Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/30

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 254-265).

PARTIE 1 SECTION 30


de la vrai-semblance en peinture, et des égards que les peintres doivent aux traditions reçuës.

il est deux sortes de vrai-semblance en peinture, la vrai-semblance poëtique et la vrai-semblance mécanique. La vrai-semblance mécanique consiste à ne rien répresenter qui ne soit possible, suivant les loix de la statique, les loix du mouvement, et les loix de l’optique. La vrai-semblance mécanique consiste donc à ne point donner à une lumiere d’autres effets que ceux qu’elle auroit dans la nature : par exemple à ne lui point faire éclairer les corps sur lesquels

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d’autres corps interposez l’empêchent de tomber. Elle consiste à ne point s’éloigner sensiblement de la proportion naturelle des corps ; à ne point leur donner plus de force qu’il est vrai-semblable qu’ils en puissent avoir. Un peintre pecheroit contre ces loix, s’il faisoit lever par un homme qui seroit mis dans une attitude, laquelle ne lui laisseroit que la moitié de ses forces, un fardeau qu’un homme, qui peut faire usage de toutes ses forces, auroit peine à ébranler. Je ne parlerai point plus au long de la vrai-semblance mécanique, parce qu’on en trouve des regles très-detaillées dans les livres qui traitent de l’art de la peinture. La vrai-semblance poëtique consiste à donner à ses personnages les passions qui leur conviennent suivant leur âge, leur dignité, suivant le temperament qu’on leur prête, et l’interêt qu’on leur fait prendre dans l’action. Elle consiste à observer dans son tableau ce que les italiens appellent il costumé ; c’est-à-dire à s’y conformer à ce que nous sçavons des mœurs, des habits, des bâtimens et des armes particulieres des peuples qu’on veut répresenter. La vrai-semblance poëtique consiste enfin à donner

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aux personnages d’un tableau leur tête, et leur caractere connu, quand ils en ont un, soit que ce caractere ait été pris sur des portraits, soit qu’il ait été imaginé. Nous parlerons tantôt plus au long de ces caracteres connus. Quoique tous les spectateurs deviennent des acteurs dans un tableau, leur action néanmoins ne doit être vive qu’à proportion de l’interêt qu’ils prennent à l’évenement dont on les rend témoins. Ainsi le soldat qui voit le sacrifice d’Iphigenie doit être émû, mais il ne doit point être aussi émû qu’un frere de la victime. Une femme qui assiste au jugement de Suzanne, et qu’on ne reconnoît point à son air de tête ou à ses traits pour être la sœur ou la mere de Suzanne, ne doit pas montrer le même degré d’affliction qu’une parente. Il faut qu’un jeune homme applaudisse avec plus d’empressement qu’un vieillard. L’attention à la même chose est encore differente en ces deux âges. Le jeune homme doit paroître livré pleinement à tel spectacle que l’homme d’experience ne doit voir qu’avec une legere attention. Le spectateur, à qui l’on donne la phisionomie d’un homme d’esprit, ne doit point admirer comme celui

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qu’on a caracterisé par une phisio nomie stupide. L’étonnement d’un roi ne doit point être celui d’un homme du peuple. Un homme qui écoute de loin ne doit pas se présenter comme celui qui écoute de près. L’attention de celui qui voit est differente de l’attention de celui qui ne fait qu’entendre. Une personne vive ne voit pas et n’écoute pas dans la même attitude qu’une personne mélancolique. Le respect et l’attention que la cour d’un roi de Perse témoigne pour son maître, doivent être exprimez par des demonstrations qui ne conviennent pas à l’attention de la suite d’un consul romain pour son magistrat. La crainte d’un esclave n’est pas celle d’un citoïen, ni la peur d’une femme celle d’un soldat. Un soldat qui verroit le ciel s’entr’ouvrir ne doit pas même avoir peur comme une personne d’une autre condition. La grande fraïeur peut rendre une femme immobile ; mais le soldat éperdu doit encore se mettre en posture de se servir de ses armes, du moins par un mouvement purement machinal. Un homme de courage, attaqué d’une grande douleur, laisse bien voir sa souffrance peinte sur son visage ; mais elle n’y doit point paroître telle qu’elle

