Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/II/33

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que la veneration pour les bons auteurs de l’antiquité durera toujours. S’il est vrai que nous raisonnions mieux que les anciens.

mais ces grands hommes, dira-t-on, ne sont-ils pas exposez eux-mêmes à être dégradez. La véneration qu’on a pour les anciens ne pourroit-elle pas en des temps plus éclairez que les temps qui ont bien voulu les admirer, se changer en une simple estime ? Virgile ne court-il point hazard que sa réputation ait la destinée de celle d’Aristote ? L’Iliade n’est-elle point exposée à subir un jour le sort du systême de Ptolomée, dont le monde est aujourd’hui désabusé ? Nos critiques mettent les poëmes et les autres ouvrages à une épreuve où l’on ne les mit jamais. Il en font des analyses, suivant la méthode des geometres, méthode si propre à découvrir les fautes échappées aux censeurs précedens. Les armes des anciens critiques n’étoient pas aussi acerées que celles des nôtres. Qu’on juge par l’état où sont aujourd’hui les sciences naturelles de combien notre siecle est déja plus éclairé que les siecles de Platon, d’Auguste et de Leon X. La perfection où nous avons porté l’art de raisonner, qui nous a fait faire tant de découvertes dans les sciences naturelles, est une source féconde en nouvelles lumieres. Elles se répandent déja sur les belles lettres, et elles en feront disparoître les vieux préjugez, ainsi qu’elles les ont fait disparoître des sciences naturelles. Ces lumieres se communiqueront encore aux differentes professions de la vie, et déja l’on en apperçoit le crépuscule dans toutes les conditions. Peut-être même que la generation qui suivra immédiatement la nôtre, frappée des fautes énormes d’Homere et de ses compagnons de fortune les dédaignera, ainsi qu’un homme devenu raisonnable dédaigne les contes puériles qui ont fait l’amusement de son enfance. Notre siecle peut être plus sçavant que les siecles illustres qui l’ont précedé ; mais je nie que les esprits aïent aujourd’hui, generalement parlant, plus de pénétration, plus de droiture et plus de justesse qu’ils n’en avoient dans ces siecles-là. Comme les hommes les plus doctes ne sont pas toujours ceux qui ont le plus de sens, de même le siecle qui est plus sçavant que les autres n’est point toujours le siecle le plus raisonnable. Or, c’est du sens qu’il s’agit ici, puisqu’il s’agit de juger. Dans toutes les questions où les faits sont géneralement connus, un homme ne juge pas mieux qu’un autre, parce qu’il est plus sçavant que lui, mais parce qu’il a plus de sens ou plus de justesse d’esprit. On ne prouvera point certainement par la conduite que les grands et les petits tiennent depuis soixante et dix ans dans tous les états de l’Europe, où l’étude de ces sciences qui perfectionnent tant la raison humaine fleurit davantage, que les esprits y aïent plus de droiture qu’ils n’en avoient dans les siecles précedens, et que les hommes y soient plus raisonnables que leurs ancêtres. Cette date de soixante et dix ans qu’on donne pour époque à ce renouvellement prétendu des esprits est mal choisie. Je ne veux point entrer dans des détails odieux pour les états et pour les particuliers, et je me contenterai de dire que l’esprit philosophique qui rend les hommes si raisonnables, et pour ainsi dire, si consequens, fera bien-tôt d’une grande partie de l’Europe ce qu’en firent autrefois les gots et les vandales, supposé qu’il continuë à faire les mêmes progrès qu’il a faits depuis soixante et dix ans. Je vois les arts necessaires négligez, les préjugez les plus utiles à la conservation de la societé s’abolir, et les raisonnemens spéculatifs préferez à la pratique. Nous nous conduisons sans égard pour l’expérience le meilleur maître qu’ait le genre humain, et nous avons l’imprudence d’agir, comme si nous étions la premiere generation qui eut sçu raisonner. Le soin de la postérité est pleinement négligé. Toutes les dépenses que nos ancêtres ont faites en bâtimens et en meubles, seroient perduës pour nous et nous ne trouverions plus dans les forêts du bois pour bâtir ni même pour nous chauffer, s’ils avoient été raisonnables de la maniere dont nous le sommes. Que les roïaumes et les republiques, dira-t-on, se mettent dans la necessité de ruiner, ou leurs sujets qui leur auront prêté, ou le peuple qui soutient ces états par un travail qu’il ne sçauroit plus continuer dès qu’il est réduit dans l’indigence. Que les particuliers se gouvernent comme s’ils devoient avoir leur ennemis pour héritiers, et que la géneration présente se conduise comme si elle devoit être le dernier rejetton du genre humain ; cela n’empêche pas que nous ne raisonnions mieux dans les sciences que n’ont fait tous les hommes qui nous ont précedé. Ils nous auront surpassé, si l’on peut se servir de cette expression, en raison pratique , mais nous les surpassons en raison spéculative . Qu’on juge de la supériorité d’esprit et de raison que nous avons sur les hommes des temps passez, par l’état où sont