Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/II/16

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objection tirée du caractere des romains et des hollandois. réponse à l’objection.

on m’objectera peut-être que nous connoissons aujourd’hui deux peuples à qui le caractere que les anciens écrivains donnent à leurs dévanciers, ne convient plus présentement. Les romains ne ressemblent plus, continuera-t-on, aux anciens romains si fameux par leurs vertus militaires et que Tacite définit, des gens ennemis de toutes ces vaines démonstrations de respect qui ne sont que des céremonies. Des gens qui ne se soucioient que de l’autorité. Le frere du roi des parthes, Tiridate qui venoit à Rome faire hommage, pour parler suivant nos usages, de la couronne d’Armenie, auroit eu moins de peur du céremonial des romains, ajoûte l’auteur que j’ai cité, s’il les avoit mieux connus. Les bataves et les anciens frisons, objectera-t-on encore, étoient deux peuples composez de soldats, et qui se soulevoient dès que les romains vouloient exiger d’eux d’autres tributs que des services militaires. Aujourd’hui les habitans de la province de Hollande, laquelle comprend l’isle des Bataves et une partie du païs des anciens Frisons, sont portez au commerce et aux arts. Ils surpassent tous les autres peuples dans le talent de policer les villes et dans le gouvernement municipal . Le peuple y païe plus volontiers les plus grands impôts qui se levent présentement en Europe, qu’il ne fait le métier de soldat. ad terrestrem… etc., dit Puffendorff, en parlant des hollandois d’aujourd’hui, qui se servent de troupes étrangeres aussi volontiers que les bataves faisoient la guerre pour les étrangers. Quant aux romains, je répondrai que lorsque le reste de l’Europe voudra se guérir de la maladie du céremonial, ils ne seront pas les derniers à s’en défaire. Le céremonial est aujourd’hui à la mode, et ils tâchent d’être supérieurs dans sa pratique aux autres peuples, comme ils le furent autrefois dans la discipline militaire. Peut être que les romains nos contemporains montreroient encore cette modestie après les succès, et cette hauteur dans le danger qui faisoient le caractere des anciens romains, si leurs maîtres n’étoient pas d’une profession qui défend d’aspirer à la gloire militaire. Va-t-on se faire tuer à la guerre dès qu’on a du courage, comme on fait des vers dès qu’on est né poëte ? Si les romains ont réellement dégeneré, ce n’est point certainement dans toutes les vertus. Personne ne sçait mieux qu’eux, tenir ferme ou se relâcher à propos dans les affaires, et l’on remarque encore jusques dans la populace de Rome, cet art d’insinuer de l’estime pour ses concitoïens, qui fut toujours une des premieres causes de la grande renommée d’une nation. Enfin il est arrivé de si grands changemens dans l’air de Rome et dans l’air des environs de cette ville, depuis les Cesars, qu’il n’est pas étonnant que les habitans y soient à present differens de ce qu’ils étoient autrefois. Au contraire, suivant notre systême, il falloit que la chose arrivât ainsi, et que l’altération de la cause altérât l’effet. Premierement, l’air de la ville de Rome, à l’exception du quartier de la trinité du mont et celui du Quirinal, est si mal sain durant le grand été, qu’il ne sçauroit être supporté que par ceux qui s’y sont habituez peu à peu, et comme Mithridate s’étoit accoutumé au poison. Il faut même renouveller toutes les années l’habitude de supporter la corruption de l’air en commençant à le respirer dès les premiers jours de son altération. Il est mortel pour ceux qui le respirent pour la premiere fois quand il est déja corrompu. On est aussi peu surpris de voir mourir celui qui en arrivant de la campagne, loge dans les endroits où l’air est corrompu, et même ceux qui dans ce temps-là y viendroient habiter des endroits de la ville où l’air demeure sain, que de voir mourir l’homme qu’un boulet de canon a touché. La cause de cette corruption de l’air nous est même connuë. Rome étoit percée autrefois sous terre, comme sur terre, et chaque ruë y avoit une cloaque sous le pavé. Ces égoûts aboutissoient tous au Tibre par differens canaux qui étoient balaïez perpetuellement des eaux de quinze aqueducs, qui voituroient des fleuves entiers à Rome, et ces fleuves se jettoient enfin dans le Tibre par les bouches des cloaques. Les bâtimens de cette ville si vaste aïant été renversez par les gots, par les normands de Naples et par le temps, les décombres des édifices bâtis sur les sept colines ont comblé les vallées subjacentes, de maniere que dans ces vallées, l’ancien