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Réflexions d’un vieux critique sur la jeune littérature

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Réflexions d’un vieux critique sur la jeune littérature
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 561-579).
RÉFLEXIONS D’UN VIEUX CRITIQUE
SUR
LA JEUNE LITTÉRATURE

La littérature française est une chose vivante, et la vie contient toujours des possibilités qu’on ne peut prévoir. Je n’essaierai donc pas d’annoncer ce que notre littérature sera demain : je me contenterai d’indiquer quelques conditions actuelles de la production littéraire, qui paraissent de nature à en déterminer certains caractères, et quelques directions qui se laissent apercevoir, sans qu’on puisse affirmer quelle est celle qui l’emportera demain, ni même s’il y en a une qui l’emportera : peut-être cèderont-elles toutes la place à quelque chose qui ne se laisse pas encore discerner.


Un fait me frappe, qui permet un grand espoir : l’abondance et la sincérité des vocations littéraires. La médiocrité, évidemment, ne manque pas ; mais il y a vraiment dans les jeunes générations apparues depuis dix ou quinze ans, beaucoup de talents très divers et très distingués. Il me suffira d’en nommer quelques-uns que la mort a pris, leur œuvre à peine commencée : Alphonse de Chateaubriant, Emile Clermont, Alain Fournier, Nolly, Despax, Charles Muller, Adrien Bertrand, Guy de Cassagnac, Ernest Psichari, et combien d’autres, frappés, comme la plupart de ceux que j’ai nommés, sur les champs de bataille d’Occident ou d’Orient.

Un autre fait est apparent et incontesté : il n’y a plus d’écoles. Il n’y a pas une doctrine ni une technique qui rallie tous les auteurs, ni la majorité des auteurs, ni les meilleurs des auteurs, ni la majorité ou les meilleurs des jeunes. La liberté esthétique est une conquête assurée. Chacun se fait l’Art poétique qu’il veut et le réalise comme il veut. Sans doute le public n’accepte pas tout; mais il ne refuse rien par principe. Peu lui importe à quelle doctrine ou à quelle technique se rapporte l’ouvrage qu’on lui présente : il ne demande à la littérature que du plaisir. Qu’on lui plaise, il achète le livre; et l’auteur est célèbre. Mais comment plaire au public? C’est le secret des maîtres.

Il n’y a plus d’écoles; mais il y a des coteries, ou, comme on a dit, des «chapelles. » Il y en a vraiment trop. Après les décadents, les symbolistes, et l’école romane de Moréas, on a eu, simultanément ou successivement, l’humanisme, l’unanimisme, l’intégralisme, le naturisme, les paroxystes, les spiritualistes, les néo-classiques, l’impulsionisme, l’intimisme, le primitivisme, le futurisme, le régionalisme (félibrige provençal, groupe toulousain, groupe lorrain, Beffroi de Lille); on a eu les Loups et l’abbaye de Créteil ; hier le cubisme et aujourd’hui le dadaïsme. J’en oublie probablement.

Il est inutile de définir un certain nombre de ces groupes; leur étiquette est suffisamment explicite. L’intégralisme vise à l’expression intégrale de la vie; l’unanimisme replace l’individu dans la vie collective : tous en un, un en tous. Le futurisme prétend se passer des instruments d’analyse que sont la logique et la grammaire, et, sans souci d’enchaîner les mots en phrases intelligibles, manifester par l’explosion successive des substantifs, des adjectifs et des verbes, la simultanéité riche et confuse des sensations dont la réalité extérieure nous assiège. Le dadaïsme, s’il est autre chose qu’une gaieté de jeunes gens, est une manière de lâcher les mots en liberté comme les poussent l’instant et l’instinct, et même d’abolir les mots comme moyen d’expression de la vitalité interne. Le cubisme, au contraire, serait une conception toute cérébrale, abstraite et scientifique de l’art qui élimine la sensibilité dans tous les sens du mot: le plaisir, l’émotion, la sensation même, et les formes sensibles que construisent nos perceptions. Le r cubisme, d’une part, le futurisme et le dadaïsme de l’autre, se situent aux deux pôles de l’art. Le cubisme a surtout touché la sculpture et la peinture; il a cependant trouvé des interprétations littéraires, d’ailleurs fort contestables.

Les chapelles littéraires ont une tendance fâcheuse à pulluler. C’est une tentation permanente de se persuader qu’on a des idées à soi qui ne sont celles de personne, qu’on détient à soi seul avec ses amis l’art de créer des chefs-d’œuvre et le modèle de la littérature de demain. On a vite fait de faire bande à part. D’ailleurs, il est moins malaisé de faire un manifeste qu’un poème ou un roman. On trouve plus aisément la formule de l’originalité qu’on veut avoir, qu’on ne la réalise dans une œuvre. Cependant il ne faut pas oublier qu’en France, souvent, la critique et la théorie ont précédé la création littéraire. Notre intelligence veut comprendre avant de faire. La multiplicité des manifestes est un signe que chacun cherche avoir clair dans son effort. Il reste néanmoins que les rédacteurs de manifestes paraissent obéir parfois au besoin, moins d’éclaircir leurs propres idées que de se distinguer des groupes voisins; et l’on s’en distingue plus aisément par les mots que par la pensée.

Rien n’a plus donné à la littérature actuelle un caractère d’anarchie que la multiplicité des groupes et des programmes. La plupart des critiques et des écrivains ne se lassent pas de déplorer cette anarchie. Chaque groupe la ferait volontiers cesser en se chargeant du gouvernement de la littérature.

