Réflexions politiques (Chateaubriand)/Chapitre 10

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Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 75-78).

CHAPITRE X.
SI LE ROI DEVOIT REPRENDRE LES ANCIENNES FORMULES DANS LES ACTES ÉMANÉS DU TRÔNE.

Vient ensuite un autre genre de plaintes : comme des enfants gâtés à qui l’on ne refuse rien, nous ne savons à qui nous en prendre de notre bonheur. « Le roi a voulu recevoir la couronne comme un héritage, et non comme un don du peuple ; il s’est donné le titre de roi de France, et non de roi des François ; il a repris l’ancienne formule : Par la grâce de Dieu, etc. »

Nous voulons une monarchie, ou nous n’en voulons point. Si nous la voulons, désirons-nous qu’elle soit élective ? Dans ce cas, nous avons raison de trouver mauvais que le roi ait daté sa Charte de l’an dix-neuvième de son règne, et de s’appeler Louis XVIII. Mais si, connoissant les inconvénients de la monarchie élective, nous revenons à la monarchie héréditaire, incontestablement la meilleure de toutes, le roi a dû dire : « Je règne parce que mes ancêtres ont régné ; je règne par les droits de ma naissance, sauf à moi à convenir avec mes peuples d’une forme d’institution qui régularise mon pouvoir, assure la liberté civile et politique et soit agréable à tous. » Rien alors n’est plus conséquent que la conduite du roi : nous ne sommes point une république, et il n’a pas dû reconnoître la souveraineté du peuple : nous ne sommes point une monarchie élective, et il n’a pu revenir par voie d’élection. Si vous sortez de là, tout est confondu. Il semble toujours à certains esprits exaltés qu’un roi anéantit la loi, ou que la loi va faire disparaître le roi : loi et roi sont fort compatibles, ou plutôt c’est une et même chose, selon Cicéron et le bon sens.

C’est une chicane bien misérable encore que celle qui regarde le titre de roi de France. Les Anglois ne sont-ils pas libres ? Cependant Charles II a daté la déclaration donnée à Breda de l’an douzième de son règne, et l’on dit Roi d’Angleterre (King of England), et non pas Roi des Anglois {King of the English). Est-il plus noble d’ailleurs que le roi soit, par son titre, propriétaire des François (Roi des François), que propriétaire de la France (Roi de France) ? Ne vaudroit-il pas mieux qu’il possédât la terre que l’homme ? Car roi des François ne voudroit pas dire qu’il a été choisi, élu par eux, puisque la monarchie est héréditaire, mais qu’il en est le maître, le possesseur. Tous ces raisonnements sont, de part et d’autre, de méchantes subtilités : au fond il ne s’agit pas de tout cela. Sous la première race de nos rois, on disoit roi des Francs, rex Francorum. Pourquoi ? Parce que les Francs étoient non une nation, mais un petit peuple barbare et conquérant, presque sans lois, et surtout sans propriétés fixes : ils n’avoient donc alors qu’un général, qu’un capitaine, qu’un chef, qu’un roi, dux, rex Francorum. Sous la seconde race, le titre d’empereur se mêla à celui de roi, et n’emporta encore que l’idée d’un chef de guerre, imperator. Sous la troisième race, on commença à dire roi de France, rex Franciæ, parce qu’alors le peuple franc, par son mélange avec les Gaulois et les Romains, étoit devenu une nation attachée au sol de la France, remplaçant les lois salique, gombette et ripuaire de la première race, les capitulaires de la seconde, par l’usage du droit romain, par des coutumes écrites, recueillies vers le temps de Charles VIII[1], substituant des tribunaux sédentaires à des tribunaux errants, et marchant à grands pas vers la civilisation. Tout n’est pas dans le Contrat social ; étudions un peu l’histoire de France : nous ne serons ni si prompts à condamner ni si superbes dans nos assertions.

La formule par la grâce de Dieu se défend d’elle-même : tout est par la grâce de Dieu. Franchement, tâchons, si nous pouvons, d’être libres et heureux, et même, s’il le faut absolument, par la grâce de Dieu ! Cela est un peu dur, il est vrai ; mais enfin on n’a pas toujours ce que l’on veut. Pour nous consoler, nous penserons que les plus grands philosophes ont cru qu’une formule religieuse étoit aussi favorable à la politique qu’à la morale. Cicéron remarque que la république romaine ne dut sa grandeur qu’à sa piété envers les dieux. Nos petites impiétés politiques auroient fait grand’pitié aux anciens. « Soit qu’on bâtisse une cité nouvelle, dit Platon, soit qu’on en rebâtisse une ancienne tombée en décadence, il ne faut point, si on a du bon sens, qu’en ce qui appartient aux dieux, aux temples, on fasse aucune innovation contraire à ce qui aura été réglé par l’oracle. »

Enfin, dans toute constitution nouvelle, il est bon, il est utile qu’on aperçoive les traces des anciennes mœurs. Pourquoi la république françoise n’a-t-elle pu vivre que quelques moments ? C’est (indépendamment des autres causes qui l’ont fait périr) qu’elle avoit voulu séparer le présent du passé, bâtir un édifice sans base, déraciner notre religion, renouveler entièrement nos lois et changer jusqu’à notre langage. Ce monument flottant en l’air, qui n’avoit d’appui ni dans le ciel ni sur la terre, s’est évanoui au souffle de la première tempête.

