Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/04

La bibliothèque libre.
Pierre Jean Mariette (Première partiep. 34-42).
◄  Sect. 3
Sect. 5  ►

SECTION IV.

Du pouvoir que les imitations ont sur nous, et de la facilité avec laquelle le cœur humain est ému.


Personne ne doute que les poëmes ne puissent exciter en nous des passions artificielles, mais il paroîtra peut-être extraordinaire à bien du monde et même à des peintres de profession, d’entendre dire que des tableaux, que des couleurs appliquées sur une toile puissent exciter en nous des passions : cependant cette verité ne peut surprendre que ceux qui ne font pas d’attention à ce qui se passe dans eux-mêmes. Peut-on voir le tableau du Poussin qui répresente la mort de Germanicus, sans être ému de compassion pour ce prince et pour sa famille, comme d’indignation contre Tibere ? Les graces de la gallerie du Luxembourg et plusieurs autres tableaux n’auroient pas été défigurez, si leurs possesseurs les eussent vûs sans émotion ; car tous les tableaux ne sont pas du genre de ceux dont parle Aristote, quand il dit : qu’il est des tableaux aussi capables de faire rentrer en euxmêmes les hommes vicieux, que les preceptes de morale donnez par les philosophes. Les personnes délicates souffrent-elles dans leurs cabinets des tableaux dont les figures sont hideuses, comme seroit le tableau de Promethée attaché au rocher et peint par le Guerchin. L’imitation d’un objet hideux fait sur elles une impression qui approche trop de celle que l’objet même auroit faite. S Gregoire de Nazianze rapporte l’histoire d’une courtisane qui, dans un lieu où elle n’étoit pas venuë pour faire des reflexions serieuses, jetta les yeux par hazard sur le portrait d’un Polémon philosophe fameux pour son changement de vie, lequel tenoit du miracle, et qui rentra en elle-même à la vûë de ce portrait. Cedrenus raconte qu’un tableau du jugement dernier contribua beaucoup à la conversion d’un roi des bulgares. Ceux qui ont gouverné les peuples dans tous les tems, ont toujours fait usage des peintures et des statuës pour leur mieux inspirer les sentimens qu’ils vouloient leur donner soit en religion, soit en politique. Ces objets ont toujours fait une grande impression sur les hommes, principalement dans les contrées où communément ils ont le sentiment très-vif, telles que sont les regions de l’Europe les plus voisines du soleil, et les côtes de l’Asie et de l’Afrique qui font face à ces regions. Qu’on se souvienne de la défense que les tables de la loi font aux juifs de peindre et de tailler des figures humaines : elles faisoient trop d’impression sur un peuple enclin par son caractere à se passionner pour tous les objets capables de l’émouvoir.

Dans quelques païs protestans, où, sous prétexte de réforme, les statuës et les tableaux ont été bannis des églises ; le gouvernement ne laisse pas de mettre en œuvre le pouvoir que la peinture a naturellement sur les hommes pour contribuer à tenir le peuple dans le respect des loix. On voit au-dessus des placards où ces loix sont écrites, des tableaux répresentans le supplice auquel les infracteurs qui les violeroient seroient condamnez. Il faut que dans cet état, rempli d’observateurs politiques qui étendent leur attention sur bien des choses ausquelles on ne daigne point faire reflexion en d’autre païs, nos observateurs aïent remarqué que ces tableaux étoient propres à donner du moins aux enfans, qui doivent un jour devenir des hommes, plus de crainte des châtimens prononcez par la loi. Dans la republique dont je parle, on fait apprendre à lire aux enfans dans des livres dont l’éloquence est à la portée de cet âge et remplis encore d’images qui répresentent des évenemens arrivez dans leur propre patrie, lesquels sont propres à leur inspirer de l’aversion contre la puissance de l’Europe qui dans le tems est la plus suspecte à la republique. Lorsque le systême de l’Europe vient à changer, on fait un nouveau livre, et on substituë la puissance qui est devenuë redoutable à l’état à la place de celle qu’il a cessé de craindre.

La profession de Quintilien étoit d’enseigner aux hommes l’art d’émouvoir les autres hommes par la force de la parole ; cependant Quintilien met en paralelle le pouvoir de la peinture avec le pouvoir de l’art oratoire. Le même auteur rapporte qu’il a vû quelquefois les accusateurs faire exposer dans le tribunal un tableau, où le crime dont ils poursuivoient la vengeance étoit répresenté, afin d’exciter encore plus efficacement l’indignation des juges contre le coupable. On appelloit la peinture au secours de l’art oratoire en un tems où cet art étoit dans sa perfection.

