Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/II/01
SECONDE PARTIE
SECTION PREMIERE
Du génie en general.
e sublime de la poësie et de
la peinture est de toucher et
de plaire, comme celui de
l’éloquence est de persuader.
Il ne suffit pas que vos vers soient
beaux, dit Horace, en stile de legislateur,
pour donner plus de poids à sa
décision, il faut encore que ces vers
puissent remuer les cœurs, et qu’ils
soient capables d’y faire naître les sentimens
qu’ils prétendent exciter.
Horace auroit dit la même chose aux
peintres.
Un poëme, ainsi qu’un tableau, ne
sçauroit produire cet effet, s’il n’a pas
d’autre mérite que la régularité et l’élegance
de l’execution. Le tableau le
mieux peint, comme le poëme le mieux
distribué et le plus exactement écrit,
peuvent être des ouvrages froids et ennuïeux.
Afin qu’un ouvrage nous touche,
il faut que l’élegance du dessein
et la verité du coloris, si c’est un tableau,
il faut que la richesse de la versification,
si c’est un poëme, y servent à donner l’être
à des objets capables par eux-mêmes
de nous émouvoir et de nous plaire.
Si les heros du poëte tragique ne
m’in teressent point par leurs caracteres
et par leurs avantures, sa piece m’ennuïe,
quoiqu’elle soit écrite purement,
et quoiqu’il n’y ait pas de fautes contre
ce qu’on appelle les regles du théatre.
Mais si le poëte m’expose des avantures,
s’il me fait voir des caracteres qui
m’interessent autant que ceux de Pyrrhus
et de Pauline, sa piece me fait
pleurer, et je reconnois l’artisan qui se
joüe ainsi de mon cœur, pour un homme
qui sçait faire quelque chose de
divin.
La ressemblance des idées que le poëte
tire de son génie, avec les idées que
peuvent avoir des hommes qui se trouveroient
être dans la même situation où
ce poëte place ses personnages, le pathetique
des images qu’il a conçûës avant
que de prendre la plume ou le
pinceau, font donc le plus grand mérite
des poëmes, ainsi que le plus grand
mérite des tableaux. C’est à l’intention
du peintre ou du poëte : c’est à l’invention
des idées et des images pro pres à
nous émouvoir, et qu’il met en œuvre
pour executer son intention, qu’on distingue
le grand artisan du simple manœuvre,
qui souvent est plus habile ouvrier
que lui dans l’execution. Les plus
grands versificateurs ne sont pas les
plus grands poëtes, comme les dessinateurs
les plus réguliers
ne sont pas les
plus grands peintres.
On n’examine pas long-temps les
ouvrages des grands maîtres sans s’appercevoir
qu’ils n’ont pas regardé la
régularité et les beautez de l’execution
comme le dernier but de leur art, mais
bien comme les moïens de mettre en
œuvre des beautez d’un ordre superieur.
Ils ont observé les regles afin de gagner
notre esprit par une vrai-semblance
jamais démentie, et capable de lui
faire endurer que notre cœur s’attendrit
sur une fiction. Ils ont mis en œuvre
les beautez d’execution, afin de
nous prévenir en faveur de leurs personnages,
par l’élegance de leur extérieur,
ou par l’agrément de leur
langage. Ils ont voulu arrêter nos sens
sur les objets destinez à toucher notre
ame. C’est le but de l’orateur, quand
il s’assujettit aux préceptes de la grammaire
et de la réthorique : sa derniere fin n’est pas d’être loüé sur la correction
et sur le brillant de sa composition ;
deux choses qui ne persuadent point,
mais de nous amener à son sentiment
par la force de ses raisonnemens, ou
par le pathétique des images que son
invention lui fournit, et dont son art
ne lui enseigne que l’oeconomie.
Or il faut être né avec du génie pour
inventer, et l’on ne parvient même qu’à
l’aide d’une longue étude à bien inventer.
Un homme qui invente mal,
qui produit sans jugement, ne mérite
pas le nom d’inventeur. ego porro ne… etc.
