’y avait rien derrière cette porte, rien que la rue vide où, dans un instant, il s’en irait, malgré tout, mener ses pas sans but.

— Vous ?… s’écria-t-il avec une intonation où passa de la colère.

Et Mrs Backeray fit une entrée assez étonnante.

Elle portait un petit tailleur propret, un feutre neuf, ses joues étaient poudrées et fardées, ses yeux légèrement allongés au kohl, sa bouche crayonnée de rouge. Normale, le regard direct, elle tendit la main.

You must excuse me, dit-elle, about the other day. I was se sick ! I really did not know exactly what I was doing.

Elle parlait vite, avec un demi-sourire. Voyant qu’il n’avait rien compris :

— Excuse-moi, vous… venioue vous dire… Pas bien, autre jour…

Impatientée de ne pouvoir s’exprimer, elle soupira nerveusement.

Harlingues, de tous ses yeux trop clairs, la regardait. Il ne la reconnaissait pas. Il la trouvait belle. Cette transformation gênait le sentiment confus qu’il avait en la revoyant devant lui. C’était une espèce de complicité venue de ce que, chevaleresque, il avait menti pour elle. Courtois, il avança la chaise.

Elle ne s’assit pas, mais elle ôta son chapeau. Ses cheveux, tempête de cuivre, flamboyèrent. Ainsi poudrée et fardée, elle était nette et comme repassée. Et les couleurs de son visage, aidées par l’arrangement, réapparaissaient pour expliquer son type.

Il remarqua le bleu foncé de ses yeux battus, la courbe particulière de sa bouche fatiguée, l’intellectualité de ses tempes, le coup de soleil de sa chevelure. Le peigne et la brosse avaient fait leur travail là-dedans.

Lente, appliquée, elle persistait à vouloir s’excuser.

— Moi… pas convenable… mais moi vous dire… moi comprendre…

Pensant lui venir en aide, il articulait tout bas en même temps qu’elle ; et tous deux, nez à nez, se dévoraient des yeux comme des sourds-muets.

Découragée, elle se tut. Son regard chercha dans tout l’atelier.

Your mother ?… interrogea-t-elle.

— Ma mère ?… Partie… moulage.

Pâtie… répéta-t-elle.

Et ses prunelles enfoncées se remplirent d’une tristesse immense et comme crépusculaire.

Qu’avait-elle à dire au sujet de ce buste, qui, chaque fois qu’elle était venue, l’avait tant préoccupée ? Impuissant comme elle, Harlingues ne pouvait le lui demander. Confrontés, chacun ayant sur les lèvres tout le langage humain, ils ne disposaient que de leur bafouillage respectif pour se parler.

Your mother… Votre mère… Il est morte… Vous…

Des larmes parurent dans l’ombre bleue du regard. Mrs Backeray ferma les paupières. Comme une femme s’évanouit, elle tomba sur la poitrine d’Harlingues. Et, son accent serrant les mots jusqu’à les mordre, elle jeta tout d’une pièce :

— Je t’adore !

Pensa-t-il quelque chose ? La masse légère des cheveux rouges lui couvrait les lèvres. Une odeur poivrée pénétrait ses narines subitement dilatées. Le poids d’une femme qu’on reçoit sur la poitrine ne se supporte qu’en l’entourant de ses bras. Courbé sur la proie facile qui se donnait à lui, l’homme, par simple réflexe de mâle, chercha tout de suite à baiser la bouche.

Mais une main froide écarta fortement son menton, tandis que la tête ébouriffée se nichait sur son épaule,

No, no… I don’t want that ! … Moi pas ça vouloir…

Les mêmes mots qu’elle avait dits le soir de l’aventure !

Elle continua, se berçant étroitement contre lui :

— Vous… maman morte… Moi… Vous une enfant…

Et si tendre était la voix pleine de larmes, qu’il ne chercha pas à deviner ce qu’elle voulait dire.

L’étreinte qui les unissait était trop proche pour que toute difficulté n’en fût pas abolie entre eux.

Persuadé qu’elle le comprenait :

— Chérie !… murmura-t-il, la bouche dans ses cheveux, je suis loin d’être un enfant ! J’ai bientôt quarante ans, vous savez.

Il souriait d’un sourire qu’elle ne pouvait voir, indulgence, attendrissement, avec un reste de sensualité masculine et un peu d’étonnement de ce qui lui arrivait.

Elle se redressa doucement pour le regarder, et lui prit le menton dans ses deux mains qui maintenant étaient chaudes. Ses yeux parlaient à sa place. Ils avaient l’éloquence de ceux des bêtes, quand elles veulent dire quelque chose que nous ne comprenons pas tout à fait. N’osant plus prononcer un mot pour ne pas ridiculiser cette minute, elle avait un petit frémissement des lèvres, et tout son être pantelait.

Cela dura le temps que durent les grandes émotions. Puis elle s’écarta de lui sans brusquerie et lui tendit les mains comme quelqu’un qui s’en va.

— Non !… supplia-t-il.

Et sa propre intonation le surprit.

Elle était venue avec son mystère tendre, juste comme il était seul et sans courage. Il n’avait pas besoin de comprendre. Cette femme qu’il avait vue ivre et sordide lui réapparaissait lucide et propre, devenue désirable, portant sur elle toutes les marques de sa caste distinguée et la plus douce chaleur humaine dans son regard. C’était sans doute une aventurière. Elle était tout de même d’une autre qualité que les petits modèles du sculpteur. Faible et vite persuadé par le féminin, Harlingues voulait bien accepter l’occasion passante.

Oh ! qu’elle ne s’en allât pas si vite ! Qu’elle restât avec lui ce soir, puisqu’il ne savait, aujourd’hui, que faire de sa vie…

— Mrs Backeray !… continua la voix implorante.

Et, subitement, en prononçant ce nom, il se dit qu’elle ne connaissait pas même le sien. Il se mordit les lèvres pour ne pas rire à cette idée. Mais trouvant cela pour la retenir :

You pas savoir my name… Moi vous donner carte.

Elle comprit, et répondit vite :

— Oh ! I know it ! You are Jioude Harlinneguès.

— Ah ! vous le savez ! C’est Rodrigo qui vous a dit ?

— Rodrigo, yes !

— Oui… mais moi je ne sais pas l’orthographe du vôtre.

Il ajouta, réparant un oubli fort important :

— Ni votre adresse !

Sur le mot adresse, elle chercha dans son petit sac, y prit sa carte — simplement son nom — et son geste demandait un crayon pour écrire la suite.

Harlingues finit par en trouver un dans ses boîtes. Pendant qu’elle écrivait, le petit sac lui rappelant quelque chose :

— Cigarette ?… proposa-t-il.

Elle secoua la tête en tendant la carte. Elle était pressée de partir.

« Si j’allais avec elle ? » pensa tout à coup Harlingues.

Aller avec elle ? Quel changement dans leurs étranges rapports ! Il n’y avait pas une semaine qu’il avait failli la battre pour se débarrasser d’elle.

Cette pensée le remit du coup à la raison.

— Alors, au revoir !… dit-il avec un geste de regret.

Corrects, ils se serrèrent la main sur le seuil. Mais longtemps, demeuré seul dans son atelier, le sculpteur regarda, sur la manche de son veston, un peu de poudre de riz qui restait. Et tout ce qui passait de compliqué par sa tête l’avait déjà guéri de sa neurasthénie.


VIII

 l avait dû la froisser en quelque chose, parmi les tâtonnements et les ânonnements de leur langage insensé. Vainement attendit-il sa visite, le lendemain.

Cependant, cette attente intriguée l’avait aidé toute la journée à travailler. L’impression qu’il pouvait être, d’une minute à l’autre, dérangé par elle, lui donnait une fièvre salutaire. Autour de l’ébauche, il avait retrouvé son génie.

En rentrant chez lui plus tard encore que d’ordinaire, il se sentait un peu vexé, dans tous les cas « bien attrapé ».

— Suis-je bête, se disait-il en montant l’escalier. Voilà que je me mets de mauvaise humeur pour cette bonne femme-là, maintenant !

Il projeta de lire après son dîner pour n’y plus penser, ou de se coucher dès la dernière bouchée.

Mais il fit autre chose, même avant de se mettre à table. Car, sur son assiette, en évidence, il y avait une lettre, et cette lettre était de Rodrigo.

Cher monsieur Harlingues,

Ne sovez pas trop étonné de cette lettre. Je ne peux pas ne pas l’écrire, étant trop exalté. J’ai pensé que c’était à vous plutôt qu’au terrible Alvaro qu’il fallait raconter ce que j’avais entendu à Londres au sujet de notre pauvre Anglaise.

Vous serez étonné comme moi d’apprendre qu’elle est très connue dans le monde littéraire d’ici, du moins comme poète, car on sait peu de choses de sa vie privée, ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’elle vit à Paris depuis plusieurs années. (Les gens pensent que, n’ayant presque pas d’argent, le change est sa seule chance de ne pas mourir de faim !)

J’ai pu facilement me procurer les trois livres de vers qu’elle a publiés. C’est en les lisant qu’il m’a été permis de deviner à peu près sa biographie.

Je vous dis tout de suite que ces vers sont remarquables, comme je m’en étais douté, qu’ils sont, de plus, d’une nouveauté, d’un ragoût, d’une force auxquels notre époque nous a peu habitués, et simplement fantastiques de la part d’une Anglaise, par leur audace qui, même en France, aurait de quoi surprendre. Mais je vous en reparlerai tout à l’heure.

Il résulte donc de ma lecture, aidée par deux ou trois dires récoltés ici et là, que Mary Backeray (ce n’est d’ailleurs pas son nom de femme, mais son nom de jeune fille), fut d’abord une saine enfant de la nature, née et élevée à la campagne, où sa famille dirigeait de grandes fermes ; qu’elle se fit malgré cela, par des études assidues, une culture littéraire et artistique de premier ordre ; qu’elle écrivit des vers dès son enfance (non publiés) ; qu’elle se maria très jeune (car elle était belle !!) avec un homme titré qui l’emmena dans son château, loin des siens, et lui fit vivre une de ces monstrueuses existences anglaises dont la seule idée, à nous autres Latins, glace le sang dans les veines ; que, prisonnière dans ce château à la Brontë ou à la Julien Green, seul avec un être de glace qui détestait sa fougue, elle n’eut de consolation que par ses deux enfants (car elle a eu deux enfants), et qu’au bout de bien des années, on ne sait ni comment ni pourquoi (peut-être les enfants étant grandis ou arrachés d’elle) elle s’échappa de sa geôle aristocratique, mena dans Londres une bohème misérable et mystérieuse, y publia ses deux derniers livres, beaucoup plus beaux que le premier, puis disparut définitivement (nous savons où elle est, n’est-ce pas ? et ce qu’elle fait !).

Une telle vie, on la retrouve tout entière dans ses poèmes auxquels je veux revenir.

Quel dommage que vous ne lisiez pas l’anglais. J’essaierai bien de vous en traduire quelques vers, mais qu’est-ce qu’une traduction quand il s’agit de poésie ?

Sachez-le, du moins, dans ces vers étonnants, on trouve lyrisme, mauvaise humeur et profondeur à égale dose. Sous une forme presque toujours bourrue et pleine d’ironie, on y trouve sa solitude effroyable, sa rage contre le gentleman qui ne lui parle jamais et la traite en roturière, presque en servante, son ennui dans des pièces froides et trop bien rangées, son regret de sa terre, toutes les fraîcheurs de la nature ; rien, cependant, sauf l’attendrissement anglais pour les daisies (pâquerettes), les daffodils (narcisses) et les lilies (lis), qui remplissent les vers des autres auteurs britanniques, car sa verdeur et sa puissance négligent ces mièvreries nationales. On y trouve aussi parmi de sombres revendications presque populacières, — à côté d’un humour inouï quand elle s’adresse, par exemple, à sa cuisinière (au temps de sa splendeur) ou parle des divers galetas de : sa bohème londonienne, — on y trouve des élans de prière désespérée et surtout, ce qui remue le cœur, les plus beaux, les plus touchants vers maternels qu’une femme ait jamais trouvés pour ses enfants — ce qui ne l’empêche pas d’écrire aussi, fort brutalement, sur la condition de la femme enceinte et de la femme en général.

Je crois que pas une n’est plus femme que celle-là, j’oserais presque dire plus femelle, mais une femelle qui, bien que levant sans cesse le drapeau rouge, pense surtout à ses petits.

Avec cela l’aveu de sa chute progressive, l’amour orgueilleux de son art, et une technique qui n’appartient qu’à elle. Et nulle part, chose plus curieuse que tout le reste, on ne voit se manifester l’influence de l’alcool.

Que ce descendant de votre Villon et de votre Verlaine soit femme — et née en Angleterre, encore… — voilà le plus étrange de toute l’affaire, vous ne trouvez pas ?

Dites si je ne suis pas prophète pour avoir senti tout cela dès le bar de Montparnasse ? Cette femme serait seulement un peu belle ou plutôt ne serait pas impossible, il y aurait de quoi avoir le grand béguin, malgré son âge. Je sais bien qu’Alvaro rirait de moi s’il savait. Aussi n’est-ce pas à lui que je me confie. Il est trop grand seigneur pour apprécier celle sorte de saveur. Mais moi qui ne suis pas « de votre Europe blasonnée », moi le sauvage, je vous dis sans honte mon impatience de revoir cette femme après ce que je sais d’elle. Car peut-être serait-il possible de la tirer de son horreur et d’en faire ou plutôt d’en refaire un être merveilleux, en la régénérant.

Je ne suis pas sûr que vous ne souriez pas comme le ferait Alvaro, tout en lisant cette trop longue lettre. Excusez-moi, cher monsieur Harlingues, si j’ai tant abusé de votre patience. Mais vous êtes un si grand artiste qu’il m’a semblé sentir en vous celui qui pouvait tout comprendre. Et, certes, l’homme qui fit la Grande Initiée est capable d’apprécier le goût du mystère, même chez un être aussi déclassé que celui dont je parle.

Croyez, maître, à mon admiration, à ma cordialité toute respectueuse.

Dans une quinzaine environ, je serai revenu de Londres. Quelle joie de vous revoir au milieu de vos chefs-d’œuvre

Rodrigo.

Après qu’il eût dîné, plusieurs fois il relut cette lettre.

Ce n’était pas seulement pour ce qu’elle contenait sur l’histoire et la mentalité de l’étrangère, ce n’était pas seulement parce qu’elle le rendait fier, tout à coup, d’avoir été choisi par un tel poète, c’était surtout parce que cette lettre éclairait Jude sur lui-même, lui faisait découvrir des sentiments profondément cachés dans son cœur.

« …En faire ou plutôt en refaire un être merveilleux en la régénérant… »

C’était à cela qu’il pensait sans le savoir depuis l’instant où cette femme avait eu ce regard en le comparant au visage de sa mère.

Les paroles qu’elle avait dites ensuite au sujet de ses statues n’avaient fait qu’accentuer son obscur intérêt pour l’inconnue qui parlait ainsi.

Par la suite, malgré la désinvolture avec laquelle il avait reçu ses marques inattendues de tendresse, quelque chose en lui savait bien que l’affaire était plus sérieuse qu’il ne voulait le croire.

Soudain magnifiée par ce qu’il apprenait d’elle, la pauvre Anglaise « cette bonne femme-là », devenait à présent l’être rare, le dangereux enfant perdu sur lequel on ne saurait refermer ses bras qu’avec émotion et une sorte de douloureux respect.

Il n’était plus « bien attrapé » mais triste.

Elle ne revenait pas le voir. Cependant, c’était pour lui seul qu’elle avait coupé ses cheveux, rafraîchi sa toilette et son visage, pour lui qu’elle était devenue belle. Sans bien deviner comment, chose de plus en plus certaine, il l’avait froissée dans son élan vers lui.

Sombre, la lettre éparpillée sur son petit divan, il réfléchissait, se reprochait d’avoir compris en retard près de quel beau pathétique roman il venait peut-être de passer.

IX

Sans cesse « habiller », c’est la technique du sculpteur.

Comme la personne humaine qui, du squelette profond aboutit à l’épiderme superficiel, la statue, progressivement épaissie, part de l’armature décharnée pour arriver au plein volume dont elle finira par occuper l’espace.

Actif autour de sa fontaine, Harlingues ne cessait d’ajouter de la terre à sa terre. Ses savantes mains !

Tandis qu’il travaillait, sourcils froncés, ses chères divagations, certes, ne se répandaient plus dans le chaos universel ; mais un objet bien précis leur servait de thème.

Il se répétait avec entêtement que Mrs Backeray n’était pas revenue, qu’elle ne reviendrait sans doute jamais, qu’elle était peut-être repartie pour l’Angleterre, ou simplement changée d’hôtel ; que, quoi qu’il en fût, il ne la reverrait pas.

Après tout, peut-être, était-ce mieux pour lui ? Tranquille et seul, pourquoi s’embarquer sur le navire hasardeux de l’aventure amoureuse ? Il était encore temps d’oublier cette femme, d’éviter la tempête menaçante. Pendant quelques minutes, il se félicitait lâchement. Un moment après, un regret le torturait. Et c’était la première fois de sa vie que son esprit était plein d’un être féminin qui ne fût pas une statue.

— Rodrigo trouvera bien moyen de la retrouver, lui !

Cette pensée stimulait son désir de la revoir. Un peu de malhonnêteté s’ajoutait à ses sentiments troubles, C’était Rodrigo qui l’avait découverte, c’était Jude qui voulait l’accaparer. Était-ce sa faute ? N’avait-elle pas fait le premier pas ?

Fébrile, il tendait sans cesse l’oreille vers les bruits du dehors, et, par instants, il lui venait un sourire faux en constatant une telle agitation. Quelle importance elle prenait tout à coup, cette femme ! Hier encore, ce n’était qu’une épave sans intérêt, une passante…

Il savait bien que l’imagination seule travaillait, jusqu’à présent, et que le cœur n’y était pas pour grand’chose, non plus que le désir. Ce n’était pas une passion, mais plutôt l’espoir d’une passion, un flot de vie inconnue qui voulait bondir en lui. Somme toute, à son âge, il pouvait dire qu’il n’avait encore jamais connu l’amour.

Au bout de deux heures d’un labeur concentré, la porte, en s’ouvrant, le fit sursauter, devenu pourpre.

Elle ?

C’était un camarade des beaux-arts, un peintre perdu de vue depuis des années. Il venait voir Harlingues avec un tout jeune ami qui désirait faire de la sculpture.

Il fallut parler, s’intéresser, montrer les plâtres, rire à des plaisanteries, écouter des théories d’art, discuter… Ces garçons ne s’en allaient pas.

Un modèle qui vint se présenter et qui frappa timidement : second battement de cœur. Et puis ce fut Samadel, et puis un architecte avec sa femme et ses filles, et puis Krikri. L’atelier, rempli de voix, bruissait à la manière d’un marché. Il y a des jours comme cela, tout à coup.

Dérangé dans son travail, dérangé dans ses pensées, Harlingues, le sang à la tête, ne savait plus à qui répondre. Ses yeux de cristal fulguraient. Une nervosité grandissante lui faisait mal.

Il en fut ainsi jusqu’au soir.

Le dernier importun parti, longtemps il s’inventa des prétextes pour ne pas s’en aller à son tour. Inutile de chercher à retrouver où il en était de sa fontaine. Mais il nettoya ses outils, arrosa sa glaise et lava ses mains avec des lenteurs excessives. Et toujours ce guet, toujours ce regard vers la porte…

Le lendemain fut un jour de calme parfait. Cependant la nervosité subsistait.

« Si elle revenait… »

Les idées trottent.

« Si elle revenait, le mieux, pour la retenir, la garder, l’étudier, ce serait de faire son buste. Voilà une bonne idée ! Sans compter que, même au seul point de vue sculptural, elle est fichtrement intéressante ! Les cheveux, quelle belle masse à fouiller ! Et le regard, l’enfoncement des yeux ! Et tout ce qu’il y a dans cette bouche fanée ! Et les tempes ! Et le front ! Ce serait encore une belle œuvre, je le sens ! »

Ayant fait cette découverte, le voilà pressé de finir sa fontaine. Ce n’est plus la grande fièvre de l’inspiration. C’est la hâte de quelqu’un qui se débarrasse d’une corvée. Il faut que sa fontaine soit achevée ou presque achevée avant d’entreprendre le buste.

« D’ailleurs, elle est très avancée. Je ne vais plus avoir bientôt qu’à beurrer. Dépêchons-nous ! Dépêchons-nous ! Si Mrs Backeray, comme ça, brusquement, allait venir ?… »

— Au bout du cinquième jour, c’était devenu l’idée fixe. Il ne pouvait plus y tenir. Il avait une envie folle de la revoir.

Ce même soir, après avoir encore une fois dépassé l’heure au delà du possible, il défit violemment sa blouse, passa son veston, enfonça son chapeau sur sa tête, et, bien qu’il n’eût pas dîné, s’en alla d’un pas vif à la recherche de l’hôtel où elle demeurait.

Il avait étudié le quartier sur son plan de Paris. Il eut un plaisir de brute à courir après l’autobus déjà parti. Ce galop dangereux à travers les voitures lui faisait du bien.

Un peu avant la rue de l’hôtel, il descendit. Alors une angoisse lui serra la gorge. Il allait, tout à l’heure, apprendre : Mrs Backeray partie sans laisser d’adresse.

« J’aurais mieux fait de ne pas venir. Au moins, je pourrais encore espérer ! »

+ C’était un de ces hôtels comme on n’en trouve encore qu’à Paris, lépreux, noir, ignorant de toutes commodités modernes. Dans le bureau, renfoncement crasseux, empuanti sous un bec de gaz, il posa sa question à l’inconsistant personnage qui somnolait là. Sa voix s’étranglait, ses mains étaient glacées.

— Mâme Backeray, vous demandez ?…

Un coup d’œil au mur.

— Sa clé n’est pas là. Elle n’est pas rentrée.

— Ah !… fit Harlingues.

Et son sang se remit à circuler. |

— Vous pouvez lui laisser un mot… dit l’homme. Voilà du papier et une enveloppe.

Harlingues prit la plume. Ses doigts tremblaient légèrement.

Ce fut seulement au moment de formuler la première phrase : comment lui écrire ? Il était incapable de tracer trois mots d’anglais.

Gêné par le portier en attente, il se sentit grotesque.

— Je vais plutôt vous remettre ma carte, dit-il pour se donner du temps.

La carte était-elle suffisante pour expliquer sa démarche.

Brusquement, il écrivit sur cette carte : Come ! (Venez !)

Et quand l’encre fut séchée, il cacheta :

— Vous lui remettrez ça quand elle rentrera… recommanda-t-il.

— Elle le trouvera bien avec sa clé !… bougonna l’autre. S’il fallait attendre les clients toute la nuit…

Et Jude Harlingues, avec ces mots, sortit.

Au coin de la rue où il passait pour reprendre l’autobus, il eut-envie de retourner à cet hôtel pour écrire autre chose, Come ! c’était trop peu, ou trop.

« Tant pis !… » : murmura-t-il en haussant les épaules.

Son destin était engagé. Plein de perplexité, rêveur, il monta dans l’autobus presque vide.

Pour être sûr qu’on ne le dérangerait pas, il avait fermé sa porte à clé. Le grattement de Mrs Backeray, resté dans son oreille, il le reconnaîtrait tout de suite.

Depuis le matin, il travaillait comme un furieux.

— Si elle vient ce sera à la fin de la journée. J’aurais eu le temps de beurrer presque tout le groupe. Heureusement qu’il ne s’agit pas de grandeur naturelle.

Et son pouce allait et venait, véritable massage par effleurement. Voilà ce que beaucoup de sculpteurs appellent « beurrer ». C’est l’appel de la lumière. Partout où passe le pouce, la lumière passe aussi. Elle doit être partout. Pas de creux sans fond, pas de brusques coupures, pas d’ombre où le jour ne pénètre pas. Des doigts exercés d’aveugle verraient, si elle est faite selon les : lois sculpturales, les moindres détails d’une statue, C’est l’observance de cette condition primordiale qui prépare les effets du marbre ou du bronze, mais c’est également pourquoi le charme de la maquette fabriquée à la diable disparaît dès qu’il s’agit de l’exécuter en grand.

— C’est idiot de me dépêcher comme ça ! Je suis sûr qu’elle ne viendra pas !…

Elle vint.

Vers quatre heures, il entendit le : petit grattement. Le cœur sautant dans la gorge, il courut ouvrir. Et, dans sa joie inouïe de la revoir, il la saisit par les deux mains.

On a beaucoup parlé de l’Ève éternelle. Pourquoi ne parle-t-on pas aussi de l’éternel Adam, celui qui donna le jour à la compagne tirée de son côté ?

À force de penser à elle, Harlingues, dans le vide, avait recréé cette pauvre Anglaise. Il ne savait plus qu’il l’avait vue ivre et crasseuse, et rencontrée à la table d’un bar. Il ne savait que ce que Rodrigo lui en avait dit. Telle qu’elle se présentait maintenant, coquette, correcte et parée de son passé d’artiste et de femme, telle qu’il croyait toujours l’avoir connue.

La tenant encore par les mains, il l’attira doucement jusqu’au milieu de l’atelier. Il reculait en l’entraînant, et il la dévorait du regard.

Avec tout ce qu’il avait à lui dire, être obligé de garder le silence !

Malgré lui, les mots jaillirent de ses lèvres :

— Vous êtes belle ! Je suis heureux de vous voir… Ah ! si vous saviez ! Ôtez votre chapeau, que je voie vos cheveux… Comme vous êtes bonne d’être venue !

Elle dut attraper quelque chose au vol, car, délivrant ses mains, elle retira son chapeau.

— C’est ça ! Oh ! c’est magnifique !… On dirait une grande algue rouge.

Ses yeux tendres se promenaient sur la chevelure ensoleillée. Ce n’était pas absolument ce qu’on entend par rouge, mais plutôt le passage où le blond ardent va devenir rouge. Naturellement tordues, parcourues d’ondes épaisses, sans un fil blanc, les mèches en révolte accrochaient la lumière finissante et la renvoyaient, lueurs d’embrasement. C’était de ces gros cheveux riches qui se disposent d’eux-mêmes en forme de crinière.

Elle voyait bien qu’il l’accueillait avec joie, faisait fête à sa coiffure sauvage. Elle dit, un peu de bonheur sur sa figure ravagée :

You like it, don’t you ?

— Oui ! I like it. Oui, je les aime…

Les yeux fermés, la figure crispée par l’effort, il chercha. Comment, en anglais, dit-on : « algue rouge » ?

Mais cela dépassait son maigre savoir.

— Rouge… fit-il en tâchant de crier moins que d’ordinaire… Rouge… Red… c’est une algue !…

— Elle rapprochait ses sourcils, perdue dans l’indéchiffrable.

A… what ?

— Ça ne fait rien, allez !… Nous n’y arriverons pas.

Il la reprit par les mains, puis glissa ses paumes jusqu’aux coudes. Il admira ses yeux variés. Ils venaient de prendre une autre couleur. Elle pouvait avoir ce visage flétri sous le rouge, cette bouche tombée. Elle avait aussi cette lumière sur la tête et ce regard enfoncé, d’un bleu si sombre et si changeant, et qui semblait en avoir tant vu.

Elle était comme lui, misérablement muette, avec tout ce qu’elle eût voulu lui dire. Le langage de clown recommença.

— Moâ… vénioue. Vous disez moâ : come. Poûquoi ?…

— Moi dire come because want vous voir. Moi, je crois, love you.

Sombrement, elle secoua la tête.

No, you don’t love me !

— Mais si ! Mais si ! Je vous aime !

— Vous non connaît moâ.