Au contraire, dans le pays où il s’est opéré des changements durables, on voit toujours une partie des anciennes mœurs se mêler aux mœurs nouvelles, comme des fleuves qui viennent à se réunir, et qui s’agrandissent en confondant leurs eaux. Dans la république romaine, on conserva la plus grande partie des institutions monarchiques : « Le nom seul du roi fut changé, dit Cicéron, la chose resta[2]. »

Ce nom même de roi fut jugé si sacré, qu’on le garda parmi les choses saintes, en l’attribuant au chef des sacrifices : rex sacrificulus ou rex sacrorum. À Athènes, la dignité de roi des sacrifices étoit le partage du second archonte, ἄρχων βασιλεὺς, et elle passoit pour une des premières de l’État. La constitution des Anglois porte de profondes marques de son origine gothique. « Le roi, dit Montesquieu, y conserve, avec une autorité limitée, toutes les apparences de la puissance absolue. » Dans certains cas, on le sert à genoux, on lui parle dans le langage le plus soumis et le plus respectueux ; en un mot, on lui parle comme à la loi, dont il est la principale source.

Il y a plus : presque toutes lès coutumes normandes et les lois saxonnes subsistent encore en Angleterre, même celles qui paroissent aujourd’hui les plus éloignées de nos mœurs. Ainsi, dans quelques comtés, un mari peut exposer sa femme au marché public, ce qui remonte à l’ancien droit d’esclavage. Qui croiroit que dans un pays si libre on retrouve tout ce qui rappelle les siècles que nous appelons de servitude, et contre lesquels nous avons tant déclamé ? C’est que nos voisins ont été plus raisonnables que nous ; c’est que pour fonder quelque chose ils se sont servis de la base qu’ils ont trouvée ; c’est qu’ils ont le bon esprit de laisser les lois caduques mourir de mort, sans hâter leur destruction par une violence dangereuse. Quelques politiques pourront prendre tout cela pour de l’esclavage ; et c’est avec cette exagération qu’on passe des excès de la démagogie à la soumission la plus lâche sous un tyran : rien de bon sans la raison.

Enfin, ce Guillaume III, ce monarque qu’on n’appela au trône d’Angleterre que sous la condition d’accepter la constitution de 1688, fut aussi roi, lui et ses successeurs, de droit divin et par la grâce de Dieu : It was observed, dit Smollet, the king who was made by the people, had it in his power to rule without them; to govern jure divino, though he was created jure humano.

« On remarqua que le roi choisi par le peuple pouvoit, s’il le vouloit, gouverner sans le peuple et régner de droit divin, quoiqu’il eût été établi de droit humain. »

Les Anglois en sont-ils moins libres aujourd’hui ? N’est-ce pas, au contraire, ce qui a affermi chez eux la liberté, en lui donnant un caractère sacré ? Ainsi les mœurs de nos pères, conservées dans de vieilles formules, dans le souvenir de notre ancien droit politique, porteront quelque chose de religieux dans les institutions nouvelles. La monarchie françoise est un arbre antique dont il faut respecter le tronc, si nous voulons greffer sur ses branches de nouveaux fruits. Cet arbre de la patrie, qui nous a donné ses fruits pendant quatorze cents ans, peut encore en nourrir d’aussi beaux, quoique d’une autre espèce, si l’on sait bien profiter de sa sève. Fût-il d’ailleurs aussi desséché qu’il est vigoureux, à l’ombre de la religion, et par la grâce de Dieu, il auroit bientôt repris sa verdure : le bâton d’Aaron refleurit dans l’Arche.

Il est fâcheux qu’une révolution si longue et si terrible ne nous ait pas mieux instruits, que nous en soyons encore à ces éléments de la politique, à nous disputer sur des mots : ayons la chose, sans nous embarrasser comment nous l’avons ; ayons une liberté monarchique et sage : peu importe que nous la tenions des mains d’un chancelier en simarre, et qu’elle parle le langage gothique des Harlay et des L’Hospital, ou plutôt il importe beaucoup qu’elle soit fille de nos mœurs, et qu’à ses traits nous reconnoissions notre sang.

  1. La plus ancienne des coutumes recueillies est celle du Ponthieu, par ordre de Charles VIII, 1495.
  2. De Leg., iii, 7.