J’avoue que cette anarchie ne m’effraie point. Elle est le résultat naturel de la disparition du dogmatisme littéraire, qui laisse à chaque écrivain la liberté de construire l’œuvre qui lui plait et d’y mettre ce qu’il veut. L’unité ne peut donc plus être qu’une convergence des libres efforts, un consensus spontané ou réfléchi des personnalités souveraines. On conçoit qu’une telle unité ne soit pas extérieurement toujours apparente et qu’elle ne se réalise que lentement.

Sans entrer dans le détail des idées et des formules de chaque groupe, on peut, sans trop de peine, distinguer, à travers la diversité des programmes, quelques tendances assez communes par lesquelles se rapprochent des écrivains appartenant à des groupes très différents.

Une chapelle n’est pas toujours une société bien homogène. Elle se forme un peu au hasard des camaraderies et des relations qui rassemblent à Montmartre ou à Toulouse, au Quartier Latin ou à Lille, des jeunes gens de tempéraments très divers et d’aspirations contradictoires. Ils n’ont guère en commun que la passion des lettres, l’amour de la gloire, le mépris du bon public, et la prétention d’apporter des techniques nouvelles qui dispensent de connaître les techniques éprouvées. On rejette volontiers les gloires incontestées que trop d’admirations banales ont comme défraîchies. On aime à donner son culte à un auteur rare, vivant ou mort, qui n’ait pas la tare d’un succès trop brillant, et dans l’ombre duquel on ne se sente pas transir.

Dans ces foyers concentrés et clos les vocations s’exaltent. De beaux désintéressements arrivent à éclore, et parfois à durer : un pur dévouement aux choses éternelles, aux idées, à l’art. Les tentations vulgaires de l’industrie littéraire perdent de leur force ; la haute conscience artistique du milieu fait pression sur les individus faibles qui se laisseraient aller à fabriquer les articles de grosse vente. La sensibilité esthétique s’affine. De la recherche commune sortent, ou peuvent sortir, des nouveautés heureuses ou fécondes. Le goût échappe à la tyrannie des bienséances mondaines comme à celle de la correction académique ; on est un peu trop porté dans ces chapelles à considérer comme un chef-d’œuvre ce qui n’a que le mérite d’effarer le public et de scandaliser l’Académie.

Il s’y développe par malheur, un esprit d’admiration mutuelle qui ne laisse presque aucune place à la critique sincère et aux conseils utiles, une habitude aussi de rivalité et de surenchère dans l’invention des fantaisies les plus bizarres. On se fait une habitude de chercher l’extraordinaire, l’exceptionnel, d’où l’on passe aisément à l’excentrique ; on définit le beau par la rareté, la singularité.

Là est le péril de délaisser les grands modèles admirés de tous ; on abandonne en même temps les voies larges où les grands écrivains du passé ont trouvé l’immortalité. On s’éloigne de la vérité universelle, de la beauté simple, qui ne manquent leur effet sur aucun esprit délicat ; et l’on va demander à de petits maîtres, artistes plus raffinés souvent, mais poètes moins humains, l’exemple d’une technique subtile à l’excès et d’une sensibilité insociablement personnelle. Tandis que Victor Hugo disait à son lecteur : « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous, » on s’applique à faire sentir au public que l’écrivain qu’on est n’a rien de commun avec celui qui lit, ni avec aucun autre homme.

Les cénacles sont fiers d’avoir coupé la communication avec le public. On y érige en maxime qu’un artiste ne peut plaire au public qu’en se dégradant, et qu’on trahit l’art en cherchant à mettre de l’intérêt dans une œuvre. Pour ne pas devenir le fournisseur servile des bas appétits de la foule, on renonce à satisfaire les besoins d’idéal et de beauté dont tout de même le public, plus ou moins confusément, est tourmenté. En dédaignant de travailler pour lui, on renonce à l’élever à soi, et on le réduit à ne consommer que la production vulgaire dont on lui reproché de se contenter.

Il est, sans nul doute, excellent du point de vue de la technique, que le littérateur se voue à la littérature, qu’il soit un professionnel. L’amateur est la peste de tous les arts ; il est à peu près incapable de créer une forme précise et serrée ; sa facture est presque inévitablement lâche. Chez les professionnels, au contraire, il n’est pas rare qu’on atteigne un degré élevé de perfection technique. La rançon de cet avantage, c’est que la spécialisation littéraire, comme toutes les spécialisations poussées trop loin, appauvrit et rétrécit l’esprit qui s’y renferme.

Il faut avouer qu’on trouve, chez un certain nombre de jeunes écrivains qui sont de très habiles ouvriers, une fâcheuse pauvreté d’idées et d’expérience qui fait que leurs ouvrages manquent d’humanité. Enfoncés dans le souci exclusif de leur métier, absorbés dans l’étude et dans la discussion entre camarades des problèmes de technique, ils n’ont guère d’autre matière, le jour où ils veulent faire un livre, que des amours d’étudiant, des plaisirs de rapin, des conversations de brasserie, et ce qu’ils ont pu voir de l’humanité par la fenêtre de leur chambre. Ils ne se doutent pas de l’enrichissement d’expérience, de l’élargissement d’intelligence qui résulteraient pour eux d’avoir fait autre chose que de la littérature, d’avoir une profession active qui les mêlerait au flot humain et qui ferait circuler en eux les passions et les ardeurs de la vie contemporaine[1]. Malheureusement, ils sont contents de leur pauvreté, persuadés que l’art est tout entier dans la forme, et que la beauté formelle éclate plus triomphalement dans l’insignifiance de la matière.