Yes ! Connais vous. Vous poète. Vous… moi sais… moi comprendre…

Il eût pu prononcer le nom de Rodrigo, lui faire entendre, malgré les difficultés, que le Brésilien était à Londres. Elle eût deviné le reste. Il serra les dents, humilié. Trop tôt elle saurait l’admiration du rival.

Ses mains persuasives attirèrent encore. Il voulait l’avoir sur son épaule, comme à sa dernière visite. Voyant qu’elle résistait, il n’osa pas. Il avait si peur de la froisser encore ! Il se courba pour embrasser ses longues mains, toutes les deux réunies dans les siennes. Il entendit son profond soupir. Relevant la tête, il la considéra longtemps. Il ne la tenait plus que par le bout des doigts. Maintenant elle regardait ailleurs, et ses sourcils étaient douloureux.

« C’est comme ça qu’il faudrait la faire », pensa-t-il.

— Écoutez ! You poser pour moi. Je voudrais.

Il lâcha le bout des doigts pour s’expliquer par gestes. Il modelait dans le vide en la regardant, montrait sa cuve de glaise, tapait sur la selle inoccupée, avançait la chaise pour la faire asseoir.

— Vous voulez bien ?… Yes ?

— Moâ ?… s’écria-t-elle en se frappant la poitrine. Do you mean you want te make my portrait ?

— Oui !… Oui !… Oui !… s’exclama-t-il en même temps qu’elle. C’est ça !… Poser pour moi !… Your portrait !

Elle lui mit la main sur l’épaule. Une émotion passait sur son visage. Et puis, sans qu’il s’y attendit plus que la première fois, elle se pelotonna contre lui.

— Ma chérie… murmura-t-il.

Ils restèrent un moment joue à joue, chastement. Il avait bien envie de l’embrasser, mais il se retenait. Désormais, il lui laissait l’initiative des gestes graves. Le nez chatouillé par les cheveux fous, il la garda sur sa poitrine tant qu’elle voulut. Enfin, elle se dégagea. Ce fut pour courir s’asseoir, le menton haut, déjà dans la pose.

« Elle est contente !… » se dit-il avec un rire de plaisir.

Et, comme il allait vers ses boîtes désordonnées, elle se retourna pour le suivre des yeux.

I must… établir armature.

Elle comprit en le voyant faire.

— Oh !… I see ! … disait-elle, intéressée.

Pendant qu’il faisait les préparatifs, elle lui demanda des cigarettes. Et, dès cet instant, elle ne cessa plus de fumer.

Il chercha, lorsque enfin il put commencer à manier la terre, comment lui faire comprendre l’attitude et le regard qu’il voulait. Elle s’était assise, raide et figée, sans oser même remuer les paupières.

— Non !… répétait-il. Pas comme ça…

En face d’elle, il essayait de l’imiter quand elle avait son expression douloureuse.

Ils firent ainsi la pantomime pendant un bon moment avant qu’elle eût saisi sa pensée.

— Aoh !… Compris ! s’écria-t-elle tout à coup. You want me te be sad !

— C’est ça ! Je veux que vous soyez triste.

— Mais moâ non triste, aujoûd’hui.

— Ça c’est gentil !…

Il lui embrassa les mains. S’il avait pu lui parler, certainement il eût vite renoncé à la sculpture.

Une heure passa dans le silence du travail. Elle fumait. À quoi pensait-elle ? Maintenant qu’elle ne se forçait plus, son expression naturelle revenait graduellement envahir ses sourcils, ses yeux, les coins de sa bouche.

Empoigné par son sujet, Harlingues respirait fort.

Kriegel seul vint interrompre. Il ne s’étonna pas de ce modèle qui n’était pour lui qu’une dame, une commande. Après avoir parlé des affaires qui l’amenaient, il repartit.

À la fin de cette après-midi laborieuse et concentrée, déjà les intentions du buste se dessinaient. Mrs Backeray vint regarder, et ses mains applaudirent comme au théâtre.

Les linges posés, la blouse ôtée, Harlingues fut un instant perplexe. Fallait-il inviter l’Anglaise à dîner avec lui dans un restaurant, la ramener simplement à son hôtel ?

Tremblant de l’indisposer :

— Dîner avec moi ?…

Elle secoua la tête. I] n’insista pas.

— Vous ramener hôtel ?

Yes, with pleasure.

Dans le taxi découvert qui les emportait, obligé toujours de se taire, il eût voulu lui prendre la main. Il attendit qu’elle l’y engageât par un geste. Comme elle restait droite et rêveuse, il ne bougea pas. De temps en temps, il se tournait vers elle et lui souriait. Elle répondait par un regard profond, assez fixe.

À la porte de l’hôtel, il la quitta sur une poignée de mains simplement un peu longue.

— Demain !… To morrow !

To morrow, yes !…

Il la regarda disparaître sous la porte noire. Il se demandait s’il ne l’avait pas déçue, cette fois, par une réserve un peu trop grande.

X

 a matinée du lendemain, tandis qu’il reprenait le beurrage délaissé, fut consacrée à préparer la déception probable de l’après-midi.

« Je dois m’y attendre : Elle ne reviendra pas aujourd’hui. Peut-être demain, peut-être dans huit jours. Je ne comprends pas toujours son regard. Il m’a semblé qu’elle n’était pas satisfaite, hier au soir, en me quittant. Pourquoi ne sait-elle pas le français ! Nous n’arriverons jamais à nous rejoindre. C’est dommage ! Il y a déjà, il y aurait, par la suite, tant de choses entre nous ! Où allons-nous ? Que va-t-il arriver ?

Il déjeuna sans appétit. Quelle occupation que de songer à une femme ! Cela ramasse la pensée flottante, la met dans une toute petite boîte fermée. Les quatre angles font souffrir. Mais en être réduit à : « (Viendra-t-elle ; ou ne viendra-t-elle pas ? » est un supplice géométrique sans doute plus sain que les rêves imprécis, les grandes chimères chevauchées dans le vide.

Il avait d’avance le front bas et la démarche lente, en revenant à son atelier. Il vit à la porte Mrs Backeray qui l’attendait dans la rue.

Un si grand coup dans le cœur, un bonheur si enfantin, comme c’est tonique, comme cela fait vivre fort !

— Oh ! vous voilà !… Vous voilà !… s’exclama-t-il en courant à elle.

Et quand ils furent entrés, la porte refermée, il tendit ses mains avec un large sourire. Sa bonne figure rasée, toute rouge de plaisir, l’accueil de ses petits yeux d’eau pure dans les cils noirs valaient mieux que toutes les paroles. Mrs Backeray le sentit bien. Le regard qu’elle avait toujours pour commencer, peureux et comme reculé des gens et de la vie, s’éclaira de l’espèce de sourire, tellement rare, qui surprenait sur son visage angoissé.

You are such a boy !… dit-elle en prenant les mains tendues.

Elle lui entoura le cou de son bras, et le regarda longuement, maternellement. Geste bien anglais, elle secouait la tête avec un petit claquement de la langue, comme pour se gronder elle-même de sa faiblesse pour ce boy sentimental.

— Vous m’aimez un peu ?… demanda-t-il d’un air timide.

Elle ne répondit pas. Elle lui donna sur la joue une légère tape, et, par signes, indiqua qu’il fallait travailler.

— Oui, oui… Vous avez raison !

Une grande joie le faisait continuer à sourire. Travailler avec l’approbation, la présence tendre et comme protectrice de cette femme en face de lui, pensant à lui, jamais encore il n’avait connu cela. Une atmosphère d’intimité, d’intellectualité, de labeur cordial, un peu amoureux, venait de se créer entre eux. Puisque les paroles manquaient, il fallait respirer cela comme un parfum, s’en griser en silence comme d’une musique.

Joyeusement, il retira les chiffons mouillés enveloppant le buste, avança, recula, regarda le modèle, choisit parmi ses outils bousculés, coupa dans une motte neuve, avec son fil de fer.

Mais, avant de commencer, au courant déjà :

— Voilà des cigarettes… dit-il en lui mettant le paquet sur les genoux.

Cela dura jusqu’à quatre heures, sans bruit, avec de courts repos où, elle venait regarder ce qu’il avait fait, et quelques paroles échangées dans leur sabir.

À partir de quatre heures, il remarqua qu’elle s’agitait.

— Vous fatiguée ?… You tired ? … finit-il par questionner.

No ! … Mais moâ veux avoir mon… thé,

— Oh ! c’est vrai !… s’excusa-t-il.

Et, tout embarrassé :

— Comment faire ? Je n’ai rien, ici !

Sans le comprendre, elle se leva, remit son chapeau,

— Vous vous en allez ?

— Vous… vienne… avec moâ !

— Bien… dit-il en hésitant.

Il se décida, lava ses mains, défit sa blouse, passa sa veste, prit son chapeau.

Tous deux les voilà dans la rue.

— Un thé dans ce quartier-ci ?… rêvait-il, tout confus.

Au coin de la rue, il y avait le marchand de vins chez lequel il déjeunait tous les jours.

Let us go there ! … proposa-t-elle.

Il la retint par le bras.

— Non ! Non ! Là, pas trouver thé !… No tea ! … expliqua-t-il en riant.

Mais elle, continuant son impulsion :

— Ici, bon…

Derrière elle, il pénétra, surpris et gêné pour elle, comprit subitement, et rougit jusqu’aux oreilles.

Devant le zinc, tranquille, elle choisit du doigt parmi les bouteilles de toutes couleurs.

« De l’eau-de-vie à cette heure-ci ?… » fit-il entre ses dents.

— Vous en voulez aussi, monsieur Harlingues ?… interrogea, souriante, amusée, la fille qui le servait d’ordinaire à table.

— Non… Moi je prendrai plutôt un peu de porto.

Il retint ce qu’il eût voulu dire, honteux de baragouiner son anglais grotesque devant cette servante et les deux ouvriers présents dans l’ombre. Boire de l’eau-de-vie à jeun, au beau milieu de la journée, n’était-ce pas une chose effarante ? Déjà le porto dans lequel il trempait ses lèvres lui montait instantanément à la tête.

Mrs Backeray vida son petit verre presque d’un trait. Et, tout aussitôt, elle montra là bouteille de porto.

— Moâ, ça aussi !

Il fut sur le point de crier : « Non ! », se retint encore. Mais, dès qu’elle eut avalé ce second verre, il s’empressa de payer. Entraînée par le bras, Mrs Backeray le suivit dans la rue :

Ils n’avaient pas dit un mot. Ils se retrouvèrent dans l’atelier, toujours muets tous deux.

Harlingues, le cœur serré, repassa sa blouse. Sa belle joie était finie. « C’est vrai ! se disait-il, elle boit… »

Lui parler ! Développer tout ce qu’il fallait pour qu’elle eût honte ! Il ne pouvait que des coq-à-l’âne. Il allait la blesser, la faire fuir une fois encore.

Tandis qu’elle reprenait la pose, de profil, une cigarette aux lèvres, sans qu’elle pût s’en apercevoir il la considéra longtemps avec des yeux tristes.

Certes, depuis quelque temps, il avait oublié la tare…

« À quoi bon m’occuper d’elle !… pensa-t-il. Elle est disqualifiée malgré sa poésie, malgré sa culture, malgré son attrait C’est le fruit véreux, le cheval de race atteint de vice rédhibitoire. »

Avec humeur, il empoignait sa glaise. Pendant une demi-heure, il travailla, le visage contracté. Et puis, tout doucement, un espoir se fit jour. Puisqu’elle était venue à lui, pourquoi ne pas persister, essayer de la guérir, de la sauver ?

— Je commencerai par avoir demain une bouteille de porto derrière le poêle. Elle en prendra ce que je lui en donnerai. Ce n’est toujours pas de l’eau-de-vie… Et voilà le commencement de la rééducation.

Son front se plissa durement :

— Oui. Mais, les soirées… les nuits ! Qu’est-ce qu’elle fait de ses nuits ? C’est effrayant ! Je ne me l’étais pas encore demandé.

Hier, elle avait refusé de dîner avec lui.

« Pour aller boire sans témoin, naturellement, comme le premier soir où je l’ai vue… »

Oui, dans ce bar, toute seule à cette table… Pourtant, n’était-elle pas là maintenant, posant pour lui, sans doute amoureuse de lui qui, probablement, allait être amoureux d’elle ?

« Elle a bien su changer, pour me plaire, son aspect physique, elle saura bien changer aussi ses mauvaises habitudes… » espéra-t-il.

— Mrs Backeray ?

Elle tourna la tête, comme éveillée en sursaut.

Darling ?

Ce petit mot câlin ! Il avala sa salive. Quel travail que de prêcher quand on dispose de si peu de mots ! Sa voix fut plus brève qu’il ne l’eût voulu.

You… Aimer beaucoup drink, je crois… lança-t-il avec une sorte de rage.

Dans les yeux qui le regardèrent à ces mots, al vit passer soudainement une crainte de bête maltraitée. Il put croire qu’elle allait se lever pour se sauver d’un bond.

— Non !… Non ! s’empressa-t-il, effrayé, Moi pas gronder. You pas peur. No afraid ! Je demande simplement !

Il n’osait plus un mouvement. Cette femme lui faisait mal. Il avait envie de pleurer de pitié.

Elle finit par baisser la tête, et si profondément qu’on eût dit qu’elle ne la relèverait plus. Harlingues essuya ses doigts comme il put à sa blouse, et s’approcha. D’une main caressante, il essaya de relever le menton baissé. Mais elle se crispait pour ne pas obéir. Il s’agenouilla devant elle. Si près d’elle, il sentit l’odeur de son haleine, encore imprégnée d’alcool.

Il faisait effort pour mettre ses yeux dans les siens. Elle détourna la tête avec violence. I] vit comme elle mordait sa lèvre jusqu’au sang. Que faire ?

You pas raisonnable… murmura-t-il sur le ton d’une berceuse, en lui prenant les mains de force. Moi je voudrais love you, et vous, peut-être love me un peu déjà. Alors fini drink maintenant ! You plus jamais, jamais.

Il fit le geste de boire. Il pensait aux mystères de cette vie pathétique, aux malheureux qui l’avaient poussée dans le mauvais chemin. C’était l’émotion qui va jusqu’aux larmes. Pourtant, accroupi par terre dans une pose incommode, il faisait, faute de mieux, cette misérable mimique d’opéra-bouffe.

Une larme lui tomba sur les mains. Il tressaillit. Mrs Backeray pleurait.

L’exaltation, alors, gonfla son cœur. « Je la sauverai !… » se jura-t-il sauvagement. Et cette mission qu’il se donnait en cet instant lui sembla plus belle même que l’amour.

Il se redressa, toujours à genoux, la saisit aux épaules, la secoua passionnément.

— Donnez vos yeux !… Give eyes ! moi votre ami ! Friend !… Regardez-moi !

À la longue, elle se détendit un peu. Il la vit enfin tourner la tête vers lui. Les paupières serrées se rouvrirent. Une fièvre séchait déjà les prunelles bleu-noir. Les pleurs devaient être peu fréquents dans ces yeux concentrés. Ils contemplèrent le vide, au-dessus de la tête aux boucles noires avidement tendue. Une immense tristesse immobilisa tout le visage. Les lèvres remuèrent :

I am not happy. (Je ne suis pas heureuse.)

En silence, Harlingues reçut la brève et douloureuse confession. Il remuait la tête comme pour dire : « Oui… je devine… Je sais… » Et ses yeux restaient levés, respectueusement, sur celle qui venait de prononcer cela.

Au bout d’un moment, en lui flattant les mains :

— Vous happy, maintenant, avec moi ! N’est-ce pas ?… Dites ?…

Enfin, elle le regarda. Ce qu’il y eut, dans ce second regard, de désespoir et de reconnaissance, jamais plus il ne devait l’oublier. À cette minute, il ne regretta pas le manque de vocabulaire qui les paralysait.

Ils restèrent un long instant immobiles, se parlant avec leurs yeux. Puis, dans un profond soupir, elle se leva.

You pas partir ?… cria-t-il anxieusement.

Mais elle remettait son chapeau d’une main découragée.

Il commença de tirer sur sa blouse, prêt à la suivre.

No ! … dit-elle,

Elle chercha, le poing sur le front, des formules qui ne venaient pas.

— Moâ tout seul un petit piou… Pas fâchée. Revienne demain.

Ses deux bras se détendirent, saccadés. Renonçant aux paroles, elle offrait ses mains.

Il se précipita pour les serrer.

— Oh ! Dear… dear… murmura-t-elle.

Arrachée de lui, véhémente, elle sortit sans se retourner.

XI

La fontaine s’achevait dans la lumière du matin.

Calme et pensif, Harlingues travaillait. Ce qui s’était passé la veille entre l’Anglaise et lui l’encourageait dans ses projets d’avenir. Une image charmait son esprit : « Je vais la modeler comme une statue. »

Cette œuvre qu’il allait entreprendre ne lui faisait pas peur. Il avait l’habitude de la lutte, l’expérience de la matière résistante. Dépourvu du moyen le plus efficace, obligé d’agir sans les paroles, c’était comme si, devant un sujet plus difficile que d’autres, il se voyait, obligé de ne travailler qu’avec un seul bras.

— Ça ne fait rien. J’y arriverai tout de même !

L’arrivée de Samadel rapportant le buste de sa mère, plâtre éblouissant, arrêta sa méditation.

— Il est beau !.… disait le mouleur avec un regard d’admiration pour l’œuvre commune.

— As-tu fait le bon-creux, vieux ?

— Ouï ! oui… tu auras des exemplaires d’ici peu.

— Bon. Alors nous pourrons essayer des patines. Il y a aussi des tas de choses que je retravaillerai. Maintenant que j’ai celui-là, je n’aurai plus peur de gâter le premier jet.

La tête de côté, signe de satisfaction, il souriait à l’effigie blanche, lui souriait comme à une statue et comme à une personne.

Ainsi le surprit le comte de Vasconcellos en apparaissant à la porte restée ouverte.

— Bonjour, cher ! Me voilà revenu !

Harlingues se retourna, saisi.

— Alvaro ! Ah ! tu arrives à point ! Je termine ta fontaine ce matin !

Samadel, parmi les bienvenues, sortit et referma la porte derrière lui.

— Voyons-la, cette chère fontaine ! Je n’ai pensé qu’à ça pendant tout mon voyage.

Harlingues s’écarta.

— Voilà. J’espère qu’elle te plaît toujours !

Les exclamations et joies d’Alvaro n’en finissaient plus. Il voulait déjà sa chère fontaine à Bellevue. Il trouva cent choses ingénieuses pour exprimer son admiration. Ses pas en avant et en arrière semblaient rythmer le poème improvisé.

Quand : il eut terminé ses belles vocalises littéraires, il s’assit sur la chaise pour continuer à contempler.

— Travaille, cher, je t’en prie ! Je suis si heureux d’être là.

Consciencieux, Jude se remit à beurrer.

— Naturellement, tu n’as fait que cette fontaine depuis que je t’ai quitté, Ah ! voici le buste de ta mère… Il est aussi beau en plâtre qu’en terre. C’est toujours le chef-d’œuvre. Cher… Et ça, qu’est-ce que c’est ?

Harlingues, se sentant rougir, ne se retourna pas. « Ça », c’était, sous les linges mouillés, le visage de Mrs Backeray.

— Devine si tu peux !

— Comment veux-tu que je devine ?… Puis-je toucher ?

Il alla tâter sous les linges.

— C’est un buste, évidemment. Mais de qui ?

— D’une personne que tu connais.

— Ah ? ah ?… Rodrigo, peut-être.

— Non. Il est toujours en Angleterre,

— C’est un homme ?

— Non.

— Voyons !… Une personne que je connais… Montre-le-moi. Je ne trouve pas.

Harlingues, ennuyé de la figure qu’il faisait, alla développer à contre-cœur.

Expliquer au Portugais les changements survenus si vite pendant son absence, que ce serait long et difficile ! Une pudeur l’arrêta aux premiers mots.

— C’est juste commencé, tu sais… dit-il pour gagner quelques secondes. Je ne crois pas que tu reconnaîtras.

Alvaro regardait, intrigué, le buste se dégager de son linceul humide.

— Oh !… Comme c’est intéressant. C’est une lionne !… Pourquoi dis-tu que je connais cette femme-là ?

— Tu la connais ! cherche bien !

— Mais cher… Non !… Ce n’est pas ?… Est-ce que ce serait l’Anglaise de Rodrigo ?

Harlingues eut un mouvement. Ce n’était pas l’Anglaise de Rodrigo. C’était son Anglaise à lui.

— C’est Mrs Backeray, oui.

— Oh ! que c’est drôle !… : s’écriait Alvaro. Tu t’en es inspiré pour faire cette belle chose… Ça, c’est trop fort !

— Je ne m’en suis pas inspiré, non. Elle a posé.

La main sur la bouche, Alvaro se mit à rire aux éclats.

— Tu l’as revue ? Tu la fais poser ?… Tu lui as coupé les cheveux !… Raconte ! C’est trop amusant !

Son rire cessa net. Il venait de voir l’expression d’Harlingues.

— Elle n’est pas ce que nous pensions… Commença celui-ci. Rodrigo te racontera ce qu’il a découvert à Londres. Il m’a écrit… C’est un grand poète, cette femme-là, continua-t-il, et son histoire, tu sais, est tout à fait palpitante… D’abord, si tu la revoyais, tu serais bien étonné. Ce n’est plus du tout celle que nous avons vue au bar. Elle est maintenant arrangée, bien tenue… Et puis, je t’assure, une dame ; une vraie dame de race !

Sa voix tremblait légèrement, ses yeux brillaient.

— Mais, cher, dit Alvaro riant encore, je t’assure que tu m’inquiètes. On dirait, maintenant, que c’est toi qui es amoureux d’elle.

Il se mordit les lèvres. Harlingues venait de pâlir un peu.

— Jude !… Voyons !… Ce n’est pas possible ! Tu… Tu l’aimes ?…

Et Jude murmura :

— Je crois que oui.

La bouteille de porto restait cachée avec les verres derrière le poêle. Harlingues attendait assez malicieusement l’heure du « thé » pour découvrir sa manigance.

Mrs Backeray, venue à deux heures, posait sagement sans même fumer. Elle n’avait rien dit en entrant, n’avait rien regardé, s’était assise après une simple poignée de main, et, depuis, elle restait sombre, retrouvant d’elle-même l’expression que cherchait l’artiste.

En plein entrain créateur, il se dépêchait de fixer ce qu’il voyait, tout en guettant l’agitation annonciatrice de soif.

Vers quatre heures et demie, il regarda l’horloge ostensiblement.

— Vous pas vouloir your tea ?

Le menton bas, elle secoua fortement la tête sans lever les yeux, à la manière d’un enfant puni ; cela le fit sourire, débonnaire, attendri.

— Allons !… dit-il en allant vers elle. Venez. Il faut vous reposer, date tous les cas. ;

Comme elle se rétractait à son approche :

Come ! Venez voir mother revenue du moulage !

Elle suivit son geste, et, seulement alors aperçut le plâtre frais. Elle se : leva du coup. Ce buste-là l’hypnotisait certainement. Elle alla le toucher d’une main respectueuse, fixa longtemps les traits du vieux, énergique et doux visage.

— Ah ! fit Harlingues dans un souffle.

L’Anglaise, penchée, venait d’embrasser le front de plâtre.

— Curieux !… pensa-t-il, remué, Qu’est-ce que qui peut bien se passer dans la tête de cette fille-là ?

Il ne bougeait pas, continuait à la regarder faire.

Elle vint à lui, soumise, toujours craintive, et lui prit la main. Que voulait-elle ? Elle l’amena près du buste, et recommença de comparer les deux physionomies.

« Ah ! puisqu’elle vous plaît tant, songeait-il, si vous pouviez lui promettre de vous corriger ! »

Il enchaîna, furieux et désolé :

« Il n’y a pas à dire, il faut que je prenne des leçons d’anglais ! »

— Vous, love mother ? … énonça-t-il.

Aoh yes ! I de love her !

— Eh bien !… (sa grimace ne remplaçait pas la phrase introuvable), si you love her, il faut… il ne faut plus…

Une pirouette triste termina le sermon avorté.

Admirant le paradoxe apparent qui suivait son essai de morale, il alla chercher, derrière le poêle, la bouteille et les deux verres, avec cette annonce :

— Voilà le thé !

Elle faisait peut-être carême depuis la veille au soir. Elle ne résista pas une seconde, Sur la table à modèle, il disposa le régal auquel s’ajoutèrent des biscuits dans une boîte de papier. Assis chacun sur un coin, ils goûtèrent, bizarrement muets, en échangeant des coups d’œil gentils.

Il n’avait versé pour lui que le quart du verre à bordeaux, mais l’autre verre était rempli jusqu’au bord.

— Un seul ! One ! déclara-t-il en levant le doigt.

Et, profitant de l’occasion pour s’aider par signes, il montra le buste maternel à deux pas.

— Elle, pas aimer vous drink trop, t00 much. Elle, un verre, one glass, oui, deux, ne ! fâchée !… Si trois, très, très, very fâchée.

Le bleu de ses yeux devenu foncé, gravement, elle écoutait. Mais quand elle eut, en deux fois, avalé son porto, l’envie qu’elle eut d’un second verre était si manifeste qu’il faiblit et lui en versa la moitié d’un encore.

— Maintenant, fini. Pose. Cigarettes si vous voulez.

Et, jusqu’au soir, héroïque, elle fuma sans rien demander.

Au moment de monter dans le taxi pour la reconduire, encore un coup il essaya :

— Dîner avec moi ? Dine with me ?

À sa surprise, elle accepta.

Ce n’était pas un restaurant chic. Il connaissait cela pour y avoir quelquefois invité des amis. Il est dans Paris de ces marchands de vins en voie de se transformer en lieux qui deviendront peut-être à la mode un jour.

À leur petite table toute simple, au milieu de dîneurs modestes et convenables, ils firent un repas agréable, soigneusement choisi sur le menu dactylographié.

Une bouteille de vin blanc, une bénédictine pour finir, c’était normal, honnête.

Harlingues apprécia la tenue aristocratique de sa compagne, la componction britannique avec laquelle elle mangeait. Le brouhaha des autres convives rendait moins gênant ce dîner pendant lequel ils ne pouvaient, avec leur langage, se donner en spectacle à toute la salle.

Ils sortirent de là sans se donner le bras, et marchèrent ainsi jusqu’à la rencontre d’une voiture.

Mais, arrivés à l’hôtel, Mrs Backeray prit la manche de son cavalier.

Come up stairs with me !

Elle l’emmenait dans sa chambre ? Le cœur de l’homme se mit à battre fort. Qu’allait-il se passer là-haut ?

Il faisait presque jour encore. Cependant le regard de travers du portier quand ils passèrent devant le renfoncement obscur fit comprendre au sculpteur qu’il s’agissait d’une anomalie dans l’hôtel. Il respira largement. La femme qu’il suivait ne recevait jamais personne.

La vue de la pauvre chambre dans laquelle elle l’introduisit fit qu’il retint une exclamation. Elle allumait le papillon de gaz du milieu. Dénuement, crasse, exiguïté, plafond trop bas, meubles crevés, étroit lit de fer…

Sans le faire asseoir, elle alla tout de suite tirer le tiroir de la mauvaise commode. Il comprit, non sans une petite déception. Empressée et triste, elle lui apportait des photographies.

My children

— Oh ! ce sont vos enfants ?

Ils étaient toujours deux sur les portraits, depuis le bas âge jusqu’à dix-sept ou dix-huit ans peut-être, deux blonds petits Anglais très élégants, l’air de têtes couronnées.

Il regarda, pendant quelques minutes, attentif, pénétré.

Puis il interrogea, bas :

— Où sont-ils ?… Where ?

Les prunelles bleues montèrent sous les paupières. La figure de l’Anglaise se décomposait. Du doigt elle désigna le plus jeune :

— Morte.