aujourd’hui les sciences naturelles, et par l’état où elles étoient de leur temps. Il est vrai, repondrai-je, que les sciences naturelles dont on ne sçauroit faire un trop grand cas, et dont on ne sçauroit trop honorer les dépositaires, sont plus parfaites aujourd’hui qu’elles ne l’étoient du temps d’Auguste et de Leon X mais cela ne vient point de ce que nous aïons plus de justesse dans l’esprit, ni que nous sçachions mieux raisonner que les hommes qui vivoient alors. Cela ne vient point de ce que les esprits aïent été, pour ainsi dire, regenerez. L’unique cause de la perfection des sciences naturelles, ou, pour parler avec précision, l’unique cause qui fait que ces sciences sont moins imparfaites aujourd’hui qu’elles ne l’étoient dans les temps antérieurs, c’est que nous sçavons plus de faits qu’on n’en sçavoit alors. Le temps et le hazard nous ont fait faire depuis quelques siecles une infinité de découvertes où je vais montrer que le raisonnement a eu très-peu de part, et ces découvertes ont mis en évidence la fausseté de plusieurs dogmes philosophiques que nos prédecesseurs substituoient à la verité, que les hommes n’étoient point capables de connoître avant ces découvertes. Voilà, suivant mon opinion, la solution du problême proposé si souvent. Pourquoi nos poëtes et nos orateurs ne surpasseroient-ils pas ceux de l’antiquité, comme il est constant que nos sçavans dans les connoissances naturelles surpassent les physiciens de l’antiquité ? Nous devons au temps tout l’avantage que nous pouvons avoir sur les anciens dans les sciences naturelles. Il a mis en évidence plusieurs faits que les anciens ignoroient, et ausquels ils substituoient des opinions fausses qui leur faisoient faire cent mauvais raisonnemens. Le même avantage que le temps nous a donné sur les anciens, il le donnera sur nous à nos arrieres neveux. Il suffit qu’un siecle vienne après un autre pour raisonner mieux que lui dans les sciences naturelles, à moins qu’il ne soit arrivé dans la societé un bouleversement assez grand pour éteindre au préjudice des petits-fils, les lumieres qu’avoient leurs ancêtres. Mais, dira-t-on, le raisonnement n’a-t-il pas contribué beaucoup à étendre les nouvelles découvertes. J’en tombe d’accord, aussi je ne nie point que nous ne raisonnions avec justesse. Je nie seulement que nous raisonnions avec plus de justesse que les grecs et les romains, et je me contente de soutenir qu’ils auroient fait un aussi bon usage que nous des veritez capitales que le hazard nous a revelées, pour ainsi dire, s’il lui avoit plû de leur découvrir ces veritez. Je fonde ma supposition sur ce qu’ils ont raisonné aussi-bien que nous sur toutes les choses dont ils ont pû avoir autant de connoissance que nous, et sur ce que nous ne raisonnons mieux qu’ils ne raisonnoient que dans les choses où nous sommes plus instruits qu’eux, soit par l’expérience soit par la revelation, c’est-à-dire, dans les sciences naturelles et dans les differentes parties de la théologie. Afin de prouver que nous raisonnons mieux que les anciens, il faudroit faire voir que c’est à la justesse du raisonnement, et non point au hazard ou aux expériences fortuites que nous devons la connoissance des veritez que nous sçavons et qu’ils ignoroient. Mais loin qu’on puisse faire voir qu’on ait l’obligation des nouvelles découvertes à des philosophes qui soient parvenus aux veritez naturelles les plus importantes par des recherches méthodiques, et par le secours de l’art si vanté, d’enchaîner des conclusions, on peut prouver le contraire. On peut montrer que ces inventions et ces découvertes originales, pour ainsi dire, ne sont dûës qu’au hazard, et que nous n’en avons profité qu’en qualité de derniers venus. Premierement, on ne me reprendra point de dénier aux philosophes et aux sçavans qui recherchent méthodiquement les secrets de la nature, toutes les inventions dont ils ne sont pas reconnus les auteurs. Je puis refuser aux philosophes l’honneur de toutes les découvertes faites depuis trois cens ans, qui n’ont pas été publiées sous le nom de quelque sçavant. Comme ils écrivent et comme leurs amis écrivent aussi, le public est informé de leurs découvertes, et on lui apprend bien-tôt à quel illustre il a l’obligation des moins importantes. Ainsi je puis refuser aux philosophes d’être les inventeurs des sas des écluses trouvées il y a deux cens ans, et qui sont non-seulement d’une utilité infinie dans le commerce, mais qui ont encore donné lieu à tant de remarques sur la nature et sur la pente des eaux. Je puis leur dénier d’être les inventeurs des moulins à eau et à vent, comme des horloges à poids et à balancier, qui ont tant aidé aux observations de tout genre, en donnant moïen de mesurer toujours le temps avec exactitude. Ce ne sont point eux non plus qui ont trouvé la poudre à canon, qui a donné lieu à tant d’observations sur la nature de l’air, ni plusieurs autres inventions dont on ne connoît pas certainement les auteurs, mais qui ont beaucoup contribué à perfectionner les sciences naturelles. Secondement, je