Quelques écrivains d’extrême-droite, catholiques et monarchistes, quelques écrivains d’extrême-gauche, socialistes et révolutionnaires, sont seuls à ne pas pratiquer aujourd’hui, la religion de l’art au-dessus de tout, et font servir sans scrupule leur talent à la diffusion de leurs doctrines mystiques ou sociales. Il est vrai qu’ils prétendent exprimer, et en effet, le plus souvent, ils expriment, dans leur littérature de parti, la nécessité intime de leur tempérament personnel. Ils ne reçoivent pas le mot d’ordre d’une autorité extérieure, mais ils annoncent au monde le besoin profond de leur cœur, dont ils font la loi du monde. Et voilà pourquoi l’art ne les renie pas.

Mais, d’une façon générale, la doctrine de l’art pour l’art n’est plus contestée, si l’on entend par-là que le but de l’écrivain, comme celui du peintre, du sculpteur et du musicien, est de créer une œuvre belle, et que, ni l’intérêt social, ni la morale, ni même la vérité n’ont rien à exiger de l’artiste au détriment de la beauté. A la condition d’être sincère, il a le droit de faire ce qu’il veut; et, dans la sincérité artistique s’inclut, plus facilement encore que la dévotion doctrinaire, le jeu capricieux de la fantaisie.

Dans ce culte farouche de l’art, quelques écrivains s’imaginent que, l’art moral étant une chose en soi odieuse, l’immoralité par elle-même confère à l’œuvre un caractère d’art. D’autres ne font pas de différence entre travailler sur commande, livrer à volonté selon les partis au pouvoir, de la poésie nationale ou anti-patriotique, religieuse ou athée, — ce que jamais le véritable artiste évidemment ne doit faire, — et saisir en soi-même, vivantes et brûlantes, pour les éterniser par l’art, les émotions et les passions collectives de leur temps ou de leur pays. Il y a eu de jeunes poètes qui se sont demandé si la Patrie pouvait être un objet de poésie. Elle ne l’est pas évidemment pour ceux qui se posent cette question; mais les mêmes ne doutaient pas que les menus accidents de leur sentimentalité égoïste, et tous les spasmes de leurs nerfs, ne fussent la digne matière de l’art éternel.

Quels que soient les abus et les erreurs, il semble bien que l’on s’achemine vers une solution juste et large du principe excellent de l’indépendance de l’art.

Le moment présent est encore dominé par le grand fait littéraire qui s’est produit au début du XIXe siècle : le romantisme. Jamais on n’a été mieux placé qu’aujourd’hui pour se rendre compte de l’ampleur de ce mouvement dont les conséquences ne sont pas encore épuisées.

Les écrivains qui aiment à réfléchir sur la littérature, sont assez généralement d’accord pour remarquer que la lutte entre le principe romantique et le principe classique se continue toujours; ils se sentent obligés à se déclarer pour l’un ou pour l’autre, ou pour la conciliation des deux. Ceux qui créent une œuvre sans se soucier de théorie, nous donnent occasion de faire à leur sujet la même constatation.

Il faut avouer que le romantisme est fortement combattu. Il passe à tout instant de. mauvais quarts d’heure dans les manifestes et les revues des jeunes. On lui dit son fait avec une aimable ingratitude, où il entre une certaine ignorance de l’histoire, mais aussi le sentiment naïf que les biens apportés par l’art romantique étant désormais assurés et faisant partie du domaine public, on n’a plus besoin de lui. Les plus violents détracteurs du romantisme sont quelquefois des écrivains d’un tempérament purement romantique, c’est-à-dire, où la sensibilité et l’imagination tyrannisent absolument la raison.

Le romantisme, d’ailleurs, un romantisme renouvelé et moderne, n’est pas sans avoir d’honorables représentants. Sans parler des excentriques qui poussent à l’extrême le principe subjectif du lyrisme, il est de beaux poètes qui s’appliquent à cultiver la frénésie et ne veulent rien communiquer de leur vie intérieure qui ne soit un paroxysme.

Quelques critiques de sang-froid, ou bien avertis de l’histoire, se refusent à honnir le romantisme, d’où ils voient bien que tout le XIXe siècle est sorti. Ils comprennent qu’en finir avec le romantisme, si l’on y réussissait, ce serait en finir avec la poésie.

De l’autre côté, on trouve des critiques classiques et traditionalistes qui, comme M. Maurras et ses disciples, proclament la primauté de la raison en littérature et en art, ou qui, avec M. Banda, dénoncent le besoin romantique d’émotion, comme e principe de corruption de la littérature contemporaine, et n’admettent l’émotion dans l’œuvre littéraire qu’intellectualisée, dépouillée de sa violence selon eux inesthétique, et convertie en une idée qui, tout en gardant la chaleur de l’état originel, pourra devenir objet de contemplation sereine.

En général, les œuvres sont moins intransigeantes, moins pures, plus composites que les doctrines. Pourtant parmi les doctrines se rencontrent des efforts très raisonnables de fusion et de synthèse. On ne peut qu’être très frappé du respect que des écrivains comme Remy de Gourmont et M. André Gide témoignent à la tradition, et des points d’attache multiples et solides que leur pensée et leur œuvre y conservent. Dans les enquêtes qui se sont faites entre 1900 et 1914, la préoccupation de la synthèse était très sensible.