,
dit Quintilien, en parlant
de l’invention. Les regles qui sont
déja réduites en méthode, sont des
guides qui ne montrent le chemin que
de loin, et ce n’est qu’avec le secours
de l’expérience, que les génies les plus
heureux, apprennent d’elles comment
il faut appliquer dans la pratique leurs
maximes succinctes et leurs préceptes
trop generaux. Soïez toûjours pathétiques,
disent ces regles, et ne laissez
jamais languir vos spectateurs ni vos
auditeurs. Voilà de grandes maximes,
mais l’homme né sans génie, n’entend rien au précepte qu’elles renferment,
et le génie le plus heureux ne devient
pas même capable en un jour de les
bien appliquer. Il convient donc de
traiter ici du génie et des études qui forment
les peintres et les poëtes.
Si cet enthousiasme divin, qui rend
les peintres poëtes, et les poëtes peintres,
manque à nos artisans, s’ils n’ont pas,
comme le dit Monsieur Perrault,
ce feu, cette divine flâme,
l’esprit de notre esprit, et l’ame de notre ame.
Les uns et les autres restent toute
leur vie de vils ouvriers, et des manœuvres,
dont il faut païer les journées,
mais qui ne méritent pas la consideration
et les récompenses que les nations
polies doivent aux artisans illustres. Ils
sont de ces gens dont Ciceron dit :
quorum opera non quorum artes emuntur
.
Ce qu’ils sçavent de leur profession,
n’est qu’une routine qui se peut apprendre
comme on apprend les autres métiers.
Les esprits les plus communs, sont
capables d’être des peintres et des poëtes
médiocres.
On appelle génie, l’aptitude qu’un homme a reçû de la nature, pour faire
bien et facilement certaines choses, que
les autres ne sçauroient faire que très-mal,
même en prenant beaucoup de
peine. Nous apprenons à faire les choses
pour lesquelles nous avons du génie,
avec autant de facilité que nous
en avons à parler notre langue naturelle.
Un homme né avec le génie du commandement
à la guerre, et capable de
devenir un grand capitaine à l’aide de
l’expérience, c’est un homme dont la
conformation organique est telle que
sa valeur n’ ôte rien à sa présence d’esprit,
et que sa présence d’esprit n’ ôte
rien à sa valeur. C’est un homme doüé
d’un jugement sain, d’une imagination
prompte, et qui conserve le libre usage
de ces deux facultez dans ce boüillonnement
de sang qui vient à la suite du
froid que la premiere vûë des grands
dangers jette dans le cœur humain, comme
la chaleur vient à la suite du froid
dans les accès de fiévre. Dans cette ardeur
qui fait oublier le péril, il voit,
il délibere, et il prend son parti comme
s’il étoit tranquille sous sa tente. Aussi
découvre-t-il d’un coup-d’œil le mauvais
mouvement que fait son ennemi, et que des officiers plus vieux que lui
regarderont long-temps, avant que d’en
appercevoir le motif ou le défaut.
On n’acquiert point la disposition
d’esprit dont je parle ; on ne l’a jamais
si on ne l’a point apportée en naissant.
La crainte de la mort intimide ceux qui
ne s’animent point à la vûë de l’ennemi,
et ceux qui s’animent trop, perdent cette
présence d’esprit, si nécessaire pour
voir distinctement ce qui se passe, et
pour découvrir ce qu’il conviendroit de
faire. Quelqu’esprit qu’ait un homme,
quand il est de sang froid, il ne sçauroit
être un bon general, si l’aspect de l’ennemi
le rend, ou fougueux ou timide.
Voilà pourquoi tant de gens, qui raisonnent
si bien sur la guerre dans leur
cabinet, la font si mal en campagne.
Voilà pourquoi tant de gens vont à la
guerre toute leur vie sans se rendre capables
d’y commander.
Je sçais bien que l’honneur et l’émulation
font faire souvent à des hommes
nez timides, les démarches et les démonstrations
que font ceux qui sont nez
braves. Les plus impétueux obéissent de
même à ceux qui leur défendent de s’avancer
où leur ardeur les porte. Mais
les hommes n’ont pas le même empire sur leur imagination que sur leurs jambes.
