Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/37

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 346-350).

PARTIE 1 SECTION 37


que les mots de notre langue naturelle font plus d’impression sur nous que les mots d’une langue étrangere.

une preuve sans contestation de la superiorité des vers latins sur les vers françois, c’est que les vers latins touchent plus, c’est qu’ils affectent plus que les vers françois, les françois qui sçavent la langue latine. Cependant l’impression que les expressions d’une langue étrangere font sur nous, est bien plus foible que l’impression que font sur nous les expressions de notre langue naturelle. Dès que les vers latins font plus d’impression sur nous que les françois, il s’ensuit donc que les vers latins sont plus parfaits et plus capables de plaire que les vers françois. Les vers latins n’ont pas naturellement le même pouvoir sur une oreille françoise qu’ils avoient sur une oreille latine. p347

Ils n’ont pas le pouvoir que les vers françois doivent avoir sur une oreille françoise. à l’exception d’un petit nombre de mots qui peuvent passer pour des mots imitatifs, nos mots n’ont d’autre liaison avec l’idée attachée à ces mots, qu’une liaison arbitraire. Cette liaison est l’effet du caprice ou du hazard. Par exemple, on a pu attacher dans notre langue l’idée du cheval au mot soliveau, et l’idée de la piece de bois qu’il signifie, au mot cheval. Or ce n’est que durant les premieres années de notre vie que la liaison entre un certain mot et une certaine idée se fait si bien, que ce mot nous paroisse avoir une énergie naturelle ; c’est-à-dire une proprieté particuliere, pour signifier la chose dont il n’est cependant qu’un signe institué arbitrairement. Ainsi quand nous avons appris dès l’enfance la signification du mot aimer, quand ce mot est le premier que nous aïons retenu pour exprimer la chose dont il est le signe, il nous paroît avoir une énergie naturelle, bien que la force que nous lui trouvons vienne uniquement de notre éducation, et de ce qu’il s’est saisi, pour ainsi dire, de la premiere place dans notre memoire. p348

Il arrive même que lorsque nous apprenons une langue étrangere après que nous sommes parvenus à un certain âge, nous ne rapportions point immediatement à leur idée les mots de cette langue étrangere, mais bien aux mots de notre langue naturelle, qui sont associés avec ces idées là. Ainsi un françois qui apprend l’anglois ne lie point immediatement au mot anglois god l’idée de Dieu, mais bien au mot Dieu. Lorsqu’il entend ensuite prononcer god, l’idée qui se reveille d’abord en lui est celle de la signification que ce mot a en françois. L’idée de Dieu ne se reveille en lui qu’en second lieu. Il semble qu’il lui faille d’abord se traduire le premier mot à lui-même. Qu’on traite, si l’on veut, cette explication de subtilité, il sera toujours vrai de dire que dès que notre cerveau n’a pas été habitué dans l’enfance à nous representer promtement certaines idées aussi-tôt que certains sons viennent frapper nos oreilles, ces mots font sur nous une impression et plus foible et plus lente que les mots auxquels nos organes sont en habitude d’obéir dès l’enfance. L’operation que font les mots est dépendante du ressort mécanique de nos organes,

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et par consequent elle doit dépendre de la facilité comme de la promptitude de leurs mouvemens. Voilà pourquoi le même discours ébranle en des tems inégaux, un homme d’un temperament vif, et un autre homme d’un temperament lent, quoiqu’ils en viennent enfin à prendre le même interêt à la chose dont il s’agit. L’experience qui est plus décisive dans les faits, que tous les raisonnemens, nous enseigne que la chose est ainsi. Un françois qui ne sçait l’espagnol que comme une langue étrangere, n’est pas affecté par le mot querer, comme par le mot aimer, quoique ces mots signifient la même chose. Cependant les vers latins plaisent plus, ils affectent plus que les vers françois. On ne sçauroit recuser le témoignage des étrangers à qui l’usage de la langue françoise est beaucoup plus familier aujourd’hui que l’usage de la langue latine. Ils disent tous que les vers françois leur font moins de plaisir que les vers latins, quoique la pluspart ils aïent appris le françois avant que d’apprendre le latin. Les françois mêmes qui sçavent assez bien le latin pour entendre facilement les poëtes qui ont

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composé dans cette langue, sont de leur avis. En supposant que le poëte françois et le poëte latin aïent traité la même matiere, et qu’ils aïent également réussi ; les françois dont je parle trouvent plus de plaisir à lire les vers latins. On sçait le bon mot de Monsieur Bourbon : qu’il croioit boire de l’eau quand il lisoit des vers françois. Enfin les françois et les étrangers, je parle de ceux qui sçavent notre langue aussi bien que nous-mêmes, et qui ont été élevez un Horace dans une main et un Despreaux dans l’autre, ne sçauroient souffrir qu’on mette en comparaison les vers latins et les vers françois considerez mécaniquement. Il faut donc qu’il se rencontre dans les vers latins une excellence qui ne soit pas dans les vers françois. L’étranger qui fait plûtôt fortune dans une cour, qu’un homme du païs, est réputé avoir plus de merite que celui qu’il a laissé derrierelui.