Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/II/35

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de l’idée que ceux qui n’entendent point les écrits des anciens dans les originaux, s’en doivent former.

quant à ceux qui n’entendent point les langues dans lesquelles les poëtes, les orateurs et même les historiens de l’antiquité ont écrit, ils sont incapables de juger par eux-mêmes de leur excellence, et s’ils veulent avoir une juste idée du mérite de ces ouvrages, il faut qu’ils la prennent sur le rapport des personnes qui entendent ces langues et qui les ont entendues. Les hommes ne sçauroient bien juger d’un objet dès qu’ils n’en sçauroient juger par le rapport du sens destiné pour le connoître. Nous ne sçaurions bien juger de la saveur d’une liqueur qu’après l’avoir goûtée, ni de l’excellence d’un air de violon qu’après l’avoir entendu. Or le poëme dont nous n’entendons point la langue, ne sçauroit nous être connu par le rapport du sens destiné pour en juger. Nous ne sçaurions discerner son mérite par la voïe du sentiment, qui est ce sixiéme sens dont nous avons parlé. C’est à lui qu’il appartient de connoître si l’objet qu’on nous présente est un objet touchant et capable de nous attacher, comme il appartient à l’oreille de juger si les sons plaisent, et au palais si la saveur est agréable. Tous les discours des critiques ne mettent pas mieux celui qui n’entend pas le latin au fait du mérite des odes d’Horace, que le rapport des qualitez d’une liqueur dont nous n’aurions jamais goûté, nous mettroit au fait de la saveur de cette liqueur. Rien ne sçauroit suppléer le rapport du sens destiné à juger de la chose dont il s’agit, et les idées que nous pouvons nous en former sur les discours et sur les raisonnemens des autres, ressemblent aux idées qu’un aveugle né, peut s’être formées des couleurs. Ce sont les idées que l’homme qui n’auroit jamais été malade, peut s’être faites de la fiévre ou de la colique. Or comme celui qui n’a pas entendu un air n’est pas reçu à disputer sur son excellence contre ceux qui l’ont entendu, comme celui qui n’a jamais eu la fiévre, n’est point admis à contester sur l’impression que fait cette maladie, avec ceux qui ont eu la fiévre, de même celui qui ne sçait pas la langue dans laquelle un poëte a écrit, ne doit pas être reçu à disputer contre ceux qui entendent ce poëte, concernant son mérite et l’impression qu’il fait. Disputer du mérite d’un poëte et de sa superiorité sur les autres poëtes, n’est-ce pas disputer de l’impression diverse que leurs poësies font sur les lecteurs, et de l’émotion qu’elles causent ? N’est-ce pas disputer de la verité d’un fait naturel, sur laquelle les hommes croiront toujours plusieurs témoins oculaires uniformes dans leur rapport, préferablement à tous ceux qui voudront en contester la possibilité par des raisonnemens métaphisiques. Dès que ceux qui n’entendent pas la langue dont un poëte s’est servi, ne sont point capables de porter par eux-mêmes un jugement sur son mérite et sur la classe dont il est, n’est-il pas plus raisonnable qu’ils adoptent le sentiment de ceux qui l’ont entendu, et de ceux qui l’entendent encore, que d’épouser le sentiment de deux ou trois critiques qui assurent que le poëme ne fait pas sur eux l’impression que tous les autres hommes disent qu’ils sentent en le lisant. Je ne mets ici en ligne de compte que le sentiment des critiques, car on doit compter pour rien les analyses et les discussions en une matiere qui ne doit pas être décidée par voïe de raisonnement. Or, ces critiques qui disent que les poëmes des anciens ne font pas sur eux l’impression qu’ils font sur le reste des hommes, sont un contre cent mille. écouteroit-on un sophiste qui voudroit prouver que ceux qui sentent du plaisir à boire du vin, ont le goût corrompu, et qui fortifieroit ses raisonnemens par l’exemple de cinq ou six personnes qui ont le vin en horreur. Ceux qui sont capables d’entendre les anciens et qui en sont dégoûtez, sont en aussi petit nombre par rapport à ceux qui en sont épris, que