Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/41

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 406-416).

PARTIE 1 SECTION 41


de la simple récitation et de la déclamation.

les premiers hommes qui ont fait des vers, ont dû s’appercevoir que la récitation donnoit une force aux vers qu’ils n’ont pas, quand on les lit soi-même sur le papier où ils sont écrits. Ils auront donc mieux aimé réciter leurs vers que de les donner à lire. L’harmonie des vers qu’on récite, flatte l’oreille et augmente le plaisir que le sens des vers est capable de donner. Au contraire, l’action de lire est en quelque façon une peine. C’est une operation que l’œil apprend à faire par le secours de l’art, et qui n’est pas accompagnée d’aucun sentiment agréable, comme est celui qui naît de l’application des yeux sur les objets que nous offrent des tableaux. Ainsi que les mots sont les signes arbitraires de nos idées, de même les differens caracteres qui composent l’écriture sont les signes arbitraires des sons dont les mots sont composez. Il est donc necessaire, quand nous lisons des vers,

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que les caracteres des lettres réveillent d’abord l’idée des sons dont ils se trouvent être les signes arbitraires, et il faut ensuite que les sons des mots, qui ne se trouvent être eux-mêmes que des signes arbitraires, réveillent les idées attachées à ces mots. Avec quelque vitesse et quelque facilité que ces operations se fassent, elles ne sçauroient se faire aussi promptement qu’une seule operation. C’est ce qui arrive dans la récitation où le mot que nous entendons réveille immédiatement l’idée qui est liée avec ce mot. Je n’ignore pas qu’une belle édition dont les caracteres bien taillez et bien noirs sont rangez dans une proportion élegante sur du papier d’un bel œil, ne fasse un plaisir sensible à la vûë ; mais ce plaisir plus ou moins grand suivant le goût qu’on peut avoir pour l’art de l’imprimerie, est un plaisir à part, et qui n’a rien de commun avec l’emotion que cause la lecture d’un poëme. Ce plaisir cesse même dès qu’on applique son attention à la lecture, et l’on ne s’apperçoit plus alors de la beauté de l’impression que par la facilité que les yeux trouvent à reconnoître les caracteres et à rassembler les mots. Considerer le Virgile

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des elzevirs comme un chef-d’ œuvre d’impression, ou lire les vers de Virgile pour en sentir les charmes, ce sont deux actions très-distinctes et très-differentes. Il s’agit ici de la derniere. Elle n’est pas un plaisir par elle-même. Elle est si peu un plaisir : elle nous fait sentir si peu l’harmonie du vers, que l’instinct nous porte à prononcer tout haut les vers que nous ne lisons que pour nous-mêmes, lorsqu’il nous semble que ces vers doivent être nombreux et harmonieux. C’est un de ces jugemens que l’esprit fait par une operation qui n’est pas prémeditée, et que nous ne connoissons même que par une refléxion qui nous fait retourner, pour ainsi dire, sur ce qui s’est passé dans nous-mêmes. Telles sont la plûpart des operations de l’ame dont nous avons parlé, et la plûpart de celles dont nous devons parler encore. La récitation des vers est donc un plaisir pour nos oreilles, au lieu que leur lecture est un travail pour nos yeux. En écoutant réciter des vers, nous n’avons pas la peine de lire, et nous sentons leur cadence et leur harmonie. L’auditeur est plus indulgent que le lecteur, parce qu’il est plus flatté par les

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vers qu’il entend, que l’autre par ceux qu’il lit. N’est-ce pas reconnoître que le plaisir d’entendre la récitation en impose à notre jugement, que de remettre à prononcer sur le mérite d’un poëme qui nous a plû, en l’entendant réciter, jusques à la lecture que nous en voulons faire, comme on dit, l’œil sur le papier ? Il faut, disons-nous, ne point compromettre son jugement, et souvent la récitation en impose. L’experience que nous avons de nos propres sens, nous enseigne donc que l’œil est un censeur plus sévere, qu’il est pour un poëme un scrutateur bien plus subtil que l’oreille, parce que l’œil n’est pas exposé dans cette occasion à se laisser séduire par son plaisir comme l’oreille. Plus un ouvrage plaît, moins on est en état de reconnoître et de compter ses défauts. Or l’ouvrage qu’on entend réciter, plaît plus que l’ouvrage qu’on lit dans son cabinet. Aussi voïons-nous que tous les poëtes, ou par instinct ou par connoissance de leurs interêts, aiment mieux réciter leurs vers que de les donner à lire, même aux premiers confidens de leurs productions. Ils ont raison s’ils cherchent des loüanges plûtôt que des conseils utiles.

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C’étoit par la voïe de la récitation que les anciens poëtes publioient ceux de leurs ouvrages qui n’étoient pas composez pour le théatre. On voit par les satyres de Juvenal, qu’il se formoit à Rome des assemblées nombreuses pour entendre réciter les poëmes que leurs auteurs vouloient donner au public. Nous trouvons même dans les usages de ce temps-là une preuve encore plus forte du plaisir que donne la simple récitation des vers qui sont riches en harmonie. Les romains, qui joignoient souvent d’autres plaisirs au plaisir de la table, faisoient lire quelquefois durant le repas Homere, Virgile et les poëtes excellens, quoique la plûpart des convives dussent sçavoir par cœur une partie des vers dont on leur faisoit entendre la lecture. Mais les romains comptoient que le plaisir du rithme et de l’harmonie dût suppléer au mérite de la nouveauté qui manquoit à ces vers. Juvenal promet à l’ami qu’il invite à venir manger le soir chez lui, qu’il entendra lire les vers d’Homere et de Virgile durant le repas, comme on promet aujourd’hui aux convives une reprise de brelan après le souper. Si mon lecteur,

