Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/03

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 24-33).
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SECTION III.

Que le merite principal des poëmes et des tableaux consiste à imiter les objets qui auroient excité en nous des passions réelles. Les passions que ces imitations font naître en nous ne sont que superficielles.


Quand les passions réelles et veritables qui procurent à l’ame ses sensations les plus vives ont des retours si facheux, parce que les momens heureux dont elles font joüir sont suivis de journées si tristes, l’art ne pourroit-il pas trouver le moïen de separer les mauvaises suites de la plûpart des passions d’avec ce qu’elles ont d’agréable ? L’art ne pourroit-il pas créer, pour ainsi dire, des êtres d’une nouvelle nature ? Ne pourroit-il pas produire des objets qui excitassent en nous des passions artificielles capables de nous occuper dans le moment que nous les sentons, et incapables de nous causer dans la suite des peines réelles et des afflictions veritables ?

La poësie et la peinture en viennent à bout. Je ne prétends pas soutenir que les premiers peintres et les premiers poëtes, ni les autres artisans, qui peuvent faire la même chose qu’eux, aïent porté si loin leur idée, et qu’ils se soïent proposé des vûës si rafinées en travaillant. Les premiers inventeurs du bain n’ont pas songé qu’il fût un remede propre à guerir de certains maux, ils ne s’en sont servis que comme d’un rafraîchissement agréable durant la chaleur, lequel on a découvert depuis être utile pour rendre la santé dans certaines maladies : de même les premiers poëtes et les premiers peintres n’ont songé peut-être qu’à flater nos sens et notre imagination, et c’est en travaillant pour cela qu’ils ont trouvé le moïen d’exciter dans notre cœur des passions artificielles. C’est par hazard que les inventions les plus utiles à la societé ont été trouvées. Quoi qu’il en soit, ces phantômes de passions que la poësie et la peinture sçavent exciter en nous émouvant par les imitations qu’elles nous présentent, satisfont au besoin où nous sommes d’être occupez. Les peintres et les poëtes excitent en nous ces passions artificielles, en nous présentant les imitations des objets capables d’exciter en nous des passions veritables. Comme l’impression que ces imitations font sur nous est du même genre que l’impression que l’objet imité par le peintre ou par le poëte feroit sur nous : comme l’impression que l’imitation fait n’est differente de l’impression que l’objet imité feroit, qu’en ce qu’elle est moins forte, elle doit exciter dans notre ame une passion qui ressemble à celle que l’objet imité y auroit pu exciter. La copie de l’objet doit, pour ainsi dire, exciter en nous une copie de la passion que l’objet y auroit excitée. Mais comme l’impression que l’imitation fait n’est pas aussi profonde que l’impression que l’objet même auroit faite ; comme l’impression faite par l’imitation n’est pas serieuse, d’autant qu’elle ne va point jusqu’à l’ame pour laquelle il n’y a pas d’illusion dans ces sensations, ainsi que nous l’expliquerons tantôt plus au long ; enfin comme l’impression faite par l’imitation n’affecte que l’ame sensitive, elle s’efface bientôt. Cette impression superficielle faite par une imitation, disparoît sans avoir des suites durables, comme en auroit une impression faite par l’objet même que le peintre ou le poëte ont imité.

On conçoit facilement la raison de la difference qui se trouve entre l’impression faite par l’objet même et l’impression faite par l’imitation. L’imitation la plus parfaite n’a qu’un être artificiel, elle n’a qu’une vie empruntée, au lieu que la force et l’activité de la nature se trouve dans l’objet imité. C’est en vertu du pouvoir qu’il tient de la nature même que l’objet réel agit sur nous. Voilà d’où procede le plaisir que la poësie et la peinture font à tous les hommes.

Voilà pourquoi nous regardons avec contentement les peintures dont le merite consiste à mettre sous nos yeux des avantures si funestes, qu’elles nous auroient fait horreur si nous les avions vûës veritablement, car comme le dit Aristote dans sa poëtique : des monstres et des hommes morts ou mourants que nous n’oserions regarder ou que nous ne verrions qu’avec horreur, nous les voïons avec plaisir imitez dans les ouvrages des peintres. mieux ils sont imitez, plus nous les regardons avidement. Il en est de même des imitations que fait la poësie.

Le plaisir qu’on sent à voir les imitations que les peintres et les poëtes sçavent faire des objets qui auroient excité en nous des passions dont la réalité nous auroit été à charge, est un plaisir pur. Il n’est pas suivi des inconveniens dont les émotions serieuses qui auroient été causées par l’objet même, seroient accompagnées.