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se montreroit sur le visage d’une femme. La colere d’un homme bilieux n’est pas celle d’un homme mélancolique. On voit au maître autel de la petite église de saint étienne de Genes un tableau de Jules Romain qui répresente le martyre de ce saint. Le peintre y exprime parfaitement bien la difference qui est entre l’action naturelle des personnes de chaque temperament, quoiqu’elles agissent par la même passion ; et l’on sçait bien que cette sorte d’execution ne se faisoit point par des bourreaux païez, mais par le peuple lui-même. Un des juifs qui lapide le saint a les cheveux roussâtres, le teint haut en couleur, enfin toutes les marques d’un homme bilieux et sanguin, et il paroît transporté de colere. Sa bouche et ses narrines sont ouvertes extraordinairement. Son geste est celui d’un furieux, et pour lancer sa pierre avec plus d’impetuosité, il ne se soutient que sur un pied. Un autre juif placé auprès du premier, et qu’on reconnoît être d’un temperament mélancolique à la maigreur de son corps, à son teint livide, comme à la noirceur des poils, se ramasse tout le corps en jettant sa pierre, qu’il adresse à la tête du saint. On voit bien que sa

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haine est encore plus forte que celle du premier, quoique son maintien et son geste ne marquent pas tant de fureur. Sa colere contre un homme condamné par la loi, et qu’il execute par principe de religion, n’en est pas moins grande pour être d’une espece differente. L’emportement d’un general ne doit pas être le même que celui d’un simple soldat. Enfin il en est de même de tous les sentimens et de toutes les passions. Si je n’en parle point plus au long, c’est que j’en ai déja dit trop pour les personnes qui ont reflechi sur le grand art des expressions, quand je n’en sçaurois dire assez pour celles qui n’y ont pas reflechi. La vrai-semblance poëtique consiste encore dans l’observation des regles que nous comprenons, ainsi que les italiens, sous le mot de costumé : observation qui donne un si grand merite aux tableaux du Poussin. Suivant ces regles, il faut répresenter les lieux où l’action s’est passée tels qu’ils ont été si nous en avons connoissance, et quand il n’en est pas demeuré de notion précise, il faut, en imaginant leur disposition, prendre garde à ne se point trouver en contradiction avec ce qu’on en

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peut sçavoir. Les mêmes regles veulent encore qu’on donne aux differentes nations qui paroissent ordinairement sur la scene des tableaux, la couleur de visage et l’habitude de corps que l’histoire a remarqué leur être propres. Il est même beau de pousser la vrai-semblance jusques à suivre ce que nous sçavons de particulier des animaux de chaque païs, quand nous répresentons un évenement arrivé dans ce païs-là. Le Poussin qui a traité plusieurs actions, dont la scene est en égypte, met presque toujours dans ses tableaux des bâtimens, des arbres ou des animaux, qui, par differentes raisons, sont regardez comme étans particuliers à ce païs. Monsieur Le Brun a suivi ces regles dans ses tableaux de l’histoire d’Alexandre avec la même ponctualité. Les perses et les indiens s’y distinguent des grecs à leur phisionomie autant qu’à leurs armes. Leurs chevaux n’ont pas le même corsage que ceux des macedoniens. Conformément à la verité, les chevaux des perses y sont répresentez plus minces. J’ai entendu dire à M Perrault que son ami M Le Brun avoit fait dessiner à Alep des chevaux de