Plus bas encore, il demanda :

— Et l’autre ?

Désespérément, elle indiqua : « Là-bas, là-bas… »

— Dans Inde… souffla-t-elle… Avec husband.

— Avec votre mari ?…

Yes

Il laissa retomber les photographies. Il hochait la tête, les yeux au plancher. Elle lui reprit doucement ces portraits, remit son trésor dans le tiroir de la commode, et revint à lui. Face à face, debout sous la lumière papillotante, ils restèrent perdus dans les ténèbres de leur tragique silence. Puis Harlingues, malgré lui, promena son regard autour de cette chambre affreuse, s’arrêta plus longtemps du côté du lit. Il eut alors peur de paraître indiscret, inconvenant. Il tendit la main pour se retirer.

Good night… fit-il, la gorge serrée.

Elle se dépêcha de le reconduire à la porte. Sa hâte était singulière. Avait-elle craint quelque chose ?

Mais, au moment de refermer sur lui cette porte, furtive, elle lui embrassa la main dans l’ombre.


XII

 es affaires de sentiment et des calculs budgétaires, mélange difficile. Harlingues établit un programme de dressage amoureux et philanthropique, mais, en même temps, il est obligé de faire des comptes.

Pour arriver à corriger l’Anglaise de son alcoolisme, il faudrait la surveiller comme une enfant, donc la quitter le moins possible. Mais diner chaque soir avec elle et chaque soir la reconduire en taxi, ces dépenses ne sont pas prévues dans la vie d’un artiste pauvre. Le dîner pourrait être moins somptueux, l’autobus pourrait remplacer le taxi. Quelle humiliation !

« Si j’avais seulement une belle commande ! »

Il songe qu’Alvaro veut absolument lui payer sa fontaine. Avec indignation, il repousse cette idée qui l’humilie bien plus que l’autobus et la charcuterie.

« Je pourrais la faire dîner chez moi. Pourquoi pas ? Ça ne me coûterait pas beaucoup plus cher que lorsque je suis seul. Nous rentrerions à pied tous les soirs après l’atelier. Ce serait gentil ! »

Mais il faudrait la reconduire après à son hôtel, et, si elle partait très tard, il n’y aurait à compter que sur les voitures.

Si elle partait très tard, cela voudrait dire qu’elle n’aurait plus besoin de partir du tout…

L’imagination s’attarde, complaisante, jusqu’à ce qu’une petite idée comique et terrifiante vienne en travers du beau rêve.

« Oui… mais ma concierge n’admettra pas ça ! »

Dans la maison qu’il habite, on ne lui loue son logement qu’à l’année. Jamais, même en plein jour, il n’a eu l’audace de monter son escalier avec l’un de ses petits modèles, de peur de se faire renvoyer aussitôt.

« La vie n’est pas toujours commode… » Ce mot-là que tout le monde se répète pour des raisons différentes, et qui semble s’adresser à quelque harpie invisible…

Il comptait bien que Mrs Backeray, comme les autres jours, viendrait juste à deux heures : La fontaine était achevée. Il ne savait même pas pourquoi, ce matin, il allait à son atelier. Habitude invétérée, intoxication.

Au retour de son déjeuner dans le débit quotidien, l’après-midi commence mal.

Deux heures et demie… Mrs Backeray n’est pas encore là.

Sûr d’elle, après l’émouvante journée d’hier, il sourit à ce retard, tendrement. IT fait aujourd’hui si chaud ! La pauvre fille vient peut-être à pied. Sûrement elle vient à pied. Elle s’est endettée en achetant ces effets propres, et, maintenant, il faut économiser.

« Elle est encore plus pauvre que moi, somme toute, »

Nonchalant, d’une main presque désœuvrée, il flatte le groupe de la fontaine, pour se donner l’air de faire quelque chose.

« Tout de même, elle pourrait se presser un peu… »

Trois heures. Rien encore. Une heure de retard, c’est vraiment beaucoup ! D’avance il prépare les verres, le porto, les biscuits.

Trois heures et demie. Il a développé le buste. Il le tripote nerveusement, les yeux sans cesse dirigés vers l’horloge, quand ce n’est pas vers la porte.

Quatre heures. Il n’est plus sûr de rien du tout. Avec leur conversation d’enfants de trois ans, comment pourraient-ils arriver à se comprendre ? Les interprétations qu’il en tire peuvent être parfaitement fausses. Il sera toujours le malheureux naïf que tout le monde roule à qui mieux mieux.

Quatre heures et demie. L’ébauchoir dont il se servait vole à travers l’atelier.

— Ou bien elle se fiche de moi ou bien il lui est arrivé quelque chose !

Cinq heures. Les bras ballants, l’œil fixe, il n’est même plus capable de se mettre en colère.

Cinq heures et demie. La blouse arrachée, il passe son veston. C’est bien plus simple d’aller jusqu’à l’hôtel pour voir si Mrs Backeray n’est pas malade :

Au tournant de la rue, il faillit, tête baissée, se cogner sur elle qui venait enfin.

La rage et le bonheur passèrent dans ce cri :

— Mais qu’est-ce qui vous arrive, mon Dieu !

Son élan n’alla pas plus loin. Un seul regard avait suffi. L’Anglaise était complètement ivre.

Pourquoi l’avoir fait entrer dans l’atelier ? Amèrement, il croisa les bras pour la regarder.

D’une raideur exagérée, marchant presque trop droit, elle avait son allure sinistre et son haleine alcoolisée. Elle alla directement à la chaise sur laquelle elle s’assit pour poser, en oubliant de retirer son feutre. Elle ne semblait pas s’apercevoir du scandale muet qu’elle suscitait.

Les bras toujours croisés, Harlingues remuait de haut en bas la tête, et ses dents dévoraient sa lèvre inférieure. La scène qu’il ne pouvait pas faire devait se passer de cette façon-là. Comment faire une scène ? D’abord il ne savait pas l’anglais, ensuite on ne parle pas aux ivrognes, en troisième lieu la coupable, dès les premiers mots, s’enfuirait épouvantée.

« Voilà donc où nous en sommes !… » rugissait-il intérieurement.

Il se sentait trompé, bafoué par cette créature autour de laquelle il échafaudait tant d’avenir. Le dépit, la rancune grondaient. N’était-il pas plus simple de la mettre tout de suite à la porte de son atelier et de sa vie ? Il ne lui faudrait pas tellement de temps pour l’oublier.

À cette seconde, la balance du destin oscilla terriblement au-dessus de sa tête. Une envie d’homme en colère le tenaillait : Prendre cette femme aux épaules, la pousser dehors, claquer la porte dans son dos. Quel soulagement enivrant ! Quel rire de délivrance, ensuite !

Il fit un geste, et s’arrêta. Ses colères, il avait toujours à les regretter par la suite.

— Qu’est-ce que vous dites ?…

Sans bouger de sa pose, elle venait de parler. C’était en anglais. Il s’approcha d’un pas rageur. Elle ne leva pas les yeux, mais, sous son feutre, tira sur l’une de ses mèches ardentes. Il entendit le rythme sans comprendre les mots. Elle scandait des vers.

Il leva les yeux au ciel. Elle en était revenue exactement au soir de Montparnasse. Les échelons qu’il avait cru lui faire gravir, elle les redescendait d’un seul coup, dégringolade lamentable.

Brusquement, il en prit son parti.

— Après tout, dit-il tout haut en ricanant, je m’en fiche, moi ! Je vais toujours travailler mon buste, tiens !

Grossièrement, et non sans plaisir, il lui retira son chapeau, qu’il jeta par terre. Avec une vague conscience d’animal, elle était venue, malgré son état, et elle posait, sur sa chaise, comme jamais elle n’avait posé.

Seul devant un mannequin, Harlingues remit violemment sa blouse, et reprit ses ébauchoirs.

Le travail l’avait calmé. Le jour tombait. Le buste, pendant les deux grandes heures de cette séance étrange, s’était animé d’une vie impressionnante. Il y eut tête de côté, clignement des yeux, profonde satisfaction d’artiste.

— Je crois que c’est une belle chose… murmura le sculpteur.

Un commencement d’indulgence cherchait son cœur depuis un bon moment déjà. Le paquet de cigarettes lancé sur ses genoux, l’Anglaise avait fumé tout ce temps, sans cesser de réciter à mi-voix des poèmes.

Harlingues fit paisiblement son ménage de chaque soir, lava ses mains, mouilla ses linges, rangea ses outils, se rhabilla pour la ville.

— Allons !… cria-t-il. Nous rentrons !

Il n’était pas question de l’emmener dîner. La tenant sous le bras il la conduisit jusqu’à la première voiture passante.

Quand ils furent arrivés à l’hôtel, le taxi payé :

— Demain !… te morrow ! … jeta-t-il comme un ordre.

Et, sans même lui serrer la main, il la laissa sur le trottoir pour rentrer à pied chez lui, si loin, sûr de ne pas diner et de ne pas dormir.

Pendant que s’allongeaient ses grandes enjambées, de nouvelles complications s’ajoutaient à celles qui, depuis quelque temps, bousculaient sa tête, ordinairement farcie de simple sculpture.

Aimer une femme pour la première fois, certes, c’est un bel événement dans la vie d’un homme de trente-huit ans. Mais quand cette femme est, premièrement, une étrangère avec laquelle on ne peut pas parler, deuxièmement une aventurière ténébreuse, troisièmement une ivrogne incorrigible, est-il sage de vouloir pousser jusqu’au bout ce qui n’est encore que tendances amoureuses ?

L’aimait-il ? Il aimait son mystère ; il aimait aussi la pitié généreuse qu’elle lui inspirait ; il aimait enfin, et de toute son énergie de lutteur, la difficulté dressée devant lui.

« Donc, c’est parce qu’elle est étrangère ; dangereuse et tombée. Alors, pourquoi lui reprocher ses obstacles, si mon plaisir est justement de les franchir ? »

Il se sentit penché vers un abîme. Il était temps encore de s’arrêter sur le bord. Ce recul de poltron ne lui plaisait guère.

Égoïste et philosophe, il conclut en arrivant chez lui : « Finissons toujours le buste. Après, on verra. »

Et, parce que son art l’emportait encore sur ses sentiments, orgueilleusement il marqua le coup, heureux aussi de se rassurer.

La nuit agitée qui s’ensuivit apporta cette sage conclusion : « Décidément, il vaut mieux cesser de la voir. »

Il ne s’agissait plus de la mettre à la porte, mais de la laisser s’éliminer d’elle-même. Pas de cruauté, pas de violence. Ne plus s’attacher à elle, renoncer à l’aventure, tout simplement.

Pourquoi, tranquille parmi tes œuvres massives et tes chimères insaisissables, grand artiste et brave homme, troubler ta vie ? Tu n’as pas assez d’argent et pas assez de temps. Tu as autre chose à faire que de t’instituer le chien de T’erre-Neuve d’une malheureuse. Elle t’a intéressé pendant plus d’un mois, tu auras fait un beau buste d’elle. Il suffit. Quand elle sera sortie de ton existence, il te restera le meilleur d’elle : sa tête à caractère, son masque dramatique, le mouvement de sa chevelure orageuse. Un plâtre de plus dans ton atelier, voilà tout.

Une avide curiosité de revoir ce buste le faisait marcher vite à travers les rues sur l’asphalte poisseux de juillet finissant. Le matin brûlait déjà, fournaise.

C’est le bonheur de l’artiste de retrouver avec des yeux rafraîchis par la nuit la chose qu’il a travaillée la veille. Il attend la surprise, bonne ou mauvaise, d’après laquelle il jugera si l’œuvre est réussie ou manquée ; car, arrivé dessus en étranger, il peut la regarder à froid, comme le produit d’un autre.

Au creux de la boîte à lettres qu’il ouvrait chaque jour à sa porte avant d’entrer, dans laquelle il ne trouvait presque jamais rien, il y avait quelque chose.

Il déchira l’enveloppe sans timbre, apportée par quelqu’un.

Cher, je ne veux pas, en ce moment, te déranger dans ton travail. Mais comme je souffre de ne pas te voir, veux-tu me faire l’amitié de déjeuner avec moi, demain ? Je viendrai te prendre vers une heure. Je serais très heureux st Mrs Backeray voulait se joindre à toi. Je vais également prier Rodrigo qui m’a fait téléphoner hier au soir, retour de Londres. Je passe chez lui cet après-midi.

À demain, n’est-ce pas ?…

Alvaro.

— Bon ! grommela Jude, il ne manquait plus que ça !…

À la seconde lecture faite dans l’atelier, il découvrit entre les lignes la délicatesse de son ami. Le Portugais s’imaginait qu’il était l’amant de Mrs Backeray. Pour ne pas les gêner, il s’abstenait de venir, Pour leur faire plaisir et montrer qu’il approuvait leur union, il les invitait ensemble.

S’il avait su la vérité !

Sans prendre aucune décision, Harlingues mit de lettre dans sa poche.

— Voyons ce buste, maintenant.

Les chiffons ôtés, il examina longtemps. Il fallait bien des séances encore pour mener la chose à bien. Mais c’était un magnifique départ.

L’envie qu’il avait de travailler le faisait souffrir. Il souhaitait Mrs Backeray, non plus comme femme, mais comme modèle. Cette impatience-là vaut bien l’autre.

Une illumination :

« Si j’allais la chercher ?… »

Sans hésiter, il reprit son chapeau.

« Encore un taxi ! Je vais me ruiner, c’est certain ! Tant pis ! Il faut que je continue pendant que l’inspiration y est. »

— Mâme Backeray ? Elle ne doit pas être levée, monsieur. Il est neuf heures, elle ne sort jamais de sa chambre qu’à midi.

« Ouais… », pensait Harlingues ironique.

Ayant donné sa carte, il attendit devant le bureau sombre, bien incommodé par les odeurs de cet hôtel.

La servante qu’on avait envoyée en haut ne redescendait pas vite. Harlingues soupçonnait la vérité : impossible de réveiller la dormeuse plongée dans le coma qui suit les excès de boisson.

Après plus de dix minutes, la fille revint : « Mme Backeray priait monsieur de l’attendre un moment. Elle descendrait le plus vite possible. »

Pendant le temps qu’il fit les cent pas dans la rue, il projeta de ne marquer par aucun signe sa colère de la veille. C’était là le début du détachement complet.

Elle mit trois quarts d’heure à s’habiller. Quand elle apparut sur le seuil de l’hôtel, il vint à elle, ôta son chapeau.

— Bonjour, madame.

How do you do ?… répondit-elle en tendant la main, les yeux détournés.

Come, poser !… commanda-t-il.

Et, sans qu’un mot fût ajouté, l’Anglaise, anxieuse, se mit à marcher à ses côtés.


XIII

 lle fumait, douloureuse et taciturne, exactement comme il la voulait pour continuer son buste.

Quand arriva l’heure du déjeuner, il fut bien embarrassé. La renvoyer à son hôtel n’était pas prudent. Elle ne reviendrait pas. L’emmener chez son marchand de vins lui déplaisait. Il fallut pourtant s’y résoudre.

Sans même l’avertir de son intention, il lui fit signe, le moment venu: « Suivez-moi ! »

Ils déjeunèrent non seulement sans se parler ; mais sans se regarder.

— Un verre d’eau-de-vie pour madame ! commanda-t-il ironiquement à la fin du repas.

Elle but cela les yeux baissés, puis attendit les ordres.

— Venez, maintenant.

Elle obéissait comme un chien : Il eut honte de sa dureté froide, composa laborieusement dans sa tête une phrase anglo-française un peu gentille, et ne la dit pas.

« Après tout, ça va très bien comme ça. »

Et, quand elle eut repris la pose, la séance recommença, dans le silence, dans la fumée d’une éternelle cigarette.

Était-il quatre heures et demie ? Harlingues aimait mieux ne pas le savoir. Il prenait bien soin de ne pas regarder l’horloge. Du reste, Mrs Backeray ne manifestait aucune agitation. Il serait toujours temps de lui donner à goûter quand elle le demanderait.

Pose, triste fille ! Tu ne te doué pas que, terminé ton buste, tu pourras saluer pour la dernière fois cet atelier dont tu n’es pas digne, ce sculpteur acharné qui, pourtant, ne veut plus de toi.

— Zut !… dit Harlingues (il dit même autre chose).

On venait de frapper à la porte.

Les mains engluées de terre, il ouvrit.

— Maître !… s’écria Rodrigo.

Ses paroles d’arrivée s’arrêtèrent là. Stupéfait, il regardait tour à tour le sculpteur et le modèle.

— Est-ce vraiment Mrs Backeray ?… s’étrangla-t-il.

— Elle-même !… répondit Harlingues avec un petit rire moqueur.

— Oh ! mais !… Alors quoi ?… Je ne savais pas… Je ne croyais pas…

Le poète brésilien bégaya pendant quelques secondes avant de reprendre ses esprits.

L’Anglaise, ayant tourné la tête, le fixait sans le saluer.

Mrs Backeray ! I am se glad te see you !

Il continua, presque haletant, tout en baisant la main qu’il avait prise. Il devait dire son admiration pour les livres de la poétesse, la joie de l’avoir lue, connue, exprimer avec volubilité tout ce qu’Harlingues avait vu dans sa lettre.

Ce dernier, l’ébauchoir en suspens, écoutait sans comprendre, ne pouvant que deviner. Et les yeux étincelants de Rodrigo, son animation exaltée lui retournaient tout à coup le cœur.

Mrs Backeray changeait de visage. Elle se mit à répondre, toute pose de modèle oubliée. Il semblait au sculpteur, comme il arrive toujours quand on ne comprend pas une langue étrangère, que tous deux parlaient avec une vitesse vertigineuse. Il voyait devant lui, la langue enfin déliée, vivre d’une vie insoupçonnée la femme ânonnante et lente avec laquelle il n’échangeait, lui, que des propos de Foottit, accompagnés de gesticulations absurdes. Et voici qu’une humiliation affreuse s’emparait de lui devant cela, voici qu’il se sentait rejeté brusquement à son rang d’étranger, d’homme qui ne sait pas se faire comprendre, ni comprendre un mot de ce qu’on lui dit.

Les yeux de Mrs Backeray brillaient d’intellectualité. En face du jeune et beau poète qui lui parlait, elle aussi retrouvait son rang. Il lui rendait sa patrie, sa place dans le monde de l’esprit, il rejetait bien loin les misères de l’ivrognerie qui ne retirent rien aux livres qu’on a faits. Il s’entretenait d’inférieur à supérieure avec la descendante de Villon et de Verlaine ; et son enthousiasme bien visible plongeait dans la confusion celui qui ne voyait plus dans cette femme d’élite qu’un pauvre modèle de passage, une fille de rien qu’on traite comme un chien ramassé dans la rue.

Ce n’était pas difficile de le prévoir. Dès ce soir, l’accord serait fait entre ces deux-là. Ferveur, poésie, richesse, tous les luxes et toutes les compréhensions venaient de se jeter entre les mains de la pauvre Anglaise. À Rodrigo l’honneur de la sauver du gouffre où elle s’enfonçait, D’un seul regard de ses yeux de vingt-cinq ans, ses magnifiques yeux exotiques, il aurait raison de toutes les tares et de tous les mauvais vices.

« Cette femme serait seulement un peu belle ou plutôt ne serait pas impossible, il y aurait de quoi avoir le grand béguin malgré son âge. »

Belle, elle l’était, maintenant, belle comme son buste en voie de chef-d’œuvre. Elle le serait plus encore entourée d’amour et de soins, promenant du Brésil à Paris ses toilettes merveilleuses et la gloire de son nom claironné partout. Car, le « grand béguin », Rodrigo, si bien préparé d’avance, venait de l’avoir, avec toute la flamme de sa race, en l’apercevant dès le pas de la porte, telle qu’elle était devenue depuis son départ.

Harlingues, peu à peu livide, refrénait ce qui montait dans son âme et dans ses mains : un désir immédiat de jeter à terre le buste qu’il faisait, et de le piétiner en grinçant des dents.

Rodrigo se tourna soudain vers lui.

— Pardonnez-moi, maître ! Je ne vous ai même pas dit bonjour. J’étais tellement bouleversé… Vous me comprenez ! Vous avez lu ma lettre !…

— Oui… dit Harlingues en s’étouffant.

— Cette femme, si vous saviez le poète que c’est ! Et voilà qu’elle est devenue physiquement comme mon rêve. C’est trop, quand on ne s’y attend pas !

— Vous n’avez donc pas rencontré Alvaro ?… demanda le sculpteur en se contenant. Je croyais qu’il était passé chez vous tantôt. Il n’a pas revu Mrs Backeray, mais je lui avais dit.

— Est-il passé chez moi ? Je suis sorti depuis ce matin.

— Il voulait même vous inviter à déjeuner pour demain, avec Mrs Backeray et moi.

Harlingues venait d’appuyer sur ces mots. Il vit Rodrigo devenir aussi pâle que lui-même. Et, pendant une seconde, ils échangèrent un regard flamboyant de mâles qui vont se battre pour la femelle.

Do look at the splendid buts he is making ! (Regardez donc le splendide buste qu’il fait), dit en se levant, innocente, Mrs Backeray.

Rodrigo força son visage à sourire.

— En effet, murmura-t-il, c’est une chose absolument admirable.

Et l’Anglaise se reprit à parler si vite et si longtemps qu’Harlingues crut qu’il allait pousser des cris. Puis elle sembla sourdement s’exalter, son regard ne quittant pas le buste. Et ses mots se détachaient, plus lents, avec un soin étrange.

— Qu’est-ce qu’elle dit ?

Un geste nerveux de Rodrigo fit taire l’interrupteur.

— Chut !… ce sont des vers.

Pieusement, la tête basse, le jeune homme écouta jusqu’au bout. La face qu’il tourna vers Harlingues, quand la femme se tut, fut celle de quelqu’un qui va mourir.

— Adieu, maître, dit-il en tendant la main pour partir. J’ai compris ces vers d’un bout à l’autre ; elle les a si bien récités ! Vous pouvez être fier. C’est vous qu’elle aime. Ah ! et de quel amour, mon Dieu, de quel amour !


XIV

 ary Backeray pouvait se demander ce qu’avait dit en français Rodrigo pendant sa visite.

Après une journée de glace, sitôt le Brésilien parti, pourquoi le sculpteur s’était-il jeté sur ses mains pour les embrasser avec cette frénésie ? Pourquoi tant de paroles inintelligibles pour elle mais visiblement pleines de flamme ?

Le soir, Harlingues l’emmenait diner, la reconduisait très tard après une promenade au Bois.

En route, elle finit par saisir à peu près qu’il viendrait la chercher le lendemain de bonne heure pour pose, et qu’ensuite tous deux déjeuneraient avec Alvaro. Elle ne savait pas au juste qui était Alvaro. Mais, sans cesse perdue dans les quiproquos, habituée déjà, sans chercher de plus amples explications, elle avait répondu yes à tout ce qu’il proposait,

Aujourd’hui, la séance du matin terminée, voici qu’une voiture s’arrêtait à la porte et qu’apparaissait ce visage étranger vu le premier soir à Montparnasse,

Are you Alvaro ? demanda-t-elle, croyant se souvenir qu’il parlait très bien l’anglais.

Il se mit à rire pour cacher son saisissement. Comme les autres, il avait peine à la reconnaître dans sa métamorphose.

Et, protocolaire, un peu précieux, exactement comme s’il ne l’eût jamais rencontrée encore :

— Jude, présente-moi, veux-tu ?

La nuance ainsi marquée, quand les noms eurent été déclinés par Jude non sans un peu d’étonnement rieur, le Portugais, incliné, baisa la main de Mrs Backeray.

Pendant le court moment qu’il s’attarda dans l’atelier pour admirer le buste impressionnant, il se montra d’une telle courtoisie envers elle qu’on l’eût cru devant une grande-duchesse. Il en fut ainsi tout le reste du temps ; et c’était sans doute pour racheter aux yeux d’Harlingues, pour effacer à jamais de son souvenir les mépris, impertinences et antipathies manifestés si péremptoirement quand celle qu’il croyait maintenant la maîtresse de son ami n’était encore que « l’Anglaise de Rodrigo. », le lamentable pantin d’une soirée de bar.

Le déjeuner qu’il leur offrait n’avait d’ailleurs pas d’autre but. Dans sa voiture louée au mois, il les emmena sur la rive gauche, vers le restaurant bas et doré comme un intérieur de navire où leur couvert était mis en cabinet particulier, et orné d’une corbeille de magnifiques roses rouges destinées à Mrs Backeray.

— Ça va bien avec sa chevelure… dit Harlingues, assez ému d’un tel accueil.

— Je n’ai jamais vu plus beau !… continua l’hôte. C’est une vraie crinière de fauve.

— Tu ne trouves pas qu’on dirait une algue rouge ?

Harlingues, là-dessus, frappa ses deux mains l’une sur l’autre.

— Enfin, tu vas pouvoir lui traduire. Comment dit-on algue rouge en anglais ?

— Mais, cher, c’est simple. On dit red sea-weed. On peut dire aussi red-algae. Mais tu devrais dire red-alga. Ça ferait un très joli nom : Rédalga.

— Rédalga ! Rédalga !… C’est ça ! C’est ça ! Je vais l’appeler comme ça !

Harlingues riait de tous ses petits yeux clairs, frisés de cils noirs. Il fallut expliquer à Mrs Backeray.

— Ah… Alors !… dit-elle en français, charmée, avec son ton amusant de petite fille.

Pendant qu’elle choisissait sur la carte cérémonieusement apportée par le maître d’hôtel, entre haut et bas Alvaro demanda :

— Mais, cher, comment faites-vous pour vous comprendre, tous les deux, quand je ne suis pas là ?

— Ça ne va pas toujours tout seul, mais enfin on y arrive tout de même, tant bien que…

Une rapide association d’idées fit que Jude s’interrompit brusquement.

— Et Rodrigo ? Il n’est pas là ?… Je croyais que tu l’invitais aussi ?

— Mais oui, j’oubliais de te raconter ! Figure-toi qu’il a dû repartir en coup de vent pour le Brésil. Il m’a téléphoné hier au soir pour me dire adieu.

— Ah !… tiens !…

Jude avala la nouvelle en regardant ailleurs. Il avait peur de faire voir sa joie sauvage.

— Il ne t’a rien dit ?… Il ne t’a pas parlé des livres de Mrs Backeray ?

— Non, cher, il ne m’a parlé de rien. Il avait l’air si pressé par l’heure.

— Est-ce que tu sais qu’elle est un poète extraordinaire ? Tiens, puisque tu acceptes d’être notre interprète, il y a des tas de choses que je veux lui demander.

— À ton service, fit Alvaro gaiement.

Les hors-d’œuvre arrivaient. Le maître d’hôtel soumit le menu choisi par madame. Parlant anglais, il avait pu s’entendre avec elle.

— Elle s’y connaît, remarquait Alvaro. Regardez donc.

Le sommelier entra.

— Et les vins, cher ?… Qu’est-ce qu’elle aime ?

Alvaro se mordit la langue. La gêne ne dura pas le quart d’une seconde.

— Conseillez-nous, continua-t-il en s’adressant au sommelier d’un air fort dégagé.

Pendant la première demi-heure, Harlingues crut qu’il allait profiter de la présence d’Alvaro pour éclaircir toutes les obscurités de leur singulier amour. Il sentit bien vite que les mille nuances passées sous silence entre eux ne pouvaient pas être révélées, même à un camarade très aimé. Pudiquement, il garda ses secrets, — leurs secrets, — et ne demanda presque rien.

Par ailleurs, Alvaro s’était mis à converser en anglais tout naturellement et, le plus qu’il pouvait, il traduisait pour Harlingues.

— Très amusant !… s’écria-t-il à la fin du poisson. Mrs Backeray dit que, la première fois qu’elle nous a rencontrés à Montparnasse, elle n’a accepté de venir à notre table que parce qu’elle avait une envie folle de fumer et n’avait plus de cigarettes.

