Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/42

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 417-428).

PARTIE 1 SECTION 42


de notre maniere de réciter la tragédie et la comedie.

puisque le but de la tragedie est d’exciter la terreur et la compassion, puisque le merveilleux est de l’essence de ce poëme ; il faut donner toute la dignité possible aux personnages qui la representent. Voilà pourquoi l’on habille aujourd’hui communément ces personnages de vêtemens imaginez à plaisir, et dont la premiere idée est prise d’après l’habit de guerre des anciens romains, habit noble par lui-même, et qui semble avoir quelque part à la gloire du peuple qui le portoit. Les habits des actrices sont ce que l’imagination peut inventer de plus riche et de plus majestueux. Au contraire on se sert des habits de ville, c’est-à-dire, de ceux qui sont communément en usage pour joüer la comedie. Les françois ne s’en tiennent pas aux habits pour donner aux acteurs de la tragedie la noblesse et la dignité qui leur conviennent. Nous voulons encore

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que ces acteurs parlent d’un ton de voix plus élevé, plus grave et plus soutenu que celui sur lequel on parle dans les conversations ordinaires. Toutes les négligences que l’usage autorise dans la prononciation des entretiens familiers, leur sont interdites. Cette maniere de réciter est plus pénible à la verité que ne le seroit une prononciation approchante de celles des conversations ordinaires ; mais outre qu’elle a plus de dignité, elle est encore plus avantageuse pour les spectateurs, qui par son moïen entendent mieux les vers. Les spectateurs, qui la plûpart sont assez éloignez du théatre, auroient trop de peine à bien entendre des vers tragiques dont le stile est figuré : s’ils étoient récitez plus vîte et plus bas, sur-tout lorsque ces spectateurs verroient une piece pour la premiere fois. Une partie des vers leur échapperoit, et ce qu’ils auroient perdu les empêcheroit souvent d’être touchez de ce qu’ils entendroient. Il faut encore que les gestes des acteurs tragiques soient plus mesurez et plus nobles, que leurs démarches soient graves, et que leur contenance soit plus sérieuse que les gestes, les démarches et le maintien des personnages de comédie.

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Enfin nous exigeons des acteurs de tragedie, de mettre un air de grandeur et de dignité dans tout ce qu’ils font, comme nous exigeons du poëte de le mettre dans tout ce qu’il leur fait dire. Aussi voïons-nous qu’au sentiment general des peuples de l’Europe, les françois sont ceux qui réussissent le mieux aujourd’hui dans la représentation des tragedies. Les italiens qui nous rendent justice sans trop de répugnance quand il s’agit des arts et des talens, où ils ne se piquent pas d’exceller, disent que notre déclamation tragique leur donne une idée du chant ou de la déclamation théatrale des anciens que nous avons perduë. En effet, à juger de la déclamation des romains, et par conséquent de celle des grecs sur la scéne, desquels la scéne romaine s’étoit formée, par ce qu’en dit Quintilien, la récitation des anciens devoit être quelque chose d’approchant de notre déclamation tragique. C’est de quoi nous parlerons plus au long dans le traité de la musique des

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anciens qu’on trouvera à la fin de cet ouvrage. Il est assez établi en Europe, comme je l’ai déja dit, que les françois, qui depuis cent ans composent les meilleures pieces dramatiques qui paroissent aujourd’hui, sont aussi ceux qui récitent le mieux les tragedies, et qui sçavent les représenter avec le plus de décence. En Italie les acteurs récitent la tragedie du même ton et avec les mêmes gestes qu’ils récitent la comedie. Le cothurne n’y est presque pas different du socque. Dès que les acteurs italiens veulent s’animer dans les endroits pathétiques, ils sont outrez aussitôt. Le heros devient un capitan. Je ne dirai qu’un mot des tragedies des poëtes italiens faites pour être déclamées. Elles sont autant au-dessous des pieces de Corneille et de Racine, que les moins mauvais de nos poëmes épiques sont au-dessous du Roland furieux, de L’Arioste, et de la Jerusalem délivrée du Tasse. Ou par desespoir d’y réussir, ou par d’autres motifs que je ne devine point, il paroît que les italiens négligent depuis long-temps la poësie dramatique. La mandragore de Machiavel, l’une des meilleures comédies