puis alléguer des preuves positives de ma proposition. Je puis faire voir que les recherches méthodiques n’ont eu aucune part aux quatre découvertes qui ont le plus contribué à donner à notre siecle la superiorité qu’il peut avoir sur les siecles antérieurs, dans les sciences naturelles. Ces quatre découvertes, sçavoir, la connoissance de la pesanteur de l’air, la boussole, l’imprimerie et les lunettes d’approche sont dûës à l’expérience et au hazard. L’imprimerie, cet art si favorable à l’avancement de toutes les sciences, qui deviennent plus parfaites à mesure que les connoissances s’y multiplient, fut trouvée dans le quinziéme siecle, et près de deux cens ans avant que Monsieur Descartes, qui passe pour le pere de la nouvelle philosophie, eut fait part au public de ses méditations. On dispute sur le premier inventeur de l’imprimerie, mais personne n’en fait honneur à un philosophe. D’ailleurs, cet inventeur est venu en des temps où il pouvoit sçavoir tout au plus l’art de raisonner, tel qu’on l’enseignoit alors dans les écoles, art que les philosophes modernes méprisent avec tant de hauteur. Il paroît que la boussole étoit connuë dès le treiziéme siécle. Mais soit que Jean Goya marinier de Melphi, ou qu’un autre plus ancien que lui en ait trouvé l’usage, cet inventeur aura toujours été dans le même cas que l’inventeur de l’imprimerie. Que de lumieres donne à ceux qui s’appliquent à la physique, la connoissance de la proprieté qu’a l’aimant de tourner toujours vers le pole arctique, le même côté, et la connoissance de la vertu qu’il a de communiquer au fer cette proprieté. Dailleurs, dès que la boussole a été trouvée, il étoit necessaire que l’art de la navigation se perfectionnât, et que les europeans fissent un peu plûtôt ou un peu plus tard les découvertes qu’il étoit absolument impossible de faire sans un pareil secours, et qu’ils ont faites depuis la fin du quinziéme siecle. Ces découvertes qui nous ont fait connoître l’Amerique et tant d’autres païs inconnus, enrichissent la botanique, l’astronomie, la médecine, l’histoire des animaux, en un mot, toutes les sciences naturelles. Les grecs et les romains nous ont-ils donné lieu de croire qu’ils ne fussent point capables de distribuer en differentes classes et de subdiviser en genres les nouvelles plantes qu’on leur auroit apportées d’Amerique et des extrémitez de l’Asie et de l’Afrique, ou de distribuer en constellations les étoiles voisines du pole Antarctique. Ce fut au commencement du dix-septiéme siecle que Jacques Metius d’Alcmaër trouva en cherchant autre chose, les lunettes d’approche. Il semble que la destinée se soit plû à mortifier les philosophes modernes, en faisant arriver le hazard qui a donné lieu à l’invention des lunettes de longue vûë, avant le temps qu’ils marquent pour l’époque du renouvellement des esprits. Depuis quatre-vingt ans que les esprits ont commencé à devenir si justes et si pénetrans, on n’a fait aucune découverte de l’importance de celle dont nous parlons. Les sources des connoissances naturelles cachées aux anciens, se sont ouvertes avant le temps où l’on prétend que les sciences aïent commencé d’acquérir la perfection qui fait tant d’honneur à ceux qui les ont cultivées. Jacques Metius, l’inventeur des lunettes d’approche étoit fort ignorant, au rapport de Monsieur Descartes, qui a vécu long-temps dans la province où le fait dont il s’agit étoit arrivé, et qui le mit par écrit trente ans après l’évenement. Le hazard se plût à donner à Jacques Metius l’honneur de cette invention, qui seule a plus perfectionné les sciences naturelles que toutes les spéculations des philosophes, et cela préferablement à son pere et à son frere, qui étoient de grands mathematiciens. Jacques Metius ne trouva point les lunettes de longue vûë par aucune recherche méthodique, mais par une expérience fortuite. Il s’amusoit à faire des verres à brûler. Rien n’étoit plus facile que de trouver les microscopes après l’invention des lunettes d’approche. Or, on peut avancer que c’est à l’aide de ces instrumens qu’ont été faites les observations qui ont enrichi l’astronomie et l’histoire naturelle, et qui ont rendu ces sciences supérieures aujourd’hui à ce qu’elles étoient autrefois. Ces instrumens ont même part à beaucoup d’observations où l’on ne s’en sert point, parce que ces observations n’auroient jamais été tentées, si des observations précedentes, faites avec les instrumens dont je parle, n’avoient donné l’idée de les tenter. Les effets d’une pareille découverte se multiplient à l’infini. Après qu’ils ont eu perfectionné l’astronomie, l’astronomie a perfectionné d’autres sciences. Elle a perfectionné, par exemple, la géographie, en donnant les points de longitude certainement, et presque aussi facilement qu’on pouvoit avoir autrefois les points de latitude. Comme le progrès de l’expérience n’est pas subit, il a été nécessaire qu’il s’écoulât un espace de près de quatre-vingt ans depuis l’invention des lunettes de longue vûë jusqu’au planisphere de l’observatoire, et à la