Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/47

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 478-483).

PARTIE 1 SECTION 47


quels vers sont les plus propres à être mis en musique.

aprés cela j’oserai décider que generalement parlant, la musique est beaucoup plus efficace que la simple déclamation, que la musique donne plus de force aux vers que la déclamation, quand ces vers sont propres à être mis en musique. Mais il s’en faut infiniment que tous les vers y soient également propres, et que la musique leur puisse prêter la même énergie. Nous avons dit en parlant de la poësie du stile qu’elle devoit exprimer avec des termes simples les sentimens, mais qu’elle devoit nous présenter tous les autres objets dont elle parle sous des images et des peintures. Nous avons exposé en parlant de la musique, qu’elle devoit imiter dans ses chants les tons, les soupirs, les accens, et tous ces sons inarticulez de la voix, qui sont les signes naturels de nos sentimens et de nos passions. Il est très-aisé d’inferer de ces deux véritez, que les vers qui contiennent des sentimens, sont très-propres à être mis en musique, et que ceux qui contiennent des peintures n’y sont pas bien propres. La nature fournit elle-même, pour ainsi dire, les chants propres à exprimer les sentimens. Nous ne sçaurions même prononcer avec affection les vers qui contiennent des sentimens tendres et touchans sans faire des soupirs, sans emploïer des accens et des ports de voix qu’un homme doüé du génie de la musique, réduit facilement en un chant continu. Je suis certain que Lulli n’a pas cherché long-temps le chant de ces vers que dit Medée dans l’opera de Thesée. Mon cœur auroit encore sa premiere innocence s’il n’avoit jamais eu d’amour. Il y a plus. L’homme de génie, qui compose sur des paroles semblables, trouve qu’il a fait des chants variez, même sans avoir pensé à les diversifier. Chaque sentiment a ses tons, ses accens et ses soupirs propres. Ainsi le musicien en composant sur des vers, p480

tels que ceux dont nous parlons ici, fait des chants aussi variez que la nature même est variée. Les vers qui contiennent des peintures et des images, et ce qu’on appelle souvent par excellence de la poësie, ne donnent pas au musicien la même facilité de bien faire. La nature ne fournit presque rien à l’expression. L’art seul aide le musicien qui voudroit mettre en chant des vers tels que ceux où Corneille fait une peinture si magnifique du triumvirat. Le méchant par le prix au crime encouragé, le mari dans son lit par sa femme égorgé, le fils tout dégoûtant du meurtre de son pere et sa tête à la main demandant son salaire, etc. En effet, le musicien obligé de mettre en musique de pareils vers, ne trouveroit pas beaucoup de ressource pour sa mélodie dans la déclamation naturelle des paroles. Il faut donc qu’il se jette dans des chants, plûtôt nobles et imposans qu’expressifs, et parce que la nature ne lui aide pas à varier ces chants, il faut encore qu’ils deviennent à la fin uniformes. Comme la musique n’ajoûte presque point d’énergie aux

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vers dont la beauté consiste dans des images, quoiqu’elle en émousse la force en rallentissant leur prononciation. Un bon poëte lyrique, quelque riche que sa veine puisse être, ne mettra gueres dans ses ouvrages de vers pareils à ceux de Corneille que j’ai citez. Ainsi le reproche qu’on faisoit à Monsieur Quinault quand il composa ses premiers opera, que ses vers étoient dénuez de ces images et de ces peintures qui font le sublime de la poësie, se trouve un reproche mal fondé. On comptoit pour un défaut dans ses vers ce qui en faisoit le mérite. Mais on ne connoissoit pas encore en France en quoi consiste le mérite des vers faits pour être mis en musique. Nous n’avions encore composé que des chansons, et comme ces petits poëmes ne sont destinez qu’à l’expression de quelques sentimens, ils n’avoient pas donné lieu à faire sur la poësie lyrique les observations que nous avons pû faire depuis. Dès que nous avons eu fait des opera, l’esprit philosophique, qui est excellent pour mettre en évidence la vérité, pourvû qu’il chemine à la suite de l’expérience, nous a fait trouver que les vers les plus remplis d’images, et

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generalement parlant les plus beaux, ne sont pas les plus propres à réussir en musique. Il n’y a pas de comparaison entre les deux strophes que je vais citer, quand elles sont déclamées. La premiere est de l’opera de Thesée écrit par Quinault. Doux repos, innocente paix,… etc. La seconde est de l’idille de Sceaux, par Racine. Déja grondoient les horribles tonneres… etc. Il s’en faut beaucoup que ces deux strophes n’aïent réussi également en musique. Trente personnes ont retenu

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la premiere pour une qui aura retenu la seconde. Cependant l’une et l’autre sont mises en chant par Lulli, qui même avoit dix années d’expérience de plus lorsqu’il composa l’idille de Sceaux. Mais les premiers renferment les sentimens naturels d’un cœur agité d’une nouvelle passion. Il n’y entre qu’une image des plus simples, celle de l’amour qui décoche ses traits sur Medée. Les vers de Racine contiennent les images les plus magnifiques dont la poësie se puisse parer. Tous ceux qui pourront oublier un moment l’effet que font ces vers lorsqu’ils sont chantez, préfereront, avec raison, Racine à Quinault. On convient donc generalement aujourd’hui que les vers lyriques de Quinault, sont très-propres à être mis en musique, par l’endroit même qui les faisoit critiquer dans les commencemens des opera, je veux dire par le caractere de la poësie de leur stile. Que ces vers y soient très-propres par la mécanique de la composition, ou par l’arrangement des mots regardez en tant que de simples sons, c’est de quoi il a fallu convenir dans tous les temps.