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qui aïent été faites depuis Terence, et qu’on ne prendroit jamais pour une production d’esprit née dans le même cerveau, où sont écloses tant de refléxions si profondes sur la guerre, sur la politique, et principalement sur les conjurations, est demeurée en Italie une piece unique en sa classe. La clitie du même auteur lui est bien inférieure. Je ne crois pas que durant le cours du dix-septiéme siecle, les presses d’Italie nous aïent donné plus d’une trentaine de tragedies faites pour être déclamées ; elles, qui dans ce temps-là mirent au jour tant d’ouvrages d’esprit. Du moins n’en ai-je pas trouvé un plus grand nombre dans les catalogues de ces sortes d’ouvrages, que des italiens illustres dans la république des lettres ont donnez depuis douze ans à l’occasion des disputes qu’ils ont soûtenuës pour l’honneur de leur nation. Les poëtes dramatiques italiens ne composent plus gueres que des opera, en comparaison desquels toute l’Europe dit que les bons opera françois sont des chefs-d’ œuvres d’esprit, de bon sens et de régularité. Monsieur l’abbé Gravina fit imprimer à Naples il y a vingt ans, cinq tragedies composées pour

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être déclamées. Ce sont Palamede, Andromede, Appius Claudius, Papinien et Servius Tullius. Il se plaint élegamment dans la préface en vers qu’il mit à la tête de ces tragedies, que Melpomene, pour qui la scéne fut inventée, n’y paroisse plus en Italie que comme une suivante de Polimnie ; enfin, qu’elle ne s’y montre plus que comme la vile esclave de la peinture, de la musique et de la sculpture. Dans une autre contrée de l’Europe le pathétique de la déclamation tragique consistoit encore il n’y a que trente ans, en des tons furieux, en un maintien ou morne, ou bien effaré, et dans des gestes de forcenez. Les acteurs de la scene tragique dont je parle, étoient dispensez de noblesse dans leur geste, de mesure dans leur prononciation, de dignité dans leur maintien, et de décence dans leurs démarches. Il suffisoit qu’ils

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fissent parade d’une morgue bien noire et bien sombre, ou qu’ils parussent livrez à des transports de fureur qui les fissent extravaguer. Sur ce théatre, il étoit permis à Jules Cesar de s’arracher les cheveux, ainsi que le feroit un homme de la lie du peuple, pour exprimer sa colere. Alexandre, pour mieux marquer son emportement, y pouvoit frapper du pied, démonstration que nous ne permettons pas aux écoliers qui joüent la tragedie dans nos colleges. D’un autre côté de la mer, les heros sont entierement avilis par des choses basses ou indécentes sur le théatre, et qu’on leur y fait faire cependant. On voit sur la scéne dont je parle ici, Scipion fumer une pipe de tabac et boire dans un pot de biere sous sa tente, en méditant le plan de la bataille qu’il va donner aux carthaginois. Je ne parlerai point ici du théatre flamand, parce que dans le tragique, il ne fait presque autre chose que de copier la scéne françoise dès le temps où l’on y représentoit les comedies de la passion. Les comediens flamands ont un petit nombre de tragedies originales, et leur déclamation est seulement un peu moins chantante et moins animée

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que celle des comédiens fran çois. Non-seulement notre scéne tragique est noble, mais elle est encore purgée de tous les appareils frivoles, elle est dégagée de tous les spectacles puériles qui ne sont propres qu’à dégrader Melpomene de sa dignité. Voici comment s’explique un des plus grands poëtes tragiques d’Angleterre sur la décence de nos représentations. je ne sçaurois trop recommander à mes compatriotes,… etc. Monsieur Adison, c’est lui-même que je viens de citer, dit encore bien des choses dans cet écrit, et dans celui