les hommes qui ont une aversion naturelle pour le vin, sont en petit nombre par rapport aux autres. Il ne faut pas se laisser ébloüir aux discours artificieux des contempteurs des anciens, qui veulent associer à leurs dégoûts les sçavans qui ont remarqué des fautes dans les plus beaux ouvrages de l’antiquité. Ces messieurs habiles dans l’art de falsifier la verité sans ment ir, veulent nous faire accroire que ces sçavans sont de leur parti. Ils ont raison en un sens de le faire. Dans les questions qui gissent en fait , comme est celle de sçavoir si la lecture d’un certain poëme interesse beaucoup ou si elle n’interesse pas, le monde juge comme les tribunaux ont coutume de juger, c’est-à-dire, qu’il prononce toujours en faveur de cent témoins qui déposent avoir vû le fait, au mépris de tous les raisonnemens d’un petit nombre de personnes qui disent qu’elles ne l’ont point vû et qui le soutiennent même impossible. Les contempteurs des anciens ne sont en droit de reclamer, comme des gens de leur secte, que ceux des critiques qui ont avancé que les anciens ne devoient qu’à de vieilles erreurs et à des préjugez grossiers une réputation dont leurs fautes les rendent indignes. On feroit en deux lignes le catalogue de ces critiques, et des volumes entiers suffiroient à peine pour faire le catalogue des critiques du goût opposé. En verité, pour braver un consentement si general, pour donner le démenti à tant de siecles passez, et même au nôtre, il faut croire que le monde ne fait que sortir de l’enfance, et que nous sommes la premiere generation d’hommes raisonnables que la terre ait encore portée. Mais, dira-t-on, des traductions faites par des écrivains sçavans et habiles, ne mettent-elles point, par exemple, ceux qui n’entendent pas le latin en état de juger par eux-mêmes, en état de juger par voïe de sentiment de l’éneïde de Virgile ? Je tombe d’accord que l’éneïde de Virgile en françois, tombe, pour ainsi dire, sous le même sens qui auroit jugé du poëme original, mais l’éneïde en françois n’est plus le même poëme que l’éneïde en latin. Une grande partie du mérite d’un poëme grec ou latin, consiste dans le rithme et dans l’harmonie des vers, et ces beautez très-sensibles dans les originaux ne sçauroient être, pour ainsi dire, transplantées dans une traduction françoise. Virgile lui-même ne pourroit pas les y transplanter, d’autant que notre langue n’est pas susceptible de ces beautez, autant que la langue latine, comme nous l’avons exposé dans la premiere partie de cet ouvrage. En second lieu la poësie du stile dont nous avons encore parlé fort au long dans cette premiere partie, et qui décide presque entierement du succès d’un poëme, est si défigurée dans la meilleure traduction, qu’elle n’y est presque plus reconnoissable. Il est toujours difficile de traduire avec pureté, comme avec fidelité, un auteur, même celui qui ne fait que raconter des faits, et dont le stile est le plus simple, principalement quand cet écrivain a composé dans une langue plus favorable pour les expressions fortes et précises que la langue dans laquelle on entreprend de le traduire. Il est donc très difficile de traduire en françois tous les écrivains qui ont composé en grec et en latin. Qu’on juge donc, s’il est possible, de traduire le stile figuré des poëtes qui ont écrit en grec ou en latin, sans énerver la vigueur de leur stile, et sans le dépouiller de ses plus grands agrémens. Ou le traducteur se donne la liberté de changer les figures et d’en substituer d’autres qui sont en usage dans sa langue, à la place de celles dont son auteur s’est servi ; ou bien il traduit mot à mot ces figures, et il conserve dans la copie les mêmes images qu’elles présentent dans l’original. Si le traducteur change les figures, ce n’est plus l’auteur original, c’est le traducteur qui nous parle. Voilà un grand déchet quand même, ce qui n’arrive gueres, le traducteur auroit autant d’esprit et de génie que l’auteur qu’il traduit. On exprime toujours mieux son idée qu’on n’exprime l’idée d’autrui. D’ailleurs, il est très-rare que les figures qu’on regarde comme rélatives en deux langues, y puissent avoir précisément la même valeur. Il peut encore arriver qu’elles n’aïent pas la même noblesse, quand elles auroient la même valeur. Par exemple, pour dire une chose impossible aux efforts humains, les latins disoient, arracher la massuë à Hercule,