mappemonde de Monsieur De L’Isle, les premieres cartes où les points principaux du globe terrestre aient été placez dans leur véritable position. Quelque facilité physique que les lunettes d’approche, depuis que Galilée les eut appliquées à l’observation des astres, donnassent pour avoir la largeur de la mer Atlantique, tous les géographes qui ont fait des cartes avant Monsieur De Lisle, s’y sont trompez de plusieurs dégrez. Il n’y a pas quarante ans que cette faute grossiere, sur la distance des côtes de l’Afrique et des côtes de l’Amerique meridionale, païs découvert depuis deux cens ans, est corrigée. Il n’y a pas plus long-temps qu’on a rendu sa largeur véritable à l’ocean qui est entre l’Asie et l’Amerique, et qu’on appelle communément la mer du Sud. L’esprit philosophique, les physiciens speculateurs ne faisoient point usage des faits. Il est venu un homme dont la profession étoit de faire des cartes, et qui s’est servi utilement des expériences. Peut-être que les grecs et les romains eussent profité plûtôt que nous des lunettes de longue vûë. Les distances et les positions des lieux qu’ils connoissoient, et qu’ils nous ont laissées, mettent en droit de faire cette supposition. Monsieur De Lisle qui a trouvé plus de fautes dans les géographes modernes que ceux-ci n’en reprochoient aux anciens, a montré que c’étoit les modernes qui se trompoient, quand ils reprenoient les anciens sur la distance que les anciens avoient établie entre la Sicile et l’Afrique, comme sur quelques autres points de géographie. La derniere des découvertes qui ont tant contribué à enrichir les sciences naturelles, est celle de la pesanteur de l’air. Cette découverte épargne à nos philosophes toutes les erreurs où sont tombez ceux qui l’ignoroient, en attribuant à l’horreur du vuide les effets de la pesanteur de l’air. Elle a donné lieu encore à l’invention des barometres et de tous les autres instrumens ou machines qui font leur effet en vertu de la pesanteur de l’air, et qui ont mis en évidence un si grand nombre de véritez physiques. Le célebre Galilée avoit bien remarqué que les pompes aspirantes élevoient l’eau jusqu’à la hauteur de trente-deux pieds, mais Galilée, comme l’avoient fait ses prédecesseurs, et comme le feroient encore nos philosophes sans la découverte fortuite dont je vais parler, attribuoit cette élevation de l’eau, opposée au mouvement des corps graves, à l’horreur du vuide. En mil six cens quarante-trois Toricelli mécanicien du grand duc Ferdinand Ii remarqua en essaïant de faire des expériences, que lorsqu’un tuïau fermé par l’orifice supérieur et ouvert par l’orifice inferieur, étoit tenu debout plongé dans un vase plein de vif-argen t, le vif-argent demeuroit suspendu à une certaine hauteur dans ce tuïau, et que le vif-argent suspendu tomboit tout entier dans le vase, si l’on ouvroit le tuïau par son orifice superieur. C’est la premiere expérience qui ait été faite sur cette matiere, et qu’on appelloit l’expérience du vuide. Les suites qu’elle a euës l’ont renduë célebre. Toricelli trouva son expérience curieuse. Il en fit part à ses amis, mais sans la rapporter à sa cause véritable, laquelle il ne devinoit pas encore. Le pere Mersenne minime de Paris, dont le nom est si célebre parmi les philosophes de ce temps-là, en fut informé par des lettres d’Italie dès mil six cens quarante-quatre, et il la divulgua par toute la France. Monsieur Petit et Monsieur Pascal, le pere de l’auteur des provinciales, firent plusieurs expériences en conséquence de celle de Toricelli. Monsieur Pascal le fils fit aussi les siennes, et il publia ces expériences dans un écrit qu’il donna au public en mil six cens quarante-sept. Personne ne s’avisoit d’expliquer encore ces expériences par la pesanteur de l’air. C’est une preuve incontestable qu’on n’a point été jusqu’à cette verité, en cheminant de principe en principe et par voïe de spéculation. Les expériences en ont donné fortuitement la connoissance aux philosophes, et même ils avoient si peu imaginé que l’air fut pesant, que, pour ainsi dire, ils ont manié long-temps la pesanteur de l’air sans la comprendre. La verité s’est présentée à eux par hazard, et il semble même que ce soit encore par hazard qu’ils l’aïent reconnuë. Nous sçavons positivement par ce que les témoins oculaires en ont écrit, que Monsieur Pascal n’eut connoissance de l’idée de la pesanteur de l’air, qui étoit enfin venuë à Toricelli à force de manier son expérience, qu’après avoir publié l’écrit dont il a été parlé. Monsieur Pascal trouva cette explication tout-à-fait belle, mais comme elle n’étoit qu’une simple conjecture, il fit plusieurs expériences pour en connoître la verité ou la fausseté, et l’une de ces tentatives fut la célebre expérience faite sur le puis de Domme en mil six cens quarante-huit. Enfin Monsieur Pascal composa les traitez de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air, qui depuis ont été imprimez plusieurs fois. Dans la suite Monsieur Gerick bourg-maître de Magdebourg, et Monsieur Boyle trouverent la machine