Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/09

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 63-66).

PARTIE 1 SECTION 9


comment on rend les sujets dogmatiques, interessans.

quand Virgile composa ses georgiques qui sont un poëme dogmatique, dont le titre nous promet des instructions sur l’agriculture et sur les occupations de la vie champêtre, il eut attention à le remplir d’imitations faites d’après des objets qui nous auroient attachez dans la nature. Virgile ne s’est pas même contenté de ces images répanduës avec un art infini dans tout l’ouvrage. Il place dans un de ces livres une dissertation faite à l’occasion des présages du soleil, et il traite avec toute l’invention dont la poësie est capable, le meurtre de Jules Cesar et les commencemens du regne d’Auguste. On ne pouvoit pas entretenir les romains d’un sujet qui les interessât davantage. Virgile met dans un autre livre, la fable miraculeuse d’Aristée, et la peinture des effets de l’amour. Dans un autre, c’est un tableau de la vie champêtre qui forme un païsage riant et rempli des figures les plus aimables. Enfin il insere dans cet ouvrage l’avanture tragique d’Orphée et d’Euridice, capable de faire fondre en larmes ceux qui la verroient veritablement. Il est si vrai que ce sont ces images qui sont cause qu’on se plaît tant à lire les georgiques, que l’attention se relâche sur les vers qui donnent les preceptes que le titre a promis. Supposé même que l’objet, qu’un poëme dogmatique nous présente, fût si curieux qu’on le lût une fois avec plaisir, on ne le reliroit pas avec la même satisfaction qu’on relit une églogue. L’esprit ne sçauroit joüir deux fois du plaisir d’apprendre la même chose, comme le cœur peut joüir deux fois du plaisir de sentir la même émotion. Le plaisir d’apprendre est consommé par le plaisir de sçavoir. Les poëmes dogmatiques, que leurs auteurs ont dédaigné d’embellir par des tableaux pathetiques assez frequens, ne sont gueres entre les mains du commun des hommes. Quel que soit le merite de ces poëmes, on en regarde la lecture comme une occupation serieuse, et non pas comme un plaisir. On les aime moins, et le public n’en retient gueres que les vers qui contiennent des tableaux pareils à ceux dont on loüe Virgile d’avoir enrichi ses georgiques. Il n’est personne qui n’admire le genie et la verve de Lucrece, l’énergie de ses expressions, la maniere hardie dont il peint des objets, pour lesquels le pinceau de la poësie ne paroissoit point fait : enfin sa dexterité pour mettre en vers des choses, que Virgile lui-même auroit peut-être desesperé de pouvoir dire en langage des dieux : mais Lucrece est bien plus admiré qu’il n’est lû. Il y a plus à profiter dans son poëme de natura rerum, tout rempli qu’il est de mauvais raisonnemens, que dans l’éneide de Virgile : cependant tout le monde lit et relit Virgile, et peu de personnes font de Lucrece leur livre favori. On ne lit son ouvrage que de propos deliberé, et il n’est point, comme l’éneide, un de ces livres sur lesquels un attrait insensible fait d’abord porter la main quand on veut lire une heure ou deux. Qu’on compare le nombre des traductions de Lucrece avec le nombre des traductions de Virgile dans toutes les langues polies, et l’on trouvera quatre traductions de l’éneide de Virgile contre une traduction du poëme de natura rerum. Les hommes aimeront toujours mieux les livres qui les toucheront que les livres qui les instruiront. Comme l’ennui leur est plus à charge que l’ignorance, ils préferent le plaisir d’être émus au plaisir d’être instruits.