Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/23

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 178-182).

PARTIE 1 SECTION 23


quelques remarques sur le poëme épique. observation touchant le lieu et le tems où il faut prendre l’action.

un poëme épique étant l’ouvrage le plus difficile que la poësie françoise puisse entreprendre, à cause des raisons que nous exposerons en parlant du genie de notre langue et de la mesure de nos vers, il importeroit beaucoup au poëte qui oseroit en composer un, de choisir un sujet où l’interêt general se trouvât réuni avec l’interêt general se trouvât réuni avec l’interêt particulier. Qu’il n’espere pas de réussir, s’il n’entretient point les françois des lieux fameux

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dans leur histoire, et s’il ne leur parle point des personnages et des évenemens ausquels ils prennent déja un interêt, s’il est permis de parler ainsi, national. Tous les endroits de l’histoire de France qui sont memorables, ne nous interessent pas même également. Nous ne prenons un grand interêt qu’à ceux dont la memoire est encore recente. Les autres sont presque devenus pour nous les évenemens d’une histoire étrangere, d’autant plus que nous n’avons pas le soin de perpetuer le souvenir des jours heureux à la nation par des fêtes et par des jeux annuels, ni celui d’éterniser la memoire de nos heros, ainsi que le pratiquoient les grecs et les romains. Combien peu y en a-t-il parmi nous qui s’affectionnent aux évenemens arrivez sous Clovis et sous la premiere race de nos rois. Pour rencontrer dans notre histoire un sujet qui nous interessât vivement, je ne crois pas qu’il fallut remonter plus haut que Charles Vii. Il est vrai que les raisons que nous avons alleguées pour montrer qu’on ne devoit point prendre une action trop recente pour le sujet d’une tragedie, prouvent aussi qu’une action trop recente ne doit pas être le sujet d’un

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poëme épique. Que le poëte choisisse donc son sujet en des tems qui soient à une distance convenable de son siecle, c’est-à-dire en des tems que nous n’aïons pas encore perdus de vûë, et qui soïent cependant assez éloignez de nous pour qu’il puisse donner aux caracteres la noblesse necessaire sans qu’elle soit exposée à être démentie par une tradition encore trop recente et trop commune. Quand bien même il seroit vrai que nos mœurs, nos combats, nos fêtes, nos ceremonies et notre religion, ne fourniroient point aux poëtes une matiere aussi heureuse que celle que fournissoit à Virgile le sujet qu’il a traité, il ne seroit pas moins necessaire d’emprunter de notre histoire les sujets des poëmes épiques. Ce seroit un inconvenient, mais il en épargneroit un plus grand, le défaut d’interêt particulier. Mais la chose n’est pas ainsi. La pompe d’un carousel et les évenemens d’un tournois, sont des sujets plus magnifiques par eux mêmes que les jeux qui se firent au tombeau d’Anchise et dont Virgile sçait faire un spectacle si superbe ? Quelles peintures ce poëte n’auroit-il pas faites des effets de la poudre à canon dans les

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differentes operations de guerre dont elle est le ressort. Les miracles de notre religion ont un merveilleux qui n’est pas dans les fables du paganisme. Qu’on voïe avec quel succès Corneille les a traitez dans Polieucte et Racine dans Athalie. Si l’on reprend Sannazar, L’Arioste et d’autres poëtes, d’avoir mêlé mal à propos la religion chrétienne dans leurs poëmes, c’est qu’ils n’en ont point parlé avec la dignité et la décence qu’elle exige, c’est qu’ils ont allié les fables du paganisme aux veritez de notre religion. C’est qu’ils sont, comme dit Despreaux, follement idolatres en des sujets chrétiens. On les blame de n’avoir pas senti qu’il étoit contre la raison, pour ne rien dire de plus fort, de se permettre en parlant de notre religion, la même liberté que Virgile pouvoit prendre en parlant de la sienne. Que ceux qui ne voudroient pas faire le choix du sujet d’un poëme épique, tel que je le propose, alleguent donc leur veritable excuse : c’est que le secours de la poësie des anciens leur étant necessaire, pour rendre leur verve feconde, ils aiment mieux traiter les mêmes sujets que les poëtes grecs et les poëtes latins ont

traitez, que des sujets modernes où ils ne pourroient pas s’aider aussi facilement de la poësie du stile & de l’invention des premiers. Nous dirons encore quelque chose dans la suite sur ce sujet là.