Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/II/08

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des plagiaires. En quoi ils different de ceux qui mettent leurs études à profit.

mais, me dira-t-on, un artisan ne peut-il pas suppléer au peu d’élevation, et à la stérilité de son génie, en transplantant dans ses ouvrages les beautez qui sont dans les ouvrages des grands maîtres ? Les conseils de ses amis ne peuvent-ils pas l’élever où les forces de son génie n’auroient pû le porter. Je répons, quant au premier point, qu’il fut toûjours permis de s’aider de l’esprit des autres, pourvû qu’on ne le fasse point en plagiaire. Ce qui constituë le plagiaire, c’est de donner l’ouvrage d’autrui comme son propre ouvrage. C’est de donner, comme étant de nous, des vers entiers que nous n’avons eu aucune peine ni aucun mérite à transplanter d’un poëme étranger dans le nôtre. Je dis que nous avons transplanté sans peine dans notre ouvrage, car lorsque nous prenons les vers dans un poëte, qui a composé dans une langue autre que la langue dans laquelle nous écrivons, nous ne faisons pas un plagiat . Ce vers devient nôtre en quelque façon, à cause que l’expression nouvelle que nous avons prêtée à la pensée d’autrui nous appartient. Il y a du mérite à faire un pareil larcin, parce qu’on ne sçauroit le faire bien sans peine, et sans avoir du moins le talent de l’expression. Il faut autant d’industrie pour y réussir qu’il en falloit à Lacedemone, pour faire un larcin en galant homme. Trouver en sa langue les mots propres, et les expressions équivalentes à celles dont se sert l’auteur ancien ou moderne qu’on traduit : sçavoir leur donner le tour necessaire, pour qu’elles fassent sentir l’énergie de la pensée, et qu’elles presentent la même image que l’original, ce n’est point la besogne d’un écolier. Ces pensées transplantées d’une langue dans une autre ne peuvent réussir qu’entre les mains de ceux qui du moins ont le don de l’invention des termes. Ainsi, lorsqu’elles réussissent, la moitié de leur beauté appartient à celui qui les a remises en œuvre. On ne diminue donc gueres le mérite de Virgile, en faisant voir qu’il avoit emprunté d’Homere une infinité de choses. Fulvius-Ursinus auroit pris une peine fort inutile, s’il n’avoit recüeilli tous les endroits que le poëte latin a imitez du poëte grec que pour diminuer la réputation du poëte latin. Virgile s’est, pour ainsi dire, acquis à bon titre la proprieté de toutes les idées qu’il a prises dans Homere. Elles lui appartiennent en latin, à cause du tour élegant et de la précision avec laquelle il les a renduës en sa langue, et à cause de l’art avec lequel il enchasse ces differens morceaux dans le bâtiment régulier dont il est l’architecte. Ceux qui se seroient flattez de diminuer la réputation de M Despreaux, en faisant imprimer, par forme de commentaire mis au bas du texte de ses ouvrages, les vers d’Horace et de Juvenal qu’il a enchassez dans les siens, se seroient bien abusez. Les vers des anciens, que ce poëte a tournez en françois avec tant d’adresse, et qu’il a si bien rendus la partie homogene de l’ouvrage, où il les insere, que tout paroît pensé de suite par une même personne, font autant d’honneur à Despreaux, que les vers qui sont sortis tout neufs de sa veine. Le tour original qu’il donne à ses traductions, la hardiesse de ses expressions, aussi peu contraintes que si elles étoient nées avec sa pensée, montrent presque autant d’invention, qu’en montre la production d’une pensée toute nouvelle. Voilà ce qui fit dire à La Bruyere que Despreaux paroissoit créer les pensées d’autrui. C’est même donner une grace à ses ouvrages que de les orner de fragmens antiques. Des vers d’Horace et de Virgile bien traduits, et mis en œuvre à propos dans un poëme françois y font le même effet que les statuës antiques font dans la gallerie de Versailles. Les lecteurs retrouvent avec plaisir, sous une nouvelle forme, la pensée qui leur plût autrefois en latin. Ils sont bien aises d’avoir l’occasion de réciter les vers du poëte ancien, pour les comparer avec les vers de l’imitateur moderne qui a voulu lutter contre son original. Il n’y rien de si petit dont l’amour propre ne fasse cas quand il