rez-de-chaussée est souvent enterré de quarante pieds. Un pareil bouleversement a bouché plusieurs rameaux par lesquels beaucoup de cloaques médiocres communiquoient avec les grandes cloaques qui aboutissoient au Tibre. Les voûtes écrasées par la chute des bâtimens voisins ou tombées par vetusté, ont ainsi fermé plusieurs canaux et intercepté l’écoulement des eaux. Cependant la plûpart des égoûts par lesquels les eaux de pluïe et les eaux de ceux des anciens aqueducs qui subsistent encore tombent dans les cloaques, sont demeurez ouverts. L’eau a donc continué d’entrer dans ces canaux sans issuë. Elle y croupit, et elle y devient tellement infectée, que lorsqu’il arrive aux fouilleurs d’ouvrir en creusant un de ces canaux, la puanteur et l’infection qui s’en exhalent, leur donnent souvent des maladies mortelles. Ceux qui ont osé manger des poissons qu’on y trouve quelquefois, ont presque tous païé de leur vie une curiosité témeraire. Or, ces canaux ne sont pas si avant sous terre, que la chaleur qui est très-grande à Rome durant la canicule, n’en éleve des exhalaisons empestées, qui s’échappent d’autant plus librement que les crévasses des voûtes ne sont bouchées qu’avec des décombres et des gravas qui font un tamis bien moins serré que celui d’un terrain naturel ou d’un sol ordinaire. Secondement, l’air de la plaine de Rome, qui s’étend jusqu’à douze lieuës dans les endroits où l’Appennin se recule le plus de cette ville, réduit durant les trois mois de la grande chaleur les naturels mêmes du païs qui doivent y être accoutumez dès l’enfance, en un état de langueur incroïable à ceux qui ne l’ont pas vû. En plusieurs cantons les religieux sont obligez à sortir de leurs convents pour aller passer ailleurs la saison de la canicule. Enfin l’air de la campagne de Rome tuë aussi promtement que le fer, l’étranger qui ose s’exposer à son activité durant le sommeil. L’air y est toujours pernicieux de quelque côté que le vent souffle, ce qui met en évidence que la terre est la cause de l’altération de l’air. Cette infection prouve donc qu’il est survenu dans la terre un changement considerable, soit qu’il vienne de ce que la terre n’est plus cultivée comme du temps des Cesars, soit qu’on veuille l’attribuer aux marais d’Ostie et à ceux de l’Ofanté, qui ne sont plus desséchez comme autrefois, soit enfin que cette altération procede des mines d’alun, de souffre et d’arsenic, qui depuis quelques siecles, auront achevé de se former sous la superficie de la terre, et qui présentement envoïent dans l’air, principalement durant l’été, des exhalaisons plus malignes que celles qui s’en échapoient lorsqu’elles n’avoient pas encore atteint le dégré de maturité où elles sont parvenuës aujourd’hui. On voit fréquemment dans la campagne de Rome un phénomene qui doit obliger de penser que l’altération de l’air y vient d’une cause nouvelle, c’est-à-dire, des mines qui se seront perfectionnées sous la superficie de la terre. Durant les chaleurs il en sort des exhalaisons qui s’allument d’elles-mêmes et qui forment de longs sillons de feu ou des colonnes de flâme dont la terre est la base. Tite-Live seroit rempli du récit des sacrifices faits pour l’expiation de ces prodiges, si l’on avoit vû ces phénomenes dans la campagne de Rome au temps dont il a écrit l’histoire. Ce qui prouve encore qu’il est survenu une altération physique dans l’air de Rome et des environs, c’est que le climat y est moins froid aujourd’hui qu’il ne l’étoit au temps des premiers Cesars, quoique le païs fut alors plus habité et mieux cultivé qu’il ne l’est à présent. Les annales de Rome nous apprennent qu’en l’année quatre cent quatre-vingt de sa fondation, l’hyver y fut si violent que les arbres moururent. Le Tibre prit dans Rome, et la neige y demeura sur terre durant quarante jours. Lorsque Juvenal fait le portrait de la femme superstitieuse, il dit qu’elle fait rompre la glace du Tibre pour y faire ses ablutions. Il parle du Tibre pris dans Rome comme d’un évenement ordinaire. Plusieurs passages d’Horace supposent les ruës de Rome pleines de neiges et de glaces. Nous serions mieux informez si les anciens avoient eu des thermométres, mais leurs écrivains, quoiqu’ils n’aïent pas songé à nous instruire là-dessus, nous en disent encore assez pour nous convaincre que les hyvers étoient autrefois plus rigoureux à Rome qu’ils ne le sont aujourd’hui. Le Tibre n’y gele gueres plus que le Nil au Caire. On trouve à Rome l’hyver bien rigoureux quand la neige s’y conserve durant deux jours, et quand on y voit durant deux fois vingt-quatre heures quelques larmes de glace à une fontaine