Un peu plus tard :

— Elle dit que, pendant que tu la fais poser, elle regarde tes grandes statues et que c’est comme si elle écoutait un splendide poème. Elle dit que ta Grande Initiée lui inspirera certainement des vers. Elle la comprend bien, tu sais ! Je ne m’étonne pas que ce soit un grand poète. Elle est d’une culture inouïe, et originale à un point… Quel malheur que tu ne puisses pas l’entendre !

— Je sais bien !… gronda Jude avec désespoir.

— Ce qu’elle aime peut-être avant tout, c’est le buste de ta mère.

— Oui. oui, je sais ça… Veux-tu lui dire que je sais ça ?…

Pendant qu’Alvaro transmettait, il regarda l’Anglaise dans les yeux. C’était, entre eux, un mystère sur lequel ils ne s’étaient pas compris. Mais, mi l’un ni l’autre, ils ne cherchèrent à le dévoiler par l’intermédiaire du tiers. Mrs Backeray regardait aussi le sculpteur dans les yeux. Entre eux passa quelque chose de sacré. Puis Harlingues reprit, sans vouloir rien préciser :

— Veux-tu lui demander qu’elle me recopie un certain poème qu’elle a dû faire à propos de son buste à elle ?… J’aimerais l’avoir, même sans pouvoir le lire.

La réponse fut :

— Vous l’aurez un jour, mais pas tout de suite.

La bouche mince d’Alvaro se relevait.

— Vous n’allez plus pouvoir vous ire de moi, je vois.

Au moment des liqueurs :

— Veux-tu lui dire qu’elle me fait un très grand chagrin les jours où elle sent l’alcool ?

— Oh ! cher, qu’est-ce que tu me demandes ! Jamais je n’oserai traduire une chose pareille !

— Il le faut !… s’écria Jude avec force, et peut-être le champagne qu’il avait bu l’aidait-il, à ce moment. Il n’y a pas que des poèmes dans son histoire ! Alvaro, je t’en prie !… Si tu savais !… Il faut que j’arrive à la corriger, à la régénérer. Elle en vaut la peine, tu peux en juger toi-même aujourd’hui.

— Cher, je ne ferai jamais ça.

— Tu ne veux pas m’aider ? Déjà j’ai tant de peine avec notre parler impossible. Et puis, je ne suis pas tout le temps là. Il faudrait vivre avec elle, ne pas la quitter d’un pas. Comment veux-tu que je fasse ? Je ne peux pas la prendre chez moi. On me donnerait congé le lendemain. La seule chose à faire ce serait de partir avec elle pour la campagne, loin de tout, d’être seul avec elle dans un coin. Je lâcherais bien tout pour elle, va ! Mais quoi ! Je ne suis qu’un pauvre bougre sans le sou… Je…

Alvaro frappa sur la table, les yeux allumés par sa trouvaille inattendue.

— Cher, cher !… écoute ! C’est magnifique, l’idée qui me vient ! Puisque tu fais l’idiot avec moi pour cette fontaine, voilà : tu la tailleras dans le marbre à Bellevue même. Je te prête ma maison. Tu sais bien que je ne l’habiterai pas cette année. Mes gens sont là qui vous serviront pendant tout le temps que vous y resterez. Tu me feras l’honneur et l’amitié d’accepter mon hospitalité complète. Vous ne vous occuperez de rien. Je t’ai dit que ma gardienne faisait bien la cuisine. Tu peux accepter, en échange de ta charmante fontaine. Et je serai encore ton débiteur à n’en plus finir. Et, ça, je peux-te le jurer, tu me rendras encore service en habitant Bellevue. Rien n’est plus mauvais que de laisser les maisons trop longtemps fermées. Depuis août dernier je ne suis pas retourné là-bas. Il y a un garage avec électricité qui pourra te servir d’atelier. Ça y est, dis ?… D’abord, tu ne peux pas refuser, dans l’intérêt même de ton amie.

Ils parlèrent longtemps, discussion animée. Mrs Backeray fumait les belles cigarettes apportées devant elle, et son visage était perdu dans les rêves.

— Puisque c’est enfin accepté, conclut Alvaro, je vais mettre au courant Mme Rédalga.

Harlingues tressaillit à ce nom trouvé par lui sans le vouloir ; mais, du geste, il arrêta le Portugais.

— Non, je t’en prie ! Mrs Back… Rédalga n’est pas habituée à ce qu’on lui explique rien. Elle verra bien ce qui arrive quand nous serons installés là-bas.

Car il avait peur d’un refus de sa part, pour plusieurs raisons qu’il aimait mieux ne pas dire. Alvaro les croyait amants et ne savait pas qu’ils ne le deviendraient, par la force des choses, qu’en habitant ensemble.

— Comme tu voudras, cher.

Une lueur de curiosité passait dans les yeux en grains de café. Mais, discret, le gentilhomme ne demanda rien.

XV

Il s’était dépêché de finir le buste avant ce départ — ce conte de fées.

Il y eut six jours de fièvre entièrement consacrés au travail. Dès le matin, Harlingues allait chercher Mrs Backeray pour ne la ramener que le plus tard possible, par crainte de rechutes.

Il lui sembla parfois que son souffle sentait l’eau-de-vie et sa pâleur aussi. Peut-être, rentrée à son hôtel, sortait-elle de nouveau, malgré l’heure, pour traîner du côté des bouteilles. Le sculpteur prenait patience. Sa terreur était qu’au dernier moment elle refusât cette villégiature. Il s’était fait écrire par Alvaro, sur un bout de papier, les deux ou trois phrases nécessaires pour expliquer à peu près leur séjour à Bellevue. De la sorte, il avait pu lui faire comprendre qu’elle devait préparer sa malle et régler son hôtel parce qu’ils allaient tous deux passer l’été dans un beau jardin près de Paris. Le reste demeurait pour elle dans le vague des rêves.

L’état de demi-ivresse dans lequel elle vivait toujours devait l’aider dans son acceptation passive de n’importe quel changement. Elle ne parut même pas étonnée quand elle apprit ces nouveautés,

L’auto que leur prêtait Alvaro pour faire leur petit voyage monta la grande côte de Bellevue vers six heures du soir, juste comme le mois d’août commençait glorieusement.

Une vieille valise, encore bariolée d’étiquettes variées, c’était le baluchon de Rédalga. Harlingues emportait une malle toute neuve, achetée pour la circonstance. Il s’était également muni d’une caisse de vin de Porto, et de cinq ou six boîtes de biscuits.

Son système de l’atelier continuerait à la campagne. Il savait que le principe de la désintoxication est de diminuer chaque jour la dose, mais non de cesser brusquement le poison. Il y avait aussi, dans sa malle, un nombre respectable de paquets de cigarettes.

La somme représentée par ces achats l’effrayait… Mais, pendant deux ou trois mois, il n’aurait rien à dépenser, songeait-il, et l’équilibre serait rétabli.

Quand la voiture tourna pour entrer par la grille du petit parc d’Alvaro, quand apparut la maison menue et gracieuse, si bienveillante avec ses volets ouverts et sa garniture de feuilles, quand le jardinier et sa femme, debout sur le perron, saluèrent en descendant d’un pas et que le chien aboya dans sa niche lointaine, Harlingues, le cœur empoigné par une joie adolescente, eut la sensation nette qu’il faisait son voyage de noces.

Oh ! cette cloison étanche qui le séparait des impressions de sa compagne ! Il cherchait son visage pour y lire quelque chose. Il ne trouva que le bord de son feutre rabattu sur un œil.

— Bonjour, m’sieu et dame !… « dit le couple jardinier quand l’auto s’arrêta.

Le sculpteur tendit la main en levant son chapeau. Mrs Backeray tendit la main aussi.

« Pas fiers !… » exprimèrent les yeux heureux de l’homme et de la femme.

Ils n’étaient plus jeunes, grisonnants tous deux, avaient mis leurs vêtements du dimanche, restaient rustiques malgré cela, d’un autre âge et d’un autre style que la domesticité moderne.

Le remue-ménage de l’arrivée parut s’organiser vite. Les bagages, enlevés par le jardinier et le chauffeur, disparurent dans la maison. Les nouveaux arrivants les suivirent, escortés par la gardienne.

L’élégance et le sybaritisme d’Alvaro se respiraient dès le seuil. D’instinct, le sculpteur et l’Anglaise commencèrent par un coup d’œil à toutes les pièces : le salon, la salle à manger et l’office du bas, les deux chambres et la salle de bain du haut.

Campagnarde et luxueuse était cette demeure arrangée dans le goût contemporain, lequel mêle volontiers les styles anciens, principalement celui du xviiie siècle, avec les dernières audaces des décorateurs à la mode.

La beauté des tapis, du grand piano, le choix des bibelots, des coussins, des appareils électriques, les bouquets de roses dans du cristal, les mosaïques recherchées de la salle de bain, la mousseline colorée des fenêtres, tout cela semblait tremper dans une fraîcheur verte venue du parc ; et les arbres mêlés au ciel se reflétaient dans les glaces, toutes les croisées étant restées ouvertes.

Mrs Backeray, sans s’attarder, sans rien dire, descendit vivement le petit escalier menant aux chambres, traversa le salon, resta quelques secondes, au milieu de quelques roses, sous la véranda, de l’autre côté de la maison, et, d’un brusque bond, s’élança dans le parc.

Harlingues, qui courait derrière elle, entendit son exclamation. Il se rappela la lettre de Rodrigo. « Saine enfant de la nature… »

Laissée à l’abandon, l’herbe de la vaste pelouse était dans toute sa hauteur. De longues cloches bleues, du trèfle rouge et blanc, des ombelles, qui sont la floraison champêtre du mois d’août, tachetaient de petites couleurs naïves le grand flot des graminées. Au bord de la pièce d’eau maçonnée, des roseaux ; au milieu, des nénuphars. Les limites du charmant domaine se confondaient avec d’autres jardins mitoyens. Il n’y avait, au bout du regard, que tournants d’allées profondes, ombres et dessous bleus des arbres. Et le morceau d’azur et de petits nuages blancs encadré par la couronne immense des branches était rempli de cris d’hirondelles.

Une joie panique semblait s’être emparée de la sombre poète. Son chapeau jeté dans l’herbe, elle secoua sa furieuse chevelure, et le sculpteur crut qu’il allait l’entendre hennir. Un instant elle parut ne pas savoir ce qu’elle allait faire. Ses yeux avaient l’air de tout prendre à la fois. Sa tête tournait à droite, à gauche, tandis qu’elle se tordait les mains. Et, tout à coup, elle se mit à courir avec de grandes foulées animales, et disparut au creux de la première allée, Jude, en quelques bonds, la rattrapa. Le sentant derrière elle, elle courut plus fort. Cependant, ils ne ressemblaient pas à deux enfants qui jouent, mais plutôt à un faune poursuivant une bacchante.

Elle se sauva de lui longtemps. Quand il put enfin mettre la main sur elle, il la saisit par l’épaule, puis par les cheveux, à la nuque. Un désir de bête l’entraînait à la brutaliser. Dans la nuit de l’allée obscure, elle se dégagea, haletante, et reprit sa course ; et, quelques pas plus loin, elle trouva le bosquet autour de quoi tourner afin de n’être pas prise.

La gardienne, apparue sur la pelouse pour demander quelque chose, s’égayait de loin toute seule en les regardant, ne pouvant comprendre ce qu’il y avait de presque tragique dans leur amusement d’arrivée. Quand ils l’aperçurent enfin, la poursuite cessa du coup. Tous deux vinrent vers elle, la poitrine à bout de souffle ; et ni l’un ni l’autre ne riait.

— C’est pour les malles, dit cette femme. Faut-il mettre tout dans la même chambre ?

Elle s’adressait plutôt à madame, comme cela se doit. Mais madame n’avait pas compris un mot.

— ''What does she say ?

— Allons voir !… dit Jude d’un air grave.

La plus belle chambre fut pour Rédalga. Celle de Jude en était séparée par la salle de bain. Tandis qu’ils prenaient ces dispositions, une certaine gêne fit que le sculpteur baissa les yeux. Mais l’autre resta parfaitement calme.

Sagement, chacun chez soi, tous deux commencèrent à ranger leurs affaires. La gardienne allait et venait d’une chambre à l’autre. Elle descendit bientôt, pour préparer le dîner, dit-elle.

Quand ils se trouvèrent à table, une surprise. Mrs Backeray, dans cette maison chic, avait retrouvé son protocole anglais. Au lieu du tailleur ordinaire elle portait un corsage ouvert, aux manches courtes, modeste chose et manifestement usagée, mais qui faisait son effet tout de même parmi les cristaux, les éclats de la belle vaisselle et le vase de fleurs du milieu.

Nice !… (joli), dit Harlingues dont les yeux furent se de félicitations.

Par orgueil enfantin, il ne voulait dire pendant le diner que des mots anglais, à cause de la jardinière qui les écoutait.

Le résultat fut qu’ils n’échangèrent que des monosyllabes coupés par de grands silences. La jardinière, après les ébats auxquels elle avait assisté dans le parc, s’étonnait fort de leur air glacial. Elle les avait constatés ! « pas fiers et tout à fait gosses », et pensait devenir vite familière avec eux.

Le dîner qu’elle leur servait était simple et succulent. Elle avait reçu l’ordre de les traiter exactement comme le comte lui-même. Le vin rouge était bon. Une bouteille d’eau minérale l’accompagnait. Mais, livrée à elle-même en face de Jude qui n’osait pas intervenir, Rédalga le buvait pur, par grands verres successifs.

Au dessert, la gardienne servit du cognac et de la chartreuse. Les yeux de l’Anglaise brillèrent, ceux de Jude se rembrunirent.

« Je n’avais pas besoin d’apporter tant de porto !… » pensa-t-il.

Les cigarettes, apparues avec les liqueurs, remplirent la salle à manger de leurs ramages bleus.

Volontiers, Mrs Backeray se fût attardée là.

Go !… garden !… proposa Jude en voyant se préparer le troisième petit verre.

Ils se levèrent. La fin du crépuscule laissait un bain de demi-jour sur la pelouse. Tout le reste était déjà noir.

Au bout de quelques pas, Harlingues prit doucement le bras nu de sa compagne. Après leur course païenne d’avant le dîner, c’était l’heure du sentiment. Encore un coup, il préféra se taire. Toute conversation entre eux prenait les allures d’un numéro de cirque, et trop de poésie, ce soir, les entourait. Il ne fallait pas déranger des charmes.

Ils se dirigèrent lentement du côté le plus nocturne. Jude passait sa paume sur la main et le bras qu’il tenait.

Le silence dans lequel ils entraient était étonnant. Un frisson tomba des arbres de l’allée. Jude renversa sur son épaule la tête de Rédalga. Ce fut, frémissant, leur premier baiser. Il s’y mêlait un goût de fumée et de cognac, mais ils ne purent s’en apercevoir, ayant fumé et bu tous les deux.

Le chien, devinant dans l’ombre, aboya. Cette déchirure du silence fit cesser l’enchantement. Ils reprirent leur marche de fantômes, et sortirent à l’autre bout de l’allée. Elle était tournante et venait retrouver la pelouse.

« Cette nuit ! Cette nuit !… » pensait Harlingues.

Ils rentrèrent à la maison. Les gardiens demandèrent s’il ne manquait rien, car ils allaient se coucher. Leur logis s’élevait à deux pas, au-dessus du garage.

— Il y a des carafes et des verres dans les chambres, dit la femme, et, pour l’eau chaude, le chauffe-bain électrique commande partout.

Au moment de dire bonsoir :

— À quelle heure le petit déjeuner, demain ?

— Nous sonnerons, répondit Harlingues.

Et sa voix s’étrangla sur ces simples mots, car ils résonnaient comme une parole conjugale.

Seuls dans la maison !

Il mit plus d’une heure à finir de vider sa malle, à faire sa toilette. Après les rumeurs du bain, il n’entendait plus rien du côté de Mrs Backeray. S’était-elle simplement couchée après avoir tourné sa clé ?

Craintif et gauche comme un collégien, il se décida. Sur la pointe des pieds, il traversa la salle de bain. Une faible lueur filtrait sous la porte de l’Anglaise. En approchant plus près, Harlingues vit que cette porte était restée entr’ouverte. Alors, le cœur battant, il pénétra.


XVI

 l était plus de onze heures quand il se réveilla dans sa petite chambre regagnée à l’aube. Après cette seconde d’ahurissement qui sépare le sommeil de l’état de veille, surtout quand on a changé de maison et d’atmosphère, il se leva, passa son pyjama (encore une dépense qu’il avait faite) et descendit à pas de loup pour demander son café au lait. I] n’avait pas osé prendre de bain à cause du bruit.

— Faut-il monter le déjeuner de madame ?

— Je ne sais pas si elle dort encore… dit Jude en regardant le carrelage de la cuisine avec une gêne de nouvelle mariée.

Servi dans la salle à manger, il déjeuna tout en bâillant. Son sommeil avait été bienheureux, mais trop court.

— Merci, madame… faisait-il à chaque geste de la gardienne.

— Je m’appelle Léontine… corrigea la vieille femme.

— Alors, merci, Léontine ! reprit-il joyeusement.

— Et mon mari s’appelle Gilbert.

— C’est parfait ! Maintenant je vais voir en haut s’il faut monter le café au lait.

La salle de bain s’égouttait encore. « Ah ! Elle est réveillée ! »

Il frappa timidement à la porte de la chambre, qui s’ouvrit aussitôt. Prête, correcte dans son tailleur ordinaire :

Good morning !… le salua Mrs Backeray fort posément sans le laisser entrer.

Jude chercha son regard. Il croyait la trouver encore au lit.

— Chérie… murmura-t-il, en lui prenant la main.

Mais il la vit se diriger vers l’escalier sans répondre même par le plus petit signe à cette tendresse qui voulait en continuer d’autres. Il n’était pas forcé de savoir qu’une Anglaise, même si nul témoin n’est présent, ne tient pas, en face de son complice, à se souvenir, quand la lumière est revenue, de ce qui s’est passé la nuit.

Il soupira sans comprendre, et la suivit dans les marches qu’elle descendait, droite, pleine de dignité.

Quand elle fut à son tour assise à la table devant son déjeuner.

— Bien dormi ?… Sleep… Well ?…

Le langage de bébé recommençait, après ces grandes heures nocturnes durant lesquelles, enfin, ils n’avaient pas eu besoin de se parler pour s’entendre.

À sa question, elle riposta :

Very well, thank you.

Puis, son café bu, vite elle alluma sa première cigarette, se leva, fit un geste vers le parc.

La chaleur de la journée s’annonçait par cet imperceptible tremblement de l’air qu’on ne remarque que pendant le plein été. Sitôt dehors, Rédalga respira profondément, les yeux fermés, avec l’air de retrouver un parfum connu, depuis trop longtemps oublié, Son bonheur attendrissait Harlingues.

« Pauvre petite !… Elle aura toujours eu ça dans sa vie malheureuse !… »

Le chien aboyait.

Let us go and see it !… (Allons le voir !…)

Et tous deux se dirigèrent du côté de la niche.

C’était un berger briard, gris, touffu, pattu, grand comme un ours, et dont un œil était brun, l’autre bleu.

It is such a dear !… répétait l’Anglaise en s’approchant sans crainte.

Et le sourire apparut sur son visage, ce sourire triste qu’on ne voyait Jamais.

Le chien sembla la reconnaître, rabattit aimablement ses oreilles, se coucha pour être caressé. Accroupie, elle lui disait des choses auxquelles il répondait par gémissements et frétillements.

« Il comprend l’anglais mieux que moi ! » pensait Harlingues.

Voyant que son amie voulait déchaîner la bête, il courut chercher la gardienne.

— Dites, madame… Dites, Léontine ?… On peut le lâcher ? Ça ne fait rien ?

Léontine se précipita :

— Comment ! Comment ! Mais il dévore tout le monde ! Mais madame !… Madame !… Comment que madame a osé…

— Madame ne comprend, pas le français, Lénotine.

— Ah ?… c’est-y vrai ?…

La chaîne enfin était détachée. En un instant le chien fut sur la pelouse et Mrs Backeray aussi.

— Ça, madame aime les bêtes !… fit remarquer la vieille femme, et les bêtes le lui rendent ! Quand Gilbert va rentrer du marché, c’est lui qui sera surpris ! J’avais encore jamais vu ça !

Harlingues eut envie de dire : « Moi non plus. »

Comme elle était différente de ce qu’il avait connu jusqu’ici, cette femme, cette étrangère, maintenant sa maîtresse, dont il ne savait absolument rien !

Il alla la rejoindre, regardé de travers par le chien, qu’elle gronda. Soumis aussitôt, il cessa ses menaces. Et, jusqu’à l’heure de se préparer pour le déjeuner, il ne fut pas question d’autre chose que de lancer des cailloux ou des bouts de bois à Flic (Jude s’était informé du nom), qui les rapportait avec des bonds monstrueux.

Après le déjeuner, ils allèrent s’étendre au plus épais de l’herbe, emportant les cigarettes, suivis de leur nouveau compagnon. Jude, à table, avait fait changer de place les couverts pour être assis près de madame… et surveiller son verre.

Accablée de chaleur, Mrs Backeray venait d’ôter sa veste. En blouse de toile bise, elle s’étira longuement.

« Je voudrais bien aussi me mettre en manches de chemise… » songeait Harlingues.

Impressionné par le bon ton de son amie, après le bain pris avant le déjeuner, il n’avait pas osé reparaître en pyjama.

Flic tirait la langue.

— Pauvre Flic, tu es encore plus malheureux que moi. Tu gardes ta peau de bique, toi !

Il tourna la tête. Que faisait Rédalga ? La nuque baissée, ne montrant que sa courte chevelure de feu, les jambes croisées dans l’herbe, elle tressait, à mesure qu’elle les cueillait autour d’elle, des campanules avec des fleurs de trèfle, des ombelles, deux ou trois grandes marguerites attardées après leur saison. Et cet ouvrage poétique, une fois de plus, rappelait la lettre de Rodrigo : « …l’attendrissement anglais pour les daisies, les daffodils, et les lilies… »

Tout occupée, elle oubliait même de fumer. Elle se leva sans avertissement pour aller cueillir d’autres fleurs, quelques herbes festonnées, suivie des yeux par l’homme et par le chien.

Quand elle revint avec sa gerbe légère s’asseoir à la même place, le sculpteur ayant interrogé : « Qu’est-ce que c’est ?… What is that ?… » Elle ne répondit même pas.

— Elle s’amuse, c’est le principal. Mais que nous voilà loin du bar de Montparnasse !

Satisfait et somnolent, il ferma les yeux. S’endormir dans l’herbe à côté d’elle, au milieu de cette ombre d’arbre étalée comme un tapis persan, c’était si doux, et quel grand repos, tout à coup, dans sa vie toujours fatiguée par un effort qui ne finissait jamais !

Déjà dans les rêves, il sursauta.

— Vous, regâde !… ordonnait Rédalga, triomphante.

La grande couronne de fleurs qu’elle avait faite était sur sa tête, la crinière rousse mêlée aux herbes vertes, une cloche bleue descendue jusqu’à l’épaule, une marguerite sur l’oreille, les ombelles et le trèfle rouge et blanc ébouriffés dans tous les sens. Sa bouche tragique était entr’ouverte. Portant haut le menton, détachée sur le fond bleuâtre du parc, elle composait, en pleine vie, le plus saisissant tableau préraphaélite.

Il s’était redressé pour regarder cela. Poussant une sourde exclamation, il joignit les mains.

— Que tu es belle ! murmura-t-il.

Et, satisfaite de son succès, elle jeta sa couronne avec un petit rire, un tout petit rire bien rouillé qui ne pouvait pas sortir de sa gorge,

Un peu plus tard, les voici visitant la propriété dans tous ses détails, sous la conduite de Gilbert.

— Ah ! voilà le garage ? En effet, ça peut très bien servir d’atelier.

Harlingues, très animé, mesure de l’œil, touche les murs, fait de grands pas pour compter les mètres. Il se voit déjà travaillant là. Cette caisse vide servira de cuve pour la glaise. On la mettra dans la fosse. La lumière est bonne, et, le soir, avec l’électricité, ce sera parfait encore. En attendant l’arrivée du bloc de marbre commandé pour la fontaine, il pourra faire une ou deux petites choses. Sa terre n’est pas encore expédiée. Il ne l’aura que dans quelques jours.

— Monsieur veut voir la cave ?

Il a de la peine à s’arracher. Ce garage, il l’a, d’avance, rempli de son travail.

Trois marches descendent à la cave, obscure caverne creusée sous la maison, derrière ces buissons. Un instant se dessine, cauchemar, la silhouette de Mary Backeray parmi ces grandes orgues de verre : trois cents bouteilles étagées jusqu’au haut de la voûte. Un foudre et deux tonneaux forment le fond.

— Allons voir autre chose… dit Harlingues.

— Il n’y a plus que le petit canot, monsieur, du côté de la pièce d’eau.

— Il y a un petit canot ? Nous ne l’avions pas vu !

— C’est qu’il est rentré. Mais on peut le sortir très facilement.

Dans un appentis bien caché sous les feuillages, le bateau minuscule et ses rames, joujoux coloriés, semblent enthousiasmer madame.

— Mettons-le sur l’eau, Gilbert !

Ils jouèrent avec ce bateau, parmi les nénuphars. En trois coups d’aviron, le tour du lac était fait. Il avait fallu renchaîner le chien qui prétendait monter à bord avec eux.

— Je souis chaud !… soupira Rédalga quand ce fut fini.

Elle regarda du côté du soleil, coup d’œil expert de terrienne qui connaît l’heure d’après la lumière.

Now, I want my tea.

— Ah !… c’est vrai, dit Harlingues. Votre thé… Venez avec moi !

Enfermés dans sa chambre à lui, la scène quotidienne des derniers jours de Paris se renouvelle.

— Un seul verre, chérie ! Un seul verre !

Le porto tiré de sa caisse, au fond de l’armoire, les biscuits disposés, le goûter s’organise. Mais Mrs Backeray semble, à la campagne, avoir perdu de sa docilité.

I want some more ! (J’en veux plus) prononce sa voix sombrée tandis qu’elle tend son verre déjà vide.

Harlingues la menace tendrement, un doigt près du nez.

— C’est parce que je t’aime ! En voilà encore un demi-verre.

Mais, en révolte, elle tape du pied. — I want the glass full ! (Je veux le verre plein).

— Ah ! Ah ?… dit Harlingues. Mais je ne te céderai pas, ma chérie !

Comme, ayant posé son verre, elle empoignait la bouteille, il la lui fit lâcher, forcément un peu brutal.

Il vit dans ses yeux comme un regard de haine,

— Voyons, mon amour !…

Cette figure barrée lui faisait peur. Il la prit aux épaules pour l’embrasser, la câliner, la calmer. Elle le repoussa si durement qu’il faillit tomber.

C’était la lutte, et plus dramatique qu’il ne l’avait prévue, leur azur subitement envahi par un nuage de ténèbres. Et ne pouvoir rien dire !

— Rédalga, écoute ! Écoute !… C’est parce que I love you !… Moi ami, friend !… Pas boire ! Pas joli. Drink very bad ! Viens dans le parc ! Come garden !… Voir le chien, dog… Tiens, voilà tes cigarettes… Donne-moi la main. Tu ne m’aimes donc pas ?… You don’t love me ?

Il se tut, à bout de forces. L’intoxiquée, appuyée au mur, le fixait avec des yeux venus d’on ne savait quels bas-fonds antérieurs.

Il pensa vertigineusement qu’elle allait le quitter le soir même pour retourner à ses bars de Paris. C’était vers cinq heures que la prenait sa crise. À partir de cette heure-là, sans doute, elle avait l’habitude de boire jusqu’à l’ivresse complète, très tard dans la nuit.