flatte notre vanité. Aussi les auteurs les plus vantez pour la fecondité de leur génie, n’ont-ils pas dédaigné d’ajoûter quelquefois cette espece d’agrément à leurs ouvrages. étoit ce la stérilité d’imagination qui contraignoit Corneille et La Fontaine d’emprunter tant de choses des anciens ? Moliere a fait souvent la même chose, et riche de son propre fonds, il n’a pas laissé de traduire dix vers d’Ovide de suite dans le second acte du misantrope. On peut s’aider des ouvrages des poëtes qui ont écrit en des langues vivantes, comme on peut s’aider de ceux des grecs et des romains ; mais je crois que lorsqu’on se sert des ouvrages des poëtes modernes, il faut leur faire honneur de leur bien, sur tout si l’on en fait beaucoup d’usage. Je n’approuve point, par exemple, que M De La Fosse ait pris l’intrigue, les caracteres et les principaux incidens de la tragédie de Manlius, dans la tragédie angloise de Monsieur Otwai, intitulée, Venise preservée, sans citer l’ouvrage dont il avoit tant profité. Tout ce qu’on peut alléguer pour la défense de M De La Fosse, c’est qu’il n’a fait qu’user de représailles en qualité de françois, parce que M Otwai avoit pris lui-même dans l’histoire de la conjuration de Venise par l’abbé de saint-Real, le sujet, les caracteres principaux et les plus beaux endroits de sa piece. Si M De La Fosse a pris à M Otwai, quelque chose que l’anglois n’eut pas emprunté de l’abbé de saint-Real, comme l’épisode du mariage de Servilius et la catastrophe, c’est que celui qui reprend son vaisseau enlevé par l’ennemi, est censé le maître de la marchandise que l’ennemi peut avoir ajoûtée à la charge de ce vaisseau. Comme les peintres parlent tous, pour ainsi dire, la même langue, ils ne peuvent pas emploïer les traits célebres, dont un autre peintre s’est déja servi, lorsque les ouvrages de ce peintre subsistent encore. Le Poussin a pu se servir de l’idée du peintre grec qui avoit représenté Agamemnon la tête voilée au sacrifice d’Iphigenie, pour mieux donner à comprendre l’excès de l a douleur du pere de la victime. Le Poussin a pu se servir de ce trait pour exprimer la même chose, en représentant Agrippine qui se cache le visage avec les mains dans le tableau de la mort de Germanicus. Le tableau du peintre grec ne subsistoit plus, quand le peintre françois fit le sien. Mais Le Poussin auroit été blâmé d’avoir volé ce trait s’il se fût trouvé dans un tableau ou de Raphaël ou du Carrache. Comme il n’y a point de mérite à dérober une tête à Raphaël ou une figure au Dominiquin : comme le larcin se fait sans grand travail, il est défendu sous peine du mépris public. Mais comme il faut du talent et du travail pour animer le marbre d’une figure antique, et pour faire d’une statuë un personnage vivant, et qui concoure à une action avec d’autres personnages, on est loüé de l’avoir fait. Qu’un peintre se serve donc de l’Apollon de Belveder pour representer Persée ou quelque autre heros de l’ âge de Persée, pourvû qu’il anime cette statuë, et qu’il ne se contente pas de la dessiner correctement pour la placer dans un tableau telle qu’elle est dans sa niche. Que les peintres donnent donc la vie à ces statuës, avant qu e de les faire agir. Voilà ce qu’a fait Raphaël, qui semble, nouveau Promethée, avoir dérobé le feu céleste pour les animer. Je renvoïe ceux qui voudroient avoir des éclaircissemens sur cette matiere à l’écrit latin de Rubens, touchant l’imitation des statuës antiques. Qu’il seroit à souhaiter que ce puissant génie eût toûjours pratiqué dans ses ouvrages les leçons qu’il donne dans cet écrit ! Les peintres qui font de l’antique le même usage que Raphaël, Michel-Ange et quelques autres en ont fait, peuvent être comparez à Virgile, comme à Racine et à Despreaux. Ils se sont servis des poësies anciennes par rapport au temps où ils composoient, comme les peintres illustres que j’ai citez, se sont servis des statuës antiques. Quant à ces peintres sans verve, qui ne sçavent faire autre chose en composant que mettre, pour ainsi dire, à contribution les tableaux des grands maîtres, taxant l’un à deux têtes, imposant l’autre à un bras, et celui qui est plus riche à un grouppe : brigands, qui ne fréquentent le Parnasse que pour y détrousser