exposée au nord. Quant aux hollandois, je puis répondre qu’ils n’habitent pas sur la même terre qu’habitoient les bataves et les anciens frisons, bien qu’ils demeurent dans le même païs. L’isle des Bataves étoit bien un païs bas, mais il étoit couvert de bois. Pour la partie du païs des anciens frisons qui fait aujourd’hui la plus grande portion de la province de Hollande, sçavoir celle qui est comprise entre l’ocean, le Zuiderzée et l’ancien lit du Rhin qui passe à Leyde, elle étoit alors semée de collines creuses en dedans, et c’est ce qu’on a voulu exprimer par le mot de Holland introduit dans le moïen âge. Il signifie une terre vuide en langue du païs. Tacite nous apprend que le bras du Rhin dont je parle, celui qui séparoit alors la Frise de l’isle des Bataves conservoit la rapidité que ce fleuve a dans son cours, et c’est une preuve que le païs étoit montueux. La mer s’étant introduite dans ces cavitez, elle a fait abîmer la terre, qui ne s’est relevée au-dessus de la surface des eaux qui la couvrirent après sa dépression, qu’à l’aide des sables que les flots de la mer y ont apportez, et du limon que les fleuves y ont laissé en l’inondant fr équemment avant qu’on les eut contenu par des digues. Une autre preuve de ce que je viens d’avancer, c’est que dans la partie de la province de Hollande qui a fait une portion du païs des anciens frisons, on trouve souvent en faisant les fondations, des arbres qui tiennent encore au sol par les racines quinze pieds au-dessous du niveau du païs. Cependant ce païs qui est uni comme un parquet, est déja plus bas que les hautes marées. Il est de niveau avec les plus basses, et c’est ce qui montre bien que le sol auquel tiennent par les racines les arbres dont j’ai parlé, est un terrain qui s’est abîmé. Ceux qui voudront être instruits plus au long sur le temps et sur les autres circonstances de ces inondations, peuvent lire les deux premiers volumes de l’ouvrage de Monsieur Menson Alting, intitulé, descriptio agri batavi . Ils ne le liront pas sans profit et sans regreter que cet auteur soit mort il y a vingt ans, avant que de nous avoir donné le troisiéme. La Hollande aïant été desséchée et repeuplée dans les temps suivans, elle est aujourd’hui une prairie de niveau, coupée par une infinité de canaux et sémée de quelques lacs et flaques d’eau. Le terrain y a si bien changé de nature que les bœufs et les vaches de ce païs sont plus grands qu’ailleurs, au lieu qu’autrefois ils étoient très-petits. Enfin le quart de sa superficie est aujourd’hui couvert d’eau, au lieu que l’eau n’en couvroit peut-être pas autrefois la douziéme partie. Le peuple, par des évenemens qui ne sont pas de notre sujet, s’y étant encore multiplié plus qu’il ne l’a fait en aucun autre endroit de l’Europe, le besoin et la facilité d’avoir des légumes et du laitage dans une prairie continuelle, la facilité d’avoir du poisson au milieu de tant d’eaux douces et salées, ont accoutumé les habitans à se sustenter avec ces alimens flegmatiques, au lieu que leurs anciens prédecesseurs se nourrissoient de la chair de leurs troupeaux, et de celle des animaux domestiques devenus sauvages, dont on voit par Tacite et par d’autres écrivains de l’antiquité que leurs bois étoient remplis. Le chevalier Temple qui a été frappé de la difference du caractere des bataves et des hollandois, et qui a voulu en rendre raison, attribuë cette difference au changement de nourriture. De pareilles révolutions sur la surface de la terre, qui causent toujours beaucoup d’altération dans les qualitez de l’air, et qui ont encore été suivies d’un si grand changement dans les alimens ordinaires, que les nouveaux habitans se nourrissent en pêcheurs et en jardiniers, au lieu que les anciens habitans se nourrissoient en chasseurs, de pareilles révolutions, dis-je, ne sçauroient arriver sans que le caractere des habitans d’un païs cesse d’être le même. Après tout ce que je viens d’exposer il est plus que vrai-semblable, que le génie particulier à chaque peuple, dépend des qualitez de l’air qu’il respire. On a donc raison d’accuser le climat de la disette de génies et d’esprits propres à certaines choses, qui se fait remarquer chez certaines nations. la temperature des climats chauds, dit le chevalier Chardin énerve l’esprit comme le corps… etc. . Notre auteur parle d’Hispahan, et Rome et Athenes sont des villes septentrionales par rapport à la capitale de la Perse. C’est le sentiment que donne l’expérience. Tout le monde ne convient-il pas d’attribuer à l’excès du froid comme à l’excès du chaud la stupidité des négres et celle des lappons ?