Assurément, ce mot de synthèse recouvré assez souvent des notions un peu confuses, parfois même contradictoires. Cependant, je me hasarderais à dire, que la synthèse cherchée par beaucoup de jeunes appartenant à des groupes très différents, consiste principalement en ceci. On rejette les limitations et les excommunications absolues des systèmes. On comprend que la littérature doit exprimer l’individu, le moi du créateur, mais par cet individu, et dans ce moi le plus possible de la vie individuelle et collective, le plus possible de la vie universelle. On cherche le juste point où s’équilibreront, dans une expression à la fois personnelle et générale, les nécessités contradictoires qui font le tourment de l’écrivain : la poésie est l’art de communiquer « cette partie de notre vie qui semble incommunicable. » (G. Duhamel.) Il faut que le premier lecteur venu, pourvu seulement d’une âme humaine, se reconnaisse dans notre œuvre, et il faut qu’elle lui apporte, en même temps, l’impression d’être en présence d’une âme unique. Le problème du style est du même ordre : parler une langue assez commune pour être entendue de tous, assez personnelle pour donner la sensation de n’avoir jamais encore été entendue.

Les meilleurs représentants de la jeune critique ne renient aucun des grands mouvements de notre littérature. Classicisme, romantisme, naturalisme, Parnasse, symbolisme, chaque école, a son tour, a manifesté un état de la sensibilité française, un aspect de l’art et du beau. Le travail de trois ou quatre siècles ne saurait être perdu. On ne rejette pas le passé en réalisant le présent et en préparant l’avenir. On rêve d’une littérature assez large pour n’exclure aucune vérité ni aucune beauté.

Beaucoup se refusent à choisir entre la logique et la poésie, entre l’idée et l’émotion. Ce qui est condamné, c’est le relâchement de la forme, le sophisme esthétique que, puisque « le cœur seul est poète », l’art est inutile :


Vive le mélodrame où Margot a pleuré !


C’est aussi l’éloquence employée trop souvent comme substitut de la poésie ou comme multiplicateur de l’effet. On est d’accord sur la nécessité d’une technique précise, sur ce que nulle inspiration n’est dispensée de se créer la forme qui l’exprime en perfection ; la pensée ne s’achève que lorsqu’elle a trouvé son expression ; les défauts de la forme sont des défauts du fond.

On paraît revenu dans beaucoup de groupes du goût de l’obscur, de l’incohérent, de l’excessif. On estime les qualités de clarté, d’ordre, de mesure, d’équilibre, qui sont les qualités classiques; mais on imagine un art plus souple, plus complexe, plus subtil, plus riche que celui des classiques; un art, où toutes les richesses de l’inspiration lyrique des romantiques et des symbolistes seront reçues, et qui, en satisfaisant la raison par ses belles proportions, demeurera essentiellement poétique. On ne renonce point au réalisme, mais aux exclusions que prononçait le réalisme; on admet l’idéalisme, mais à la condition qu’il cesse d’exiger la déformation du réel et tous les fades mensonges dont il a été le prétexte. On rêve d’unir art, idée, émotion, réalité, poésie, dans une harmonie digne des Grecs, qui, plus que jamais, demeurent les guides. On laisse les Latins, ces admirables maîtres de rhétorique ; on est un peu las de la rhétorique. C’est vers les Grecs que vont les meilleurs des jeunes écrivains d’aujourd’hui. Ceux même qui les connaissent le moins, se dirigent inconsciemment vers l’idéal de l’hellénisme.

Il y a eu un moment où l’on pouvait craindre que la littérature française ne désertât sa plus ancienne et authentique tradition et ne renonçât à donner l’impression d’une intelligence toute appliquée à traduire le monde en idées claires. La philosophie de M. Bergson, à mon avis mal entendue, a fait des ravages dans certains cerveaux de littérateurs; ils y ont compris que l’intelligence était une qualité inférieure et vulgaire, et ils se sont attachés de tout leur génie, quelquefois avec trop de succès, à préserver leur œuvre de cette tare.

Mais on peut apercevoir dès maintenant que la contagion ne s’étendra pas trop loin. Les ouvrages récents où l’on a le droit de croire qu’il y a le plus d’avenir, semblent indiquer que la littérature française n’est pas près de renoncer à l’intelligence. On y voit l’imagination employée à manifester de la pensée et à la décorer de symboles, les sensations et les sentiments, transformés en idées ou aboutissant à suggérer des idées. La forme, toujours concrète parce qu’elle est forme, et évocatrice de visions et d’émotions attachées aux images et aux rythmes, est le voile transparent qui enveloppe les rapports intelligibles. Il est certain, en particulier, qu’il y a, depuis quinze ou vingt ans, et chez les tempéraments les plus différents, chez des lyriques et chez des réalistes, un retour marqué à la langue saine, à l’expression claire et sobre. Les sensibilités les plus subtiles et les plus rares ne s’estiment pas obligées de se manifester par la fabrication d’un langage excentrique qui n’est pas de chez nous. Un écrivain tel que M. André Gide, qui n’est pas un timide ni un banal, sait tout dire en bon français.