et nous disons en françois, prendre la lune avec les dents

la figure latine

est-elle bien renduë par la figure françoise ? Le déchet est du moins aussi grand pour le poëme, quand son traducteur en veut rendre les figures mot pour mot. En premier lieu le traducteur ne sçauroit rendre les mots avec précision, sans être obligé de coudre souvent à un mot qu’il traduit des épithetes pour en restraindre ou pour en étendre la signification. Les mots que la necessité fait regarder comme synonimes ou comme rélatifs en latin et en françois, n’ont pas toujours la même proprieté ni la même étenduë de signification, et c’est souvent cette proprieté qui fait la précision de l’expression, et le mérite de la figure dont le poëte s’est servi. On traduit ordinairement en françois le mot d’ herus par celui de maître, quoique le mot françois n’ait pas le sens précis du mot latin, qui signifie proprement le maître par rapport à son esclave. Il faut donc quelquefois que le traducteur emploïe une périphrase entiere pour bien rendre le sens d’un seul mot, ce qui fait traîner l’expression et rend la phrase languissante dans la version, de vive qu’elle étoit dans l’original. Il en est d’une phrase de Virgile comme d’une figure de Raphaël. Alterez tant soit peu le contour de Raphaël, vous ôtez l’énergie à son expression, et la noblesse à sa tête. De même, pour peu que l’expression de Virgile soit altérée, sa phrase ne dit plus si bien la même chose. On ne retrouve plus dans la copie l’expression de l’original. Quoique le mot d’empereur soit dérivé de celui d’ imperator , ne sommes-nous pas obligez par l’étenduë differente de la signification de ces deux mots, d’emploïer souvent une périphrase pour marquer précisément en quel sens nous usons du mot d’empereur, en traduisant imperator . Des traducteurs excellens ont choisi même quelquefois d’emploïer dans la phrase françoise le mot latin imperator . Un mot qui aura précisément la même signification dans les deux langues, ne peut-il pas encore, quand il est consideré en tant que simple son, et pris indépendamment de l’idée, laquelle y est attachée, se trouver plus noble en une langue qu’en une autre langue, de maniere qu’on rencontrera un mot bas dans une phrase de la traduction où l’auteur avoit mis un beau mot dans l’original. Le mot de Renaud est-t-il aussi beau en françois que Rinaldo l’est en italien ? Titus ne sonne-t-il pas mieux que Tite ? Les mots traduits d’une langue en une autre langue peuvent encore y devenir moins nobles et y souffrir, pour ainsi dire, du déchet par rapport à l’idée attachée au mot. Celui d’ Hospes ne perd-il pas une partie de la dignité qu’il a en latin, où il signifie un homme lié avec un autre par l’amitié la plus intime, un homme lié avec un autre jusqu’à pouvoir user de la maison de son ami comme de la sienne propre, quand on le rend en françois par le mot d’ hôte , qui signifie communément celui qui loge les autres, ou qui loge chez les autres à prix d’argent. Il en est des mots comme des hommes. Pour imprimer de la veneration, il ne leur suffit pas de se montrer quelquefois dans des fonctions ou dans des significations honorables, il faut aussi qu’ils ne se présentent jamais dans des fonctions viles ou dans des significations basses. En second lieu, supposant que le traducteur soit venu à bout de rendre la figure latine dans toute sa force, il arrivera très-souvent que cette figure ne fera pas sur nous la même impression qu’elle faisoit sur les romains, pour qui le poëme a été composé. Nous n’avons qu’une connoissance très-imparfaite des choses dont la figure sera empruntée. Quand même nous en aurions pleine connoissance, il se trouveroit que par des raisons que je vais exposer, nous