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Perse, afin d’observer le costumé sur ce point là dans ses tableaux. Il est vrai qu’il se trompa sur la tête d’Alexandre dans le premier qu’il fit. C’est celui qui répresente les reines de Perse aux pieds d’Alexandre. On avoit donné à M Le Brun pour la tête d’Alexandre une tête de Minerve qui étoit sur une medaille, au revers de laquelle on lisoit le nom d’Alexandre. Ce prince, contre la verité qui nous est connuë, paroît donc beau comme une femme dans ce tableau. Mais M Le Brun se corrigea dès qu’il eut été averti de sa méprise, et il nous a donné la veritable tête d’Alexandre dans le tableau du passage du Granique et dans celui de son entrée à Babylone. Il en prit idée d’après le buste de ce prince qui se voit dans un des bosquets de Versailles sur une colonne, et qu’un sculpteur moderne a déguisé en mars gaulois en lui mettant un coq sur son casque. Ce buste, ainsi que la colonne qui est d’albâtre oriental ont été apportez d’Alexandrie. La vrai-semblance poëtique exige aussi qu’on répresente les nations avec leurs vêtemens, leurs armes et leurs étendarts. Qu’on mette dans les enseignes

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des atheniens la chouette, dans celles des égyp tiens la cicogne, et l’aigle dans celles des romains ; enfin qu’on se conforme à celles de leurs coûtumes qui ont du rapport avec l’action du tableau. Ainsi le peintre qui fera un tableau de la mort de Britannicus ne répresentera point Neron et les autres convives assis autour d’une table, mais bien couchez sur des lits. L’erreur d’introduire dans une action des personnages qui ne purent jamais en être les témoins, pour avoir vêcu dans des tems éloignez de celui de l’action, est une erreur grossiere où nos peintres ne tombent plus. On ne voit plus un saint François écouter la prédication de saint Paul, ni un confesseur le crucifix en main, exhorter le bon larron. Enfin la vrai-semblance poëtique demande que le peintre donne à ses personnages leur air de tête connu, soit que cet air de tête nous ait été transmis par des médailles, des statuës ou par des portraits, soit qu’une tradition dont on ne connoît pas la source nous l’ait conservé, soit même qu’il soit imaginé. Quoique nous ne sçachions pas bien certainement comment saint Pierre étoit

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fait, néanmoins les peintres et les sculpteurs sont tombez d’accord par une convention tacite de le répresenter avec un certain air de tête et une certaine taille qui sont devenus propres à ce saint. En imitation, l’idée reçuë et generalement établie tient lieu de la verité. Ce que j’ai dit de saint Pierre peut aussi se dire de la figure sous laquelle on répresente plusieurs autres saints, et même de celle qu’on donne ordinairement à s Paul, quoiqu’elle ne convienne pas trop avec le portrait que cet apôtre fait de lui-même. Il n’importe, la chose est établie ainsi. Le sculpteur qui répresenteroit saint Paul plus petit, plus décharné, et avec une barbe plus courte que saint Pierre, seroit repris autant que le fut Bandinelli pour avoir mis à côté de la statuë d’Adam qu’il a faite pour le dôme de Florence, une statuë d’ève plus haute que celle de son mari. Nous voïons par les épitres de Sidonius Apollinaris que les philosophes illustres de l’antiquité avoient aussi chacun son air de tête, sa figure et son geste qui lui étoient propres en peinture.

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Raphael s’est bien servi de cette érudition dans son tableau de l’école d’Athenes. Nous apprenons aussi de Quintilien que les anciens peintres s’étoient assujettis à donner à leurs dieux et à leurs heros la phisionomie et le même caractere que Zeuxis leur avoit donné, ce qui lui attira le nom de legislateur. L’observation de la vrai-semblance me paroît donc après le choix du sujet la chose la plus importante dans le projet d’un poëme ou d’un tableau. La regle qui enjoint aux peintres comme aux poëtes de faire un plan judicieux, et d’arranger leurs idées de maniere que les objets se débroüillent sans peine,

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vient immediatement après la regle qui enjoint d’observer la vrai-semblance.