Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/27

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 226-236).

PARTIE 1 SECTION 27


que les sujets ne sont pas épuisez pour les poëtes. qu’on peut encore trouver de nouveaux caracteres dans la comedie.

ce que nous venons de dire de la peinture se peut dire aussi de la poësie. Non seulement un poëte né avec du genie, ne dira jamais qu’il ne sçauroit trouver de nouveaux sujets, mais j’ose même avancer qu’il ne trouvera jamais aucun sujet épuisé. La penetration, compagne inseparable du genie, lui fait découvrir des faces nouvelles dans les sujets qu’on croit vulgairement les plus usez ; car le genie conduit chaque mortel dans ses travaux par une route particuliere, comme je l’exposerai dans la seconde partie de cet ouvrage. Aussi les poëtes guidez chacun par un genie, se rencontrent si rarement, qu’on

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peut dire, que generalement parlant, ils ne se rencontrent jamais. Quand Corneille et Racine ont traité le même sujet, et quand ils ont fait chacun une tragedie de Berenice, ils ne se sont pas rencontrez. Rien n’est si different du plan et du caractere de la tragedie de Corneille, que le plan et le caractere de la tragedie de Racine. Les comedies que Moliere composa quand il eut atteint le periode de ses forces, ne ressemblent aux comedies de Terence, que parce que les unes et les autres sont des pieces excellentes. Leur genre de beauté est bien different. Les artisans nez avec du genie ne prennent point pour modeles les ouvrages de leurs devanciers, mais la nature même ; et la nature est encore plus féconde en sujets differens, que le genie des artisans n’est varié. D’ailleurs tous les sujets ne sont point à la portée des yeux d’un seul homme. Il ne découvre que ceux qui sont convenables à son talent et ausquels il se sent propre particulierement. Comme son genie ne lui fournit pas d’idées frappantes sur les autres sujets, ils lui paroissent ingrats. Il ne les regarde point comme des sujets propres à réussir. Un autre

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poëte les trouve des sujets heureux, parce que son genie est d’un caractere different du genie de l’autre. C’est ainsi que Corneille et Racine ont découvert les sujets convenables à leurs talens, et qu’ils les ont traitez, chacun suivant son caractere. Un poëte tragique qui auroit autant de genie qu’eux, trouveroit des sujets qui leur ont échappé, et il traiteroit les sujets qu’il mettroit au théatre dans un goût aussi different du goût de Corneille que le goût de Racine, et aussi éloigné du goût de Racine que le goût de Corneille. Comme le dit Ciceron en parlant de quelques poëtes dramatiques illustres dans la Grece et à Rome, c’est sans se ressembler qu’ils ont réussi également. Les sujets qui sont encore intacts nous échappent, et nous lisons plusieurs fois l’histoire qui les raconte sans les remarquer, parce que le genie n’ouvre pas nos yeux ; mais ces sujets frapperoient

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d’abord le poëte qui auroit un genie propre à les traiter. Voilà pourquoi le sujet d’Andromaque qui n’avoit point frappé Corneille frappa Racine dès qu’il commença d’être un grand poëte. Le sujet d’Iphigenie en Tauride qui n’a point frappé Racine frappera de même un jeune auteur. On peut dire des sujets de tragedie ce que l’ésope latin dit des fables. Il est vrai, me dira-t-on, que les sujets ne sçauroient manquer aux poëtes tragiques, qui peuvent faire entrer dans une action des personnages ausquels ils donnent des caracteres faits à plaisir, et qui peuvent encore orner leur fable par des incidens extraordinaires inventez à leur gré. Il suffit aux poëtes tragiques de faire de belles têtes, et ils peuvent pour les rendre plus admirables s’écarter à un certain point des proportions que la nature observe ordinairement. Mais il faut que le poëte comique fasse des portraits où nous reconnoissions les hommes avec qui nous vivons. Nous nous mocquons des caracteres qu’il donne à

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ses personn ages, si nous ne reconnoissons pas ces caracteres pour être dans la nature, et Moliere, et quelques-uns de ses successeurs se sont saisis de tous les caracteres vrais et naturels. Le poëte tragique peut bien inventer de nouveaux caracteres, mais le poëte comique ne peut que copier les caracteres des hommes. Les sujets de comedie sont épuisez. Je réponds que Moliere et ses imitateurs n’ont pas mis sur la scene la quatriéme partie des caracteres propres à faire le sujet d’une comedie. Il en est de l’esprit et du caractere des hommes à peu près comme de leur visage. Le visage des hommes est toujours composé des mêmes parties, de deux yeux, d’une bouche, et cependant tous les visages sont differens, parce qu’ils sont composez differemment. Or les caracteres des hommes sont non-seulement composez differemment, mais ce ne sont pas toujours les mêmes parties, je veux dire les mêmes vices, les mêmes vertus, et les mêmes lumieres qui entrent dans la composition de leur caractere. Ainsi les caracteres des hommes doivent être encore plus variez, plus differens que les visages des hommes.