pneumatique, et d’autres inventerent ces instrumens qui marquent les differens changemens que les variations du temps apportent au poids de l’air. Les rarefactions de l’air, ont donné encore des vûës sur les rarefactions des autres liquides. Qu’on juge par ce récit, dont personne ne sçauroit contester la verité, si ce sont les doutes éclairez et les spéculations des philosophes qui les aïent conduits de principe en principe, du moins jusqu’aux expériences qui ont fait découvrir la pesanteur de l’air. En verité, la part que le raisonnement peut avoir dans cette découverte ne lui fait pas beaucoup d’honneur. Je ne parlerai pas de quelques inventions inconnuës aux anciens, et desquelles on connoît les auteurs, comme est celle de tailler le diamant qu’un orfévre de Bruges trouva sous Louis Xi et avant laquelle on préferoit les pierres de couleur aux diamans. Aucun d’eux n’étoit philosophe, même philosophe aristotelicien. On voit donc par ce que je viens d’exposer, que les connoissances que nous avons dans les sciences naturelles, et que les anciens n’avoient pas, que la verité qui est dans les raisonnemens que nous faisons sur plusieurs questions de physique, et qui n’étoit pas dans ceux qu’ils faisoient sur les mêmes questions, sont dûës au hazard et à l’expérience fortuite. Les découvertes qui se sont faites par ce moïen ont été long-temps à germer, pour ainsi dire. Il a fallu qu’une découverte en attendît une autre pour produire tout le fruit qu’elle pouvoit donner. Une expérience n’étoit pas assez concluante sans une autre qui n’a été faite que long-temps après la premiere. Les dernieres inventions ont répandu une lumiere merveilleuse sur les connoissances qu’on avoit déja. Heureusement pour notre siecle il s’est rencontré dans la maturité des temps, et quand le progrès des sciences naturelles étoit le plus rapide. Les lumieres resultantes des inventions précedentes, après avoir fait séparément une certaine progression, commencerent de se combiner il y a soixante ou qu atre-vingt ans. Nous pouvons dire de notre siecle ce que Quintilien disoit du sien. Par exemple, le corps humain étoit assez connu du tems d’Hippocrate pour lui donner une notion vague de la circulation du sang, mais il n’étoit pas encore assez développé pour mettre ce grand homme au fait de la verité. On voit par ses écrits qu’il l’a plûtôt dévinée que comprise, et que loin de pouvoir l’expliquer distinctement à ses contemporains, il ne la concevoit pas lui-même bien nettement. Servet, si connu par son impieté et par son supplice, étant venu plusieurs siecles après Hippocrate, il a eu une notion bien plus distincte de la circulation du sang, et il l’a décrite assez clairement dans la préface de la seconde édition du livre pour lequel Calvin le fit brûler à Geneve. Harvée venu soixante ans après Servet a pû nous expliquer encore plus distinctement que lui les principales circonstances de la circulation. La plûpart des sçavans de son temps furent persuadez de son opinion, et ils l’établirent même dans le monde autant qu’une verité physique, qui ne tombe pas sous les sens, y peut être établie, c’est-à-dire, qu’elle y passa pour un sentiment plus probable que l’opinion contraire. La foi du monde pour les raisonnemens des philosophes, ne sçauroit aller plus loin, et soit par instinct, soit par principes, les hommes mettent toujours une grande difference entre la certitude des veritez naturelles, connuës par la voïe des sens, et la certitude de celles qui ne sont connuës que par la voïe du raisonnement. Ces dernieres ne sçauroient leur paroître que de simples probabilitez. Il faut pour les convaincre pleinement de ces veritez, en pouvoir mettre du moins quelque circonstance essentielle à portée de leurs sens. Ainsi quoique le grand nombre des physiciens, et la plus grande portion du monde fussent persuadez en mil six cens quatre-vingt-sept, que la circulation du sang étoit une chose certaine, néanmoins il y avoit encore bien des sçavans qui entraînoient aussi leur portion du monde, lesquels soutenoient toujours que la circulation du sang n’étoit qu’une chimere. Dans l’école de médecine de l’université de Paris, on soutenoit encore des theses contre la circulation du sang en cette année-là. Enfin les microscopes se sont perfectionnez, et l’on en a fait de si bons que par leurs secours on voit le sang couler rapidement par les arteres vers les extrémitez du corps d’un poisson, et revenir plus lentement vers le centre par les veines, et cela aussi distinctement qu’on voit de Lyon le Rhône et la Saone courir dans leurs lits. Personne n’oseroit plus écrire aujourd’hui, ni soutenir une these contre la circulation du sang. Il est vrai que tous ceux qui sont persuadez maintenant de la circulation du sang ne l’ont point vûë de leurs propres yeux, mais ils sçavent que ce n’est plus par des raisonnemens qu’on la prouve, et que c’est en la faisant voir qu’on la démontre. Je le repete, les hommes ajoutent foi bien plus fermement à ceux qui leur disent, j’ai vû,

qu’à ceux qui leur disent, j’ai conclu.

