Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/12

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 72-80).

PARTIE 1 SECTION 12


qu’un ouvrage nous interesse en deux manieres : comme étant un homme en general, et comme étant un certain homme en particulier.

un sujet peut être interessant en deux manieres. En premier lieu il est interessant de lui-même, et parce que ses circonstances sont telles qu’elles doivent toucher les hommes en general. En second lieu il est interessant par rapport à certaines personnes seulement, c’est-à-dire que tel sujet qui n’est capable que de s’attirer une attention mediocre du commun des hommes, s’attire cependant une attention très-serieuse de la part de certaines personnes. Par exemple, un portrait est un tableau assez indifferent pour ceux qui ne connoissent pas la personne qu’il répresente ; mais ce portrait est un tableau précieux pour ceux qui aiment la personne dont il est le portrait. Des vers remplis de sentimens pareils aux nôtres, et qui dépeignent une situation dans laquelle nous sommes, ou même une situation dans laquelle nous aurions été autrefois, ont pour nous un attrait particulier. Le sujet qui renferme les principaux évenemens de l’histoire d’un certain peuple est plus interessant pour ce peuple-là, que pour une autre nation. Le sujet de l’éneïde étoit plus interessant pour les romains, qu’il ne l’est pour nous. Le sujet du poëme de la pucelle d’Orleans est plus interessant pour nous que pour les italiens. Je ne parlerai pas plus au long de cet interêt de rapport et particulier à certains hommes comme à certains tems, d’autant qu’il est facile aux peintres et aux poëtes de connoître si les sujets qu’ils entreprennent de traiter interessent beaucoup les personnes devant lesquelles ils doivent produire leurs ouvrages. Je me contenterai donc de faire deux reflexions à ce sujet. La premiere est qu’il est bien difficile qu’un poëme de quelque étenduë, et qui ne doit pas être soutenu par le pathetique de la declamation, ni par l’appareil du théatre, réussisse s’il n’est pas composé sur un sujet qui réunisse les deux interêts ; je veux dire sur un sujet capable de toucher tous les hommes et qui plaise encore particulierement aux compatriotes de l’auteur, parce qu’il parle des choses ausquelles ils s’interessent le plus. On ne lit pas un poëme pour s’instruire, mais pour son plaisir, et on le quitte quand il n’a point un attrait capable de nous attacher. Or il est presqu’impossible que le genie du poëte soit assez fertile en beautez, et que le poëte puisse les diversifier encore avec assez de varieté pour nous tenir attentifs, pour ainsi dire, à force d’esprit, durant la lecture d’un poëme épique. C’est trop oser que d’entreprendre à la fois d’exciter et de satisfaire notre curiosité. C’est trop hazarder que de vouloir nous faire aimer des personnages qui nous sont pleinement indifferens, avec assez d’affection, pour être émus de tous leurs succès et de toutes leurs traverses. Il est bon que le poëte se prévaille de toutes les inclinations et de toutes les passions qui sont déja en nous, principalement de celles qui nous sont propres comme citoïens d’un certain païs, ou par quelqu’autre endroit. Le poëte qui introduiroit Henri Iv dans un poëme épique nous trouveroit déja affectionnez à son heros et à son sujet : son art s’épuiseroit peut-être en vain avant qu’il nous eut interessez pour un heros ancien ou pour un prince étranger, autant que nous le sommes déja pour le meilleur de nos rois. L’interêt de rapport, ou l’interêt qui nous est particulier, excite autant notre curiosité, il nous dispose du moins autant que l’interêt general à nous attendrir, comme à nous attacher. L’imitation des choses ausquelles nous nous interessons, comme citoïens d’un certain païs, ou comme sectateurs d’un certain parti, a des droits tout puissans sur nous. Combien de livres de parti doivent leur premiere vogue à l’interêt particulier que prennent à ces livres les personnes attachées à la cause pour laquelle ils parlent. Il est vrai que le public oublie bientôt les livres qui n’ont d’autre merite que celui de prendre l’effort en certaines conjonctures : il faut que le livre soit bon dans le fonds pour se soutenir, mais s’il est tel, s’il merite de plaire à tous les hommes, l’interêt particulier le fait connoître beaucoup plûtôt. Un bon livre fait à la faveur de cet interêt, une fortune et plus prompte et plus grande. D’ailleurs il est des interêts de rapport qui subsistent long-tems et qui peuvent concilier à un ouvrage durant plusieurs siecles l’attention particuliere d’un grand nombre de personnes. Tel est l’interêt que prend une nation au poëme qui décrit les principaux évenemens de son