Rédemption (Girard)/01/01

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Imprimerie Guertin (p. 11-19).

RÉDEMPTION.

première partie.

CLAIRE DUMONT.


— Oh ! oh ! oh ! épouvantable !

— Quelle odieuse calomnie !

— Vous mériteriez d’être flagellé.

— Brûlé à petit feu.

— Haché en mille morceaux.

— Rétractez-vous.

Et les anathèmes de pleuvoir sur la tête du petit Auguste Charlebois, qui venait d’être admis dans la noble corporation des ingénieurs civils.

— Oui, je le répète, surenchérit-il, de toutes les femmes il n’y en a pas un huitième qui puissent se vanter de n’avoir jamais… de n’avoir jamais… comment dirai-je ?… Diable ! c’est que ma pensée est difficile exprimer.

— Oh ! ne dites pas, s’écrièrent les femmes alarmées, nous la connaissons votre pensée.

— Pour échapper à un nouvel orage d’invectives, l’ingénieur, monocle à l’œil, le crâne menacé d’une calvitie prématurée, crut prudent de retraiter. Il s’assit près d’un courtier, avec qui il parut bientôt engagé dans une conversation des plus animées.

Mais, en retraitant, il avait lancé une flèche de Parthe :

— Je parie cinq contre un, dit-il, que le chaste, le vertueux, l’impeccable monsieur Olivier est de mon avis.

Tous, à ces paroles, dirigèrent leurs regards vers le piano, où un jeune homme tournait les pages d’une mazurka de Godard, tapotée par la plantureuse fille d’un médecin quelconque.

À vingt-cinq ans, Réginald Olivier, orphelin et fils unique d’un industriel dont les affaires avaient joliment prospéré, se trouvait seul dans le monde avec une petite fortune. Depuis un an qu’il s’était fait admettre au barreau, il n’avait pas encore franchi le seuil du palais de justice. Avant de se livrer au travail, il voulait étudier le monde sous ses différentes faces et voir comment il allait traiter avec lui. Beau garçon, de l’esprit à en revendre, le cœur sur la main, les mœurs d’un carme déchaussé, de l’argent, bref, il était ce que l’on est convenu d’appeler un bon parti, un excellent parti même, bien que ce fût un original et qu’il eût ses idées à lui. Aussi, avait-il fort à faire pour se garer des intrigues des bonnes mamans qui avaient des filles à marier et coûte que coûte voulaient les lui jeter à la tête.

— Quel charmant garçon ! soupira madame Dussault en baissant des regards maternels et attendris sur mademoiselle Dussault assise à quelques pas d’elle.

Madame Dussault n’était pas une méchante femme, non certes. Seulement, elle était ennuyeuse. Malheur à l’imprudent qui se laissait prendre et se voyait forcé de subir la torture de sa conversation. Pour se consoler de la position modeste de son mari, employé dans un bureau quelconque, et de ses charmes défunts, et de son ventre énorme que l’on voyait ballonner comme une outre gonflée de vin, madame Dussault aimait à raconter en détail cet heureux temps où elle était belle, où elle était svelte, où monsieur son père occupait une position officielle, où toute la gente masculine, enfin, se disputait ses sourires. Vingt fois vous vous trouviez sur son chemin, vingt fois elle vous narrait l’inénarrable roman de sa jeunesse, si vite écoulée, hélas ! Encore, si elle eût fait grâce des détails. Mais non, grand Dieu ! elle était, la chère femme, d’une prolixité désespérante. En l’entendant, on regardait instinctivement mademoiselle Dussault et l’on apercevait une grande fille sèche comme un hareng oublié sur une grève, à la peau parcheminée comme un testament perdu depuis des années dans les casiers d’un notaire. Et cependant, mademoiselle, comme madame, avait un faible pour sa propre personne.

— On dit qu’il ne boit même pas, ajouta madame Biais.

— Pas assez pour se griser et suffisamment pour ne pas poser en abstème, répondit un vieux médecin.

— Il ne joue pas ?

— Jamais.

— On dit même, intervint monsieur Dussault, impatient de faire montre d’esprit, qu’il n’a jamais baisé même le bout des doigts d’aucune femme.

— Ça viendra, reprit un avocat célibataire, un vieux beau que ces louanges agaçaient.

— Un jour ou l’autre, nous entendrons parler de son prochain mariage.

— Pour ça, non, affirma catégoriquement monsieur Biais. Ce jeune homme ne se mariera jamais.

— Ou’en savez-vous ? répliquèrent à la fois trois ou quatre mamans choquées de cette prophétie de mauvais augure.

Que Réginald Olivier fût opposé à l’idée du mariage, ce n’était un secret pour aucun de ses amis. Plus d’une fois il avait discuté cette question avec chaleur. Un certain nombre d’intimes, indépendamment des divers motifs qui le faisaient raisonner de la sorte, étaient au courant de la raison qui primait toutes les autres.

Le père de Réginald avait suivi de dix ans sa femme dans la tombe. Mais, quand il mourut, il y avait déjà quinze ans qu’un de ces accidents déplorables de la vie l’avait séparé d’elle.