Des exemples éclairciront encore mieux que des raisonnemens une opinion que je puis craindre de n’exposer jamais assez distinctement. Le massacre des innocens a dû laisser des idées bien funestes dans l’imagination de ceux qui virent réellement les soldats effrenez égorger les enfans dans le sein des meres sanglantes. Le tableau de Le Brun où nous voïons l’imitation de cet évenement tragique, nous émeut et nous attendrit, mais il ne laisse point dans notre esprit aucune idée importune : ce tableau excite notre compassion, sans nous affliger réellement. Une mort telle que la mort de Phédre : une jeune princesse expirante avec des convulsions affreuses, en s’accusant elle-même des crimes atroces dont elle s’est punie par le poison, seroit un objet à fuir. Nous serions plusieurs jours avant que de pouvoir nous distraire des idées noires et funestes qu’un pareil spectacle ne manqueroit pas d’empreindre dans notre imagination. La tragedie de Racine qui nous présente l’imitation de cet évenement, nous émeut et nous touche sans laisser en nous la semence d’une tristesse durable. Nous joüissons de notre émotion sans être allarmez par la crainte qu’elle dure trop long-tems. C’est, sans nous attrister réellement, que la piece de Racine fait couler des larmes de nos yeux : l’affliction n’est, pour ainsi dire, que sur la superficie de notre cœur, et nous sentons bien que nos pleurs finiront avec la répresentation de la fiction ingenieuse qui les fait couler.

Nous écoutons donc avec plaisir les hommes les plus malheureux quand ils nous entretiennent de leurs infortunes par le moïen du pinceau d’un peintre, ou dans les vers d’un poëte ; mais, comme le remarque Diogene Laerce, nous ne les écouterions qu’avec repugnance s’ils déploroient eux-mêmes leurs malheurs devant nous. Le peintre et le poëte ne nous affligent qu’autant que nous le voulons, ils ne nous font aimer leurs heros et leurs heroïnes qu’autant qu’il nous plaît, au lieu que nous ne serions pas les maîtres de la mesure de nos sentimens ; nous ne serions pas les maîtres de leur vivacité comme de leur durée, si nous avions été frappez par les objets mêmes que ces habiles artisans ont imitez. Il est vrai que les jeunes gens qui s’adonnent à la lecture des romans, dont l’attrait consiste dans des imitations poëtiques, sont sujets à être tourmentez par des afflictions et par des desirs trèsréels, mais ces maux ne sont pas les suites necessaires de l’émotion artificielle causée par le portrait de Cyrus et de Mandane. Cette émotion artificielle n’en est que l’occasion ; elle fomente dans le cœur d’une jeune personne qui lit les romans avec trop de goût, les principes des passions naturelles qui sont déja en elle, et la dispose ainsi à concevoir plus aisément des sentimens passionnez et serieux pour ceux qui sont à portée de lui en inspirer : ce n’est point Cyrus ou Mandane qui sont le sujet de ses agitations.

On dit bien encore qu’on a vû des hommes se livrer de si bonne foi aux impressions des imitations de la poësie, que la raison ne pouvoit plus reprendre ses droits sur leur imagination égarée. On sçait l’avanture des habitans d’Abdere qui furent tellement frappez par les images tragiques de l’Andromede d’Euripide, que l’imitation fit sur eux une impression serieuse et de même nature que l’impression que la chose imitée auroit faite elle-même : ils en perdirent le sens pour un tems, comme il pourroit arriver de le perdre à la vûë d’évenemens tragiques à l’excès. On cite aussi un bel esprit du dernier siecle qui, trop ému des peintures de l’Astrée, se crut le successeur de ces bergers galands qui n’eurent jamais d’autre patrie que les estampes et les tapisseries. Son imagination alterée lui fit faire des extravagances semblables à celles que Cervantes fait faire en une folie du même genre, mais d’une autre espece, à son dom Quichotte, après avoir supposé que la lecture des prouesses de la chevalerie errante eut tourné la tête à ce bon gentilhomme.

Il est bien rare de trouver des hommes qui aïent en même tems le cœur si sensible et la tête si foible ; supposé qu’il en soit veritablement de tels, leur petit nombre ne merite pas qu’on fasse une exception à cette regle generale : que notre ame demeure toujours la maîtresse de ces émotions superficielles que les vers et les tableaux excitent en elle. On peut même penser que le berger visionnaire dont je viens de parler, n’auroit jamais pris ni pannetiere, ni houlette sans quelque bergere qu’il voïoit tous les jours ; il est vrai seulement que sa passion n’auroit pas produit des effets aussi bizarres, si, pour me servir de cette expression, elle n’eût été entée sur les chimeres dont la lecture de l’Astrée avoit rempli son imagination. Car pour l’avanture d’Abdere, le fait, comme il arrive toujours, est bien moins merveilleux dans l’auteur original que dans la narration de ceux qui nous le donnent de la troisiéme ou de la seconde main. Lucien raconte seulement que les abderitains aïant vû la répresentation de l’Andromede d’Euripide durant les chaleurs les plus ardentes de l’été, plusieurs d’entre eux qui tomberent malades bientôt après, recitoient dans le transport de la fievre des vers de cette tragedie ; c’étoit la derniere chose qui eût fait sur eux une grande impression. Lucien ajoute que le froid de l’hyver, dont la proprieté est d’éteindre les maladies épidemiques allumées par l’intemperie de l’été, fit cesser la déclamation et la maladie.