les passans, je les compare aux couseurs de centons les plus méprisez de tous les faiseurs de vers. Qu’ils évitent de tomber entre les mains du Barigel que le Boccalin établit sur le double mont. Il pourroit les faire flétrir. Il y a bien de la difference entre emporter d’une gallerie l’art du peintre, entre se rendre propre la maniere d’operer de l’artisan qu’on vient d’admirer, et remporter dans son portefeüille une partie de ses figures. Un homme sans génie n’est point capable de convertir en sa propre substance, comme le fit Raphaël, ce qu’on y remarque de grand et de singulier. Sans saisir les principes generaux, il se contente de copier ce qu’il a dessous les yeux. Il emportera donc une des figures, mais il n’apprendra point à traiter dans le même goût une figure qui seroit de son invention. L’homme de génie devine comment l’ouvrier a fait. Il le voit travailler, pour ainsi dire, en regardant son ouvrage et saisissant sa maniere, c’est dans l’imagination qu’il remporte son butin. Quant aux avis des personnes intelligentes, il est vrai qu’ils peuvent empêcher les peintres et les poëtes de faire des fautes ; mais comme ils ne suggerent pas les expressions ni la poësie du stile, ils ne sçauroient suppléer au génie. Ils peuvent bien redresser l’arbre, mais non pas le charger de fruits. Ces avis ne sont bons que pour corriger les fautes, et principalement pour rectifier le plan d’un ouvrage de quelque étenduë, supposant que les auteurs fassent voir leur plan en esquisse, et que ceux qu’ils consultent le méditent, et se le rendent present comme s’ils l’avoient fait eux-mêmes. diligenter legendum est,

dit Quintilien, ac penè… etc. . C’est ainsi que Despreaux donnoit à Racine des avis qui lui furent tant de fois utiles. Que peut gagner en effet un poëte qui lit un ouvrage, lequel a déja reçû sa derniere main, que d’être redressé sur quelque mot, ou tout au plus sur quelque sentiment ? Supposé même qu’on pût, après une simple lecture, donner un bon avis à l’artisan sur la conformation de son ouvrage : seroit-il assez docile pour s’y rendre ? Seroit-il assez patient pour refondre un ouvrage déja terminé, et dont il se tient quitte ? Les génies les plus heureux ne naissent pas de grands artisans. Ils naissent seulement capables de le devenir. Ce n’est qu’à force de travail qu’ils s’élevent au point de perfection qu’ils peuvent atteindre, doctrina sed… etc.

dit Horace. Mais l’impatience de nous produire nous aiguillonne. Nous voulons déja faire un poëme, quand nous sommes à peine capables de bien faire des vers. Au lieu de commencer à travailler pour nous mêmes, nous voulons travailler pour le public. Telle est principalement la destinée des jeunes poëtes. Mais comme leur génie ne se connoît pas bien lui-même, comme ils n’ont pas encore un stile formé, qui soit propre au caractere de leur génie, et convenable pour exprimer les idées de leur imagination, ils s’égarent en choisissant des sujets qui ne conviennent pas à leurs talens, et en imitant dans leurs premieres productions, le stile, le tour et la maniere de penser des autres. Par exemple, Racine composa sa premiere tragédie dans le goût de Corneille, quoique son talent ne fût pas pour traiter la tragédie comme Corneille l’avoit traitée. Racine n’auroit pû se soutenir, si, pour me servir de cette expression, il eut continué de marcher avec les brodequins de son dévancier. Il est donc naturel que les jeunes poëtes, qui, au lieu d’imiter la nature du côté que le génie la leur montre, l’imitent du côté par lequel les autres l’ont imitée, qui forcent leur talent, et le veulent assujettir à tenir la même route qu’un autre tient avec succès, ne fassent d’abord que des ouvrages médiocres. Ce sont des aînez indignes ordinairement de leurs cadets. Il seroit inutile cependant de vouloir engager de jeunes gens, pressez par l’émulation, excitez par l’activité de l’ âge, et entraînez par un génie impatient de s’annoncer au public, d’attendre à se produire qu’ils eussent connu l’espece dont est leur talent, et qu’ils l’eussent perfectionné. On leur représenteroit en vain qu’ils peuvent gagner beaucoup à surprendre le public : que le public auroit bien plus de véneration pour eux, s’il ne les