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dit-il, n’est pas des plus habiles dans sa profession, les vers qu’il nous lira sont si beaux, qu’ils ne laisseront pas de nous faire plaisir. Dès que la simple récitation ajoûte tant d’énergie au poëme, il est facile de concevoir quel avantage les pieces qui se déclament sur un théatre, tirent de la représentation. Si ceux qui trouvent les comédies de Terence froides les avoient vû representer par des comédiens, qui mettoient du moins autant de vivacité dans leur action que les comédiens italiens, ils ne diroient plus la même chose. Pour revenir à Quintilien : qui voudroit mettre dans son cabinet les vendanges de Suresne, s’il falloit faire copier

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cette comédie, comme il auroit fallu la faire copier de son temps, que l’art de l’impression n’étoit pas encore inventé ? Cependant la representation de cette farce nous amuse. L’appareil de la scéne nous prépare à être émus, et l’action théatrale donne une force merveilleuse aux vers. Comme l’eloquence du corps ne persuade pas moins que celle des paroles ; les gestes aident infiniment la voix à faire son impression. L’instinct naturel nous l’apprend, en nous enseignant que ceux qui nous écoutent parler sans nous voir, ne nous entendent qu’à demi. En effet, la nature a assigné un geste particulier à chaque passion, à chaque sentiment. Chaque passion a de même un ton particulier et une expression particuliere sur le visage. Le premier mérite du déclamateur, est celui de se toucher lui-même. L’émotion intérieure de celui qui parle, jette un pathétique dans ses tons et dans ses gestes que l’art et l’étude n’y sçauroient mettre. On est prévenu pour l’acteur qui paroît être ému lui-même.

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On se prévient contre celui qu’on reconnoît n’être point ému. Or je ne sçais quoi de froid dans les exclamations, de forcé dans le geste, et de gêné dans la contenance, décelent toûjours l’acteur indolent pour un homme que l’art seul fait mouvoir, et qui voudroit nous faire pleurer sans ressentir lui-même aucune affliction, caractere odieux, et qui tient quelque chose de celui d’imposteur. Tous ceux qui exercent un de ces arts dont le but est d’émouvoir les autres hommes, doivent s’attendre d’être jugez suivant la maxime d’Horace : que pour faire pleurer les autres il faut être affligé. On imite mal une passion qu’on ne feint que du bout des lévres. Pour la bien exprimer, il faut que le cœur en ressente du moins quelque legere atteinte. Je conçois donc que le génie qui forme les excellens déclamateurs, consiste dans une sensibilité de cœur, qui les fait

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entrer machinalement, mais avec affection, dans les sentimens de leur personnage. Il consiste dans une disposition méchanique à se prêter facilement à toutes les passions qu’on veut exprimer. Quintilien qui avoit cru que sa profession d’enseigner l’art d’être éloquent, le mît dans l’obligation d’étudier les mouvemens du cœur humain, du moins autant que les regles de la grammaire, dit que l’orateur qui touche le plus, c’est celui qui se touche lui-même davantage. Dans un autre endroit il dit, en parlant de l’imitation des mouvemens des passions que fait l’orateur dans sa déclamation, ou de affectibus quae effinguntur imitatione : que l’essentiel pour le déclamateur c’est de s’échauffer l’imagination en se représentant vivement à lui-même les objets de la peinture, desquels il prétend se servir pour émouvoir les autres, c’est de se mettre à la place de ceux qu’il veut faire parler. Tous les orateurs et tous les comédiens que nous avons vû réussir éminemment

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dans leurs professions, étoient des personnes nées avec la sensibilité dont je viens de parler. L’art ne la donne point. Sans elle néanmoins le beau son de voix et tous les autres talens naturels ne sçauroient former un grand déclamateur. On peut faire dans tous les temps sur les bons acteurs la même observation que Quintilien faisoit sur ceux qui joüoient de son temps. C’est que ces acteurs avoient encore les larmes aux yeux au sortir de la scéne, lorsqu’ils venoient d’y joüer quelqu’endroit bien interessant, vidi ego saepe… etc. . Comme les femmes ont une sensibilité plus soudaine, et qui est plus à la disposition de leur volonté, que la sensibilité des hommes, comme elles ont, pour parler ainsi, plus de souplesse dans le cœur que les hommes, elles réussissent mieux que les hommes à faire ce que Quintilien exige de tous ceux qui veulent se mêler de déclamer. Elles se touchent plus facilement qu’eux des passions qu’il leur plaît d’avoir. En un mot les hommes ne se prêtent pas d’aussi-bonne

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grace que les f emmes aux sentimens du personnage qu’ils veulent joüer. Ainsi quoique les hommes soient plus capables que les femmes d’une application forte et d’une attention suivie, quoique l’éducation qu’ils reçoivent les rende encore plus propres qu’elles à bien apprendre tout ce que l’art peut enseigner, on a vû néanmoins depuis quarante ans sur la scéne françoise un plus grand nombre d’actrices excellentes que d’excellens acteurs. Depuis soixante ans que le théatre de l’opera est ouvert, on n’y a point vû d’homme exceller dans l’art de la déclamation propre pour accompagner une récitation ralentie par le chant, autant que Mademoiselle Rochoix.