La vanité de son effort pour la guérir lui apparut dans toute son horreur. Renoncer à elle, il savait bien qu’il ne le pouvait plus depuis la nuit dernière. La sensualité s’y était mise, achevant sa passion pour cette femme, cette chimère dangereuse, ce sphinx muet qu’il devait deviner sans paroles, maîtriser sans armes.

Il sentit qu’il était vaincu, prêt à la laisser boire tant qu’elle voudrait, pourvu qu’elle ne partit pas. Cette faiblesse honteuse lui fit baisser la tête. Son courage de lutteur n’était pas allé loin. ;

Tout ce qui venait de passer sur son visage de grand naïf, l’Anglaise l’avait-elle lu comme la page d’un livre ? Elle fut contre lui, ses bras autour de son cou, sa bouche sur son front, parmi les boucles noires.

My boy !

Elle lui prit la tête avec précaution pour la poser sur son épaule. Et, lui tapotant le bras, elle le berçait dans un chuchotis indéchiffrable.

— Rédalga !

Ah ! consolatrice, dominatrice, grande sœur apaisant l’enfant chagriné ! Sans contrôle sur ses nerfs tendus, désorganisé par ce revirement, par cette étreinte trop douce, Jude Harlingues se mit à sangloter.

Parmi toutes les choses murmurées dans ses cheveux, peut-être lui avait-elle fait des promesses solennelles, Maintenant passé ce grand orage, ils étaient assis au salon, penchés tous deux sur un livre. C’était l’un des volumes de vers de Mary Backeray. Son amant avait voulu voir et toucher les trois recueils qu’il ne pourrait pas lire.

« Voilà, se répétait-il en feuilletant avec elle. C’est sa pensée, c’est son âme ; et, pour moi, ce n’est que de l’hébreu. »

— Jioude, dit-elle, vous statioues ; mais moâ ça !

Son doigt frappait les pages, impérieusement. Il admira ce grand orgueil d’artiste qu’il constatait pour la première fois.

Il répondit :

— Oui, j’ai mes statues, et vous, vous avez vos livres, mais mes statues vous pouvez les voir, et moi je ne peux pas lire vos livres.

Elle essaya de comprendre, il essaya de traduire, mais leurs efforts n’aboutirent à rien. Ils secouèrent la tête ensemble, désolés. Rédalga se leva. La privation de son alcool ordinaire la rendait nerveuse. Elle alla s’asseoir au piano, y chercha des fragments de musique qui s’interrompaient aussitôt.

— Oh ! vous savez jouer !… J’aime tant le piano !

À deux pas d’elle il s’était assis pour l’écouter. Un petit bout de mélodie qu’elle retrouva lui serra le cœur. La musique met ceux qui l’aiment en état de grâce, rien que pour quelques notes fugitives.

— Jouez encore.

Mais elle referma le piano. Désœuvrée, elle allongea quelques pas sur les tapis. « Que faire pour la distraire ? » pensait-il. Il eût bien voulu l’entraîner en haut, du côté de l’amour. Mais il avait déjà compris qu’elle demandait les pénombres et le silence de la nuit pour se transformer en bête de plaisir.

C’était un mauvais moment à passer, voilà tout,

— Viens. Allons fumer dehors.

Douloureuse, elle le suivit. Elle lui faisait le sacrifice de son vice. Il se sentit une âme de bourreau ; cependant, il était fier. À partir de cette journée, il allait l’aimer de tout son être.


XVII

 arlingues, dès le matin, avait décidé cela dans sa tête. Le lendemain, à l’heure dangereuse, ils sortirent du parc et furent se promener à pied dans les bois environnants. Ils avaient emmené le chien.

De pavé des gardes en sentiers étroits, il entraîna si loin sa compagne qu’ils ne rentrèrent qu’au moment du dîner. Après, c’était la nuit et ses secrets qui font oublier tout.

Il savait bien que, mise en défiance, Rédalga refuserait désormais ces promenades trop longues. Mais c’était une journée de gagnée.

« Je trouverai bien quelque chose pour les autres jours. Dans une quinzaine, elle sera déjà près de la guérison. »

Le jour qui suivit, la distraction s’offrit d’elle-même. En s’éveillant, le sculpteur eut la surprise agréable d’un mot d’Alvaro. À six heures, il venait leur faire une visite.

« J’aurai pris mon thé ; ne m’attendez pas. Mais je dinerai peut-être avec vous. »

Par une coupe de champagne, ils achevaient tous trois ce dîner, les fenêtres ouvertes sur un ciel orageux. La conversation entre le Portugais et Rédalga n’avait pas tari. Harlingues, heureux de la voir un peu animée, n’essayait pas de les interrompre pour se faire expliquer leurs propos. Alvaro finit par avoir pitié de son silence.

— Et toi, cher ?… demanda-t-il comme ils passaient au salon. Mrs Backeray me dit qu’elle est enchantée de tout, et que ma maison et mon parc sont ce qu’elle imaginait du Fairyland quand elle était enfant. Mais elle est poète ! Êtes-vous bien servis, voilà ce que je voudrais savoir.

Comme Harlingues se récriait :

— C’est que Léontine est un peu bavarde… Quant à Gilbert, c’est un bon jardinier quand il veut, mais il est plutôt soiffard de sa nature, j’en sais quelque chose par ce qui se passe dans ma cave !

Il regretta tout de suite ce qu’il avait dit, involontairement jeta les yeux sur Mrs Backeray, brossa sa manche, et continua :

— Et Flic ? Il paraît qu’il a été tout à fait galant.

Puis il parla longtemps de toutes sortes de choses et finit par aller au piano.

Pendant plus d’une heure il joua des airs portugais, plusieurs de sa composition. Son jeu féminin répandait des flots de charme et de nostalgie. Harlingues avait mis son front dans sa main avec cet air un peu malade des gens qui comprennent vraiment la musique. Rédalga fermait les yeux, renversée dans un fauteuil, et elle ne fumait pas, ce qui voulait beaucoup dire.

— Il est près de onze heures, déclara fort tranquillement Alvaro, sur un accord plus mélancolique que tous les autres. Il faut que je rentre à Paris.

Il se leva, vit sur le guéridon les trois volumes de vers, en ouvrit un au hasard.

— Comme c’est beau ! dit-il tout bas après avoir lu.

— Oh ! s’écria Jude en s’élançant, je t’en prie, essaie de me traduire quelques mots… Seulement quelques mots.

— Cher, c’est tellement absurde quand on essaie. Il faudrait un poète comme Rodrigo. Je peux te dire le sens, si tu veux. Ce poème que je viens de lire est très clair. Il y a juste une ou deux tournures qui m’échappent. Elle dit qu’elle est seule devant un petit feu, un soir d’hiver, et qu’elle entend les ténèbres l’appeler. Sa maison est chaude autour d’elle, et belle, et peut-être c’est le bonheur, mais le bonheur n’est pas fait pour elle. Elle a, depuis trop longtemps, pris l’habitude de n’être pas heureuse. Derrière les vitres noires il y a des voix qui l’attirent, et, tout à l’heure, dans le froid et la nuit, elle s’en ira toute seule vers son génie, vers son destin désespéré… Cher, tu vois, ça ne dit rien du tout, répété comme ça. Mais les vers sont admirables !

Il ne vit pas qu’Harlingues était un peu pâle.

— Et quel est le titre de ce poème ? demanda-t-il.

— Ça s’intitule : The Call. (L’appel.)

Mrs Backeray s’était approchée, comprenant qu’on commentait ses vers. Elle s’entretint avec Alvaro. Ils semblaient discuter, non sans vivacité.

— Quoi ? Quoi ? s’informait Jude.

— Elle dit que ce poème est trop romantique, qu’il n’est pas bon, qu’elle ne l’aime pas. Je lui réponds qu’elle est bien difficile.

— Ah ! Elle ne l’aime pas ?… fit rêveusement Harlingues.

Et, pour lui-même, il ajouta :

— Tant mieux !

Le ciel orageux de la soirée ne tarda pas à descendre sous forme d’averse furibonde. Le lendemain matin, le parc, fouetté par une pluie continuelle, n’était plus qu’un aquarium vert où remuaient des ombres d’arbres.

« Qu’est-ce que nous allons faire toute la journée ? » se demandait Jude avec angoisse.

Il regrettait de n’avoir pas sa terre pour essayer une silhouette de sa Rédalga couronnée du premier jour.

« Ce serait à rester couchés jusqu’au soir, continuait-il sensuellement. Mais c’est inutile de le lui proposer. Elle a ses idées là-dessus, évidemment, et je ne veux pas avoir l’air d’une brute. »

Comme ils se levaient tous deux très tard après leurs nuits, l’heure du déjeuner arrivait vite.

D’un accord tacite, ils restèrent longtemps à table. Tout en les servant, Léontine, qui s’enhardissait, bavarda comme Alvaro l’avait annoncé. Cependant, il fallut bien quitter la salle à manger.

Dans le salon, côte à côte devant une fenêtre, ils regardèrent ruisseler l’eau du dehors. Harlingues, bien qu’il cherchât à s’en défendre, ne pouvait s’empêcher de songer à son atelier de Paris. Quelle joie eût été la sienne de s’y retrouver soudainement, seul ou bien entouré de Samadel, de Krikri, grattant le plâtre ou plongeant dans sa cuve pour bourrer une armature, à grands coups de glaise lancée de loin par paquets, comme des projectiles sur un ennemi !

L’idée qui passa lui coupa le souffle une seconde. « Je prétends guérir ma maîtresse de son alcool, et moi-même en pleine lune de miel, je ne peux pas guérir de mon art ! »

Raisonneur à son ordinaire, il plaida.

« D’abord mon art est une chose noble, et son alcool est une chose basse. Donc, pas de comparaisons. Ensuite, la lune de miel n’existe entre nous que la nuit, seul moment où nous nous comprenions. C’est un croissant de lune de miel plutôt. »

Il se faisait sourire tout seul avec ses plaisanteries intérieures. Rédalga tambourina la vitre. À quoi pensait-elle, elle, en contemplant la pluie ?

Jude cria tout à coup : « J’ai trouvé ! » d’une voix si forte qu’elle sursauta.

Alvaro, la veille au soir, avait dit en montrant la petite bibliothèque du salon : « Il y a un très bon dictionnaire là-dedans. Quand tu ne trouveras pas un mot, cher, tu sais où aller le chercher. »

— Écoute, chérie, darling !… Prendre leçon d’anglais tous les deux !

Gosse, il l’emmenait vers la bibliothèque. Il dénicha facilement le dictionnaire.

Anglais-Français, Français-Anglais ! C’est parfait. Viens t’asseoir sur le canapé.

Elle avait compris. L’un contre l’autre, ils ouvrirent le gros livre sur leurs genoux.

— Commençons, dit-il, par mon poème, celui que tu as récité un jour devant ton buste. My poem !… (Il feuilleta, chercha.) Mon Dieu, que ça va être difficile ! Il me faudrait du papier et un crayon…

Il alla les prendre sur le petit secrétaire, revint s’installer.

Intriguée, elle attendit patiemment, la cigarette aux lèvres.

À force de tourner les pages et de s’absorber sur les mots, il parvint à tracer, au bout d’une demi-heure :

We must translate the poem you have been reciting one day in my studio when Rodrigo was there.

(Nous devons traduire le poème que vous avez récité un jour dans mon atelier quand Rodrigo était là.)

Excessivement fier, il la regarda lire son papier. Il lui semblait qu’une petite lueur commençait à filtrer dans leur épaisse obscurité.

— Ah ! !… s’écria-t-elle après avoir lu.

Dans ce ah ! passait un sentiment de délivrance identique à celui qu’il éprouvait lui-même.

Quel jeu passionnant il avait découvert pour passer un jour de pluie !

Ils n’étaient pas parvenus, en plusieurs heures, à traduire le poème. Après l’avoir copié de mémoire, elle laissa travailler Jude. Il n’en tira que quelques mots, avec bien de la peine :

Tu ne sauras pas combien je l’aime, toi, grand…

…Je suis plus muette pour toi que cette face de terre, doucement et rudement dans tes mains…

Plus soumise que l’argile…

…Ta mère m’a parlé…

Il écrivit à son tour, le sang à la tête à force de s’absorber dans ce dictionnaire :

Alvaro could translate it for me. (Alvaro pourrait me le traduire.)

Elle répondit sur le papier, après un labeur encore plus long :

« Ça ne le regarde pas. »

Il aurait voulu répondre à son tour : « Alors pourquoi l’avoir dit devant Rodrigo ? »

Mais sa tête éclatait. Il ne pouvait plus continuer leur conversation d’infirmes.

Presque tout le papier à lettres du secrétaire y avait passé. « C’est une ardoise qu’il nous faudrait !… », se dit-il.

Il s’était levé. Soigneusement, il mit dans sa poche la feuille où s’inscrivaient, à la manière des inscriptions antiques retrouvées sur une pierre brisée, les fragments de ce poème qu’il ne pouvait connaître.

L’heure du thé, tout doucement, était venue. Ils montèrent dans la petite chambre, « la petite chambre des tortures », pensa le sculpteur.

La pluie et la crise alcoolique, c’était trop à la fois. Une scène presque aussi noire que la première eut lieu devant les verres et la bouteille,

Et Jude, infatigable et paternel, trouva quelque chose encore. Il n’était plus question de chercher dans le dictionnaire. L’agitation dangereuse de Mrs Backeray ne le permettrait pas.

— Mets ton chapeau… Hat ! Nous allons descendre à Bellevue, aller en ville, in town, pour acheter une ardoise. Ardoise, ça, je ne sais pas comment ça se dit !

Il parvint à l’entraîner après des résistances. Sous un seul parapluie, et malgré les protestations de Léontine, ils s’en allèrent tous deux, assez lugubrement, à travers l’averse qui semblait éternelle.


XVIII

 l fallut bien reprendre le jeu harassant du dictionnaire. La pluie continuait à tomber, droite et noire, depuis le matin.

Leur ardoise, le gros livre installé sur la table du milieu, rendirent la séance plus confortable.

Rédalga voulut écrire la première et traça ces mots :

Do you love the red-headed girl ?

Problème ardu ! « Red-headed girl » se traduirait littéralement par rouge-tête fille, c’est-à-dire « fille à la tête rouge », tête étant pris dans le sens de chevelure. Transposée en français, la phrase donnait : « Aimez-vous la fille aux cheveux rouges ? » Mais Harlingues ne se doutait pas des mots composés de la langue anglaise, et faillit renoncer au rébus.

Cette version laborieuse lui rappelait le temps de ses études, quand son père le grondait pour de mauvais devoirs de latin.

« Si j’avais pu prévoir que l’amour me ramènerait là !… »

Enfin, la lumière se fit. Il fut récompensé de son courage par la joie que lui donna le mot.

Red-headed girl !… répétait-il en flattant ses cheveux.

Mais, sérieuse, elle préféra continuer la leçon.

C’était au tour d’Harlingues d’écrire sur l’ardoise. Il chercha quelque interrogation intéressante, et trouva :

« Votre mari aimait-il vos vers ? » Il dut consulter lui-même le dictionnaire. Rédalga fumait et ne voulait rien faire.

Quand il eut, assez facilement, griffonné sur l’ardoise, en mauvais anglais : Did he husband love your verses ?… il fut étonné par le rictus amer qui tordit la bouche de Mary Backeray. Elle lui reprit fiévreusement l’ardoise pour la réponse.

Et le pénible travail recommença, véritable conversation avec une table tournante. Mais, après la ridicule tâche d’écolier, lorsque se fut, à la longue, formée sur l’ardoise cette phrase terrifiante : « Quand mon premier livre parut, mari me fouettée… » longtemps le sculpteur regarda son amie en lui tenant les mains.

L’horreur de cette révélation sortie de leur amusement d’enfants expliquait peut-être toute la vie de la malheureuse.

Obligé d’en passer par là, le cœur gros, l’amant rouvrit les pages. En être réduit à cette tâche scolaire alors que son âme frémissait d’indignation !

Ce fut heureusement assez rapide.

« Votre mari est un monstre ! »

Et la réponse également facile, fut :

« Non. C’est un gentilhomme anglais. »

Une faible idée de ce qu’eussent été leurs causeries sans la tour de Babel dressée entre eux augmentait le désespoir initial de Jude. Grave, il prit la résolution, en rentrant à Paris, d’apprendre l’anglais avec acharnement.

La séance se terminait sur ces sombres évocations du passé de Rédalga. Quand ils montèrent vers leur goûter orageux, la sévérité d’Harlingues s’était transformée en une pitié si douloureuse qu’il avait envie de pleurer à n’en plus finir.

Il lui avait rempli un second verre jusqu’au bord.

— Tiens ! Puisque ton mari t’a fouettée pour ta poésie, bois ça, ma girl. Nous reprendrons nos rigueurs demain.

Contente, elle battit des mains avant de boire.

Il allait, entraîné par son émotion, lui essuyer la bouche d’un baiser. Léontine parut.

— C’est un monsieur qu’amène des colis qu’on attend, qu’y dit ! Il est le mouleur, qu’y dit !

— Samadel !

Harlingues était déjà sur le seuil de la porte d’en bas, suivi plus lentement par Léontine essoufflée.

Samadel a pensé qu’il apporterait lui-même jusqu’à Bellevue, dans son fourgon automobile, la terre que Jude l’avait chargé d’envoyer. Il est curieux de voir l’atelier improvisé dans le garage, et veut aussi parler du moulage de la fontaine, puis du bloc de marbre choisi par le sculpteur avant son départ.

— Avec cette pluie, dit-il, mon fourgon esquintera l’entrée. Il vaut mieux une brouette, si vous n’avez pas ici de voiture à bras. En trois ou quatre voyages, la terre sera charriée.

— Pauvre vieux ! Par ce temps ! Tu vas prendre quelque chose !

— Non, rien ! Je me suis arrêté au café avec mon aide juste avant de monter la côte.

Peu après, Rédalga, descendue, fait son apparition.

— Vous vous êtes déjà vus à Paris, n’est-ce pas ?… demande Harlingues.

Samadel, en apercevant l’Anglaise, comprend seulement pour quelle raison son ami s’est installé tout à coup à Bellevue, dans la maison du comte de Vasconcellos. Toujours affable pour ceux qui sentent le peuple, Rédalga lui tend la main. Puis, sous la pluie, les voici tous trois allant et venant de la grille au garage. Gilbert a prêté sa brouette. Ce transport de glaise prend les allures d’un considérable événement. Il faut peu de chose pour amuser des gens qui s’ennuient en vacances, désœuvrés par le mauvais temps,

— Si je voulais, je pourrais travailler ce soir même, aussitôt après le diner.

Voilà ce que pensait Harlingues, debout au milieu de ce garage. Samadel reparti, la petite rumeur de l’installation terminée, seul à côté de ses cubes de terre amassés dans la caisse, il les regardait avec envie.

« Et Rédalga qui est toute seule à la maison ! Je ne peux pas lui demander de poser tout de suite. D’abord on n’y voit plus assez, avec cette averse qui ne cesse pas, et ensuite, nous allons dîner dans un quart d’heure… »

Il se dépêcha, troublé, de s’en aller. Cette caisse d’argile le retenait comme un aimant.

En l’entendant rentrer, Mary Backeray descendit. Elle avait déjà son corsage ouvert du soir. Il fut frappé par son regard. C’était le regard ancien : caverneux, plein d’une sourde épouvante. « Qu’est-ce qu’elle a ?… » se demanda-t-il…

Il lui prit la main.

Not well ?… (Pas bien ?)

Elle baissait la tête, avec son air de fille battue. Il imagina qu’elle pensait à la confidence révélée à l’aide du dictionnaire.

— Va, ma girl !… lui déclara-t-il, ou plutôt à lui-même. Je te ferai oublier les mauvais traitements, moi !

Par gesticulations, il fit comprendre comme il put qu’il montait pour changer ses chaussures boueuses et sa veste salie, mais qu’il allait revenir tout de suite.

Dans sa chambre, ayant allumé l’électricité, ce ne fut qu’en ouvrant l’armoire pour y prendre d’autres souliers : non seulement la bouteille entamée de porto était vide, mais une autre avait été débouchée, et plus de la moitié du vin manquait.

Pétrifié devant cela. Comprenant tout. Voleuse de vin comme, aux premiers jours, voleuse de cigarettes. Indressable !

On peut rire de colère. Harlingues se mit à rire.

Aussi simple qu’un animal, elle avait fait voir d’avance, par son attitude en bas, ce qu’il n’était pas forcé de découvrir tout de suite.

Il trépigna, frappa du poing là porte de l’armoire. Impossible de casser quelque chose comme il eût fait chez lui. Ses yeux cherchèrent, trouvèrent la bouteille vide. Il la fit voler en éclats par terre, tourna sur lui-même, se laissa tomber sur une chaise. Il suffoquait.

Son instinct était de battre.

« Comme son mari, alors ? »

Il prit son front dans ses mains. Il ne savait plus comment s’y prendre avec cette fille impossible,

Une série de gros mots lui fit du bien.

— Monsieur est servi… dit Léontine à la porte.

Avec rage, il cria :

— Bon !… Je descends.

En trois secondes, il eut changé de souliers et de veste, donné quelques coups de brosse inutiles et furieux à ses indomptables boucles.

Et ce fut seulement dans les marches qu’il prit le sage parti de ne rien dire mais de fermer désormais son armoire à clé.

XIX

Que la pluie continuât à tomber, qui gâtait le mois d’août, rabaissait le ciel de plusieurs étages, enfermait le parc dans un filet gris, remplissait la maison de crépuscule, Harlingues ne le regrettait pas.

C’était une raison pour faire poser Régalda sans le remords de la priver de la nature. Il en avait une autre : pour la coupable, cette réclusion constituait à la fois une surveillance étroite et une pénitence.

Elle savait trop bien que sa faute était découverte pour n’accepter pas d’être châtiée de cette façon qui valait peut-être mieux que les coups. Du reste, son expression concentrée et morne n’avait pas changé depuis l’autre soir, et ces séances de pose rappelaient singulièrement celles de Paris pendant les plus mauvais jours.

Privée même de liqueur de table, elle fumait sans arrêt. À quatre heures et demie, dans le garage même, elle acceptait son unique verre de porto, ses sages biscuits, sans aucune réclamation. Quel Carmel pour elle ! Harlingues en convenait secrètement, étonné, touché par sa résignation héroïque.

Quand revenait la nuit, comme dans certains contes bleus, le mentor et la fille punie se transformaient. Ils devenaient d’autres êtres, vivant une vie sans aucun rapport avec celle du plein jour. L’amant s’était plié vite à l’espèce d’hypocrisie de cette existence double. Il n’ignorait pas, en envahissant la chambre électrisée, qu’à l’instant cessaient entre eux les différences de race, de langage et de moralité. Une autre personne l’attendait, autre personne lui-même, dans l’alcôve nocturne. Et, jusqu’aux premières annonces du jour, c’était l’entente parfaite et l’accord harmonieux, trêve éminemment physique où leur âme n’avait pas d’autre rôle que d’être à l’unisson de l’animale et divine nature, hantée dans l’ombre par l’inquiétude amoureuse des bêtes.

Ainsi, privés de toutes les nuances qui forment l’ensemble de ce qu’on appelle le sentiment, se côtoyaient-ils de jour et s’étreignaient-ils de nuit sans pourtant que leurs esprits communiquassent autrement que ceux de deux prisonniers mitoyens, parvenus par des coups dans le mur à une sorte de langage embryonnaire leur apportant simplement cette assurance : chacun dans sa cellule, ils ne sont pas tout à fait seuls.

Jude se savait aimé. Les raisons de cet amour lui échappaient. Rédalga, de même, ne pouvait deviner que, révélée par cette lettre du poète brésilien, elle avait été, pour ainsi parler, aimée par oui-dire avant de l’être pour son mystère exaspérant et son corps passionné.

Peut-être Harlingues eût-il été détraqué par une telle liaison, à laquelle manquait justement le principal, si sa bonne santé d’âme et de sang n’eût été puissante assez pour le garder en équilibre au milieu de ces hauts et bas saccadés.

Du reste, les mêmes raisons qui les séparaient à l’aube de leur union avaient toutes les chances d’en maintenir l’enchantement au delà des limites ordinaires, puisqu’ils étaient appelés à rester indéfiniment un secret l’un pour l’autre, et dans cet état de non-développement qui crée le charme de tous les préludes.

À la fois immense et menu, le bruit de la pluie cessa dans l’après-midi du quatrième jour. La grisaille, fragmentée par quelque coup de vent, s’écarta pour laisser reparaître dans le ciel un beau quartier de bleu pur. Un coup de soleil passa par la lézarde, et le parc ruisselant brilla d’une lumière fatigante pour les yeux.

Harlingues en était au plus attachant de son nouveau travail. L’ébauche qu’il avait faite d’une Rédalga coiffée de fleurs des champs, évocation de toute la poésie anglaise, menton haut, bouche de drame, profil à la Rossetti, commençait à prendre vie. Il l’avait sculptée jusqu’à la taille, le cou nu dans sa blouse de toile bise. La raideur britannique de ses épaules et de son torse ajoutait à l’expression particulière qui était la sienne.

La joie de retrouver son art faisait chanter l’âme de l’artiste. Il avait vu le coup de soleil dans le parc, mais il ne voulait pas l’avoir vu. Quitter sa glaise pour aller jouer les collégiens en vacances ne lui était pas possible.

« Je l’empêche de sortir… » répétait cependant sa conscience.

Un peu blagueur de sa nature, il ajoutait :

« Vice pour vice, je lui dois un second verre de porto tout à l’heure. Mais elle ne l’aura pas ! »

Tout de même, quand le moment fut venu du repos du modèle, magnanime, il eut le courage de la prendre au bras pour lui faire faire un tour dehors.

Elle le suivit, corps sans âme. Elle était si visiblement minée par la privation que même les fraîcheurs du parc remis à neuf sous les averses ne la réveillèrent pas de son abattement.

— Ça passera, va !… disait Harlingues en lui serrant le bras. Et tu me remercieras bientôt de t’avoir opprimée comme ça.

Elle ne pouvait l’entendre plus qu’une bête à laquelle on tient des discours en la menant en laisse, mais il avait quand même plaisir à lui parler, ayant besoin d’extérioriser son exubérance.

— Tu ne sais pas ? Quand j’aurai fini le modelage, je le moulerai moi-même. Ça te distraira. Tu verras ce chambard ! Tiens ! Ce sera le symbole de ce qui t’arrive ! Tu sortiras toute blanche, toute blanche, après un martyre à tout casser, et tu seras solide, solide, ne craignant plus rien des effondrements de l’argile. C’est bien dommage que tu ne me comprennes pas, ma girl !

Il riait en se penchant pour la regarder, car c’est une posture fort comique que de faire de l’éloquence devant des sourds.

— Je pourrais t’expliquer avec l’ardoise, mais zut pour l’ardoise ! Nous avons autre chose à faire !

Le lendemain, le beau temps était complètement revenu. Harlingues hésita longtemps avant de se décider ; mais il finit par en prendre son parti. C’était trop égoïste de sa part de ne penser qu’à son travail. Aujourd’hui, pas de pose. Ils resteraient tous deux au parc ou bien iraient faire une belle promenade. Il ne fallait pas exagérer. Il n’avait pas emmené Rédalga loin de Paris pour la rendre malheureuse. Elle souffrait déjà trop par ailleurs.

Dès qu’ils se furent levés de table, vers une heure et demie :

To day, ne studio… déclara-t-il.

Et, des bras et de la tête, il indiquait : « dehors ! »

Elle y fut avec lui, sans joie. Ils détachèrent le chien éperdu de bonheur. Mais à peine Mary Backeray sembla-t-elle remarquer sa présence joyeuse.