On arrive à comprendre que l’on s’est battu plus d’une fois pour des mots, et qu’il n’y a pas de littérature impersonnelle. La littérature commence où apparaît la personnalité au-delà, c’est la science. D’autre part, la personnalité pure, l’émotion pure, ne s’expriment pas avec des mots : les mots sont des signes qui, par fonction, représentent des objets ou des rapports. L’expression de l’émotion pure et de la personnalité pure appartient à la musique. Entre la musique et la science se situe la littérature. Ce qu’on appelle l’art impersonnel est celui qui subordonne le mieux l’élément personnel à l’expression d’une réalité extérieure ou d’une vérité abstraite ; il est essentiellement pittoresque ou philosophique. L’art personnel est celui où se réduit au minimum le souci de réalité et de vérité, et qui laisse le plus libre essor à la personnalité intime : il est essentiellement poétique.

Entre ces formes extrêmes s’étend une gamme de notations littéraires infiniment variée et toujours capable de recevoir des tons nouveaux qui s’intercaleront entre les tons déjà connus. Mais partout il y aura du personnel et de l’impersonnel, du poétique et du vrai (ou du réel).

L’artiste choisira sa manière selon sa nature, sa conception de l’art, et son sujet. Le plus grand artiste sera toujours le plus personnel; seulement, selon qu’il aura opté pour le genre personnel ou pour le genre impersonnel, son indestructible personnalité s’étendra en surface ou en profondeur.

Quoique, comme je l’ai dit, il ne faille pas chercher beaucoup d’homogénéité ni d’unité dans les groupements qui constituent les chapelles littéraires, je me hasarderai à signaler la Nouvelle Revue française (la collection d’éditions avec la Revue) comme représentant les meilleures tendances du mouvement littéraire contemporain. Tout s’y trouve assurément; et le romantisme impénitent, le réalisme opiniâtre, le symbolisme non encore désillusionné, y figurent par leur meilleure production ; mais ce qui me parait donner la note de la maison, c’est justement la recherche d’une combinaison originale et moderne, expressive de l’intelligence et de la sensibilité d’aujourd’hui, où se fondent toutes les hérédités et toutes les traditions littéraires.

Il y a là un effort de haute portée, et qui pourra être fécond, pour exprimer dans une langue ferme, intelligible à la fois et suggestive, tout ce que chaque esprit et chaque tempérament peuvent avoir à dire sur la vie, sans s’emprisonner dans une formule d’école, et en s’approchant tour à tour de toutes les formules des écoles les plus diverses, selon que l’idée ou l’émotion à chaque moment se réalise mieux par l’une ou par l’autre.

Dans cette synthèse de toute l’expérience littéraire de la France, classicisme, romantisme, naturalisme, symbolisme, etc. ne figureraient plus comme de rigides partis pris dogmatiques, forcément inconciliables : ce ne seraient plus que des attitudes momentanées de l’âme, répondant diversement aux appels divers de l’idéal ou de la réalité, des tours de main de l’artiste obéissant au caractère de l’idée ou du modèle. Chacun, bien entendu, aurait sa direction préférée, et n’irait pas plus loin dans les autres que sa nature ne le lui permettrait; mais il ne refuserait pas les occasions de les tenter. La plus classique intelligence consentirait à laisser courir parfois dans son œuvre des vibrations romantiques; et l’imagination la plus symbolique ne refuserait pas de donner à l’expression de ses rêves ce qu’ils se prêteraient à recevoir de précision classique.

Voila, me semble-t-il, très sommairement, où l’on en était à l’été de 1914, quand la guerre éclata.

On a beaucoup agité la question de savoir quelle influence la guerre aurait sur la littérature française : c’est un problème actuellement insoluble.

La guerre, après avoir suspendu d’abord l’activité littéraire, lui a fourni, dès 1915, une excitation puissante, et des sujets variés autant qu’émouvants. Mais chaque écrivain a écrit ses livres de guerre d’après sa formule d’avant-guerre. Il a coulé l’inspiration que la crise de la patrie et de l’humanité lui apportait, dans ses moules habituels. On conçoit d’ailleurs que la guerre renouvelle les pensées des hommes, leurs conceptions du monde, de la vie, des rapports humains, de Dieu même, plus aisément que les procédés littéraires. La création d’une technique nouvelle ne peut en être qu’un effet indirect, qui résultera du renouvellement préalable des idées et des sensibilités. Le renouvellement même des idées et des sensibilités ne s’est pas fait pendant la guerre et ne peut pas se faire tout de suite après la guerre. Car toutes les générations arrivées à maturité sont fixées dans leurs types, et le cataclysme mondial les détruit plus facilement qu’il ne les change. La guerre a exalté dans des sens divers les écrivains qui étaient dans la force de l’âge ; elle ne les a pas transformés. Ce sont les soldats de vingt ans, que le destin a pris et pétris dans les années décisives où l’homme s’achève ; ce sont les adolescents indécis, qui recevaient dans leurs lycées et leurs familles l’empreinte de cette terrible époque ; ce sont, enfin, les enfants de la guerre, nés de parents dont les événements tendaient à l’excès les nerfs, et secouaient violemment tout l’organisme physique et moral : ce sont ces générations-là, qui n’entreront en scène que dans dix, quinze ou trente ans, qui nous apprendront si les années 1914-1918 auront une répercussion décisive sur la littérature française, sur l’inspiration et la forme des œuvres. Jusqu’ici, rien de net, d’évident n’a été enregistré ; la littérature a continué de marcher dans toutes les routes qu’elle connaissait avant 1914. Tout ce qu’on peut dire, c’est que ses allures ont peut-être été plus vives et plus agitées. Toutes les inspirations ont été portées par la guerre au paroxysme : l’inspiration patriotique et nationaliste, l’inspiration internationaliste, humanitaire et pacifiste ; mais aussi, par réaction contre l’une et l’autre, la dévotion inhumaine à la beauté seule, qui fait de l’indifférence aux passions nationales ou sociales le devoir premier de l’artiste. Ces trois directions étaient connues: la guerre n’a fait qu’élever les voix de quelques tons.