Quand on fait attention à la sensibilité naturelle du cœur humain, à sa disposition pour être ému facilement par tous les objets dont les peintres et les poëtes font des imitations ; on n’est pas surpris que les vers et les tableaux mêmes puissent l’agiter. La nature a voulu mettre en lui cette sensibilité si prompte et si soudaine comme le premier fondement de la societé. L’amour de soi-même qui se change presque toujours en amour propre immoderé à mesure que les hommes avancent en âge, les rend trop attachez à leurs interêts presens et à venir, et trop durs envers les autres, lorsqu’ils prennent leur resolution de sens rassis. Il étoit à propos que les hommes pussent être tirez de cet état facilement. La nature a donc p ris le parti de nous construire de maniere que l’agitation de tout ce qui nous approche eut un puissant empire sur nous, afin que ceux qui ont besoin de notre indulgence ou de notre secours pussent nous ébranler avec facilité. Ainsi leur émotion seule nous touche subitement ; et ils obtiennent de nous, en nous attendrissant, ce qu’ils n’obtiendroient jamais par la voïe du raisonnement et de la conviction. Les larmes d’un inconnu nous émeuvent même avant que nous sçachions le sujet qui le fait pleurer. Les cris d’un homme qui ne tient à nous que par l’humanité, nous font voler à son secours par un mouvement machinal qui précede toute déliberation. Celui qui nous aborde la joïe peinte sur le visage, excite en nous un sentiment de joïe, avant que nous soïons informez du sujet de la sienne.

Pourquoi les acteurs qui se passionnent veritablement en déclamant, ne laissent-ils pas de nous émouvoir et de nous plaire, bien qu’ils aïent des défauts essentiels : c’est que les hommes qui sont eux-mêmes touchez, nous touchent sans peine. Les acteurs dont je parle sont émus veritablement, et cela leur donne le droit de nous émouvoir, quoiqu’ils ne soïent point capables d’exprimer les passions avec la noblesse ni avec la justesse convenable. La nature dont ils font entendre la voix supplée à leur insuffisance. Ils font ce qu’ils peuvent ; elle fait le reste. De tous les talens qui donnent de l’empire sur les autres hommes, le talent le plus puissant n’est pas la superiorité d’esprit et de lumieres : c’est le talent de les émouvoir à son gré, ce qui se fait principalement en paroissant soi-même ému et penetré des sentimens qu’on veut leur inspirer. C’est le talent d’être comme Catilina, cujus rei libet simulator, qu’on appellera, si on veut, le talent d’être grand comedien. Ceux des anglois qui sont le mieux informez de l’histoire de leur païs, ne parlent pas d’Olivier Cromwel avec la même admiration que le commun de la nation ; ils lui refusent ce genie étendu, penetrant et superieur que lui donnent bien des gens, et ils lui accordent pour tout merite la valeur du simple soldat et le talent d’avoir sçu paroître penetré des sentimens qu’il vouloit feindre, et aussi ému des passions qu’il vouloit inspirer aux autres, que s’il les avoit senties veritablement. Turlow, disent-ils, lui expliquoit dans le tems, et comme on l’explique à une femme qu’on veut faire agir dans une affaire importante, quelles personnes il falloit gagner pour faire réussir un projet, et par quel endroit il falloit les attaquer. Olivier leur parloit ensuite si pathetiquement, qu’il les gagnoit. L’Europe surprise de le voir détourner à son avantage l’évenement qu’on avoit cru le devoir perdre, lui faisoit honneur pour ce succès de trois vertus qu’il n’avoit pas : c’est ainsi que sa réputation s’est établie. Quelques contemporains d’un ministre des plus illustres que la France ait eu dans le dernier siecle disoient de lui quelque chose d’approchant.

Quand nous sommes dans un de ces réduits où plusieurs joüeurs sont assis autour de differentes tables : pourquoi un instinct secret nous fait-il prendre place auprès des joüeurs qui risquent de plus grosses sommes, bien que leur jeu ne soit pas aussi digne de curiosité que celui qui se jouë sur les autres tables ? Quel attrait nous ramene auprès d’eux quand un mouvement de curiosité nous a fait aller voir ce que la fortune décidoit sur les théatres voisins ? C’est que l’émotion des autres nous émeut nous-mêmes, et ceux qui joüent gros jeu nous émeuvent davantage, parce qu’eux-mêmes ils sont plus émus. Enfin il est facile de concevoir comment les imitations que la peinture et la poësie nous présentent, sont capables de nous émouvoir, quand on fait reflexion qu’une coquille, une fleur, une médaille où le tems n’a laissé que des phantômes de lettres et de figures, excitent des passions ardentes et inquietes : le desir de les voir et l’envie de les posseder. Une grande passion allumée par le plus petit objet est un évenement ordinaire. Rien n’est surprenant dans nos passions qu’une longue durée.