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qu’il publia huit jours après contre d’autres usages communs sur le théatre anglois, et qui lui paroissent avec raison des usages vicieux. Tel est l’usage d’y exposer les appareils des supplices les plus affreux, et quelquefois le supplice même. Tel est l’usage d’y faire apparoître des spectres hideux et des fantômes horribles. Il est vrai, suivant son sentiment, que les poëtes françois évitent avec trop d’affectation de donner du spectacle. Par exemple, il reprend le grand Corneille de n’avoir pas fait tuer sur la scéne Camille. Corneille, dit-il, afin d’éviter d’ensanglanter la scéne, rend encore l’action du jeune Horace plus atroce en lui donnant le temps de faire quelque refléxion, et cela sans songer qu’il doit sauver à la fin de la piece le meurtrier de sa sœur. Horace seroit moins odieux s’il tuoit Camille dans le temps même qu’elle profere ses imprécations contre Rome. Quoi qu’il en soit de cette observation, on ne sçauroit disconvenir que si la representation des tragedies est trop chargée de spectacles en Angleterre, elle n’en soit trop dénuée en France. Qu’on demande à l’actrice qui joüe le rolle d’Androm aque, si la scéne dans laquelle Andromaque prête à se donner la mort, recommande Astianax, le fils d’Hector et le sien à sa confidente, ne deviendroit pas encore plus touchante en y faisant paroître cet enfant infortuné, et en donnant lieu par sa présence aux démonstrations les plus empressées de la tendresse maternelle qui ne sçauroient paroître froides en une pareille situation. Il n’en est pas de la comédie comme de la tragedie. Je ne crois pas qu’on puisse dire que des differentes manieres dont on récite aujourd’hui la comedie en differens païs, l’une soit meilleure que l’autre. Chaque païs doit avoir sa maniere propre de réciter la comédie. Dans la représentation des comédies, il ne s’agit pas de procurer de la veneration aux personnages introduits sur la scéne, mais bien de les rendre reconnoissables aux spectateurs. Il faut donc que les comédiens copient ce que leur nation peut avoir de singulier dans le geste, dans le maintien, et dans la prononciation. Il faut qu’ils se moulent d’après leurs compatriotes. Generalement parlant, il est des peuples qui varient davantage leurs tons de voix, qui mettent des accens plus aigus et plus fréquens dans leur prononciation, et qui gesticulent avec plus d’activité que d’autres. Comme le naturel de certaines nations est plus vif que le naturel d’autres nations, l’action des unes est plus vive que l’action des autres. Leurs sentimens, leurs passions s’échappent avec une impétuosité qu’on n’apperçoit pas en d’autres nations. Les françois n’usent point de certains gestes, de certaines démonstrations avec les doigts, ils ne rient point comme les italiens. Les françois ne varient pas leur prononciation par de certains accens qui sont ordinaires en Italie, même dans les conversations familieres. Or un acteur de comédie, qui dans sa déclamation imiteroit la prononciation et la gesticulation d’un peuple étranger, pécheroit contre la regle que nous avons rapportée. Par exemple, un comedien anglois qui mettroit autant de vivacité dans ses gestes, qui marqueroit autant d’inquiétude dans sa contenance, autant de contention dans son visage, qui placeroit des exclamations aussi fréquentes dans sa prononciation, qui les feroit aussi marquées, un comédien

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anglois enfin qui joüeroit comme un comédien italien, joüeroit mal. Les anglois qui doivent lui servir de modele ne se comportent pas ainsi. Ce qui suffit pour agiter un italien, n’est pas suffisant pour remuer un anglois. Un anglois à qui l’on prononce l’arrêt qui le condamne à la mort, montre moins d’agitation qu’un italien que son juge condamne à un écu d’amende. Le meilleur acteur de comédie est donc celui qui réussit le mieux dans l’imitation théatrale de ses originaux, tels que puissent être les originaux qu’il copie. Si les comédiens d’un païs plaisent plus aux étrangers que les comédiens des autres païs, c’est que ces premiers comediens seront formez d’après une nation, qui naturellement aura plus de gentillesse dans les manieres, et plus d’agrément dans l’élocution, que les autres nations.