n’aurions pas pour ces choses le même goût qu’avoient les romains, et l’image qui remet sous nos yeux ces mêmes choses, ne peut nous affecter comme elle affectoit les romains. Ainsi les figures empruntées des armes et des machines de guerre des anciens, ne sçauroient faire sur nous la même impression qu’elles faisoient sur eux. Les figures tirées d’un combat de gladiateurs, peuvent-elles frapper un françois qui ne connoît gueres, ou du moins qui ne vit jamais les combats de l’amphitéatre, ainsi qu’elles affectoient un romain épris de ces spectacles ausquels il assistoit plusieurs fois en un mois ? Croïons-nous que les figures empruntées de l’orchestre, des chœurs et des danses de l’opera, affectassent ceux qui n’auroient jamais vû ce spectacle, ainsi qu’elles affectent ceux qui vont à l’opera toutes les semaines ? La figure, manger son pain à l’ombre de son figuier,

doit-elle faire sur nous la même impression qu’elle faisoit sur un syrien presque toujours persecuté par un soleil ardent, et qui plusieurs fois avoit trouvé un plaisir infini à se reposer à l’ombre des grandes feüilles de cet arbre, le meilleur abri de tous ceux que peuvent donner les arbres des plaines de son païs. Les peuples septentrionnaux peuvent-ils être aussi sensibles à toutes les autres figures qui peignent la douceur de l’ombre et de la fraîcheur, que le sont les peuples qui habitent des païs chauds, et pour qui toutes ces images furent inventées. Virgile et les autres poëtes anciens auroient emploïé des figures d’un goût opposé, s’ils eussent écrit pour les nations hyperborées. Au lieu de tirer la plûpart de leurs métaphores d’un ruisseau dont l’eau fraîche désaltere le voïageur, ou d’un bouquet de bois qui donne un ombrage délicieux aux bords d’une fontaine, ils les auroient empruntées d’un poële ou des effets du vin et des liqueurs spiritueuses. Ils auroient peint le plaisir vif que sent un homme pénetré du froid en s’approchant du feu, ou bien le plaisir plus lent, mais plus doux qu’il éprouve en se couvrant d’une fourure. Nous sommes bien plus sensibles à la peinture des plaisirs que nous sentons tous les jours, qu’à la peinture des plaisirs que nous n’avons jamais goûtez, ou que nous avons goûtez rarement, et que nous ne regrettons gueres. Indifferens et sans goût pour le plaisir même que nous ne souhaitons pas, nous ne pouvons être affectez vivement par sa peinture, fut-elle faite par Virgile. Quel attrait peuvent avoir pour bien des personnes du nord qui ne burent jamais une goute d’eau pure, et qui ne connoissent que par imagination le plaisir décrit par le poëte, les vers de la cinquiéme églogue de Virgile, qui font une image si pleine d’attrait du plaisir que goûte un homme accablé de fatigue à dormir sur un gazon, et le voïageur brulant de soif à se désalterer avec l’eau d’une source vive. C’est la destinée de la plûpart des images dont les poëtes anciens se sont servies judicieusement pour interesser leurs compatriotes et leurs contemporains. Une image noble dans un païs, est encore une image basse dans un autre. Telle est l’image que fait un poëte grec d’un asne, animal qui dans son païs étoit bien fait et qui avoit le poil luisant, au lieu qu’il est vilain dans le nôtre. D’ailleurs cet animal que nous ne voïons jamais que couvert pauvrement et abandonné à la populace pour la servir dans les travaux les plus vils, sert ailleurs de monture aux personnes principales de la nation, et souvent il paroît couvert d’or et de broderie. Voici, par exemple, ce qu’écrit un missionnaire sur l’opinion qu’on a des asnes en certaines contrées des Indes orientales. on trouve ici des asnes comme en Europe… etc. devroit-on juger sur nos idées un poëte de ce païs-là qu’on auroit traduit en françois. Si nous n’avions jamais vû d’autres chevaux que ceux des païsans de l’isle de France, serions-nous affectez ainsi que nous le sommes par toutes les figures dont un coursier est le sujet. Mais, dira-t-on, il faut passer au poëte à qui l’on fait le procès sur une traduction, toutes les figures et toutes les