or, le dogme de la circulation du sang par les lumieres qu’il a données sur la circulation des autres liqueurs, et par des découvertes dont il est cause, a plus contribué qu’aucune autre observation à perfectionner l’anatomie. Il a même perfectionné d’autres sciences comme la botanique. Peut-on nier que la circulation du sang n’ait ouvert les yeux à Monsieur Perrault le médecin sur la circulation de la séve dans les arbres et dans les plantes ? Qu’on juge quelle part peut avoir eu dans l’établissement de ce dogme l’esprit philosophique né depuis quatre-vingt ans. La verité, le dogme, s’il est permis de parler ainsi du mouvement de la terre autour du soleil, a eu la même destinée que le dogme de la circulation du sang. Plusieurs philosophes anciens ont connu cette vérité, mais comme ces philosophes n’avoient pas en main pour la prouver les moïens que nous avons aujourd’hui, il étoit demeuré indécis si Philolaus, Aristarque et d’autres astronomes avoient raison de faire tourner la terre autour du soleil, ou si Ptolomée et ceux qu’il a suivis avoient raison de faire tourner le soleil autour de la terre. Il sembloit même que le systême qu’on appelle communément le systême de Ptolomée, eut prévalu, lorsque dans le seiziéme siecle Copernic entreprit de soutenir le sentiment de Philolaus avec des preuves nouvelles ou qui paroissoient l’être, tirées des observations. Le monde se partagea de nouveau, et Tycho Brahé mit au jour un systême mitoïen pour accorder les faits astronomiques dont on avoit alors une connoissance certaine, avec l’opinion de l’immobilité de la terre. Vers ce temps-là les navigateurs commencerent à faire le tour de notre globe, et quelque-temps après on sçut que le vent d’orient souffloit continuellement entre les tropiques dans l’un et dans l’autre hemisphere. Ce fut une preuve physique du sentiment qui fait tourner la terre sur son centre d’occident en orient dans vingt-quatre heures, en même-temps qu’elle fait le tour du zodiaque dans un an. Quelques années après les lunettes d’approche furent trouvées. à l’aide de ce nouvel instrument, on fit des observations si concluantes sur les apparences de Venus et des autres planétes, on trouva tant de ressemblance entre la terre et d’autres planétes, qui tournent en roulant sur leur centre autour du soleil, que le monde est aujourd’hui comme convaincu de la verité du systême de Copernic. Il y a soixante ans qu’aucun professeur de l’université de Paris n’osoit enseigner ce systême. Presque tous l’enseignent aujourd’hui, du moins comme l’hypothese qui peut seule bien expliquer les faits astronomiques dont nous avons une connoissance certaine. Dans les tems où ces véritez principales n’ont pas encore été mises en évidence, les sçavans au lieu de partir de ce point-là pour aller faire de nouvelles découvertes, perdent le temps à se combattre l’un l’autre. Ils l’emploïent à soutenir par des preuves que le raisonnement seul ne sçauroit fournir bonnes et solides, l’opinion qu’ils ont prise par choix ou par hazard, et les sciences naturelles ne font presque aucun progrès. Mais dès que ces veritez ont été mises en évidence, elles nous conduisent comme par la main à une infinité d’autres connoissances. Les philosophes qui ont du sens, emploïent alors utilement leur temps à les perfectionner par l’expérience. Si nos prédecesseurs n’avoient point les connoissances que nous nous trouvons avoir, c’est donc que le fil qui nous guide dans le labyrinthe leur manquoit. En verité le sens, la pénetration et l’étenduë d’esprit que les anciens montrent dans leurs loix, dans leurs histoires, et même dans les questions de philosophie, où par une foiblesse si naturelle à l’homme qu’on y tombe encore tous les jours, ils n’ont pas donné leurs rêveries pour les veritez dont ils ne pouvoient point avoir connoissance de leur temps, parce que le hazard qui nous les a revelées n’étoit pas encore arrivé, tout cela, dis-je, nous oblige à penser que leur raison étoit capable de faire l’usage que nous avons fait des grandes veritez que l’expérience a manifestées depuis deux siecles. Pour ne point sortir de notre sujet, les anciens n’ont-ils pas connus aussi-bien que nous que cette superiorité de raison, que nous appellons esprit philosophique, devoit présider à toutes les sciences et à tous les arts ? N’ont-ils pas reconnu qu’elle y étoit un guide necessaire ? N’ont-ils pas dit en termes exprès, que la philosophie étoit la mere des beaux arts. Que ceux qui pourroient songer à me répondre avant que d’avoir pensé si j’ai tort, fassent attention et même refléxion sur ce passage. Un des défauts de nos critiques, c’est de raisonner avant que d’avoir refléchi. Qu’ils se souviennent encore, ils paroissent l’avoir oublié, de ce que les anciens ont dit sur l’étude de la geométrie, et que Quintilien a fait un chapitre exprès sur l’utilité