Sans me hasarder à d’inutiles pronostics, il me semble que si la guerre doit influer sur la littérature, elle le fera en tranchant la question pendante, dont j’ai parlé, entre le classicisme et le romantisme. Elle la tranchera surtout par le tour qu’elle donnera à l’éducation nationale. La guerre a fait réfléchir les Français sur le fort et le faible de la mentalité créée en eux par les dix siècles de leur civilisation. Ils ont conçu la nécessité de confirmer chez eux certaines qualités ou de détruire certains défauts : ce qui ne se peut que par une réforme de l’éducation nationale.

Les uns regardent la victoire. Elle est si belle! Ils regardent le combat. Il a si bien fait éclater l’héroïsme de la race, ses qualités essentielles d’enthousiasme, d’honneur, de sacrifice, de souplesse, de vive intuition, d’agilité débrouillarde! On dit « Nous sommes une race chic. Notre victoire est la victoire de l’esprit latin sur l’esprit germanique, la victoire de l’intelligence, de la sensibilité, du goût, sur la science pédante et le mécanisme organisateur. Développons donc en nous les qualités natives, les qualités de notre tradition et de nos origines que nos enfants soient des « latins » comme ont été nos pères, comme nous sommes nous-mêmes. N’ayons pas trop de contacts avec les étrangers, ne nous gâtons pas par les cultures étrangères. Formons la France de demain à l’image de la France d’autrefois et de la France d’aujourd’hui. » On admet que nous nous suffisons à nous-mêmes et que nous ne pouvons que gagner à nous concentrer en nous-mêmes.

Les autres regardent la dureté du combat et le coût de la victoire. « Nous avons failli périr. La patrie et la civilisation française ont couru le plus grand risque qu’elles aient couru depuis quatre ou cinq siècles Elles ne se sont sauvées que par la ruine de nos plus riches départements, par la perte d’un million et demi d’hommes jeunes, élite de l’intelligence et du travail, qui auraient été la force de la France de demain. Pourquoi tant de péril? Pourquoi tant de sacrifice? Parce que nous avons été ignorants et imprévoyants. Nous n’avons pas connu l’ennemi, ni sa préparation, ni sa volonté certaine de guerre. Nous n’avons pas connu, nous n’avons pas préparé les moyens indispensables de la guerre moderne. Nous avons laissé nos enfants courir à la mort pleins d’illusions, comme étaient pleins d’illusions leurs parents, leurs gouvernants et leurs chefs. Nous avons dû livrer nos provinces à la dévastation pour nous donner le temps de nous préparer. Nous avons dû opposer au matériel formidable de l’ennemi, aux machines de toutes sortes, des poitrines d’hommes, la chair vive de nos fils, pour nous donner le temps de construire du matériel et des machines. Nous avons trop aimé nos théories. Nous les avons employées à résister aux faits, à nier les faits: et des milliers de vies françaises ont été immolées à nos entêtements de théoriciens. Nous avons tous été coupables. Nous ne voulons pas que cela recommence. Instruisons nos fils mieux que nous n’avons été instruits nous-mêmes. Donnons-leur une éducation raisonnable. Faisons-leur connaître le monde actuel. Qu’ils apprennent d’abord la France, la langue et la pensée françaises. Mais qu’ils sachent aussi les langues étrangères, les littératures étrangères, les mentalités et les mystiques étrangères; qu’ils puissent surveiller de très près la pensée de l’ennemi. Faisons-leur connaître la science; qu’ils la respectent, et qu’ils soient incapables de tricher avec elle. Qu’ils étudient patiemment toutes les données de fait qui sont les bases fermes de l’idée, toutes les conditions positives qui jalonnent la direction de l’action efficace. Qu’ils ne s’attardent pas à s’abriter dans leurs chères théories, après que l’expérience les a fracassées. Pénétrons-les bien de cette maxime, que, si l’on peut faire un sot emploi du savoir, l’irrémédiable sottise est celle de l’ignorance qui se complaît en elle-même. Il ne s’agit pas d’éteindre ni d’altérer chez nos enfants le génie séculaire de notre peuple, mais de leur apprendre à ne pas le gaspiller, à le discipliner pour lui faire rendre tout ce qu’il peut. Nous voulons développer en eux toutes les qualités qui sont l’éternel charme de la France; mais nous voulons les développer harmonieusement, dans la mesure, et sous le contrôle de l’intelligence armée de savoir et de méthode. Nous n’irons pas ainsi contre notre tradition, mais nous réaliserons notre meilleure tradition dans une norme vraiment moderne et adaptée au besoin impérieux des temps nouveaux. »

De la solution qui sera adoptée pour l’éducation nationale, dépendra pour une bonne part l’avenir de la littérature française : le triomphe d’un idéalisme d’essence romantique, tout appliqué à nous créer un monde illusoire d’images dont nous soyons ravis ; ou celui d’une discipline indiscutablement classique, qui soumettra la littérature à la raison et à la vérité.