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Qui dit un caractere, dit un mêlange, dit un composé de plusieurs défauts et de plusieurs vertus, dans lequel mêlange certain vice domine si le caractere est vicieux ; c’est une vertu laquelle y domine si le caractere doit être vertueux. Ainsi les differens caracteres des hommes sont tellement variez par ce mêlange de défauts, de vices, de vertus et de lumieres diversement combiné, que deux caracteres parfaitement semblables sont encore plus rares dans la nature que deux visages entierement semblables. Or tout caractere bien peint fait un bon personnage de comedie. Il peut jouer avec succès un rolle sur la scene veritablement plus ou moins long, et plus ou moins important. Pourquoi l’amour sera-t-il une passion privilegiée, et la seule qui fournisse des caracteres differens, à l’aide de la diversité que l’ âge, le sexe et la profession mettent entre les sentimens des amoureux ? Le caractere d’un avare ne peut-il pas de même être varié par l’ âge, par le sexe, par d’autres passions et par la profession ? Ces caracteres bien peints n’ennuieroient point, parce qu’ils sont dans la nature, et la peinture naïve de la

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nature plaît toujours. C’est donc parce que les faiseurs de comedie n’ont pas les yeux assez bons pour bien lire dans la nature, pour y demêler distinctement les differens principes des mêmes actions, et pour y voir comment les mêmes principes font agir differemment chaque individu, qu’ils ne sçauroient plus mettre au théatre de nouveaux caracteres. Il s’en faut bien que tous les ridicules du genre humain ne soient encore réduits en comedie. Mais quels sont, me dira-t-on, les caracteres neufs qui n’ont point encore été traitez. Je répons que j’entreprendrois d’en indiquer quelques uns, si j’avois un genie approchant de celui de Terence ou de Moliere, mais je suis de ceux dont Despreaux a parlé dans ces vers. La nature féconde en bizarres portraits dans chaque ame est marquée à de differens traits, un geste la découvre, un rien la fait paroître, mais tout mortel n’a pas des yeux pour la connoître. Pour demêler ce qui peut former un caractere, il faut être capable de discerner entre vingt ou trente choses que

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dit, ou que fait un homme, trois ou quatre traits qui sont propres specialement à son caractere particulier. Il faut ramasser ces traits, et continuant d’étudier son modele, extraire, pour parler ainsi, de ses actions et de ses discours les traits les plus propres à faire reconnoître le portrait. Ce sont ces traits qui separez des choses indifferentes que tous les hommes disent et font à peu près les uns comme les autres, qui, rapprochez, et réunis ensemble, forment un caractere, et lui donnent, pour ainsi dire, sa rondeur théatrale. Tous les hommes paroissent uniformes aux esprits bornez. Les hommes paroissent differens les uns des autres aux esprits plus étendus ; mais les hommes sont tous des originaux particuliers pour le poëte né avec le genie de la comedie. Tous les portraits des peintres mediocres sont placez dans la même attitude. Ils ont tous le même air, parce que ces peintres n’ont pas les yeux assez bons pour discerner l’air naturel qui est different dans chaque personne, et pour le donner à chaque personne dans son portrait. Mais le peintre habile sçait donner à chacun dans son portrait l’air et l’attitude qui lui sont propres en vertu

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de sa conforma tion. Le peintre habile a le talent de discerner le naturel qui est toujours varié. Ainsi la contenance et l’action des personnes qu’il peint, sont toujours variées. L’experience aide encore beaucoup à trouver la difference qui est réellement entre des objets qui au premier coup d’œil nous paroissent les mêmes. Ceux qui voïent des negres pour la premiere fois croïent que tous les visages des negres sont presque semblables, mais à force de les voir, ils trouvent les visages des negres aussi differens entre eux que le sont les visages des hommes blancs. Voilà pourquoi Moliere a trouvé plus d’originaux parmi les hommes, quand il a été à l’ âge de cinquante ans, qu’il n’en trouvoit lorsqu’il n’avoit encore que quarante ans. Je reviens à ma proposition, c’est qu’il ne s’ensuit pas que tous les sujets de comedie soient épuisez, de ce que les personnes qui n’ont point de genie pour la comedie, et qui n’ont pas étudié les hommes par le côté que la comedie doit étudier, n’en puissent pas indiquer de nouveaux. Le commun des hommes est donc bien capable de reconnoître un caractere lorsque ce caractere a reçu sa forme et sa

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rondeur théatrale ; mais tant que les traits propres à ce caractere, et qui doivent servir à le composer demeurent noyez et confondus dans une infinité de discours et d’actions que les bienséances, la mode, la coûtume, la profession et l’interêt font faire à tous les hommes, à peu près du même air, et d’une maniere si uniforme que leur caractere ne s’y décele qu’imperceptiblement, il n’y a que ceux qui sont nez avec le genie de la comedie qui puissent les discerner. Eux seuls peuvent dire quel caractere resulteroit de ces traits, si ces traits étoient détachez des actions et des discours indifferens, si ces traits, rapprochez les uns des autres, étoient immediatement réunis entre eux. Enfin discerner les caracteres dans la nature, c’est invention. Ainsi, l’homme qui n’est pas né avec le genie de la comedie ne les sçauroit demêler comme celui qui n’est pas né avec le genie de la peinture n’est pas capable de discerner dans la nature quels sont les objets les plus propres à être peints. quàm multa vident pictores in umbris, et in eminentia, quae nos non videmus. combien de choses un peintre n’observe-t-il pas dans un incident de lumiere que

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nos yeux n’apperçoivent point, dit Ciceron. Je conclus donc que les peintres et les poëtes qui tiennent leur vocation aux arts qu’ils professent du genie, et non pas de la necessité de subsister, trouveront toujours des sujets neufs dans la nature. Pour parler figuremment, leurs devanciers ont encore laissé plus de marbre dans les carrieres qu’ils n’en ont tiré pour le mettre en œuvre.