— Bateau ?… Boat ? … proposa Jude.

Elle fit non de la tête. Rien ne l’amusait plus.

Il y eut le tour des allées ; puis ils s’installèrent dans l’herbe, séchée par toute une belle nuit.

Avec ses doigts, Jude imita le tressage d’une couronne de fleurs. La tête secouée répondit encore non.

— Mais si !… Fabriques-en une autre. Ça servira pour la pose !

Il dut longtemps faire le pitre avant qu’elle devinât ce qu’il voulait dire.

— Oh !… I see !

Et, docilement, elle alla cueillir les fleurs.

— Pauvre chérie, va ! Tu me fais tant de peine !… dit-il quand elle revint s’asseoir pour se mettre à l’ouvrage. C’est donc si dur que ça de ne plus boire ?… Mais attends seulement huit jours, et tu verras que ça ira bien mieux !

Couché dans l’herbe, le menton dans les poings, il la regardait, persuasif, tendre, et son âme devait lui sortir des yeux.

— C’est pour ton bien, malheureuse ! Je te sauve, en ce moment ! Je te sauve comme je me l’étais juré. Tu ne sais donc pas combien je t’aime ?…

Pas de réponse, hélas ! jamais de réponse. Elle était le personnage ensorcelé des légendes, inaccessible aux paroles, changée en pierre par le mauvais magicien.

Il contempla tristement ses mains qui remuaient sur les fleurs dans un peu de soleil et d’ombre. Le chien, étendu près d’elle, ne souffrait pas, lui, de ne pouvoir lui parler. Il la sentait respirer près de lui, dans la douceur d’un beau jour. Il était heureux.

« Comme les humains compliquent tout avec leurs besoins de mots !… » pensait l’artiste.

Et, là-dessus, comme quand il était seul, son esprit vagabonda.

Finished !… annonça tout à coup Régalda.

Tiré d’un songe, Harlingues lui sourit.

Let us go and work !… continua-t-elle en se levant.

Elle allait vers le garage, suivie du chien. Jude se leva pour la suivre aussi, sans savoir ce qu’elle avait dit.

Il la vit entrer dans l’atelier de fortune. Il crut qu’elle voulait ranger la couronne. Mais elle la disposa sur sa tête et s’assit, reprenant la pose. Généreuse, elle lui faisait cadeau de cette journée de plein air et de flânerie dans l’herbe.

« Chérie ! » murmura-t-il en lui embrassant les mains.

Le chien s’installa, tranquille, au pied de la chaise. Avec un frémissement de plaisir, Harlingues démaillotait déjà son modelage.

XX

 a nouvelle figure de terre, la belle Rédalga couronnée, s’acheva dans l’enthousiasme. L’amour et l’art s’y rejoignaient. Ce fut une œuvre inspirée. Le moulage suivit, plein d’émotions. Harlingues, bien qu’il manquât d’habitude, en vint à bout avec succès, Quand, démoulés, la tête fleurie et le torse expressif reparurent, blancheur immaculée, le sculpteur faillit danser de joie devant ce travail réussi.

Mrs Backeray sembla tout de même s’intéresser à l’opération, encore que restée dans la stupeur morne dont rien ne la faisait sortir. Flle en était maintenant au neuvième jour de sa grande cure. Il semblait qu’elle dût commencer à souffrir un peu moins.

— Ça ne va pas mieux ?… demandait de temps en temps Harlingues. Not better ?

Elle disait oui pour lui faire plaisir, mais il voyait bien qu’elle n’était pas encore heureuse. Il ne fallait compter que sur le temps. Chaque jour écoulé la menait d’un pas sûr vers la délivrance. Son visage de condamnée ne parvenait pas à calmer la bonne humeur de l’artiste. Il savait en bonne voie l’œuvre entreprise, nonobstant les apparences. Il était sûr de la réussir exactement comme il avait réussi son moulage, malgré toutes les difficultés.

Le beau temps se maintenait, dont les amants continuaient à ne profiter guère. Il fallut, pour les arracher de leur garage laborieux, l’arrivée de la fontaine de plâtre, apportée par Samadel et Krikri.

— Le ploc de marbre sera là demain ! dit le praticien. L’endrepôt me l’a bromis. On fa poufoir trafailler !

Et, jusqu’au soir, les trois amis furent occupés à préparer, dans le jardin, les assises de ce bloc que Jude avait décidé de tailler sur place, seule condition favorable, puisque l’air, la lumière, l’ombre, font partie intégrante d’une œuvre sculpturale.

Perdue au milieu de leur français animé, Rédalga, plus exilée que jamais, se tenait sans rien dire au soleil. Harlingues oubliait de lui donner son goûter restrictif. Il s’en aperçut à la longue avec un peu de honte.

— Allons à l’atelier prendre un verre de porto !… dit-il.

Ils trinquèrent tous ensemble, gentiment. Les cigarettes s’allumèrent.

— Maintenant, il vaut redourner drafailler !… remarqua Krikri. Nous n’aurons bas vini afant la nuit. Nous defrons même refenir temain madin.

Invitée par signes à ne plus s’occuper d’eux, Rédalga déchaîna le chien. Ils l’aperçurent de loin tournant dans les allées, puis ramant sur la pièce d’eau, parmi les aboiements désespérés de Flic resté sur la rive. La captive, pour la première fois depuis dix jours, retrouvait un semblant de liberté.

En plein air, les manches retroussées, ivre de sa force en action, Harlingues, pendant plus de deux mois, désormais, devait lutter avec son marbre.

Alvaro, prévenu, vint assister aux premiers coups de pointe dans ce rectangle brut d’où sortirait un jour la charmante fontaine.

De petites proportions, mais grande par la noblesse de ses lignes, elle dormait, encore incréée, au sein du marbre informe, avec ses deux personnages, le garçon et la fille, allongés l’un en face de l’autre au-dessus du point d’où jaillirait l’eau. Le modèle de plâtre, sous l’abri fabriqué par Samadel et Krikri, proposait la forme à venir, offrait ses contours harmonieux, complaisamment, aux durs outils chargés de l’imiter.

Pour commencer, il n’y avait encore que l’annonce des premiers trous dans le bloc. Harlingues et Kriegel, acharnés, semblaient aller à la délivrance d’un jeune couple enseveli.

Longtemps, Alvaro les regarda faire. Mrs Backeray causait avec lui. Exprimer sa pensée devait lui paraître une fête, après tant de silence. De la voir se ranimer rendait Jude tout heureux.

— Tu n’as pas idée des choses admirables qu’elle me dit !… s’écriait Alvaro de temps en temps. Tu verras qu’elle écrira là-dessus le plus beau de ses poèmes !

Harlingues n’avait pas le temps de s’attarder ; mais il était fier de savoir son amie si compréhensive.

Les jours qui suivirent ce beau début furent un peu plus austères.

Lasse de rôder seule dans le jardin, Rédalga, tristement assise à l’écart, le chien allongé près d’elle, tournait, quand elle ne fumait pas, une herbe dans sa main. De temps en temps elle bâillait.

« Si elle pouvait écrire ce poème !… pensait Harlingues. J’aimerais tant la sentir en travail comme moi ! »

— Vous faire des vers !… Make verses !… lui criait-il de loin.

Mais elle, les sourcils bas, le regard perdu :

I cannot (Je ne peux pas !)

« Elle s’ennuie, évidemment. »

Au bout de quelques jours :

— Allez donc promener le chien dans le bois. Go out with dog… Woods !

Elle résista quelque temps à cette idée. Puis un jour, vaincue par l’inaction, elle s’en alla comme il l’y conviait, arpenter sans lui le pavé des gardes et les sentiers étroits.

Elle revint avec des fleurs dans les mains. Le chien haletait après sa belle promenade. Et, de ce jour, l’habitude fut prise.

Levé de très bonne heure, à présent tué de fatigue, Harlingues ne passait plus toute la nuit dans la chambre de son amie. Allait-il aussi la sevrer d’amour ? Cependant il remarquait, sans vouloir le montrer par peur de rompre le sortilège bienfaisant, qu’un changement s’opérait dans la vie de Mary Backeray.

Autour de la fontaine en chantier, ses jeux avec le chien, tant qu’elle restait là, devenaient presque gais. L’allure qu’elle avait en se mettant en route pour la promenade quotidienne se faisait allègre. Il la vit avec surprise, à table, mettre de l’eau dans son vin. Plusieurs fois elle oublia de rentrer pour l’heure du porto. Puis, un soir qu’il frappait à la porte de sa chambre, il la surprit écrivant dans son lit. Des vers ! Elle les récita le lendemain dans ses dents, tout en regardant les gradines, aux mains du sculpteur et du praticien, aplanir et faire se rejoindre les trous pratiqués dans le marbre.

Alors un mot lumineux chanta, plus beau que toutes les musiques : Désintoxication.

— Ça y est ! Elle renaît ! Son génie revient ! Je l’ai sauvée !… Je savais bien qu’elle finirait par retrouver sa saine nature, au plein air et dans la sobriété ! Il n’a pas fallu plus d’un mois. Je n’en espérais pas autant !

Le soir, dans la maison, il lui baisait les mains avec des rires de triomphe. Kriegel ayant dû repartir pour un travail pressant à Paris, resté seul devant son bloc, tout en frappant et cisaillant pour approcher la forme, il reprit leurs chères conversations, dialogues bouffons et tendre que ne pouvait plus gêner le sourire amusé du témoin.

La belle existence qu’ils allaient mener maintenant ! Chacun avec ses moyens, côte à côte, ils allaient créer de la beauté. La noblesse de l’art allait les tirer de la vie toute bestiale imposée à eux par le silence qui séparait leurs races. Un jour, quand l’heure serait venue des grammaires et des méthodes, délivrance à portée de la main, ils se rejoindraient dans la clarté longtemps cachée, et leur amour de grands cultivés s’accomplirait tout entier.

— Je sens que je vais t’aimer encore plus !… chuchotait l’amant, la bouche perdue dans la brousse en flamme des cheveux fous.

Boy !… le grondait-elle, don’t you know I cannot understand french ?… (Petit garçon, ne savez-vous pas que je ne puis comprendre le français ?…)

Un nouvel orage dérangea l’été. Jude choisissait parmi les ciseaux lorsque cela se déchaîna. Les menaces noires accumulées au-dessus de sa tête n’étaient pas pour l’interrompre dans son travail. Mais, sortie depuis une demi-heure avec le chien, Mrs Backeray, peut-être, était encore loin de la maison, Le premier coup de tonnerre fut suivi d’un passage rapide de vent. Tous les arbres en attente frissonnèrent.

— Ça, c’est la pluie dans deux minutes !

La girl allait avoir peur, toute seule dans les bois. Elle allait être mouillée. Inquiet, Harlingues laissa là ses outils, et, sans même retirer sa blouse, il alla du côté de la grille. On croit qu’en parcourant la moitié du chemin on va faire rentrer plus vite les absents pour lesquels on craint.

Où la retrouver dans ces bois ? Un nouveau coup de tonnerre éclata, plus proche de l’éclair. Harlingues sursauta. Du côté de la maison, en réponse à la foudre, sourdement, il venait d’entendre aboyer le chien effrayé.

« Ils sont donc rentrés ? Mais par où ? »

Déjà rassuré, d’un pas vif, il bifurqua.

L’éclair, le coup et l’aboiement nouveaux le frappèrent ensemble à deux pas du perron. De larges gouttes commençaient.

« Mais ils sont dans la maison !… Rédalga n’était donc pas sortie ?… »

Il s’arrêta net. Derrière les buissons qui la dissimulent, la porte de la cave venait de s’ouvrir. Le chien bondit dehors et courut à sa niche. À sa suite, deux formes humaines, Mary Backeray, Gilbert. En apercevant la blouse blanche, ils redisparurent, fermant la porte sur eux. Trop tard. La porte écartée d’un coup de poing, le sculpteur était devant eux.

— Madame s’est… s’est mise à l’abri… commença le jardinier dont la moustache grise tremblait.

Il ne continua pas son mensonge. Le regard d’Harlingues venait de tout voir, les deux verres à moitié vides posés sur le tonneau, plusieurs bouteilles, vin et liqueurs, à côté, les deux chaises face à face.

Pendant qu’il la croyait en promenade, chaque jour, derrière lui qui travaillait innocemment, Mary Backeray, depuis presque une quinzaine, passait son temps dans cette cave, enfermée avec le malheureux chien, à boire en compagnie du vieux Gilbert. À travers tous les empêchements, les deux ivrognes s’étaient retrouvés et compris, et, dans cet intérieur à la Téniers, trinquaient.

Le tonnerre formidable déchira le ciel pendant qu’une main de fer tombait sur le poignet de Rédalga. Sans dire un seul mot, Harlingues l’entraîna dans la maison.

XXI

Je vous arrachais à votre vice plus péniblement que je ne tirais ma statue future de la gaine du marbre. Un bas subalterne apparaît. Il tient dans ses mains la clé de la cave, et vous, obéissante et lâche, oubliant qui vous êtes et qui je suis et ce que pourrait être notre amour, vous vous précipitez vers ce vulgaire paradis. Moi, je vous offrais la douceur et la dignité d’une belle vie d’artiste, mais l’autre vous offrait à boire ! Vous avez consenti, comme une maritorne, à vous enfermer chaque jour avec lui parmi les tonneaux et les bouteilles, vous n’avez pas craint, en cette société, de vous alcooliser clandestinement ! Vous avez trompé ma confiance. Vous avez poussé la perversité jusqu’à verser de l’eau dans votre vin en ma présence pour mieux m’abuser. Vous avez eu le courage de tourner en dérision ma sévérité salvatrice, vous avez, une fois de plus, bafoué mon sentiment, mon art, votre propre poésie. Êtes-vous digne même de ma colère ? Ne devrais-je pas plutôt vous laisser telle que vous êtes, accepter de vous mépriser, fille de nuit qu’on chasse quand elle a cessé de plaire physiquement ? Où va s’en aller ton lyrisme, malheureuse, si tu ne peux vivre sans traîner ses ailes dans la lie ?

Blême et silencieux, il attendit, avec une patience terrible, l’heure tardive où les gardiens se seraient retirés.

Il avait eu la force de ne pas se jeter sur ce Gilbert pour le rouer de coups. Il n’était pas le maître de la maison. Un invité ne peut se permettre même d’élever la voix. Dénoncer le mauvais serviteur n’était pas possible non plus. Impuissance amère ! Il lui restait du moins le droit de passer sa fureur sur celle qui s’était si bien moquée de lui.

De long en large, il marcha dans le salon tout le reste de l’après-midi. L’orage du dehors extériorisait sa colère. Il lui semblait que le bleu des éclairs jaillissait de ses yeux. Il eût voulu le ciel craquant plus fort encore, la pluie plus cinglante. Le tonnerre aurait dû tomber pour lui donner raison. Lion en cage, il allait et venait entre les meubles raffinés, se retenant pour ne pas les briser à coups de pied.

En haut, Mary Backeray, réfugiée dans sa chambre, pensait sans doute qu’il en serait comme de la dernière fois et que son amant finirait par garder le silence sur ses nouveaux méfaits.

Dans le parc, le bloc de marbre abandonné devait ruisseler sous l’averse, pierre tombale dont la croix est perdue.

La scène qui se préparait pour la nuit grondait déjà dans la gorge de l’homme, et sa rage augmentait d’autant plus qu’il ne parviendrait pas, il le savait, à se faire comprendre. Il ne pouvait pourtant pas l’étudier d’avance, sa scène, dans le dictionnaire ! Prétendre parler en style télégraphique quand on écume, c’est simplement devenir fou.

À l’heure du dîner, Léontine fut étonnée. Ni monsieur ni madame ne voulurent venir à table. Elle comprit qu’il y avait un drame entre eux, sans se douter du rôle qu’y jouait son mari. Elle alla servir Mrs Backeray dans sa chambre. Harlingues refusa de manger.

L’orage s’est apaisé, le parc s’égoutte dans l’obscurité, la maison est pleine de silence. Bientôt minuit. Depuis longtemps rentrés chez eux, les gardiens doivent profondément dormir.

De toute sa violence refrénée depuis des heures, Jude Harlingues s’élance dans l’escalier.

Réveillée en sursaut, Rédalga vient d’allumer. Elle le voit surgir à la porte de sa chambre, toujours en blouse blanche, et les manches retroussées. Son visage crispé n’a pas repris ses couleurs, ses boucles, sur lesquelles il a tiré toute la journée, sont dressées comme de petits serpents noirs, ses yeux en verre de vitre sont effrayants.

Il bondit vers le lit et saisit sa maîtresse aux poignets, en serrant jusqu’à l’ecchymose.

Parler en style télégraphique ?

— Alors voilà où nous en sommes, encore un coup ?… hurle-t-il. Mais qu’est-ce qu’il faut donc inventer pour te corriger, salope ?

La première injure a osé siffler sur ses lèvres. Quelle volupté ! Les autres vont suivre plus facilement. Il en a plein la bouche, depuis près de neuf heures de silence.

— Sale poivrote !… tu n’es qu’une poivrote (il la secoue par saccades qui rythment les mots), une poivrote et une voleuse ! Tu m’avais déjà volé mon porto. Maintenant, c’est Alvaro que tu voles, en compagnie de son valet ! Une voleuse et une menteuse ! Ai-je assez bien gobé tes comédies ? M’as-tu bien fait marcher avec ton eau dans ton vin, sale Anglaise hypocrite !… Ah !… ah !… Je me félicitais de te voir devenir gaie, ah ! ah !… J’attribuais ton changement aux bienfaits de la sobriété ! Ah ! ah !

Son espèce de rire était plus affreux que tout le reste. Un genou sur le lit, il avait l’air d’un assassin.

Ses doigts serrèrent plus fort, les secousses furent plus brutales.

— Mais, cette fois, tu entends, ça ne va pas se passer comme ça, tu entends ?… Tu entends ?…

L’horreur de ne pas comprendre ce que vociférait cette fureur étrangère devait encore s’ajouter à la terreur de Rédalga. Elle savait déjà ce que c’était que d’être fouettée. Son visage était celui d’une morte. Le nez pincé, les lèvres mauves, elle n’avait plus de vivants que les yeux. Ils fixaient, dilatés, la figure avancée vers la sienne. C’était toute l’épouvante féminine devant la force écumante du mâle, le regard immense de Desdémone.

Les mains d’Harlingues retombèrent brusquement. Il ferma les yeux pour ne plus voir cela.

— N’aie pas peur, murmura-t-il. Je ne vais pas te battre. C’est fini.

Bien qu’il la berçât contre son épaule, elle continuait à trembler misérablement.

— Qu’est-ce que tu veux ! Moi, je ne sais plus !… Là !… Calme-toi !… Tu ne comprends donc pas la désillusion que tu m’as donnée ? Avoir fait ça !… Je me demande comment ça s’est passé ! Un jour que tu sortais, probablement ?… Cet ignoble Gilbert était dans la cave. Tu l’as vu. Il a compris que tu avais envie de boire comme lui… Et voilà !… C’est quelque chose comme Ça, certainement. Alvaro m’avait pourtant prévenu. J’aurais dû mieux surveiller. C’est de ma faute, après tout. Et puis tu t’embêtais. Moi, je ne pensais plus qu’à mon marbre, comme une brute — comme toi quand tu penses à ton cognac… Pauvre chérie. Ma girl !… Mais ne tremble donc pas comme ça !… Tu vois bien que je suis gentil, maintenant !… Je t’aime. I love you. Si tu m’aimais, toi, tu ne me jouerais pas des tours pareils. You don’t love me

À ces mots, les seuls qu’elle pût saisir, il la vit se redresser dans ses oreillers. Sa bouche frémissait. À son tour elle se mit à lui parler. Il n’entendait, à travers cet anglais, que les intonations. L’éloquence du geste sobre, du regard sombre, lui, faisait deviner qu’elle suppliait, puis protestait, puis expliquait avec véhémence. Peut-être lui racontait-elle toute sa vie.

Les yeux dardés sur elle, il l’écoutait, déchiré de ne pas comprendre.

L’étrange dialogue se continua longtemps. Ce fut une nuit affreuse, la première sans amour depuis leur arrivée.

Harlingues ne s’était pas couché. Dès le premier matin, il alla trouver le jardinier qui bêchait dans un coin. Il avait prié Léontine de l’accompagner. Étonnée, elle le suivit.

— Vous avez entraîné madame, dit-il sans préambule, qui, malheureusement, est, comme beaucoup d’Anglaises, portée sur la boisson. (Écoutez bien ça, Léontine !) Vous lui avez offert à boire dans la cave où vous volez le comte de Vasconcellos. (Il le sait, il me l’a dit.) Moi, je suis venu ici justement pour guérir madame de ses mauvaises habitudes. (Taisez-vous, Léontine, vous parlerez après.) Et vous, voilà quinze jours que vous défaites derrière moi tout mon ouvrage. Je ne veux pas vous dénoncer à votre maître, mais je vais m’en aller d’ici, vous entendez, et il finira bien par deviner pourquoi. Vous pouvez commander la voiture pour ce soir. Nous allons faire nos malles cet après-midi.

— Les malles ?… cria Léontine qui suffoquait. Monsieur s’en irait en laissant en plan la fontaine de M. le comte ?… Monsieur ferait ça à cause d’un cochon comme Gilbert !… Ah ! Monsieur est trop bon de ne pas le dénoncer ! Monsieur ne sait pas ce que c’est que cet homme-là, et ce qu’il m’a fait souffrir depuis quarante-cinq ans qu’on est mariés ! Je te l’ai toujours dit que nous finirions sur la paille à cause de ton vice ! Nous voilà chassés, à c’t heure… (Elle sanglote.) Oh ! que monsieur ait pitié de nous ! Pas de nous, de moi !… Ainsi, il a fallu qu’il me fasse encore cette histoire-là ! Mais nous allons en reparler tout à l’heure ensemble, n’aie pas peur ! Oh ! que monsieur reste !… Monsieur peut être tranquille, maintenant ! C’est moi qui aurai la clé de la cave, c’est moi qui surveillerai Gilbert, et je jure à monsieur que rien n’arrivera plus, à présent que je suis prévenue. Monsieur, monsieur, je supplie monsieur ! S’il faut changer de place à l’âge que j’ai, j’en mourrai, qu’on est si heureux chez M. le comte, depuis plus de dix ans qu’on le sert ! Oh ! que monsieur ne s’en aille pas ! Nous sommes perdus si monsieur s’en va !

Elle avait joint les mains, prête à tomber à genoux. Gilbert, depuis le commencement, regardait par terre ; et pas une fois, il ne releva les yeux.

— C’est bon !… : dit enfin Harlingues après beaucoup d’autres paroles : À cause de vous, Léontine, je ne partirai pas, et je ne dirai rien. Mais c’est vous qui êtes responsable à partir d’aujourd’hui, ne l’oubliez pas.

Il coupa court aux effusions de la reconnaissance. Comme il revenait vers la maison, il entendit dans son dos commencer par des cris aigus l’épouvantable scène que le jardinier à son tour allait subir, et qui, sans doute, n’allait pas se terminer aussi vite que l’autre — la scène de cette nuit, dans la chambre.


XXII

 eule chose restée claire dans toute cette histoire obscure : la coupable avait eu peur, et désormais, elle craignait son amant.

Il le voyait sans cesse à de petits signes, et ne s’en félicitait qu’avec un serrement de cœur. Il n’eût, entre eux, voulu que de la tendresse. Pour toujours était restée fixée dans son regard l’image de sa Rédalga terrorisée parmi les oreillers, toute pareille, il ne pouvait s’empêcher de le croire, à celle vue par le lord anglais quand il l’avait maltraitée pour la publication de ses premiers vers.

« Elle doit avoir une haute idée du masculin ! » se disait-il, désespéré.

Son jumelage avec le mari monstrueux le rendait fou quand il y pensait.

Une autre idée le torturait : « Elle aurait été plus heureuse avec Rodrigo. »

Il se demanda longtemps s’il n’avait pas tort de la vouloir autrement qu’il ne l’avait trouvée. Il avait commencé cet amour en hésitant ; aujourd’hui, cœur et sens, tout était pris. Une fois de plus, ivre d’obstination : « Je la sauverai ! » se répétait-il.

Peu de jours après leur drame nocturne, il pria par lettre Alvaro de venir les voir dès qu’il le pourrait.

Inquiet par le ton de son ami, le Portugais arriva dès le lendemain, au commencement de l’après-midi, pour l’effroi de Gilbert et de Léontine. Se croyant perdus, ils claquèrent des dents en saluant le maître.

— Qu’est-ce qu’il y a donc, cher ?… demanda celui-ci dès que les paroles de bienvenue eurent été dites.

Ils étaient tous trois assis devant la maison, en face de la fontaine à peine dégrossie.

— Oh ! répondit Jude en pesant ses paroles, il n’y a rien du tout. Seulement, je crois que Rédalga s’ennuie. Cela n’a rien d’étonnant puisque, même si je pouvais m’occuper d’elle au lieu de travailler la fontaine, je n’aurais à lui offrir que mon éternel silence. Alors je voulais te demander de causer avec elle et de chercher à savoir ce qui la distrairait. Elle ignore que je t’ai écrit, je te préviens.

— C’est facile, dit Alvaro. Tu as très bien fait de m’appeler. Mais pourquoi, par exemple, ne viendriez-vous pas dîner avec moi ce soir, à Paris ou ailleurs ? Ce serait le commencement de la distraction.

La figure embarrassée de Jude l’étonna. C’était difficile d’expliquer le moment fort mal choisi pour ce dîner où le champagne et les liqueurs ne manqueraient pas de figurer.

— Dîner ce soir ?… Non. D’abord je suis très fatigué quand vient la fin de la journée. Et puis nous sommes si bien ici. Heuh ! Enfin. Je préfère remettre à plus tard ta si gentille invitation.

Alvaro n’a jamais besoin qu’on insiste. Sa finesse est de celles qui saisissent d’avance toutes les nuances. Sans rien ajouter, il se tourne vers Mrs Backeray. La conversation s’engage. Tandis qu’ils se promènent en parlant dans le parc, Harlingues a repris ses outils et se remet au travail.

— Voilà, cher. Profitons de ce qu’elle cueille des roses.

Je ne l’ai-pas abordée de front, comme tu penses. Nous avons d’abord parlé de trente-six choses. De ta fontaine, de ton nouveau buste, du parc, des environs, de Rodrigo, du chien.

— Ah !… Elle t’a parlé de Rodrigo ?… Qu’est-ce qu’elle en a dit ?

— Elle a demandé si j’avais de ses nouvelles. J’ai dit que non, puisque c’est la vérité… Ensuite nous avons…

— Elle ne t’a rien dit de particulier sur Rodrigo ?

— Mais je ne crois pas… Ah ! si. Elle m’a dit qu’elle le trouvait trop jeune pour être encore intéressant. Elle est un peu comme moi, du reste. C’est une Européenne invétérée. Elle n’aime pas les races neuves. Mais ce n’est pas ça qui nous intéresse, n’est-ce pas ? Tu voulais savoir autre chose.

Les petits yeux d’Alvaro s’amusent. Il a senti trembler la jalousie dans la voix de Jude. Il passe outre et continue.

— Voilà, en deux mots. Lady Mary (tu permets que je l’appelle comme ça ? Au Portugal, nous laissons toujours de côté les noms de famille), voudrait aller un jour à Paris avec toi pour passer à sa banque et faire quelques achats.

— Ah ! Je suis bien aise de le savoir. Nous irons demain.

— Elle voudrait aussi se procurer une méthode pour apprendre sérieusement le français.

— Quelle bonne idée ! Moi, j’apprendrai l’anglais en même temps. Comme ça, nous ferons chacun la moitié du chemin… Ensuite ?