histoire, et qui parle des villes, des fleuves et des édifices sans cesse présens à ses yeux. Cet interêt particulier auroit fait réussir la pucelle de Chapelain, si le poëme n’eut été que mediocre. Il est vrai que toutes les nations de l’Europe lisent encore l’éneïde de Virgile avec un plaisir infini, quoique les objets que ce poëme décrit ne soïent plus sous leurs yeux, et quoiqu’elles ne prennent pas le même interêt à la fondation de l’empire romain que les contemporains de Virgile, dont les plus considerables se disoient encore descendus des heros qu’il chante. Les fêtes, les combats et les lieux dont il parle ne sont connus à plusieurs de ses lecteurs que par ce que lui-même en raconte. Mais l’éneïde, l’ouvrage du poëte le plus accompli qui jamais ait écrit, a, pour ainsi dire, des moïens de reste de faire fortune. Quoique ce poëme ne nous touche plus que parce que nous sommes des hommes, il nous touche encore assez pour nous attacher : mais un poëte ne sçauroit promettre à ses ouvrages une fortune pareille à celle de l’éneïde, qui est celle de toucher sans cet interêt qui a un rapport particulier au lecteur, à moins d’une grande présomption, principalement s’il compose en françois. C’est ce que je tâcherai d’expliquer plus au long dans la suite de cet écrit. Ma seconde reflexion sera sur l’injustice des jugemens temeraires qu’on porte quelquefois en taxant de mensonge ce que disent les anciens du succès prodigieux de certains ouvrages, et cela parce qu’on ne fait pas attention à l’interêt particulier que prenoient à ces ouvrages ceux qui leur ont tant applaudi. Par exemple, ceux qui s’étonnent que Cesar ait été déconcerté en écoutant l’oraison de Ciceron pour Ligarius, et que le dictateur se soit oublié lui-même jusqu’à laisser tomber par un mouvement involontaire des papiers qu’il tenoit entre ses mains. Ceux qui disent qu’après avoir lû cette oraison, ils cherchent encore l’endroit qui fut capable de frapper si vivement un homme tel que Cesar, parlent en grammairiens qui n’ont jamais étudié que la langue des hommes, et qui n’ont point acquis la connoissance des mouvemens de leur cœur. Qu’on se mette en la place de Cesar, et l’on trouvera sans peine cet endroit. On concevra bientôt comment le vainqueur de Pharsale, qui sur le champ de bataille même avoit embrassé son ennemi vaincu comme son concitoïen, a pu se laisser toucher par la peinture de cet évenement que fait Ciceron, au point d’oublier qu’il fut assis sur un tribunal. Revenons à l’interêt general et aux sujets où il se trouve, et qui par là sont propres à toucher tout le monde. Les peintres et les poëtes, je l’ai déja dit, n’en doivent traiter que de tels. Il est vrai que ces artisans sçavent enrichir leurs sujets, ils peuvent rendre les sujets qui sont naturellement denuez d’interêt, des sujets interessans : mais il arrive plusieurs inconveniens à traiter de ces sujets qui tirent tout leur pathétique de l’invention de l’artisan. Un peintre, et principalement un poëte qui traite un sujet sans interêt, n’en peut vaincre la sterilité, il ne peut jetter du pathetique dans l’action indifferente qu’il imite qu’en deux manieres : ou bien il embellit cette action par des épisodes, ou bien il change les principales circonstances de cette action. Si le parti que le poëte choisit est celui d’embellir son action par des épisodes, l’interêt qu’on prend à ces épisodes ne sert qu’à faire mieux sentir la froideur de l’action principale, et on lui reproche d’avoir mal rempli son titre. Si le poëte change les principales circonstances de l’action que nous devons supposer être un évenement generalement connu, son poëme cesse d’être vraisemblable. Un fait ne sçauroit nous paroître vraisemblable quand nous sommes informez du contraire par des témoins dignes de foi : c’est ce que nous exposerons plus au long quand nous ferons voir que toute sorte de fiction n’est pas permise en poësie, non plus qu’en peinture. Que les peintres et les poëtes examinent donc serieusement si l’action qu’ils veulent traiter nous toucheroit sensiblement, supposé que nous la vissions, et qu’ils soïent persuadez que son imitation nous affectera encore moins. Qu’ils ne s’en rapportent pas même uniquement à leur propre discernement, en une décision tellement importante au succès de leurs ouvrages. Avant que de s’affectionner à leurs sujets, avant, pour ainsi dire, que d’épouser leurs personnages, qu’ils consultent leurs amis : c’est le tems où ils en peuvent recevoir les avis les plus utiles. L’imprudence est grande d’attendre à demander avis sur un bâtiment, qu’il soit déja sorti de terre, et qu’on ne puisse plus rien changer dans l’essentiel de son plan sans renverser la moitié d’un édifice déja construit.