que les orateurs mêmes pouvoient tirer de l’étude de cette science. N’y dit-il pas en termes formels, qu’une difference qui est entre la geométrie et les autres arts, c’est que les autres arts ne sont utiles qu’après qu’on les peut avoir appris, mais que l’étude seule de la geométrie est d’une grande utilité, parce que rien n’est plus propre à donner de l’ouverture, de l’étenduë et de la force à l’esprit que la methode des geométres. De bonne foi, conclure que notre raison soit d’une autre trempe que celle des anciens, assurer qu’elle est superieure à la leur, parce que nous sommes plus sçavans qu’eux dans les sciences naturelles, c’est inferer que nous avons plus d’esprit qu’eux de ce que nous sçavons guérir les fievres intermittantes avec le quinquina, et de ce qu’ils ne le pouvoient pas faire, quand on sçait que tout notre mérite dans cette cure vient d’avoir appris des indiens du Perou, la vertu de cette écorce qui croît dans leur païs. Si nous sommes plus habiles que les anciens dans quelques sciences indépendantes des découvertes fortuites que le hazard et le temps font faire, notre superiorité sur eux dans ces sciences, vient de la même cause qui fait que le fils doit mourir plus riche que son pere, supposé qu’ils aïent eu la même conduite, et que la fortune leur ait été favorable également. Si les anciens n’avoient pas, pour ainsi dire, défriché la geométrie, il auroit fallu que les modernes nez avec du génie pour cette science, emploïassent leur temps et leurs talens à la défricher, et comme ils ne seroient point parti d’un terme aussi avancé que le terme dont ils sont partis ils n’auroient pas pû parvenir où ils ont pû s’élever. M le marquis De L’Hôpital, M Leibnitz et M Newton n’auroient point poussé la geométrie où ils l’ont poussée, s’ils n’eussent pas trouvé cette science en un état de perfection qui lui venoit d’avoir été cultivée successivement par un grand nombre d’hommes d’esprit, dont les derniers venus avoient profité des lumieres et des vûës de leurs prédecesseurs. Archimede venu dans le temps de Monsieur Newton auroit fait ce que Monsieur Newton a fait, comme Monsieur Newton eut fait ce qu’a fait Archimede, s’il fut venu dans le temps de la seconde guerre punique. On pourroit encore prétendre que les anciens eussent fait usage de l’algébre dans les problêmes de geométrie, s’ils avoient eu des chiffres aussi commodes pour les calculs nombreux que le sont les chiffres arabes, à l’aide desquels Alfonse X roi de Castille fit ses tables astronomiques dans le treiziéme siecle. Il est encore certain que c’est souvent à tort que nous accusons d’ignorance les philosophes anciens. La plus grande partie de leurs connoissances s’est perduë avec les écrits qui la renfermoient. Quand nous n’avons pas la centiéme partie des livres des auteurs grecs et des auteurs romains, nous pouvons bien nous tromper en plaçant les bornes que nous marquons à leurs progrès dans les sciences naturelles, où nous les plaçons. Les critiques n’intentent souvent des accusations contre les anciens que par ignorance. Notre siecle plus éclairé que les generations précedentes, n’a-t-il pas justifié Pline l’oncle sur plusieurs reproches d’erreur et de mensonge qu’on lui faisoit il y a cent cinquante ans. Mais, repliquera-t-on, il faut du moins tomber d’accord que la logique, que l’art de penser est aujourd’hui une science plus parfaite que ne l’étoit la logique des anciens, et il doit arriver par une consequence necessaire, que les modernes qui ont appris cette logique et qui ont été formez par ses regles, raisonnent sur toute sorte de matieres avec plus de justesse qu’eux. Je répons en premier lieu qu’il n’est pas bien certain que l’art de penser soit une science plus parfaite aujourd’hui qu’il ne l’étoit aux temps des anciens. La plûpart des regles qu’on regarde comme nouvelles, sont implicitement dans la logique d’Aristote, où l’on apperçoit la méthode d’invention et la méthode de doctrine. D’ailleurs nous n’avons pas les explications de ces regles que les philosophes donnoient à leurs disciples, et nous y trouverions peut-être ce que nous nous flattons d’avoir inventé, comme il est arrivé à des philosophes célebres de trouver dans des manuscrits une partie des découvertes qu’ils pensoient avoir faites les premiers. Quand même la logique seroit un peu plus parfaite aujourd’hui qu’elle ne l’étoit autrefois, les sçavans, géneralement parlant, n’en raisonneroient gueres mieux qu’ils raisonnoient dans ces temps-là. La justesse avec laquelle un homme pose des principes, tire des consequences et chemine de conclusion en conclusion, dépend plus du caractere de son esprit leger ou posé, témeraire ou circonspect, que de la logique qu’il peut avoir apprise. Il est insensible dans la pratique, s’il a étudié la logique de Barbey ou celle de port-royal. La logique qu’il peut