Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/39

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 386-392).

PARTIE 1 SECTION 39


en quel sens on peut dire que la nature se soit enrichie depuis Raphaël.

au contraire, les peintres qui travaillent aujourd’hui tirent plus de secours de l’art, que Raphaël et ses contemporains n’en pouvoient tirer. Depuis Raphaël, l’art et la nature se sont perfectionnez, et si Raphaël revenoit au monde avec ses talens, il feroit mieux encore qu’il ne l’a pû faire dans le temps où la destinée l’avoit placé, au lieu que Virgile ne pourroit point écrire un poëme épique en françois aussi-bien qu’il l’a écrit en latin. L’école lombarde a porté le coloris à une

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perfection où il n’avoit pas encore atteint du vivant de Raphaël. L’école d’Anvers a fait encore depuis lui plusieurs découvertes sur la magie du clair-obscur. Michel Ange de Caravage et ses imitateurs ont aussi fait sur cette partie de la peinture, des découvertes excellentes, quoiqu’on puisse leur reprocher d’en avoir été trop amoureux. Enfin depuis Raphaël la nature s’est embellie. Expliquons ce paradoxe. Nos peintres connoissent presentement une nature d’arbres et une nature d’animaux plus belle et plus parfaite que celle qui fut connuë aux devanciers de Raphaël et à Raphaël lui-même. Je me contenterai d’en alleguer trois exemples, les arbres des Païs-Bas, les animaux d’Angleterre et de quelques autres païs : enfin les fruits, les fleurs, et les arbres des Indes, tant orientales qu’occidentales. Raphaël et ses contemporains ont vêcu dans des temps où l’Asie orientale et l’Amerique n’étoient pas encore découvertes pour les peintres. Un païs n’est découvert pour les gens d’une certaine profession, ils ne sçauroient profiter de celles de ses richesses, qui sont à leur usage, qu’après qu’il y a passé des

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gens de leur profession. Le Brésil, par exemple, étoit découvert pour les marchands long-temps avant que d’être découvert pour les medecins. Ce n’a été qu’après que Pison et d’autres medecins habiles ont été au Brésil, que les medecins d’Europe en ont bien connus les simples et les arbres. De même l’Asie orientale et l’Amerique étoient déja découvertes pour les épiciers et pour les lapidaires au temps de Raphaël ; mais ce n’est qu’après lui que ces parties du monde ont été découvertes pour les peintres, et qu’on en a rapporté les desseins des plantes, des fruits et des animaux rares qui s’y trouvent, et qui peuvent servir à l’embellissement des tableaux. La temperature du climat des Païs-Bas et la nature du sol, y font croître les arbres plus près l’un de l’autre, plus droits, plus hauts et mieux garnis de feüilles, que les arbres de la même espece qui viennent en Grece, en Italie et même en plusieurs provinces de la France. Les feüilles des arbres des Païs-Bas sont non-seulement en plus grande quantité, mais elles sont encore plus vertes et plus larges. Ainsi les collines des Païs-Bas donnent l’idée

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d’un païsage plus vert, plus frais et plus riant que les collines d’Italie. Les vaches, les taureaux, les moutons, et même les porcs, ont en Angleterre le corsage bien mieux formé qu’ils ne l’ont en Italie et en Gréce. Avant Raphaël les marchands venitiens fréquentoient bien les ports d’Angleterre. Les pellerins anglois alloient bien à Rome en grand nombre gagner les pardons ; mais les uns et les autres n’étoient pas peintres, et ce qu’ils pouvoient raconter des animaux de ce païs-là n’en étoit pas un dessein. Il est vrai que Raphaël et ses contemporains n’étudioient pas la nature seulement dans la nature même. Ils l’étudioient encore dans les ouvrages des anciens. Mais les anciens eux-mêmes ne connoissoient pas les arbres et les animaux dont nous venons de parler. L’idée de la belle nature que les anciens s’étoient formée sur certains arbres et sur certains animaux, en prenant pour modeles les arbres et les animaux de la Gréce et de l’Italie, cette idée, dis-je, n’approche pas de ce que la nature produit en ce genre-là dans d’autres contrées. Voilà pourquoi les beaux chevaux antiques, même celui sur lequel

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Marc-Aurele est monté, et à qui Pierre De Cortonne adressoit la parole toutes les fois qu’il passoit dans la cour du Capitole, en lui disant par un entousiasme pittoresque. avances donc : ne sçais-tu pas que tu es vivant ? n’ont pas les proportions aussi élegantes, ni le corsage et l’air aussi nobles que les chevaux que les sculpteurs ont faits depuis qu’ils ont connus les chevaux du nord de l’Angleterre, et que l’espece de ces animaux s’est embellie dans differens païs par le mêlange que les nations industrieuses ont sçû faire des races. Les chevaux de Montécavallo font pitié par la proportion vitieuse de differentes parties de leurs corps, et principalement par leur encolure énorme, à tous ceux qui connoissent les chevaux d’Angleterre et d’Andalouzie. L’inscription mise sous ces chevaux et qui nous assure que l’un est l’ouvrage de Phidias, et l’autre l’ouvrage de Praxitéle, est une imposture. J’en tombe d’accord. Mais il falloit néanmoins que les anciens les estimassent beaucoup, puisque Constantin les fit venir d’Alexandrie à Rome comme un monument précieux dont il vouloit orner ses

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thermes. La vache de Myron, cette vache si fameuse, et que les pastres comptoient pour une piece de leur bétail quand il venoit paître autour d’elle, n’approchoit pas, suivant les apparences, de deux mille qui sont aujourd’hui dans les comtez du nord d’Angleterre, puisqu’elle étoit si semblable à ses modeles. Du moins nous voïons certainement que les taureaux, les vaches et les porcs des bas reliefs antiques ne sont point à comparer aux animaux de la même espece que l’Angleterre éleve. On remarque dans ces derniers une beauté où l’imagination des artisans qui ne les avoient point vûs, ne pouvoit pas atteindre. Il faudroit connoître le monde presqu’aussi-bien que l’intelligence qui l’a créé, et qui a décidé de son arrangement, pour imaginer la perfection où la nature est capable d’arriver à la faveur d’une combinaison de hazards favorables à ses productions, et de circonstances heureuses dans leur nutrition. Les lumieres des hommes sur la conformation de l’univers étant aussi bornées qu’elles le sont, ils ne peuvent en prêtant à la nature les beautez qu’ils imaginent, l’annoblir dans leurs inventions,

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autant qu’elle sçait s’annoblir elle-même à la faveur de certaines conjonctures. Souvent leur imagination la gâte au lieu de la perfectionner. Ainsi tant que les hommes découvriront des païs inconnus, et que les observateurs pourront leur en apporter de nouvelles richesses, il sera vrai de dire que la nature considerée dans les portefeüilles des peintres et des sculpteurs, ira toujours en se perfectionnant.