— Ensuite, j’ai amené l’entretien sur les livres, sur des nouveautés parues à Londres, et elle veut bien accepter que je lui offre les deux ou trois volumes qui ont semblé particulièrement l’intéresser.

— Quelle chance ! Voilà qui va la distraire pendant que je pioche mon marbre ! Alvaro, tu étais né pour être diplomate. Comme je te remercie.

— Cher, c’est si peu de chose !

— Pas si peu que tu crois. Tu nous sauves peut-être la vie sans t’en douter. D’ailleurs, je te dois tout, déjà !

— Tu ne vas pas recommencer tes bêtises, cher ! Regarde un peu ce que tu es en train de faire pour moi ! Tu n’as donc pas encore compris quel cadeau royal tu m’apportes en sculptant, pour moi seul, l’œuvre d’art que voilà ?…

En revenant de leur journée de courses, ils eurent un plaisir identique à retrouver la fraîcheur du parc, la petite maison dont le couchant rougissait les fenêtres, le large coup d’éventail d’une brise parfumée aux roses, l’aboi cordial du chien, le sourire de Léontine, leur table servie qui les attendait.

Ils avaient eu si chaud dans les trains de banlieue ! Leurs pieds s’étaient collés à l’asphalte ; dans la banque, dans les magasins, dans les rues, partout, leurs poumons s’étaient remplis de poussière ; leurs oreilles restaient assourdies du bruit de Paris.

Au moment d’entrer chacun dans sa chambre pour s’arranger avant de diner :

— Chérie !… dit Harlingues en embrassant les cheveux de cuivre, seul baiser permis quand ce n’était pas la nuit.

Elle lui répondit :

Darling !

Et, dans le regard qu’elle lui donnait, il lut sa tendresse et crut deviner aussi le grand courage qu’elle décidait d’avoir pour surmonter la souffrance recommencée, nécessaire.

I] s’aperçut vite qu’il ne s’était pas trompé. Le butin qu’ils rapportaient de Paris devait changer l’atmosphère de leur existence.

Aux heures les plus difficiles de la journée, Rédalga se mit à lire fiévreusement. Installée dans l’herbe, à deux pas du sculpteur en proie à ses ciseaux, son agitation douloureuse se manifestait par d’incessants changements de pose.

Elle se mettait sur un côté, puis sur l’autre, s’allongeait sur le ventre, s’asseyait, le tout avec des soupirs, à la manière des malades dans leur lit. Parfois Jude, qui l’étudiait à la dérobée, la voyait pâlir, lever la tête de sur son livre, s’étirer. Alors, fébrile, elle allumait une cigarette pour tromper d’autres tentations. Et cette lutte silencieuse avait quelque chose de dramatique.

C’était ce moment épineux qu’avait choisi le sculpteur pour compulser leurs méthodes. Ils s’installaient pendant une heure à la table du salon et, tour à tour, se donnaient une leçon de prononciation.

Deux ou trois fois, il parvint à susciter le petit rire rauque de son amie, grande victoire qui l’enchantait comme un enfant,

— Écoute, laissons la méthode un instant. Tu vas me dire : « Pruneau de Tours. » Say it after me.

« Prrou-nio dé ta-aur », articulait Régalda, la bouche tordue par l’effort.

Ensuite, c’était elle qui proposait la difficulté. Harlingues s’essayait à dire, en aspirant tous les H : How high he holds his haughty head. Et l’on eût dit qu’il voulût, sans y parvenir, avaler une bouchée trop grosse.

Parfois lorsqu’ils sortaient du salon pour retourner à la fontaine, elle emportait la méthode pour continuer à travailler toute seule. Puis, un jour, il y eut une innovation. Fière de dire d’un seul trait sa phrase étudiée d’avance, Rédalga déclara :

— Je vais coudre.

— Tu vas coudre ?… Tu sais donc ?…

Elle savait. L’étoffe rapportée de Paris étala ses blancheurs sur l’herbe. Rédalga se faisait une chemisette,

Une période de simple bonheur venait de s’ouvrir après tant de complications et de ténèbres.

La joie de travailler pendant que la compagne coud, seul, peut-être, un artiste pourrait la dire.

Entre les coups et les crissements de ses durs outils sur le marbre, Harlingues entendait, tout près de lui, le bruit régulier de l’aiguille, et cette toute petite manifestation de la présence féminine l’exaltait jusqu’aux larmes.

La vie, alors, lui paraissait rassurante, solidement établie, pour toujours équilibrée entre la rudesse de son labeur de statuaire et la finesse menue des coutures de Mary Backeray.

L’énergie avec laquelle elle continuait à réagir, tout ce qu’elle inventait pour s’occuper, pour aider à sa guérison, il ne cessait pas de s’en émerveiller.

Le mois de septembre s’annonçait dans le goût de l’air, le rembrunissement de la verdure, le raccourcissement commencé des jours. La fin de l’été déjà ! Depuis ses dernières incartades, pas une fois Rédalga n’avait failli. Sans oser le croire encore, Harlingues se disait qu’il ne fallait plus beaucoup de temps, à présent, pour qu’elle eût complètement oublié ses mauvaises habitudes.

Cependant, une fois encore, il refusa d’aller diner avec Alvaro qui l’en priait par un mot.

« Viens plutôt, toi… », répondit-il.

Et ce petit dîner intime eut lieu juste comme le mois d’août se terminait.

Il avait pris à part son ami.

— Pas de champagne et pas de liqueurs, je t’en prie, Alvaro ! Rien que du vin rouge ordinaire et de l’eau.

Le regard déçu que jeta Rédalga sur l’unique bouteille en se mettant à table donna raison à cette précaution. Donc, elle souffrait encore de son régime !

« Pauvre girl ! » s’apitoyait Harlingues en secret.

Avec sa grâce ordinaire, Alvaro fit tout ce qu’il fallait pour remplacer le champagne par le pétillement de la conversation. Il était clair que sa présence faisait particulièrement briller l’esprit de lady Mary. Leurs propos s’échangeaient, rapides ; et, sans cesse, Alvaro riait.

— Si tu savais ce qu’elle peut être drôle, cher !

— C’est curieux… Pourtant elle ne rit jamais, elle.

C’est l’essence même de l’humour britannique de rester flegmatique, tu sais ! Ses reparties sont intraduisibles. Sans quoi je t’en ferais part, comme tu penses.

Un peu plus tard, les deux interlocuteurs parurent devenir graves. La voix avait changé de ton. Le regard variable de Rédalga changeait.

Ayant hoché largement la tête, le Portugais, enfin, se tourna vers Jude.

— Elle est touchante… dit-il. Elle te remercie de la guérir de son mal.

Les yeux de Jude étincelèrent de joie. Il allongea la main pour atteindre celle de sa maîtresse.

— Comme je suis fier, Alvaro !… Demande-lui de ma part si, bientôt, elle ne va pas se remettre à faire des vers.

La question transmise et la réponse faite :

— C’est une bien belle parole, cher. Elle dit que, si elle n’écrit plus, c’est parce qu’elle est trop heureuse.

Alvaro reparti, la nuit passée, Jude en attaquant son travail, seul dans la lumière du matin, se surprit fronçant les sourcils.

« Trop heureuse ! Cela voudrait-il dire que je lui ai coupé les ailes ? »

Il se fit de la peine avec cette pensée, durement, jusqu’à la minute où, vers onze heures et demie, Rédalga parut sous la véranda. Reposée, paisible, presque fraîche, une rose dans les mains, elle semblait, dans son coup de soleil, si renouvelée, tellement heureuse, en effet, que la pensée du sculpteur fit brusquement volte-face. L’égoïsme masculin — conjugal — ne demandait pas mieux.

« Après tout, si elle ne doit jamais plus écrire de poèmes, conclut-il, elle a ses trois livres qui sont là. Sa poésie, pour moi, qu’est-ce que c’est ? Néant. Elle ne privera que l’Angleterre et ceux qui lisent couramment l’anglais. Notre bonheur, pour finir, c’est peut-être, encore plus beau que des vers.

XXIII

Lautomne feutrée vint prendre possession des allées du parc. La grande pelouse, couverte de feuilles tombées, se tachetait comme une peau de panthère. D’autres chutes jaunes, en se noyant dans l’eau, transformèrent la physionomie du petit lac. Partout, les branchages à demi déshabillés commencèrent à révéler l’architecture noire des arbres. Un bleu plus doux traînait en haut, un soleil plus léger allumait par places des pourpres rouges et violettes.

Octobre !

Les cheveux de Rédalga, pareils à la saison, rutilaient de la même façon que les bois couleurs d’incendie.

Cette torche vivante se promenait parmi les ors multiples de la nature en décomposition. Parfois, une idée passait. Rédalga revenait vers son amant toujours penché sur son marbre, pour lui montrer le collier rouge de grains de sorbier ou la couronne de grappes noires de sureau dont elle s’était ornée.

Il voyait venir à lui, du fond de l’automne flammée, cette bacchante silencieuse dont la chevelure coiffée de luisantes baies copiait tous les tons des feuillages défunts.

— Oh ! que tu es belle ! s’écriait-il, enthousiasmé par la poésie de cette apparition.

Elle repartait heureuse. Et, de loin, il la suivait longtemps des yeux.

Les mauvais rêves étaient passés.

Il n’y avait plus d’heures dangereuses au cours des journées. Calmée et douce, elle vivait à côté de lui, tendrement, sans jamais le gêner dans son travail, ne demandant rien, ne semblant désirer que ce qu’il lui donnait.

Ses nervosités morbides complètement disparues la laissaient plus belle et comme rajeunie.

Levés moins tard que les premiers temps de leur séjour, ils descendaient dans le parc vers dix heures. Jude empoignait sa gouge, sa rondelle ou sa râpe et reprenait le modèle de sa fontaine ; enfin sortie des limbes. C’était le moment, pour Rédalga, des grands jeux avec le chien. À travers le parc, tout en entraînant la lourde bête grise, elle allait à la découverte de l’automne.

Lente et tragique Fête-Dieu, l’universelle effeuillaison est plus riche en surprises que même le printemps. La Mary Backeray du passé, enfance initiée aux secrets de la campagne, le savait mieux que personne. Elle cherchait parmi les jonchées du sous-bois et trouvait la petite feuille rouie dont les bruns et les ocres mêlés de vert vif imitent les plus beaux cuirs de Cordoue. Du même geste qu’elle montrait ses couronnes et ses colliers, elle se dépêchait d’apporter sa trouvaille pour la faire admirer.

D’autre fois, c’était un bel éventail de lumière fait d’une feuille de marronnier, intacte et palmée, tombée du haut de l’arbre en perdition, ou bien, dans l’assassinat général de la végétation, une branche plus ensanglantée que d’autres.

Ainsi se passait la matinée, et, sitôt le déjeuner fini, pendant qu’Harlingues continuait à fouiller son groupe, elle venait s’asseoir près de lui, studieuse, absorbée dans sa chère méthode, jamais abandonnée depuis la première leçon.

Elle avait depuis longtemps dépassé Jude. Souvent elle lui disait de petites phrases françaises qui, toujours, le faisaient tressaillir d’étonnement et de plaisir.

Il augurait que bientôt il commencerait vraiment à parler avec elle, Cette idée ouvrait dans l’avenir un grand paradis. Alors ils pourraient tous deux se raconter l’un à l’autre. Ce qui, pour les autres, fait partie des commencements n’était pour eux qu’un projet encore fort lointain. Que de richesses leur étaient réservées encore ! Que de zones de mystère !

À d’autres instants, quand sa compagne apportait dans l’herbe la corbeille où, maintenant, elle rangeait ses divers ouvrages de couture, quand elle se plongeait dans des calculs pour la transformation de cette vieille jupe ou le rajeunissement de son corsage du soir, les rêveries d’Harlingues prenaient une forme singulièrement précise.

— Après tout, se disait-il, pourquoi pas ? Il me semble que je t’aimerais encore plus si nous étions mariés.

Hypocritement, il eût souhaité des conversations autour de sa nouvelle idée. Mais, en cherchant dans les nouveautés apprises depuis qu’ils étudiaient, il ne trouvait jamais que des choses dans le genre de : « Avez-vous le canif ?… » « Non, mais mon frère a le crayon. »

Alors il disait à brûle-pourpoint :

Are you divorced ? (Êtes-vous divorcée ?).

Et, fière de son français, Rédalga répondait :

— Oui, je suis.

Le soir qui tombait tôt les ramenait à la maison. Depuis quelque temps ils faisaient du feu dans le salon. La façon dont Mary Backeray tisonnait montrait sa lointaine expérience des cheminées campagnardes où croulent les bûches de la mauvaise saison. Songeuse, la bouche hermétique et les yeux visionnaires, elle s’absorbait à contempler les flammes.

— Travaillons !… réclamait Jude.

Car c’était le seul moment de la journée où il pût ouvrir à son tour la méthode. La séance de prononciation commençait, avec ses gaîtés et ses difficultés. Ou bien, quelquefois, au crépuscule, ils s’en allaient à Paris, faisaient une ou deux courses, restaient même à diner dans quelque modeste restaurant, toujours ravis de rentrer et de reprendre leur vie recluse à Bellevue.

Quand Rédalga fit recouper ses cheveux, quand elle acheta ce chandail et ce cache-nez roux choisis par Jude, il fut surpris de voir avec quelle obstination elle refusait qu’il payât. Il en fut également peiné, peut-être. Cependant cette délicatesse ne lui déplaisait pas, qui rejetait si loin les vols de cigarettes et de vin de la vilaine période.

Ils eussent aimé, les jours qu’ils prenaient le train, aller voir Alvaro dans son hôtel. Mais Alvaro voyageait.

— Tant mieux, après tout !… pensait Harlingues. Quand il reviendra sa fontaine sera finie ou presque. Il aura la surprise de l’ensemble.

Mais un nuage passait alors sur son front. La fontaine terminée, il faudrait quitter Bellevue. Vivre séparés ?… Ce n’était plus possible. Une seule solution s’imposait décidément : épouser Mary Backeray.

— Il n’y a encore qu’Alvaro qui pourra m’arranger ça. Les histoires de consulats, ce n’est pas mon affaire. Dès qu’il va revenir, il faut que je le prenne à part pour lui en parler.

Ce retour s’accompagna d’une charmante fête.

Ayant annoncé sa visite, le Portugais appris par un mot que sa fontaine se terminait. Il préféra remettre cette visite. Il voulait, en même temps qu’il aurait la surprise de la fontaine, l’inaugurer par un dîner et quelque cérémonie. « Pour nous trois seulement, écrivit-il. J’enverrai la veille un artificier pour préparer des feux de Bengale et des eaux lumineuses. Ne m’avertis, maintenant que lorsque le terrain sera nettoyé, les fleurs en place, et l’eau tombant dans le bassin. »

La première quinzaine de novembre y passa tout entière. Samadel et Krikri vinrent aider aux aménagements derniers. Les ouvriers envahirent. Les conduites d’eau prirent plus de temps que tout le reste.

Ensuite Gilbert, avec ses aides-jardiniers, aplanit les tranchées de la tuyauterie et disposa les massifs.

Novembre. On ne pouvait plus planter que des chrysanthèmes. Harlingues et son amie allèrent en choisir l’espèce et les couleurs chez l’horticulteur.

À mesure que le chantier se nivelait autour de la fontaine, ses proportions si bien calculées par le génie du sculpteur s’affirmaient dans leur justesse exquise. Et quand, échevelés, énormes, les magnifiques chrysanthèmes s’ébouriffèrent aux deux côtés du petit bassin, on eût cru que le parc tout entier avait été dessiné pour ce marbre dont la blancheur reculait ses limites, précisait son style.

L’arrivée d’Alvaro, couronnement de trois mois de travail haletant, prenait, dans son propre domaine, le caractère d’une solennité. Les gardiens s’étaient endimanchés. Harlingues avait mis son plus beau complet. Rédalga son chandail et son cache-nez neufs. Un mince coup de soleil réchauffait le parc humide où les destructions de l’automne s’en allaient en pourriture.

Tout le monde guetta le visage de l’arrivant, sa première exclamation.

— Oh ! quelle merveille !

Alors, autour du petit chef-d’œuvre, se déroula la guirlande des paroles. Harlingues avait sa tête de côté, Rédalga battait des mains. Comme à l’atelier devant l’ébauche, Alvaro voulut embrasser son ami.

La nuit tombait qu’ils étaient encore là tous trois à écouter le chant d’oiseau du filet d’eau versée tranquillement et pour toujours dans le bassin de marbre.

— Viens, maintenant, voir quelque chose dans le garage, dit Jude.

C’était le moulage de plâtre réduit la veille en miettes par Samadel. Une larme alluma les petits yeux en grains de café.

— Et dire que tu te faisais scrupule d’habiter chez moi, mon grand ! Jamais je ne pourrai reconnaître ce que tu me donnes !

— Nous avons été si heureux, ici… fit mélancoliquement le sculpteur.

— Mais j’espère que vous y serez encore heureux longtemps ! Ce n’est pas parce que la fontaine est finie que vous allez partir, je pense ? Si tu aimes ma maison, restes-y tant qu’il te plaira, tout l’hiver et tout le printemps si tu veux. C’est un honneur pour moi que de t’y héberger, tu le sais !

— Oh ! Alvaro !…

Le soupir délivré de Jude remplaça tout ce qu’il ne dit pas.

Alvaro fut indigné :

— Alors tu pensais que la porte allait se refermer comme ça du jour au lendemain ? Et d’abord, continua-t-il avec sa pénétration coutumière, comment t’arrangerais-tu maintenant, à Paris ?

— Je voulais justement te dire deux mots à ce sujet, Alvaro. Je t’en parlerai tout à l’heure.

Il leur fallut enfin rentrer à la maison. Alvaro, prié de jouer, s’assit au piano. Puis, il revint causer autour du feu. Les cigarettes s’allumèrent.

Et, quand Rédalga monta se préparer pour le dîner :

— Puisque lady Mary n’est plus là, cher, dépêche-toi de me mettre au courant. Du reste, je crois que je devine.

Et longuement, Harlingues parla des projets encore ignorés de sa compagne.

— Tu as raison. Tu ne trouveras jamais une femme comme elle. C’est une grande artiste, je puis te l’affirmer. Tu verras, quand vous pourrez échanger vos idées ! Mais allons au plus pressé. Tâche de venir un jour seul à Paris. Nous nous débrouillerons ensemble pour les papiers. Moi je vais habilement la questionner à table, sans en avoir l’air, tu n’en doutes pas…

Ils avaient dîné au champagne, grande exception enfin accordée par Harlingues sur l’insistance de son ami.

— Le champagne, c’est à peine de l’alcool. D’ailleurs, je te promets qu’il n’y aura ni vins ni liqueurs.

Et ce fut devant le premier feu de Bengale. Ils étaient peut-être un peu gris tous les trois.

— Regarde ! Regarde ! criait Alvaro. Que c’est beau, cher ! Tu es le plus grand sculpteur de notre époque !

Emmitouflée et silencieuse, Rédalga tout à coup parla. Sa lente phrase en français surprit autant Harlingues qu’Alvaro. Solennellement, elle prononça :

— Moi, je pourrais avoir fait ici une livre de poèmes aussi belle que votre statioue…

Alvaro comprit peut-être, lui, tout le tragique de ces paroles. Mais, emporté par le lyrisme de cette grande heure, Harlingues saisit son amie aux épaules avec un rire de triomphe.

— Va, répondit-il, ma plus belle statue, girl adorée, c’est toi !


XXIV

 our expliquer l’affaire, Harlingues dut s’aider de la méthode, du dictionnaire, de l’ardoise et de la mimique.

La dépêche d’Alvaro venait de leur être remise comme ils se reposaient, au coin du feu, d’une longue promenade dans les bois. Avant de commencer quelque nouveau travail dans son cher garage, le sculpteur s’accordait trois ou quatre jours de vacances. Il les avait bien gagnées, et son amie aussi.

— Écoute, chérie, et tâche de mecomprendre. (Il tapait sur le télégramme.) Alvaro me dit de venir demain à Paris. Ça y est ? Tu as compris ? Bon. À Paris, j’ai des tas de courses à faire. Many things to do in Paris. Je suis en retard avec tout le monde, j’ai des choses à prendre à l’atelier… Hum ! Tout ça devient plus difficile. Attends. (Il ouvrit le dictionnaire et chercha.) Non. C’est trop long. Je vais essayer de simplifier. Donc : Many things to do in Paris avec des gens. (Voyons tout de même gens.) Ça y est. J’ai trouvé : with people. D’autre part — où est ma méthode ? — Alvaro veut me faire déjeuner avec un prêtre. Attends un peu. Mon Dieu, que c’est long !… Où est l’ardoise, que j’écrive à mesure ? Déjeuner. Voyons. C’est ça. ''Lunch with. Prêtre ! Prêtre. J’y suis. Priest, I must lunch with a priest. Bon. Un prêtre de ses amis qui me ferait faire une grande machine, Comment abréger ça ? Je vais chercher travail. Bon. Work, work for priest. Où est la dépêche ? « Viens déjeuner seul avec moi et prêtre disposé à commander monument. Pourrait être magnifique affaire. Amitiés. » Tu comprends ? Lunch avec un prêtre. Il ne faut pas de femme. No woman for priest. Alors moi aller sans toi. Go sans you… Voyons sans. P… Q… R… S… sans… sans… J’y suis : Without. I go without you. Tu y es ?

Without me ? fit Rédalga tristement.

— Mais, écoute, chérie ! C’est pour l’avenir. Bonne chose pour nous. Good thing for us. Car ! Tiens. Je peux bien te le dire, à la fin. Je veux. Attends ! J’ai ça dans ma méthode… Je veux. C’est ça. ''I want, t’épouser. Ça, je sais le dire. Tu fais bien attention, mon aimée ? C’est si grave. I want to marry you !

Cette brusque annonce, après un marécage de phrases auxquelles elle ne comprenait pas grand’chose, parut descendre comme la foudre sur les épaules de Mary Backeray. Harlingues, effrayé, la vit devenir si pâle qu’il crut qu’elle allait tomber évanouie.

Marry me ? répéta-t-elle faiblement.

Puis, les mains jointes, dans une exaltation qui ne ressemblait en rien à son flegme ordinaire :

— Oh ! Jioude !… Jioude !.…

Les lèvres entr’ouvertes, elle le regarda pendant un instant. Son expression était magnifique. Il fit un mouvement pour se mettre à genoux devant elle. Elle ne lui en laissa pas le temps. Levée, ce fut elle qui se précipita vers lui, pour lui saisir la tête et couvrir son visage de baisers. Il ferma les yeux en s’appuyant contre elle. Il se retenait de pleurer comme un enfant.

— Vous voulez marier moi ?… reprit-elle sur le ton de quelqu’un qui ne peut pas y croire.

— Oui, chérie, adorée ! Marier toi. Je t’aime.

À son tour, il se leva. Comme il ouvrait ses bras, elle s’y jeta. Au mouvement de ses épaules, il s’aperçut qu’elle sanglotait.

Ils passèrent le reste de la journée à chercher dans les papiers de Mrs Backeray. Ne pouvant se taire ni l’un ni l’autre en un si grand jour, ils parlèrent avec flamme alternativement, chacune dans sa langue, et sans entendre un mot de ce que disait l’autre. Mais il ne leur était pas difficile de supposer tous les projets d’avenir qui passaient dans cette éloquence. Les mains de Rédalga tremblaient en tendant les feuilles officielles faisant foi de son divorce, de sa nationalité, de son âge.

Des sursauts de bonheur passaient. Son rire enroué, sans force, soulevait sa gorge. Elle embrassait son amant d’un élan presque puéril, et, tout de suite, se remettait à vider la serviette de cuir où s’entassaient les pièces de son état civil.

En entrant ce soir-là dans sa chambre, Harlingues la serra longuement, respectueusement sur son cœur.

— Ma femme, murmura-t-il.

Plus bas encore, elle répondit :

My husband

Le déjeuner d’Alvaro n’était fixé qu’à une heure. Mais désirant aller à ses affaires avant de retrouver son ami, Jude partit dès le matin. Rédalga s’était levée, malgré toutes protestations, pour le conduire jusqu’à la grille.

Sur le perron, Léontine souriait.

— Soignez bien madame ! Je serai rentré pour le diner.

— Bien, monsieur. Monsieur peut être tranquille !

Des nuages traînaient sur le parc maussade. Il avait plu toute la nuit, et d’autres averses froides se préparaient.

Accrochée au bras de son amant, Rédalga frissonna.

— Tu vas t’enrhumer ! C’est un temps de Toussaint, tu aurais bien mieux fait de rester couchée ! Pourquoi n’as-tu pas mis de chapeau ?

Il l’enveloppa dans son cache-nez roux tout en continuant d’avancer. Ils furent bientôt à la grille.

— Au revoir, ma girl ! À ce soir !

Il souriait en l’embrassant. Il eût voulu dire : « Je vais sans doute m’occuper aussi de notre mariage… » Il ne put.

Good bye !… fit-il simplement.

Good bye !

C’était la première fois qu’ils se séparaient depuis près de quatre mois. Déjà sur la route, il se retourna pour la voir encore. Ses lainages et ses cheveux se confondaient. Un pan de son cache-nez volait dans le même sens que sa crinière. Au vent pluvieux de novembre, elle avait l’air d’une grande feuille d’automne.

De loin, elle le salua gentiment de la main. La route tournait. Il s’arrêta pour agiter son parapluie une seconde, puis continua sa marche, étonné d’être tout seul.

À la descente du train, il sauta dans un autobus pour se rendre à son atelier. Il devait y retrouver, dans un inextricable désordre, des photographies de ses allégories, demandées par un journal belge. Les quelques pas qu’il eut à faire avant d’y arriver, sous une pluie serrée, le ramenèrent brusquement au temps d’avant Rédalga, longue époque pendant laquelle il avait vécu sans savoir qu’il était privé de cœur.

Aimer, quelle destinée, la seule qui vaille d’être au monde ! Tout ce qu’il ferait dorénavant, le moindre geste de sa vie, la moindre démarche, les statues qu’il sculpterait, l’argent qu’il gagnerait, ce serait en songeant à Rédalga. Une vague de courage joyeux l’envahit à cette pensée. La rendre heureuse, la voir être heureuse ; plus tard, quand ils pourraient se parler, connaître tout ce qu’il ignorait d’elle, se faire connaître à elle ; être toujours entouré de sa présence tendre et distinguée ; goûter son intelligence qu’il savait là, prête à se révéler dès que les mots lui ouvriraient la porte ; sentir sa compréhension, l’exalter sans cesse, — un si proche avenir lui semblait la revanche de tout ce qu’il avait souffert, à l’abandon parmi ses statues glacées, alors qu’il s’ignorait aussi malheureux qu’il l’avait été.

En entrant dans son atelier, il fut saisi par le froid qui tombait des murs et des plâtres, montait du pavage humide. Avait-il pu vivre là-dedans si longtemps tout seul, pauvre garçon sans histoire que nul n’attendait son travail fini, que nul n’embrassait quand il venait de terminer une belle chose, force mâle qui ne protégeait personne, grand cœur qui n’aimait personne…

Il écouta pendant un moment la pluie cingler le vitrage. À Bellevue, ce soir, il retrouverait le feu, le repas, la femme, tout ce qui réchauffe la vie d’un homme, tout ce qui constitue ce qu’on appelle le foyer.

— Chérie !… murmura-t-il.

Il tourna la tête. Le buste de sa mère le regardait. Enfantinement, gravement, il lui fit part, en pensée, de son prochain mariage.

Samadel, Krikri, d’autres encore, il était allé voir tous ses gens, leur donner des instructions retardées et nécessaires. Il eut encore le temps de passer à son logement, salué dans la cour par sa concierge.

« Si elle savait que, bientôt, je reviendrai marié !… » se répétait-il, pendant que cette femme bavardait.