Il faut, d’ailleurs, tenir grand compte de l’accident toujours possible du génie. Sans doute, en littérature comme ailleurs, le génie ne crée rien de rien. Il capte toujours des courants de la vie et de l’art de sa nation ou de son temps. Mais il transforme et multiplie au-delà de toute prévision, de toute imagination. Dix ans avant le Discours sur les sciences et les arts, qui eût cru Rousseau possible, et possible la révolution qu’il fit ? Sans lui, peut-être le courant sentimental fût-il demeuré un des courants secondaires du siècle de Voltaire et de l’Encyclopédie La sensibilité française se serait peut-être contenue dans l’aspiration humanitaire et morale sans s’épanouir mystiquement en religion ni poétiquement en rêverie. L’évolution littéraire du XXe siècle peut dépendre de deux ou trois génies qui paraîtront en 1930 ou en 1950, et dont personne aujourd’hui ne peut deviner quelle sera la qualité ou la puissance.

N’oublions pas non plus que les plus beaux génies peuvent fleurir sur les rameaux extrêmes, les pousses folles, et non sur les maîtresses branches de la littérature. Leur œuvre peut se situer en dehors des grandes voies que suit l’intelligence française. Elle peut créer une façade magnifique de poésie et de beauté à un siècle de prose et d’abstraction. L’inverse aussi peut se produire.

Il n’y a donc pas de réponse à la question : « De quoi demain sera-t-il fait ? » À quoi bon vraiment poser la question ? confions-nous à l’avenir sur la foi du passé.


Voilà dix siècles que la littérature française vit, qu’elle se transforme en restant toujours elle-même. De ces dix siècles, il n’y a peut-être que le quatorzième, et, si vous voulez, aussi le quinzième (dans sa première moitié du moins), qui n’aient pas été de grands siècles littéraires. Cela rassure. Cela doit rassurer surtout après l’épreuve récente qui nous a enlevé l’inquiétude que nous nous étions forgée, avec le concours empressé de quelques étrangers, d’être une nation irrémédiablement en décadence, aveulie et épuisée.

Le XIXe siècle, si riche, si agité, si confus, a poursuivi, à travers tous ses enthousiasmes et toutes ses désillusions, l’élargissement et l’enrichissement de la tradition. Ne jugeons pas un moment en l’isolant : il est solidaire de ceux qui le précèdent et de ceux qui le suivent. L’extrémité d’extravagance où parvient un chercheur téméraire de formules nouvelles, prouve qu’un de ses devanciers est parvenu, en sens inverse, à une pareille extrémité, ou bien force un de ses successeurs à tenter d’y parvenir. L’action commande la réaction, et l’amplitude de celle-ci correspond à l’amplitude de la première. Ne nous émouvons donc pas trop quand il nous semble qu’un mouvement littéraire s’exagère jusqu’à la déraison ; s’il en est vraiment là, c’est que le mouvement contraire n’est plus loin.

Tous les excès du romantisme traduisent l’effort désespéré qu’il a fallu pour débarrasser la littérature de la camisole de force des règles et des bienséances pseudo-classiques. Ces excès, à leur tour, ont obligé le naturalisme à pousser le plus loin possible sa prétention de réalité exacte, ou de vérité scientifique. L’insignifiance et la sécheresse où aboutissait le naturalisme, a suscité, comme contre-partie, l’outrance de l’irréalité symbolique.

Après de si violentes oscillations, serait-il impossible que le XXe siècle arrivât à une démarche plus composée et à une stabilité relative?

Bien des gens se tourmentent de la peur que la tradition française ne se perde. Ils n’osent pas faire un mouvement, de peur de la laisser tomber. Ils se laissent mourir de faim, de peur d’admettre en eux des substances étrangères qui altéreraient la pureté de leur nature française. Ils peuvent être tranquilles. La tradition les tient plus solidement qu’ils ne pensent; elle est plantée en eux profondément, bien au-delà de la région des idées conscientes et des doctrines réfléchies. Le génie le plus français n’est pas toujours l’esprit timoré qui se contraint à n’avoir que des pensées françaises, à présenter à tous moments une physionomie française. Ce sont les étrangers, les immigrés, les métèques, comme certains de nous aiment à dire, qui ont à s’appliquer pour être Français. Pour le Français de bonne et vieille souche (peu importe qu’elle soit noble, paysanne ou bourgeoise), il a la France en lui; il ne dépend pas de lui de s’en débarrasser.

Allons donc hardiment à travers la vie. Toutes les vérités que nous pourrons atteindre seront françaises, pensées par un Français. Toute la beauté que nous pourrons concevoir sera française, réalisée par un Français. Soyons, sans scrupule, tout ce que notre esprit et notre talent nous permettent d’être : nous serons toujours de notre sang. Si nous apercevons chez des étrangers, en dehors du monde latin, chez les Allemands ou les nègres, des sources de vérité ou de beauté, détournons-les à notre usage. Nous ne gâterons pas en nous l’hérédité française : nous n’assimilerons que ce qui est assimilable; le reste s’écaillera vite et tombera.

La tradition n’est pas un canon à observer; elle n’est pas fixe : elle sera fixe le jour ou la civilisation française sera une chose du passé, une chose morte. Alors on pourra dresser l’inventaire de ce qu’elle contient, marquer ce qu’elle exclut, et en chercher les raisons.