Et cependant, tous deux, lorsqu’ils s’étaient agenouillés au pied de l’autel, s’aimaient d’un amour qu’ils croyaient éternel. Un amour si fort pouvait-il s’anémier au point que la vie à deux devînt chose impossible ? Oui. Et ils furent malheureux de ce que l’un et l’autre possédaient, à un égal degré, en sus de nombreuses et brillantes vertus, une qualité qui prise en soi est une grande force dans la vie : la volonté.

La violence de leur amour était telle, qu’avant de s’unir, ils avaient commis l’imprudence de ne pas s’étudier suffisamment, de ne pas observer ces caractères autoritaires souvent si difficiles à marier dans la vie. Quelques semaines seulement après s’être connus, ils s’unirent.

Dans la première ivresse, les jeunes mariés ne songèrent qu’à s’aimer, sans penser qu’en dehors d’eux, des êtres pussent exister. Mais c’est lorsque les exigences et les banalités de la vie les eurent rappelés à la réalité des choses, que ces deux volontés de fer, inconnues jusque là l’une à l’autre, se révélèrent dans tout leur absolutisme. Et chaque fois que ces volontés vinrent en contact, tous deux en souffrirent cruellement, laissant à chaque choc des morceaux de leur cœur, comme deux marbres précieux frappés l’un contre l’autre. Toujours cependant ils s’aimaient immensément, mais leur bonheur alla clopin-clopant, vivant de brouilles et de raccommodements, de bouderies et de baisers, jusqu’à ce qu’enfin un jour, l’amour succombant sous les coups de l’orgueil, la grande brouille survint irrémédiable, définitive. Réginald n’ignorait aucune de ces choses. Son père, pour le mettre en garde contre une répétition de l’erreur qui avait empoisonné sa vie, lui avait plusieurs fois, en lui rappelant sa triste expérience, montré tout le danger d’associer deux caractères incompatibles, trop parfaits même l’un pour l’autre, si l’on peut ainsi dire, comme ces cousins que l’on évite de marier ensemble à cause de la trop grande force de sang d’où sortent des rejetons faibles quand ils ne sont pas difformes.

D’entendre parler si souvent de prudence dans l’union de deux êtres qui s’aiment, Réginald était tombé dans un excès : il en était arrivé à une aversion prononcée pour le mariage. Constamment, il avait présent à l’esprit la vie de ses parents si vertueux, si pleins d’amour, et cependant si malheureux.

Cette discussion scabreuse avait lieu à Montréal, à une réception donnée par le juge Vaillancourt dont la famille devait bientôt partir pour Cacouna.

La plantureuse fille du médecin quelconque avait fini de pianoter.

— Voyons ce qu’en pense monsieur Olivier, demanda madame Dussault en s’adressant au jeune homme qui s’avançait vers elle.

Ce dernier s’enquit de quoi il s’agissait.

Mis au courant des opinions peu charitables émises par l’ingénieur civil, il répondit :

— On donne à l’accusé le bénéfice du doute.

— Hum ! c’est un peu mieux que ce qui précède, mais tout de même ce n’est pas très flatteur, dit monsieur Dussault, qui veillait sur les intérêts de sa femme et de sa fille avec un soin jaloux.

— Que voulez-vous ! monsieur, répondit le jeune homme avec une froide politesse, si je 11e dis pas toujours ce que je pense, je pense toujours cc que je dis. Toutefois, permettez-moi d’ajouter que j’ai plus de respect pour la femme qui tombe parce qu’elle aime que pour la femme qui, n’ayant jamais aimé ou ne l’ayant jamais etc, se fait un piédestal de sa vertu pour s’ériger une statue et du haut de ce piédestal crier à tous : « Contemplez-moi, je suis une honnête femme. »

— Mais, reprit madame Dussault, en affectant un air scandalisé, comment se fait-il que vous, que l’on tient pour un homme aux mœurs austères, vous ayez des idées aussi…

— Madame, permettez-moi de vous rappeler que je n’ai aucune estime pour la vertu facile, et que la religion du Christ est une religion d’amour et de charité.

Depuis le commencement de cette conversation, mademoiselle Claire Dumont n’avait dit mot. Ses paupières, de temps en temps, battaient plus vite et une rougeur ardente montait à ses joues.

— Avec votre discussion sur la femme, intervint-elle à brûle-pourpoint, vous n’en finirez pas. Les trompettes du jugement dernier retentiront que l’on discutera encore le pour et le contre de la femme. Je me sens, moi, l’estomac descendu dans les souliers.

Voulez-vous m’accompagner au buffet, monsieur Olivier ?

Et avant même que ce dernier eût répondu, Claire Dumont passa son bras sous le sien, terminant cette conversation à son avantage.

— N’est-ce pas honteux de faire ainsi la chasse aux garçons, dit amèrement madame Dussault, portant sa face à main à la hauteur de ses yeux.

Des malins prétendaient que madame Dussault avait une vue excellente, mais que cette face à main lui donnait un air très comme il faut.

— Honteux, maman, c’est révoltant.

— Vous désirez, mademoiselle ? demanda Réginald Olivier se penchant vers Claire.