avoir apprise n’est peut-être pas à sa façon de raisonner, ce qu’est le poid d’une once ôté ou ajouté à un quintal. Cette science sert plutôt à nous apprendre comment on raisonne naturellement, qu’elle n’influë dans la pratique, qui, comme je l’ai déja dit, dépend du caractere d’esprit particulier à chaque personne. Voïons-nous que ce soient ceux qui sçavent le mieux la logique, je dis celle de port-royal, et dont la profession est même de l’enseigner aux autres, qui raisonnent le plus consequemment, et qui fassent le choix le plus judicieux des principes propres à servir de base à la conclusion dont ils ont besoin ? Un jeune homme de dix-huit ans qui sçait encore par cœur toutes les regles du syllogisme et de la méthode, raisonne-t-il avec autant de justesse qu’un homme de quarante ans qui ne les a jamais sçûës, ou qui les a parfaitement oubliées ? Après le caractere naturel de l’esprit, c’est l’expérience, c’est l’étenduë des lumieres, c’est la connoissance des faits qui font qu’un homme raisonne mieux qu’un autre, et les sciences où les modernes raisonnent mieux que les anciens, sont précisément celles où les modernes sçavent beaucoup de choses que les anciens nez avant les découvertes fortuites dont j’ai parlé, ne pouvoient pas sçavoir. En effet, et c’est ma seconde réponse à l’objection tirée de la perfection de l’art de penser, nous ne raisonnons pas mieux que les anciens en histoire, en politique et dans la morale civile. Pour parler des écrivains moins éloignez, Commines, Machiavel, Mariana, Fra-Paolo, Monsieur De Thou, d’Avila et Guichardin, qui sont venus quand la logique n’étoit pas plus parfaite qu’elle l’étoit du temps des anciens, n’ont-ils pas écrit l’histoire aussi méthodiquement et aussi sensément que tous les historiens qui ont mis la main à la plume depuis soixante ans ? Avons-nous un auteur que nous puissions opposer à Quintilien pour l’ordre et pour la solidité des raisonnemens ? Enfin, s’il étoit vrai que l’art de raisonner fut aujourd’hui plus parfait qu’il ne l’étoit dans l’antiquité, nos philosophes seroient mieux d’accord entr’eux que ne l’étoient les philosophes anciens. Il n’est plus permis aujourd’hui, dit-on, de poser des principes qu’ils ne soient clairs et bien prouvez. Il n’est plus permis d’en tirer une conséquence qui n’en émane point clairement et distinctement. Une conclusion plus étenduë que le principe dont on l’auroit tirée, seroit d’abord remarquée de tout le monde. On la traiteroit de raisonnement à l’antique. Un chinois qui ne connoîtroit notre siecle que par cette peinture, s’imagineroit que tous nos sçavans sont d’accord. La verité est une, diroit-il, et l’on ne sçauroit plus s’en écarter. Toutes les voïes par lesquelles on peut s’égarer en y allant, sont fermées. Ces voïes sont de mal poser les principes de son argument, ou de tirer mal la consequence de ses principes. Comment s’égarer ? Ainsi tous les sçavans de quelque profession qu’ils soient doivent se rencontrer au même but. Ils doivent tous convenir quelles sont les choses dont les hommes ne peuvent point connoître encore la verité. Tous les sçavans doivent de même être d’accord dans les choses dont on peut connoître la verité. Cependant on ne disputa jamais plus qu’on dispute aujourd’hui. Nos sçavans, ainsi que les philosophes anciens, ne sont d’accord que sur les faits, et ils se refutent réciproquement sur tout ce qui ne peut être connu que par voïe de raisonnement, en se traitant les uns les autres d’aveugles volontaires qui refusent de voir la lumiere. S’ils ne disputent plus sur quelques theses, c’est que les faits et l’expérience les ont forcez d’être d’accord sur ces points-là. Je comprens ici tant de professions differentes sous le nom de philosophie et de sciences, que je n’ose les nommer toutes. Il faut bien que les uns ou les autres, quoique guidez par la même logique, se méprennent sur l’évidence de leurs principes, qu’ils les choisissent impropres à leur sujet, ou bien enfin qu’ils en tirent mal les conséquences. Ceux qui vantent si fort les lumieres que l’esprit philosophique a répanduës sur notre siecle, répondront peut-être, qu’ils n’entendent par notre siecle qu’eux et leurs amis, et qu’il faut regarder comme des gens qui ne sont point philosophes, comme des anciens, ceux qui ne sont pas encore de leur sentiment en toutes choses. On peut appliquer à l’état présent des sciences naturelles l’emblême du temps qui découvre toujours, mais peu à peu, la verité. Si nous voïons une plus grande portion de la verité que les anciens, ce n’est donc pas que nous aïons la vûë meilleure qu’eux, c’est que le temps nous en laisse voir davantage. J’en conclus que les ouvrages, dont la réputation s’est bien soutenuë contre les remarques des critiques passez, la conserveront toujours nonobstant les remarques subtiles de tous les critiques à venir.