Mais aussi longtemps que l’esprit français sera une force vivante, la tradition ira de génération en génération s’élargissant, se compliquant, absorbant des éléments nouveaux, déconcertants parfois pour les dévots des orthodoxies périmées, sans que jamais on puisse dire une fois aux jeunes : «C’est tout. La tradition française est faite, vous n’y ajouterez plus rien; » ni objecter à un novateur, avant que sa nouveauté ait subi l’épreuve du temps : « Ceci n’est pas français; ceci ne sera jamais français. »

Nous qui sommes le public, nous ne savons jamais si un penseur ou un artiste n’arrivera pas à créer une variété nouvelle de pensée ou de beauté française. Nous avons le droit de déclarer que nous n’aimons pas la fleur nouvelle qu’on nous présente, sa couleur ou son parfum qui nous étonnent; nous pouvons nous apercevoir qu’il n’a pas encore poussé de fleur pareille dans le jardin de la France. Il serait hasardeux d’ajouter que cette fleur ne s’acclimatera jamais dans notre sol et sous notre climat; nous pourrions recevoir de l’expérience le démenti qu’ont reçu les Baour-Lormian et les Viennet quand, au nom de la tradition française, ils niaient cette chose inouïe qu’était le romantisme.

La puissance d’assimilation d’une nation, et particulièrement de notre nation, est incroyable. Du latin et de la latinité, mêlés de celtisme et de germanisme, nous avons fait une première fois le clair filet de langue et d’esprit de notre moyen âge. Après quelques siècles, d’un retour à la latinité et de la découverte de la Grèce et de l’Italie, nous avons fait notre Renaissance. Nous avons chargé, gonflé, distendu de toutes façons la langue et l’esprit gaulois. Le XVIIe siècle a digéré cette formidable acquisition. De l’antiquité et de l’Italie transformées, il a fait notre grande époque classique. Le XVIIIe siècle a achevé de filtrer le mélange; il a retrouvé, perfectionnée et assouplie, la prose limpide et leste du XIIIe siècle. Mais il a commencé à emmagasiner toute sorte de produits anglais ou allemands. Le romantisme a brassé tout cela avec ce que nous allions ramasser dans le vieux fonds de notre moyen âge ; et la France s’est créé un grand lyrisme dont on commencée bien voir à quel point il reste enraciné dans la tradition nationale, et plus proche parent, certes, du classicisme français que du romantisme allemand ou anglais!

Il ne faut pas s’écrier : Tout est perdu, quand un jeune écrivain tord ou distend la langue : il n’y a de perdu, tout au plus, que son temps et son papier. Après tout, ces dislocations, parfois, je l’avoue, assez extravagantes, sont, pour la langue française, des exercices d’assouplissement qui indiquent à chaque moment de quoi elle est capable. Ils fixent au moins la limite de ce qu’elle peut actuellement supporter. Il ne faut pas prendre Montmartre trop au sérieux. Je ne suis pas davantage pour le prendre au tragique. Il ne faut pas permettre que Montmartre nous masque, comme à certains étrangers, Paris et la France. Mais il faut tout de même avouer que Montmartre est dans Paris, et fait partie de la France. « Attendez et voyez » (Wait and see), comme disent nos amis les Anglais: ce n’est pas toujours bien sûr en politique : c’est sans danger en littérature.

La réflexion que Sainte-Beuve, jadis, faisait au Sénat impérial sur l’imprudence de repousser trop violemment les idées auxquelles on n’est pas habitué, est encore plus judicieuse et plus vraie, quand il s’agit des formes du goût littéraire. Au nom de « sa conscience d’écrivain et d’homme, qui se croyait le droit d’examen et de libre opinion, » il conseillait de ne pas se laisser aller à dénoncer comme ennemis de la morale et de la société des gens « qui demandent souvent des choses justes au fond et légitimes, et qui seront admises dans un temps plus ou moins prochain.» « Prenez-y garde, continuait-il, ces calomniés de la veille deviennent les honnêtes gens du lendemain, et ceux que la société porte le plus haut et préconise. Malheur à qui les a persécutés et honnis ! Agir à leur égard de la sorte... c’est se faire tort, c’est se préparer de grands mécomptes, et, si le mot était plus noble, je dirais, de grands pieds de nez dans l’avenir... »

Il exhortait donc ses auditeurs scandalisés et rebelles à « extraire ce qu’il y a de bon dans le socialisme, pour... le faire rentrer dans l’ordre régulier de la société... »

Méditons ces sages paroles, nous autres critiques et lecteurs; appliquons-nous loyalement à trouver et à extraire ce qu’il y a de bon dans le symbolisme, et dans tous les mouvements qui l’ont suivi, jusqu’au cubisme, ou qui suivront le cubisme et qui le rangeront bien vite parmi les choses désuètes et rétrogrades ; ne nous préparons pas les pieds de nez de l’avenir. Il y a une fatuité un peu forte à vouloir arrêter à soi le développement du génie français et le renfermer dans nos bornes. Comme la France est plus grande que tous les partis, le génie français est plus large que toutes les esthétiques. Nous avons le droit de croire, et le droit d’espérer, qu’il naîtra en France, au XXe siècle et dans les siècles suivants, des chefs-d’œuvre dont nous n’avons pas l’idée, et qui bousculeraient toutes nos idées : chefs-d’œuvre pourtant où nos descendants, non moins intelligents que nous, sauront retrouver le visage de la France éternelle.

Ayons confiance.


GUSTAVE LANSON.

  1. Loti, Farrère, Vedel, marins; Estaunié, ingénieur; Mlle Bodève, employée de commerce, n’ont pas dû seulement à leurs professions des sujets, mais une mentalité, des développements et des réactions de sensibilité, en un mot une part de la qualité originale de leur talent.