— Une glace et quelques macarons, répondit-elle.

— Pour une jeune fille dont l’estomac est descendu dans les souliers, vous n’êtes pas très gourmande, dit Réginald en souriant.

— Vous ne devinez donc pas ?

Sans répondre, il fendit avec peine la foule compacte des hôtes entourant le buffet.

Et lorsqu’il fut revenu près d’elle :

— Asseyons-nous ici, voulez-vous ? demanda Claire, en désignant de la main une ottomane recouverte en soie safran parsemée de nénuphars d’Égypte d’un bleu chatoyant.

— Monsieur Olivier, continua-t-elle après s’être assise, me permettez-vous de vous adresser une question indiscrète, peut-être, et surtout, me promettez-vous d’y répondre en toute franchise ?

Ses petites dents croquant un macaron arrondi et brunâtre, ressemblaient à la miniature d’un de ces colliers de minuscules perles qu’on voit sur la gorge cuivrée d’une Africaine. Elle le regardait dans les yeux, attendant ce qu’il allait dire.

— Ma foi, mademoiselle, pour ce qui est de vous permettre de m’adresser une question, vous avez bien le droit de me faire toutes celles qu’il vous plaira. Quant à vous répondre avec franchise, je ne vous ai jamais donné sujet, j’espère, de douter de ma sincérité.

— Vous qui fuyez les femmes, vous n’auriez pas une parole de haine contre celle qui tomberait, vous n’auriez pour celle-là aucun mépris ?

— Si son péché était une aberration de son cœur et non de ses sens, je n’éprouverais à son égard, sans l’excuser toutefois, qu’une grande pitié.

— Et si, par hasard, vous aimiez cette femme, lui garderiez-vous votre amour ?

— Peut être.

Un éclair passa dans les yeux de la jeune fille.

— Mon langage, monsieur Olivier, peut tous paraître osé, mais je ne suis plus une enfant, une vieille fille trente ans et plus — à qui on pardonne bien des écarts de langage. Si une femme, jeune, belle, ardente, vous avouait son amour, vous montreriez-vous insensible à cet aveu ?

— L’homme, répondit Réginald, en réprimant un frisson sous l’éclat passionné des deux prunelles qui le fouillaient jusqu’au fond de l’âme, ne doit pas être tenté au-dessus de ses forces. Lorsqu’il prévoit le danger imminent, il n’est pas lâche mais sage et courageux pour lui de fuir avant qu’il soit trop tard.

Claire avait mangé la glace et les macarons. Réginald, en prenant l’assiette en verre taillé pour la reporter au buffet, sentit une main brûlante serrer la sienne, tandis que les deux mêmes prunelles, allumées par le désir et l’amour, ne le quittaient pas.

Avec effort, fasciné à demi, il détourna la tête, et, se levant, se dirigea vers le buffet.

Un vieux monsieur chauve s’était approché de mademoiselle Dumont.

Alors Réginald s’assit sur la première marche de l’escalier conduisant au salon, et, de loin, admira la jeune fille.

Celle-ci l’avait dit : elle n’était déjà plus jeune, trente-et-un ans. Et cependant, on ne lui en eût donné que vingt-trois ou vingt-quatre. Du reste, comme dit Balzac, en fait et en principe il n’y a rien de plus sot au monde qu’un acte de naissance ; bien des femmes de quarante ans sont plus jeunes que certaines femmes de vingt ans, et en définitive les femmes n’ont réellement que l’âge qu’elles paraissent avoir.

Petite, les cheveux noirs comme des ailes de corbeau, le nez court et droit, la bouche comme un accent circonflexe sur un verbe d’amour, les yeux d’un velours de terre brûlée, Claire laissait, à première vue, une impression de faiblesse et de douceur d’enfant affectueuse. Mais lorsque la passion contenue brûlait dans ses yeux, dilatait ses narines, entrouvrait sa bouche, alors, de tout cet être fluet s’échappait une irrésistible force. Il était d’un danger extrême de s’approcher, en cet instant, du trouble qui émanait de tout ce corps frêle. Orpheline, élevée par une tante débonnaire, Claire était capricieuse, coquette, autoritaire, et cependant, d’une bonté d’âme sans borne. Elle attirait et repoussait tout à la fois. Au moment même où l’on croyait le mieux la tenir, elle s’échappait comme un rayon de soleil qui se glisse dans une chambre noire à travers les persiennes et que l’on voudrait saisir à pleines mains mais en vain. Plusieurs lois elle avait aimé , chaque fois, elle avait été malheureuse à cause même de sa coquetterie. Aujourd’hui c’était Réginald Olivier quelle aimait avec toute l’ardeur d’une passionnée.

Claire Dumont, sans être supérieurement belle, réunissait toute l’attirance d’une maîtresse et tout le danger d’une jeune fille qu’on ne peut épouser sans s’exposer à certains ennuis.

Telles étaient les réflexions que se faisaient Réginald, les yeux rivés sur les grâces souples de Claire.

Tout autre, aimé comme il l’était, en eût profité. Lui ne songea qu’à fuir.

Lorsqu’il se leva pour aller au-devant d’elle, sa décision était prise.