Ainsi la discipline militaire, quoiqu’elle
puisse contenir le fougueux dans
son rang, et retenir le timide dans son
poste, ne sçauroit empêcher que l’interieur
de l’un et de l’autre ne soit boulversé,
pour me servir d’une expression
de Montagne, et que l’ame de l’un n’avance,
quand l’ame de l’autre recule.
L’un et l’autre ne sont plus capables
d’avoir dans le danger cette liberté d’esprit
et d’imagination que les romains
mêmes loüoient dans Annibal.
C’est ce que nous appellons être general dans
l’action.
Il en est de toutes les professions,
comme de celle de la guerre. La gestion
des grandes affaires, l’art d’appliquer
les hommes aux emplois pour lesquels ils
sont nez ; la medecine, le jeu même, tout
a son génie. La nature a voulu répartir
ses talens entre les hommes, afin de les
rendre nécessaires les uns aux autres, parce
que les besoins des hommes sont le
premier lien de la societé. La nature a
donc choisi les uns pour leur distribuer
l’aptitude à bien faire certaines choses
impossibles à d’autres, et ces derniers ont pour des choses differentes une facilité
qu’elle a refusée aux premiers. Les
uns ont un génie sublime et étendu en
une certaine sphere, d’autres ont dans
la même sphere, le talent de l’application
et le don de l’attention, si propre à conduire
les détails. Si les premiers sont
nécessaires aux seconds pour les guider,
les seconds sont nécessaires aux premiers
pour operer. La nature a fait un partage
inégal de ses biens entre ses enfans,
mais elle n’a voulu deshériter personne,
et l’homme entierement dépourvû
de toute espece de talent, est aussi rare
qu’un génie universel. Des hommes sans
aucun esprit, sont aussi rares que les
monstres, dit celui de tous les hommes
qui s’est fait la plus grande réputation
dans la profession d’instruire les enfans.
Il semble même que la providence
n’ait voulu rendre certains talens et
certaines inclinations plus communes
parmi un certain peuple que parmi
d’autres peuples, qu’afin de mettre entre
les nations la dépendance réciproque qu’elle a pris tant de soin d’établir
entre les particuliers. Les besoins qui
engagent les particuliers d’entrer en societé
les uns avec les autres, engagent
aussi les nations à lier entr’elles une
societé. La providence a donc voulu que
les nations fussent obligées de faire les
unes avec les autres, un échange de talens
et d’industrie, comme elles font
échange des fruits differens de leurs
païs, afin qu’elles se recherchassent réciproquement,
par le même motif qui
fait que les particuliers se joignent ensemble
pour composer un même peuple :
le desir d’être bien, ou l’envie d’être
mieux.
De la difference des génies, naît la diversité
des inclinations des hommes, que
la nature a pris la précaution de porter
aux emplois, pour lesquels elles les destine,
avec plus ou moins d’impétuosité, suivant
qu’ils doivent avoir plus ou moins
d’obstacles à surmonter, pour se rendre
capables de remplir cette vocation. Les
inclinations des hommes ne sont si differentes
que parce qu’ils suivent tous
le même mobile, je veux dire l’impulsion
de leur génie.
D’où vient cette difference ? Demandez-le,
dit le même philosophe, au génie
d’un chacun, qui peut seul vous en
rendre compte : chaque particulier a le
sien qui ne ressemble pas à celui des autres ;
il en est même qui sont aussi differens
que le blanc et le noir.
C’est ce qui fait qu’un poëte plaît
sans observer les regles, quand un autre
déplait en les observant. Le caractere
que les hommes apportent en naissant,
fait que les uns plaisent par leurs
défauts mêmes, quand les autres déplaisent
par leurs bonnes qualitez.
Mon sujet ne veut pas que je parle plus au long de la difference qui se rencontre
entre le génie des hommes, et
même entre le génie des siecles et des
nations. Ceux qui voudroient s’en instruire
et perfectionner par des lumieres
acquises, cet instinct naturel qui
nous fait faire le discernement des hommes,
peuvent lire l’examen des esprits
par Huarté, et le portrait du caractere des hommes, des siecles et des nations , par Barclai. On peut profiter beaucoup dans la lecture de ces ouvrages, quoiqu’ils ne méritent pas toute la confiance du lecteur : je ne dois parler ici que du génie qui fait le peintre et le poëte.