avoit jamais vû des apprentifs : que des chef d’ œuvres inesperez, contre lesquels l’envie n’a point eu le temps de cabaler, font bien un autre progrès que des ouvrages attendus long temps, qui trouvent les rivaux sur leurs gardes, et dont on peut définir l’auteur par un poëme ou par un tableau médiocre. Rien n’est capable de retenir la fougue d’un jeune homme, séduit encore par la vanité, dont l’excès seul est à blâmer dans la jeunesse. D’ailleurs, comme dit Ciceron, prudentia… etc. . Ces ouvrages précipitez demeurent ; mais il est injuste de les reprocher à la mémoire des artisans illustres. Ne faut-il pas faire un apprentissage dans toutes les professions ? Or tout apprentissage consiste à faire des fautes, afin de se rendre capable de n’en plus faire. S’avisa-t-on jamais de reprocher à celui qui écrit bien en latin les barbarismes et les solécismes, dont ses premiers thêmes ont été remplis certainement. Si les peintres et les poëtes ont le malheur de faire leur apprentissage sous les yeux du public, il ne faut pas du moins que le public mette en ligne de compte les fautes qu’il leur a vû faire, lorsqu’il les définit après qu’ils sont devenus de grands artisans. Au lieu que les artisans sans génie, qui sont aussi propres à être les éleves du Poussin que du Titien, demeurent durant toute leur vie dans la ro ute où le hazard les peut avoir engagez, les artisans doüez de génie, s’apperçoivent, quand le hazard les égare, que la route qu’ils ont prise n’est point celle qui leur convient. Ils l’abandonnent pour en prendre une autre ; ils quittent celle de leur maître pour s’en faire une nouvelle. Par maître, j’entens ici les ouvrages aussi bien que les personnes. Raphaël, mort depuis deux cens ans, peut encore faire des éleves. Notre jeune artisan, doüé de génie, se forme donc lui-même une pratique pour imiter la nature, et il forme cette pratique des maximes résultantes de la refléxion qu’il fait sur son travail et sur le travail des autres. Chaque jour ajoûte ainsi de nouvelles lumieres à celles qu’il avoit acquises précedemment. Il ne fait pas une élegie ni un tableau, sans devenir meilleur peintre ou meilleur poëte ; et il surpasse enfin ceux qui peuvent avoir été plus heureux que lui, en maîtres et en modeles. Tout est pour lui l’occasion de quelque refléxion utile, et dans le milieu d’une plaine, il étudie avec autant de profit que s’il étoit dans son cabinet. Enfin, son mérite parvenu où il peut atteindre, se soûtient toûjours jusques à ce que la vieillesse affoiblissant les organes, sa main tremblante se refuse à l’imagination encore vigoureuse. Le génie est dans les hommes, ce qui vieillit le dernier. Les vieillards les plus caducs se raniment : ils redeviennent de jeunes gens, dès qu’il s’agit des choses qui sont du ressort de la profession dont la nature leur avoit donné le génie. Faites parler de guerre cet officier décrépit, il s’échauffe comme par inspiration ; on diroit qu’il se soit assis sur le trépied : il s’énonce comme un homme de quarante ans, et il trouve les choses et les expressions avec la facilité que donne, pour penser et pour parler, un sang petillant d’esprits. Plusieurs témoins oculaires m’ont raconté, que Le Poussin avoit été jusques à la fin de sa vie un jeune peintre du côté de l’imagination. Son mérite avoit survécu à la dextérité de sa main, et il inventoit encore quand il n’avoit plus les talens nécessaires à l’éxecution de ses inventions. à cet égard, il n’en est pas tout-à-fait des poëtes comme des peintres. Le plan d’un long ouvrage, dont la disposition pour être bonne, veut être faite dans la tête de l’inventeur, ne peut être produit sans le secours de la mémoire ; ainsi ce plan doit se sentir de l’affoiblissement de cette faculté : suite trop ordinaire de la vieillesse. La mémoire des vieillards est infidéle pour les choses nouvelles. Voilà d’où viennent les défauts qui sont dans le plan des dernieres tragédies du grand Corneille. Les évenemens y sont mal amenez, et souvent les personnages s’y trouvent dans des situations où ils n’ont naturellement rien de bon et de naturel à dire : mais on y reconnoît de temps en temps à la poësie du stile l’élevation, et même la fertilité du génie de Corneille.