Il vit en imagination sa garçonnière transfigurée.

— Elle s’étendra sur le divan, ici, pour fumer et lire dans sa méthode. Elle mettra là son panier à ouvrage. À moins qu’elle ne chahute tout le mobilier. Moi, je veux bien. Nous aurons une femme de ménage, naturellement. Il faudra que je gagne un peu mieux ma vie — notre vie.

Il faillit arriver en retard au Continental. Alvaro l’accueillit dans le hall.

— Allo, cher, bonjour !… Lady Mary va bien ? Nous allons retrouver l’abbé Moutiers au Foyot où nous déjeunons. Ça te va ?

Dans la voiture, il expliqua :

— Tu sais, j’ai des amis dans tous les mondes. Du reste, nous autres Portugais, nous sommes très bons catholiques. Figure-toi que j’ai découvert l’abbé Moutiers hier chez Mgr de Cavaillac. On nous présente. Le hasard des conversations… Il cherchait désespérément un sculpteur, cher ! Est-ce que ce n’est pas curieux ? C’est pour un énorme calvaire dans son village, en Seine-et-Oise, avec tous les personnages de la Passion au pied de la croix. Il va te raconter tout ça. J’ai arrangé ce déjeuner en deux secondes, et je t’ai télégraphié dès que j’ai pu. Nous irons tantôt au village avec la voiture. Tu auras le temps, avant la nuit, de voir l’emplacement. Car c’est une chose faite, tu sais ?… Nous dinons ce soir, ici à Paris, tout à fait entre nous, chez le marquis de Fontagnes, Je lui ai téléphoné. Je le connais très bien. C’est lui le bailleur de fonds de l’abbé. Je te ferai reconduire cette nuit par mon chauffeur. Nous…

— Mais, Alvaro, j’avais dit à Bellevue que je rentrais pour le diner !

— Cher, ce n’est pas difficile. Nous nous arrêterons à la poste de la rue des Saints-Pères, et tu mets une dépêche pour lady Mary.

— Ah ? Ah ! bon… Mais, j’y pense. C’est toi qui la rédigeras, la dépêche. Il faut qu’elle soit en anglais, sans ça…

Alvaro retroussa ses lèvres amusées.

— Je ne connais rien de plus drôle, cher, que votre situation à tous les deux. Et ce mariage ? À quand ?

— J’ai vu tous ses papiers. Il faudra nous en occuper vite.

— Quand tu voudras. Moi, je suis à ta disposition.

Il vint à la portière, sous la pluie, montrer sa dépêche avant de l’expédier. Le doigt sur chaque mot, il traduisit :

Jude obligé pour le bien d’affaire sculpturale reste dîner Paris avec moi. Rentrera seulement cette nuit, Respectueusement.Alvaro.

— Ça va ?

— Ça va très bien, répondit Harlingues.

Un quart d’heure plus tard ils étaient à table en face de l’abbé Moutiers, un prêtre jeune encore, très sympathique, et ils l’écoutaient développer avec ardeur son projet de calvaire monumental.

XXV

Enfoncé dans l’auto d’Alvaro vers une heure du matin, il se sent voyager sous de la pluie. Les roues vertigineuses, depuis la sortie de Paris, ne roulent que sur des mollesses de boue.

Il est frémissant et satisfait. L’exécution du calvaire monumental lui est virtuellement confiée. Beaucoup de travail et beaucoup d’argent en perspective.

En même temps que les idées de maquette se présentent déjà, son esprit recompose toute cette journée mouvementée. L’abbé Moutiers et le marquis de Fontagnes, deux charmants hommes, n’attendent que son projet pour lui donner définitivement la commande. L’enthousiasme d’Alvaro les a gagnés d’avance.

En Seine-et-Oise, le terrain se prête magnifiquement à cette Passion qu’il faudra tailler en plein granit. L’énergie du lutteur se réveille au fond de l’âme et dans les muscles de l’artiste. Le travail ne commencera qu’au printemps. À cette époque, il sera marié. Rédalga, près de lui, le regardera, muette et passionnée collaboratrice. Chaque coup donné dans le granit rythmera ceci : « C’est pour elle ! »

À l’épouse il rapporte, cette nuit, le butin formidable de sa journée. Son cœur bat d’un orgueil primitif, comme dut battre celui de l’homme des cavernes traînant sa plus belle chasse aux pieds de la compagne. Il ne pourra rien lui raconter, pourtant. Mais elle verra sa joie et son triomphe, dès le premier coup d’œil, au visage qu’il ramène de Paris.

Il grelottait un peu, malgré la couverture de fourrure. Dans un moment il sortirait du noir, du mauvais temps, du froid, pour retrouver le lit tiède où l’attendait l’amour. Une impatience heureuse le fit sourire dans l’ombre de la voiture. Cette journée sans Rédalga, ce retour dans la nuit ramassaient toutes les petites joies de leur amour en un seul bloc de tendresse. Et, comme si quelque chose eût, en lui, douté jusqu’à présent, il résuma d’un mot ce qu’il éprouvait :

— Oui, décidément, je fais bien de l’épouser !

Avec un clapotis de pneus dans des flaques, la voiture s’arrêta. Harlingues, d’avance, avait ouvert la portière.

— Inutile d’entrer !… dit-il au chauffeur. Je traverserai bien l’avenue à pied. Veuillez seulement klaxonner deux ou trois fois pour avertir que c’est moi. Merci. Tenez, mon ami ! Voilà pour vous.

Le chauffeur leva sa casquette et reprit son volant, Harlingues n’était pas au milieu de l’avenue que le bruit de l’auto partie ne lui parvenait déjà plus.

Sous son parapluie, il arrivait à l’endroit où l’on commence à découvrir la maison. Il n’écarta pas le parapluie afin de la voir éclairée — éclairée pour lui. Mais il s’avança plus vite dans les ténèbres de la nuit novembrale. Le chien, au loin, aboya.

Il monta le perron d’un pied trébuchant. À la porte, voyant que tout restait éteint, il hésita.

« Je vais l’effrayer. » Et il frappa, ne pouvant faire autrement.

Les abois du chien devinrent furieux. Harlingues attendit. Rien ne bougeait dans la maison. Une petite peur le fit sourire encore un coup.

— Rédalga, cria-t-il, ouvre. C’est moi, chérie.

En même temps, il levait la tête pour voir la lumière apparaître.

Mais la maison resta noire.

Dans un geste d’impatience, il ferma son parapluie pour s’en faire une canne et frapper la porte plus fort.

— Rédalga !

Le chien s’étranglait de rage au bout de sa chaîne, là-bas.

Harlingues regarda brusquement à sa droite. La maison des gardiens, au-dessus du garage, venait de s’allumer.

— Bon ! Je les réveille, ceux-là !

La fenêtre de leur chambre s’ouvrit. Angoissée, la voix de Gilbert interpella :

— Qui est là ?

— Comment, qui est là ? Moi, donc.

Il entendit l’exclamation étouffée de Léontine.

— Mais c’est M. Harlingues !

— Bien sûr, que c’est moi. Venez donc m’ouvrir,

Il commençait à s’agacer de cet accueil si peu semblable à celui qu’il attendait. Enfin Gilbert, ajustant ses vêtements, parut dans la nuit, tenant à la main une lampe électrique qui fit voir les rayures de la pluie. Léontine arrivait derrière lui, la tête enveloppée dans un fichu.

— Mais quoi ? s’exclama Jude avec humeur, Qu’est-ce qui se passe ? Madame ne vous a donc pas dit.

Une idée passa comme un éclair. « Elle n’a pas pu leur expliquer la dépêche. J’aurais dû en envoyer une autre en français. »

Le jardinier et sa femme étaient près de lui.

— J’ouvre, monsieur !… Tiens ! Prends la lampe, toi, Léontine. Éclaire-moi la serrure. Non, madame ne nous avait pas dit que monsieur revenait.

Un coup de genou dans la porte acheva de l’ouvrir. Vite, Gilbert alla tourner le commutateur du vestibule.

— Enfin ! dit Harlingues. Ce n’est pas trop tôt !

Léontine, entrée derrière lui, referma la porte. Il cria vers la cage du petit escalier :

It is me dear ! C’est moi !

Le gardien et sa femme s’entre-regardèrent.

— Mais, monsieur, remarqua Léontine, madame n’est plus là !

— Quoi ?

Le front plissé, les épaules remontées, la tête en avant, Harlingues marchait sur elle. Béante, elle regarda de nouveau son mari.

— Mais enfin, grogna Gilbert, puisque monsieur avait fait télégraphier à madame de le rejoindre à Paris ce soir ?

Le mot eut de la peine à sortir :

— Moi ?…

Gilbert, des deux mains, se frappait les jambes.

— Ben alors, on n’y comprend plus rien ! Je…

Sa femme l’interrompit.

— Tu vois ? Je t’avais bien dit que c’était drôle que madame ne nous l’avait pas dit tout de suite en recevant la dépêche !

Jude, d’un mouvement somnambulique, retira son chapeau trempé, l’accrocha soigneusement au porte-manteau, déboutonna son pardessus ruisselant. Puis, avec lenteur, il passa sa main dans ses boucles. Il était aussi blanc que ses statues. Alternativement il fixait Gilbert et Léontine. Enfin, et sur un ton singulièrement poli :

— Voyons, mes amis, voyons ! Il faut tâcher de nous entendre. Vous dites que madame est…

Tout à coup il se rua dans l’escalier en rugissant comme un fauve :

— Rédalga !… Rédalga !

Dans la chambre, il ne resta qu’une seconde. L’homme et la femme, épouvantés, le virent redescendre en trombe. À la dernière marche il garda dans sa main la rampe, et il la secouait si fort que l’escalier trembla.

— Maintenant, vous allez tout me dire ! hurla-t-il.

L’un contre l’autre, Gilbert et Léontine gagnaient la porte à reculons.

Harlingues ferma les yeux, passa sa paume sur son front. Il bredouilla :

— Non, non !… N’ayez pas peur. Je ne vous gronde pas. Vous n’y êtes pour rien, mes pauvres gens… Mais, vous comprenez, c’est à devenir fou !

À partir de cette minute, les demandes et les réponses se suivirent, hachées, saccadées.

— Voyons !… Voyons !… Madame a reçu la dépêche à quelle heure ?

— À deux heures et quart, monsieur.

— Vous ne l’avez pas vue tout de suite, vous dites ?

— Si, monsieur, moi je l’ai vue, puisque c’est moi qui l’ai portée à madame. Mais pas Gilbert. Il n’était pas là. Mais madame a attendu jusqu’à sept heures, pour tout expliquer ce qu’il y avait dessus.

— Comment a-t-elle pu vous expliquer, puisqu’elle ne parle pas français ?

— Madame s’est fait comprendre tout de même, monsieur. Laisse-moi parler, Léontine ! Elle est venue à la cuisine, à sept heures, donc, et elle a dit, je l’entends encore : « Monsieur pas rentrer, mais moi aller à Paris. » C’est là qu’elle nous a fait voir la dépêche, qui était en anglais et signée de M. le comte, et elle a dit : « Vous voyez ? Monsieur dites-moi venir Paris ce soir. »

— Et, tout de suite après, elle a dit à Gilbert : « Vous porter bagage. »

— Elle n’a pas diné ?

— Non, monsieur.

— Alors ? Alors ? Continuez !

— Alors, ma foi, Léontine est montée avec elle dans sa chambre.

— Laisse-moi donc parler, puisque c’est moi qu’étais avec elle ! Je suis montée. Sa valise était faite en haut. Elle avait ramassé tout dans la chambre, comme monsieur a pu le voir. Elle a mis son chapeau, sa veste par-dessus son chandail, et puis le cache-nez, et puis elle m’a serré les mains et elle a très bien su dire : « Adieu, Léontine ! » Et elle m’a même donné un pourboire, et un joli pourboire, monsieur, je vous assure. N’est-ce pas, Gilbert ?

— Continuez ! Continuez ! Alors ?

— Alors Gilbert a pris la valise que je lui avais descendue, et il a suivi madame à pied jusqu’à la gare… Raconte, toi !

— Je lui ai pris son billet pour Paris, des secondes, qu’elle m’avait fait avec deux doigts, et je l’ai mise dans le train. Et elle m’a donné pour ma course. Ça, elle a du cœur ! Et elle m’a serré aussi la main en disant : « Adieu ! »

Un silence pesa dans ce vestibule, si long que le bruit grignotant de la pluie reprit sa place dehors.

Harlingues tenait toujours la rampe, mais il ne la secouait plus. Il s’y appuya pour demander presque bas :

— Et comment avait-elle passé sa journée ?

Ce fut encore Léontine qui parla.

— Monsieur, je crois qu’elle s’était recouchée monsieur parti. Vers midi, elle a sonné. Elle était dans son lit. Elle m’a fait comprendre qu’elle voulait déjeuner en haut. Pendant que je me préparais en bas, je l’ai entendue prendre son bain. Elle a mangé en peignoir. À deux heures, elle est sortie tout habillée, sous son parapluie, pour porter ses restants à Flic.

— Quel air avait-elle ?

— Très gai, monsieur ! Elle en a dit de toutes sortes au chien, et je la voyais, de ma cuisine, lui faire des farces avec les petits bouts de viande et les os.

— Ensuite ?

— Ensuite, la dépêche est donc arrivée. Je suis allée lui porter devant la niche. Elle l’a lue, et elle l’a mise dans la poche de son chandail.

— Est-ce qu’elle avait l’air fâchée ?…

— Pas du tout, monsieur. Elle m’a dit : « Monsieur pas rentrer diner. » Et elle a continué à s’occuper du chien, même que je lui ai dit qu’elle allait prendre froid.

— Ensuite ?

— Ensuite, elle est revenue à la maison. J’ai compris qu’elle me demandait du feu dans le salon. Je lui en ai fait. Elle a pris des cigarettes et son livre qu’elle lit toujours.

— Bon. Et puis ?

— Et puis, moi, je ne sais pas. J’étais dans ma cuisine et elle au salon. À quatre heures et demie, elle a sonné.

— C’est vrai ! Son goûter ! Je n’avais rien laissé pour elle !…

— Justement, monsieur ! C’était assez embarrassant ! Elle me parlait bien, mais moi je n’y comprenais rien. Alors, elle m’a emmenée dans la salle à manger, elle a ouvert le buffet, et elle m’a montré qu’il fallait lui donner les gâteaux secs du dessert et le vin rouge de la table.

— Ah ! Ah !…

— Ben, monsieur, je sais bien ce que monsieur pense. Mais j’y pouvais t’y quelque chose, moi ? Ce coup-ci, c’est pas Gilbert qu’il faut accuser. Il était à son jardin ou chez nous. On ne l’a vu que très tard à la cuisine. Alors, monsieur, moi je ne pouvais pas surveiller madame au salon. C’était trop mal poli. Qu’est-ce qui aurait supposé ce qui se passait ? J’étais dans ma cuisine. Je n’ai rien entendu.

La phrase d’Harlingues ne fut qu’un souffle.

— Alors, n’est-ce pas, elle a bu ?…

Les prunelles de Léontine montaient sous ses vieilles paupières tandis qu’elle levait la main au ciel. Gilbert, détourné, tordait sa moustache grise.

La jardinière reprit entre ses dents :

— Monsieur n’a qu’à regarder au salon. J’ai tout laissé comme c’était. Quand j’ai vu ça ce soir avant d’aller me coucher.

Elle ajouta, tout en hochant la tête :

— Et pourtant, quand elle est venue, à sept heures, nous dire qu’elle partait, on n’aurait jamais deviné ça.

Elle se tut. Un silence encore, plein de choses qui dépassaient les paroles.

Gilbert, au bout d’un moment, cessa de tordre sa moustache. Le questionnaire, maintenant, allait changer de bord.

— Alors, comme ça, monsieur n’attendait pas du tout madame à Paris ?

Curieuse, Léontine continua :

— Alors, le coup de la dépêche, c’était pas vrai ?…

Le menton tendu, tous deux attendirent l’histoire.

Harlingues descendit de sa marche. L’humiliation montait à ses lèvres comme un vomissement.

Il prit, du mieux qu’il put, un air dégagé :

— Qu’est-ce que vous voulez. C’est un malentendu, voilà tout. Maintenant, allez vous coucher, mes amis. Je vous demande pardon de vous avoir tant dérangés.

Du geste, il les congédiait.

— Bonsoir, Gilbert, bonsoir Léontine.

Comprenant qu’il ne leur raconterait rien, un peu pincés, ils ouvrirent la porte.

— Alors, bonsoir, monsieur.

Il y avait les grandes cendres de la cheminée et les petites cendres des cigarettes. Il y avait la dépêche d’Alvaro tombée par terre, la méthode sur le canapé, le dictionnaire sur un fauteuil. Et, sur le bord de la table centrale, il y avait l’assiette de gâteaux, un verre sali, la bouteille vidée de vin rouge, le flacon de cognac presque vide aussi.

Sans vouloir obéir à sa déception tragique, refusant de simplement sangloter, Jude examinait ces vestiges un par un, avec l’attention de quelqu’un qui déchiffre un texte difficile.

Depuis qu’il connaissait Mary Backeray, sa vie se passait à interpréter des énigmes. Une dernière fois, cette nuit, il fallait construire des hypothèses. Il n’avait plus pour le guider que des choses inertes, ces bouteilles, ce verre, ces cendres, l’atmosphère de ce salon où elle avait vécu sa journée inexplicable.

Debout au milieu du décor éloquent, les mains dans les poches, le front bas, il ne s’apercevait même pas que la nuit était glacée et qu’il tremblait de froid. La lumière fixe de l’électricité s’ajoutait au silence absolu de trois heures du matin pour accentuer le vide de la maison. Les pièces inhabitées autour et au-dessus de lui, le parc pluvieux enveloppant la maison, le ciel bas courant sur le parc, il sentait physiquement ces vastes isolateurs multiplier son grand abandon.

Sans rien déranger, avec d’étranges précautions, il vint s’asseoir dans le fauteuil, au coin de la cheminée. Il semblait craindre, en touchant à quelque chose, de perdre une chance de reconstituer la vérité.

Les coudes sur les genoux, le menton dans les mains, il s’absorba, toute son intelligence appelée à l’aide.

Elle savait que ce jour serait long à passer. Elle a dormi jusqu’à midi pour gagner du temps. La pluie, qui n’a pas cessé depuis le matin, a joué son rôle dans le drame. Elle ne s’est habillée qu’après avoir déjeuné, ce qui est contre son habitude, parce que s’habiller était une occupation. Elle est allée sous son parapluie s’amuser avec le chien, afin de pouvoir parler à quelqu’un qui la comprenait. La dépêche, qui reculait encore le moment où cesserait l’épreuve, est venue ajouter un élément dangereux à tous les dangers qu’elle courait. Elle s’est installée au coin du feu pour tisonner, employer ses mains désœuvrées. Elle a fumé pour aider ses rêves. Qu’est-ce qu’elle a lu dans les flammes, avec ses yeux hypnotisés sur le bel avenir, quel bonheur à portée de la main a dansé pour elle dans les fantasmagories du feu ? Seule avec l’exaltation de sa joie et ne pouvant la supporter plus longtemps, courageusement elle a voulu concentrer son esprit sur des précisions qui la calmeraient. Elle a pris la méthode. Petite fille bien sage, elle a étudié son français. Étudier le français, c’est encore un pas du côté du bonheur futur. Dans son désir d’avancer plus vite, elle a voulu profiter de ces quelques heures austères pour pousser plus avant le travail quotidien. Elle a cherché, dans le dictionnaire, des mots que la méthode trop lente ne lui enseignait pas assez rapidement. Jusque-là, vaillante, honnête, elle a continué d’être la femme régénérée sur laquelle le mauvais passé n’a plus aucune prise.

Quatre heures et demie.

Ce n’est pas elle qui se souvient, c’est l’animal qui se réveille.

Il réclame péremptoirement son dû. Encore une fatalité. Rien n’a été prévu pour cette heure impérieuse. Le vin rouge et les biscuits donnés par Léontine, c’est toujours de l’honnêteté. Mais le vin rouge n’a pas l’accent du porto de tous les jours. Un seul verre ne suffit pas pour le remplacer. Elle en boit un second. À ce moment, il faudrait sonner pour faire enlever tout. Elle s’ennuie. Sa tête n’en peut plus d’avoir retenu des mots. Il pleut. Une belle promenade avec Flic, dans les bois, la mènerait allégrement jusqu’au dîner. Après le dîner, elle se coucherait tout de suite pour dormir en attendant le cher retour. Elle se remet à tisonner. Sa gorge est sèche. Le vin est là. Personne ne la verra.

Le troisième verre est le commencement du désastre. Le démon endormi s’agite, reconnaît son ancienne fureur. « Encore ! encore !… » demande-t-il. Et la bouteille de vin se vide. La pluie n’existe plus, l’ennui s’est envolé. Dépêchons-nous d’entretenir cet état merveilleux. Dans le buffet de la salle à manger, il y a le flacon de cognac aperçu tantôt en prenant le vin. Clandestine, coupable, à pas de loup elle va chercher la miraculeuse chose. Et maintenant elle ne voit plus rien que la joie détestable de la rechute.

Après ?… Après voici l’horreur, le ressort caché qu’il fallait découvrir. Elle se souvient d’une certaine nuit où, recroquevillée dans les oreillers, son regard fut celui de Desdémone. Elle a peur, ô douleur ! éternel remords ! Elle a peur ! Et c’est parce qu’elle a peur qu’elle décide de s’enfuir, se sachant impardonnable.

Elle pourrait cacher les témoins de sa faute. Pourra-t-elle cacher que son haleine est à l’alcool, son visage pétrifié par l’ivresse ? Pourra-t-elle empêcher son réveil d’être pâteux lorsque l’amant revenu se penchera sur elle ? D’ailleurs, tout lui sera révélé d’une minute à l’autre par les bouteilles vides ou disparues, L’avenir joyeux recule, le bonheur ne danse plus dans les flammes de la cheminée. Il ne reste plus qu’à s’en aller.

Harlingues se leva. Tout n’était pas perdu. Rédalga savait trop comme il l’aimait, et qu’il ne pouvait pas, pour un moment d’égarement, renoncer à elle. Dès le lever du jour, il prendrait le train, il courrait à l’ancien hôtel de Mrs Backeray. C’était là qu’elle s’était réfugiée, sûre d’y être reçue sans difficultés. Obscurément, elle devait compter qu’il viendrait y repêcher l’épave, comme il l’avait fait déjà. Sans rien dire il la prendrait par la main pour la ramener, et leur vie recommencerait. Plus étroitement que jamais il la surveillerait, voilà tout.

Un soupir de soulagement délivra sa poitrine. Il était heureux de pouvoir s’accuser, lui seul.

Car, le vrai coupable, c’était lui.

Sans aucune précaution, oubliant l’essentiel, il était parti comme un enfant. Il fallait poster Léontine à la garde de la convalescente mal guérie. Il fallait cacher les poisons. Il fallait songer au goûter de quatre heures et demie. Il fallait surtout ne pas accepter de dîner à Paris. Ce n’était qu’à genoux qu’il pouvait demander pardon.

Un flot de tendresse souleva son cœur.

— Pauvre chérie ! dit-il tout haut.

Il allait monter se coucher tout de même, et, plein d’espoir, dormir, peut-être.

Pourquoi jeta-t-il encore une fois les yeux autour de lui ?

Sur le guéridon, restés à leur place de tous les jours, il y avait les trois livres de Mary Backeray.

Harlingues allongea la main. Ils avaient toujours été pour lui la chose hermétique et sacrée, le mystère d’une pensée dans laquelle il ne lui était pas permis de pénétrer.

Pour les feuilleter une fois encore, il se rassit.

— Il faudra que je trouve quelqu’un pour me les traduire, à la fin ! Même déformés par la prose, ces vers m’apprendraient sur elle tant de choses que je ne sais pas ! Alvaro n’a pas le temps de faire ce travail. Du reste, je n’oserais pas le lui demander.

Rêveusement, il prit le premier volume qui lui tomba sous les doigts. Il s’ouvrait de lui-même à cette page. Le regard de Jude s’agrandit. The Call.

Il se souvenait…

« Seule devant un petit feu, un soir d’hiver, elle entend les ténèbres l’appeler. Sa maison est chaude autour d’elle, et belle, et peut-être est-ce le bonheur. Mais le bonheur n’est pas fait pour elle. Elle a depuis trop longtemps pris l’habitude de n’être pas heureuse. Derrière les vitres noires, il y a des voix qui l’attirent, et, tout à l’heure, dans le froid et la nuit, elle s’en ira toute seule vers son génie, vers son destin désespéré. »

Phrase après phrase, la vérité si perspicacement trouvée tout à l’heure s’effaçait pour faire place à l’autre vérité, la seule exacte, celle-là qui, peu à peu, figeait dans ses veines tout le sang de Jude Harlingues.

Rédalga ne reviendrait pas. Rédalga resterait introuvable. Vainement il irait demain la chercher dans Paris. Elle était perdue pour lui.

À partir du moment où l’ivresse commence, en même temps que la peur qui, certes, est un facteur néfaste de son acte, — cette peur qui lui en rappelle d’autres — retrouvant son âme vraie dans l’alcool, seul lyrisme de certains poètes, elle redevient celle qui, par un soir de sa vie passée, écrivit ces vers terribles.

L’existence, une fois de plus, l’a ramenée devant le même petit feu, seule, écoutant ses voix l’appeler dans la nuit. Il ne fallait jamais la quitter. Il ne fallait pas la laisser seule devant ce petit feu, le soir, il ne fallait pas lui permettre d’écouter ses voix. Quelques heures de retard ont suffi.

Non, elle n’est pas née pour devenir la muette collaboratrice d’un autre art que le sien, la femme à qui l’on fait l’honneur de l’épouser, la compagne d’une inspiration étrangère.

Elle n’est ni Rédalga, ni lady Mary, ni la girl, ni la chérie. Elle n’est pas Mme Jude Harlingues. Elle est l’auteur de ces trois livres, Mary Backeray, l’exilée, l’abandonnée, dont personne ne soupçonnera jamais le génie, l’Anglaise dévoyée qu’on voit, seule à minuit dans les bars de Paris, scander pour elle-même les vers composés entre deux consommations. Elle est, qui n’écrit plus rien si l’amant la range, l’épouse, l’asservit, le farouche poète de l’indépendance, de l’ironie et de la douleur, la pathétique inspirée à qui son vrai destin dicte ce cri, le seul qu’elle ait le droit de crier jamais : Le bonheur n’est pas fait pour moi.

Monstrueusement, candidement, avec son ingénuité de mâle, il a cru, l’amant, qu’une telle proie se captait comme n’importe quelle femme, et qu’il suffisait à celle-ci d’être amoureuse de lui pour oublier sa sombre poésie, son amer devoir, — sa raison d’être.

Tranquille et fier, sans même s’apercevoir de son attentat, il voulu la sacrifier toute au bonheur, leur cher bonheur si tentant. Mais la solitude et la nuit sont revenues la trouver au coin du tranquille petit feu conjugal, et, frémissante, désespérée, une fois de plus elle les a suivies, elle est partie comme elle était arrivée, sans explication.

Le bruit de la pluie continuait à grignoter l’ombre du dehors.

Assis au coin de l’âtre éteint, l’homme, grelottant, hébété, restait, la bouche ouverte et les yeux morts, à regarder devant lui, dans l’invisible, les débris de sa plus belle statue à jamais détruite.


FIN

 « LE LIVRE MODERNE ILLUSTRÉ »
EST TIRÉ SUR PAPIER ALFA OUTHENIN CHALANDRE
ET IMPRIMÉ
SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE MODERNE
177, route de Châtillon, à Montrouge.
LE CINQ DÉCEMBRE MIL NEUF CENT TRENTE ET UN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)