Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/28

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 236-242).

PARTIE 1 SECTION 28


de la vrai-semblance en poësie.

la premiere regle que les peintres et les poëtes soient tenus d’observer en traitant le sujet qu’ils ont choisi, c’est de n’y rien mettre qui soit contre la vrai-semblance. Les hommes ne sçauroient être gueres touché d’un évenement qui leur paroît sensiblement impossible. Il est permis aux poëtes comme aux peintres qui traitent les faits historiques, de supprimer une partie de la verité. Les uns et les autres peuvent ajouter à ces faits des incidens de leur invention.

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ficta potes multa addere veris. dit Vida. On ne traite point de menteurs les poëtes et les peintres qui le font. La fiction ne passe pour mensonge que dans les ouvrages qu’on donne pour contenir exactement la verité des faits. Ce qui seroit un mensonge dans l’histoire de Charles Vii ne l’est pas dans le poëme de la pucelle. Ainsi le poëte qui feint une avanture honorable à son heros pour le rendre plus grand, n’est pas un imposteur, quoique l’historien qui feroit la même chose passât pour tel. On n’a rien à reprocher au poëte, si son invention ne choque point la vrai-semblance, et si le fait qu’il imagine est tel qu’il ait pû arriver veritablement. Parlons d’abord du vrai-semblable en poësie. Un fait vrai-semblable est un fait possible dans les circonstances où on le fait arriver. Ce qui est impossible en ces circonstances ne sçauroit paroître vrai-semblable. Je n’entens pas ici par impossible ce qui est au-dessus des forces humaines, mais ce qui paroît impossible, même en se prêtant à toutes les suppositions que le poëte sçauroit faire. Comme le poëte est en droit d’exiger de nous que

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nous trouvions possible tout ce qui paroissoit possible dans les tems où il met sa scene, et où il transporte en quelque façon ses lecteurs : nous ne pouvons point, par exemple, l’accuser de manquer à la vrai-semblance, en supposant que Diane enleve Iphigenie au moment qu’on alloit la sacrifier, pour la transporter dans la Tauride. L’évenement étoit possible suivant la theologie des grecs de ce tems-là. Après cela, que des personnes plus hardies que moi osent marquer les bornes entre la vrai-semblance et le merveilleux par rapport à chaque genre de poësie, par rapport au tems où l’on suppose que l’évenement est arrivé ; enfin par rapport à la credulité, plus ou moins grande, de ceux pour qui le poëme est composé. Il me paroît trop difficile de placer ces bornes. D’un côté, les hommes ne sont point touchez par les évenemens qui cessent d’être vrai-semblables, parce qu’ils sont trop merveilleux. D’un autre côté, des évenemens si vrai-semblables qu’ils cessent d’être merveilleux, ne les rendent gueres attentifs. Il en est des sentimens comme des évenemens. Les sentimens où il n’y a rien de merveilleux, soit

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par la nob lesse ou par la convenance du sentiment, soit par la précision de la pensée, soit par la justesse de l’expression, paroissent plats. Tout le monde dit-on, auroit pensé cela. D’un autre côté les sentimens trop merveilleux paroissent faux et outrez. Le sentiment que Du Rier prête à Scevola, dans la tragedie qui porte ce nom, quand il lui fait dire en parlant du peuple romain que Porsenna, auquel il parle, vouloit affamer : se nourrira d’un bras et combattra de l’autre. Devient aussi comique par l’exageration qu’il renferme, qu’aucun trait de L’Arioste. Il ne me paroît donc pas possible d’enseigner l’art de concilier le vrai-semblable et le merveilleux. Cet art n’est qu’à la portée de ceux qui sont nez poëtes, et grands poëtes. C’est à eux qu’il est reservé de faire une alliance du merveilleux et du vrai-semblable, où l’un et l’autre ne perdent pas leurs droits. Le talent de faire une telle alliance est ce qui distingue éminemment les poëtes de la classe de Virgile des versificateurs sans invention, et des poëtes extravagans. Voilà ce qui distingue ces poëtes illustres

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des auteurs plats, et des faiseurs de romans de chevalerie, tels que sont les amadis. Ces derniers ne manquent pas certainement de merveilleux. Au contraire ils en sont remplis ; mais leurs fictions sans vrai-semblance, et les évenemens trop prodigieux, dégoutent les lecteurs dont le jugement est formé, et qui connoissent les auteurs judicieux. Un poëme qui peche contre la vrai-semblance est d’autant plus vicieux que son défaut est sensible à tout le monde. Nous avons une tragedie de M Quinault, intitulée le faux Tiberinus, où le poëte suppose que Tiberinus roi d’Albe étant mort dans une expedition, un de ses generaux, afin d’empêcher le découragement des troupes, dérobe à leur connoissance la mort du roi. Pour mieux cacher l’accident, il fait soutenir à son propre fils le personnage du roi Tiberinus, à la faveur d’une ressemblance parfaite qui se trouvoit entre le roi et Agrippa. C’est le nom de ce fils qui passe pour Tiberinus. Son pere suppose encore, pour mieux cimenter l’imposture, que le roi mort a fait tuer secretement Agrippa. Tout le roïaume d’Albe s’y méprend un an durant,

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et le dénouëment de la piece, laquelle fournit d’acte en acte des situations merveilleuses, est encore très-interessant. Cependant on ne compta jamais cette tragedie parmi celles qui sont l’honneur de notre théatre. Elle ne touche que par surprise, et l’on desavouë son émotion propre dès qu’on fait reflexion à l’extravagance de la supposition sur laquelle toutes les situations merveilleuses de la tragedie sont fondées. On n’a presque point de plaisir à revoir une piece qui suppose que la ressemblance du roi Tiberinus et d’Agrippa fut absolument si parfaite, même du côté de l’esprit, que l’amante d’Agrippa après avoir eu de longues conversations avec lui, continuë à le prendre pour Tiberinus. J’avoüerai cependant qu’un poëme sans merveilleux me déplairoit encore plus qu’un poëme fondé sur une supposition sans vrai-semblance. En cela je suis de l’avis de M Despreaux, qui prefere le voïage du monde de la lune de Cyrano aux poëmes sans invention de Motin et de Cotin. Comme rien ne détruit plus la vrai-semblance d’un fait que la connoissance certaine que peut avoir le spectateur que

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le fait est arrivé autrement que le poëte ne le raconte : je crois que les poëtes qui contredisent dans leurs ouvrages des faits historiques très-connus, nuisent beaucoup à la vrai-semblance de leurs fictions. Je sçais bien que le faux est quelquefois plus vrai-semblable que le vrai. Mais nous ne reglons pas notre croïance touchant les faits sur leur vrai-semblance métaphysique, ou sur le pied de leur possibilité : c’est sur la vrai-semblance historique. Nous n’examinons pas ce qui devoit arriver plus probablement, mais ce que les témoins necessaires, ce que les historiens racontent ; et c’est leur recit et non pas la vrai-semblance qui détermine notre croïance. Ainsi nous ne croïons pas l’évenement qui est le plus vrai-semblable et le plus possible, mais celui qu’ils nous disent être veritablement arrivé. Leur déposition étant la regle de notre croïance sur les faits, ce qui peut être contraire à leur déposition ne sçauroit paroître vrai-semblable. Or comme la verité est l’ame de l’histoire, la vrai-semblance est l’ame de lapoësie.