prosopées fondées sur les mœurs et sur les usages de son païs. Voilà en premier lieu ce qu’on ne fait pas. Je ne pense pas que ce soit par prévarication, et j’accuse seulement les critiques de n’avoir point assez de connoissance des mœurs et des usages des differens peuples, pour juger quelles figures ces mœurs et ces usages autorisent ou n’autorisent pas dans un certain poëte. En second lieu, ces figures ne sont pas seulement excusables, elles sont belles dans l’original. Enfin qu’on interroge ceux qui sçavent écrire en latin et en françois. Ils répondront que l’énergie d’une phrase et l’effet d’une figure tiennent si bien, pour ainsi dire, aux mots de la langue dans laquelle on a inventé et composé, qu’ils ne sçauroient eux-mêmes se traduire à leur gré, ni donner le tour original à leurs propres pensées, en les mettant de françois en latin, encore moins quand ils les mettent de latin en françois. Les images et les traits d’éloquence perdent toujours quelque chose quand on les transplante de la langue en laquelle ils sont nez. Nous avons des traductions de Virgile et d’Horace aussi bonnes que des traductions peuvent l’être. Tous ceux qui entendent le latin ne se lassent point de dire que ces versions ne donnent pas l’idée du mérite des originaux, et leur déposition est encore confirmée par l’expérience generale de ceux qui se laissent guider aux attraits des livres dans le choix de leurs lectures. Ceux qui sçavent le latin ne sçauroient se rassasier de lire Horace et Virgile, tandis que ceux qui ne peuvent lire ces poëtes que dans les traductions, y trouvent un plaisir si médiocre qu’ils ont besoin de faire un effort pour achever la lecture de l’éneïde. Ils ne se peuvent lasser d’admirer qu’on lise les originaux avec tant de plaisir. D’un autre côté ceux qui sont surpris que des ouvrages dont la lecture les charme, dégoûtent ceux qui les lisent dans des traductions, ont autant de tort que les premiers. Les uns et les autres devroient faire refléxion que ceux qui lisent les odes d’Horace en françois, ne lisent pas les mêmes poësies que ceux qui lisent les odes d’Horace en latin. Ma reflexion est d’autant plus vraïe, qu’on ne sçauroit apprendre une langue sans apprendre en même-temps plusieurs choses des mœurs et des usages du peuple qui la parloit, ce qui donne une intelligence des figures et de la poësie du stile d’un auteur, laquelle ceux qui n’ont pas ces lumieres ne sçauroient avoir. Pourquoi les françois lisent-ils avec si peu de goût les traductions de l’Arioste et du Tasse, quoique la lecture du Roland furieux , et de la Jer usalem délivrée , charme avec raison tous les françois qui sçavent assez bien la langue italienne pour entendre les originaux sans peine. Pourquoi la même personne qui aura lû six fois les œuvres de Racine ne sçauroit-elle achever la lecture d’une traduction de l’éneïde, quoique ceux qui sçavent le latin aïent lû dix fois le poëme de Virgile, s’ils ont lû trois fois les tragédies du poëte françois ? C’est qu’il est de l’essence de toute traduction, de rendre aussi mal les plus grandes beautez d’un poëme, qu’elle rend fidellement les défauts du plan et des caracteres. S’il est permis de parler ainsi, le mérite des choses est presque toujours identifié avec le mérite de l’expression dans la poësie. Ceux qui lisent pour s’instruire ne perdent que l’agrément du stile de l’historien, quand ils le lisent dans une bonne traduction. Le mérite principal de l’historien ne consiste pas comme celui du poëte à nous toucher. Le stile de l’historien n’est pas la principale chose qui nous interesse dans son ouvrage. Des évenemens importans nous attachent par eux-mêmes, et la verité seule leur donne du pathetique. Le mérite principal de l’histoire est d’enrichir notre mémoire, et de former notre jugement. Mais le mérite principal de la poësie consiste à nous toucher. C’est l’attrait de l’émotion qui fait lire un poëme. Ainsi le plus grand mérite d’un poëme nous échappe quand nous n’entendons pas les mots choisis par le poëte même, et quand nous ne les voïons