Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/08
SECTION VIII.
Des differens genres de la Poësie & de leur caractere.
Il en est de même de tous les genres de poësie, & chaque genre nous touche à proportion que l’objet, lequel il est de son essence de peindre & d’imiter, est capable de nous émouvoir. Voilà pourquoi le genre élegiaque & le genre bucolique ont plus d’attrait pour nous que le genre dogmatique. Ainsi les vers que soupiroit Tibulle & que l’amour lui dictoit, pour me servir de l’expression de l’auteur de l’art poëtique, nous plaisent infiniment toutes les fois que nous les relisons. Ovide nous charme dans celles de ses élegies où il n’a pas substitué son esprit au langage de la nature. Personne ne quitta jamais par ce degoût qui vient de satieté la lecture des églogues de Virgile. Elles font encore un plaisir sensible quand elles n’ont plus rien de nouveau pour nous, & quand la
memoire devance les yeux dans cette lecture. Ces deux
genres de poësie nous font entendre des hommes
touchez, et qui nous rendroient très-sensibles à leurs
peines comme à leurs plaisirs, s’ils nous
entretenoient eux-mêmes.
Les épigrammes, dont le merite consiste en jeux de
mots, ou dans une allusion ingenieuse, ne nous
plaisent que lorsqu’elles sont nouvelles pour nous.
C’est la premiere surprise qui nous frappe. Le trait
est émoussé dès que nous en avons retenu le sens : mais
les épigrammes qui peignent des objets capables de
nous attendrir ou de s’attirer une grande attention
en quelque maniere que ce soit, font toujours
impression sur nous. On les relit plusieurs fois, et
bien des personnes les retiennent sans avoir jamais
pensé à les apprendre. Pour ne point mettre en jeu
les poëtes modernes, les épigrammes de Martial,
qu’on sçait communement, ne sont point celles où
il a joüé sur le mot, mais bien les épigrammes où
il a dépeint un objet capable de nous interesser
beaucoup. Telle est l’épigramme de Martial sur
Arria la femme de Pétus.
Les auteurs sensez qui ont voulu composer des
poëmes dogmatiques, et faire servir les vers à nous donner des leçons, se sont
conduits suivant le principe que je viens d’exposer.
Afin de soutenir l’attention du lecteur, ils ont
semé leurs vers d’images qui peignent des objets
touchans ; car les objets, qui ne sont propres qu’à
satisfaire notre curiosité, ne nous attachent pas
autant que les objets qui sont capables de nous
attendrir. S’il est permis de parler ainsi, l’esprit
est d’un commerce plus difficileque le cœur.