point dans l’ordre où il les avoit arrangez pour plaire à l’oreille, et pour former des images capables de remuer le cœur. En effet, qu’on change les mots des deux vers de Racine que nous avons déja citez. Enchaîner un captif de ses fers étonné contre un joug qui lui plaît vainement mutiné. Et qu’on dise en conservant la figure : mettre des fers à un prisonnier de guerre qui en est surpris et qui fait en vain le mutin contre un joug agréable , on ôte à ces vers l’harmonie et la poësie du stile. La même figure ne forme plus la même image. On barboüille, pour ainsi dire, la peinture que les vers de Racine offrent dès qu’on dérange ses termes et qu’on substituë la définition du mot à la place du mot. Q ue ceux qui auroient encore besoin de se convaincre à quel point un mot mis pour un autre énerve la vigueur d’une phrase, qui même ne sort pas de la langue où elle a été composée, lisent le vingt-troisiéme chapitre de la poëtique d’Aristote. Ceux qui traduisent en françois les poëtes grecs et latins, sont réduits à faire bien d’autres altérations dans les expressions de leur original, que celles que j’ai faites dans les vers de Phedre. Les plus capables et les plus laborieux se dégoûtent des efforts infructueux qu’ils tentent pour rendre leurs traductions aussi énergiques que l’original où ils sentent une force et une précision qu’ils ne peuvent venir à bout de mettre dans leur copie. Ils se laissent abbatre enfin au génie de notre langue, et ils se soumettent à la destinée des traductions après avoir lutté contre durant un temps. Dès qu’on ne retrouve plus dans une traduction les mots choisis par l’auteur, ni l’arrangement où il les avoit placez pour plaire à l’oreille et pour émouvoir le cœur, on peut dire que juger d’un poëme en general sur sa version, c’est vouloir juger du tableau d’un grand maître, vanté principalement pour son coloris, sur une estampe où le trait de son dessein seroit encore corrompu. Un poëme perd dans la traduction l’harmonie et le nombre que je compare au coloris d’un tableau. Il y perd la poësie du stile que je compare au dessein et à l’expression. Une traduction est une estampe où rien ne demeure du tableau original que l’ordonnance et l’attitude des figures. Encore y est-elle alterée. Juger d’un poëme sur la traduction et sur les critiques, c’est donc juger d’une chose destinée à tomber sous un sens sans la connoître par ce sens-là. Mais se faire l’idée d’un poëme sur ce que les personnes capables de l’entendre en sa langue, déposent unanimement concernant l’impression qu’il fait sur elles, c’est la meilleure maniere d’en juger quand nous ne l’entendons pas. Rien n’est plus raisonnable que de supposer que l’objet feroit sur nous la même impression qu’il fait sur elles, si nous étions susceptibles de cette impression autant qu’elles le sont. écouteroit-on un homme qui voudroit prouver par de beaux raisonnemens que le tableau des nôces de Cana de Paul Veronese qu’il n’auroit pas vû, ne sçauroit plaire autant que le disent ceux qui l’ont vû, parce qu’il est impossible qu’un tableau plaise lorsqu’il y a dans la composition poëtique de l’ouvrage autant de défauts qu’on en peut compter dans le tableau de Paul Veronese ? On diroit au critique d’aller voir le tableau, et l’on s’en tiendroit au rapport uniforme de tous ceux qui l’ont vû et qui assurent qu’il les a charmez malgré ses défauts. En effet, le rapport uniforme des sens des autres hommes, est après le rapport de nos propres sens, la voïe la plus certaine que nous aïons pour juger du mérite des choses qui tombent sous le sentiment. Les hommes le sçavent bien, et l’on n’ébranlera jamais la foi humaine, ou l’opinion prise sur le rapport uniforme des sens des autres. On ne sçauroit donc, sans une témerité inexcusable, dire avec confiance lorsqu’il est question d’un poëme qu’on n’entend pas : que l’opinion que les hommes ont qu’il est excellent, n’est qu’un préjugé d’éducation fondé sur des applaudissemens,… etc. et c’est être encore plus témeraire que de composer l’histoire imaginaire de ce préjugé.