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Réflexions politiques (Chateaubriand)/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 80-83).

CHAPITRE XII.
DES ALLIÉS ET DES ARMÉES FRANÇOISES.

À travers les déclamations on voit percer une inimitié secrète contre les puissances alliées qui nous ont aidés à rompre nos chaînes.

Si les alliés sont entrés en France, à qui la faute en est-elle ? Est-ce au roi, ou à l’homme de l’île d’Elbe ? Y sont-ils entrés pour Louis XVIII ? Ils désiroient sans doute que les François, revenus de leurs erreurs, rappelassent leur souverain légitime ; ils le désiroient comme le moyen le plus prompt et le plus sûr de faire cesser les maux de l’Europe ; ils le désiroient pour la cause de la justice, de l’humanité et des rois ; ils le désiroient encore à raison de l’amitié particulière qu’ils portoient à Louis XVIII, de l’estime qu’ils faisoient de ses vertus : mais ce vœu secret de leur cœur étoit à peine pour eux une foible espérance. Ayant, après tout, d’autres intérêts que les nôtres, ils se devoient à leurs peuples de préférence à nos malheurs ; ils ne pouvoient songer à prolonger sans fin les calamités de la guerre ; ils auroient, quoique à regret, traité avec Buonaparte s’il avoit voulu mettre la moindre justice dans ses prétentions. Combien de fois ne s’est-il pas vanté pendant le congrès de Châtillon d’avoir la paix dans sa poche ? Une fois même on l’a crue signée ; et en effet elle étoit près de l’être. Les Bourbons n’étoient pour rien dans ces mouvements, ou du moins ils n’y étoient que pour des vœux subordonnés aux chances de la guerre, aux événements et aux combinaisons politiques. Ils n’avoient ni soldats, ni argent, ni crédit. On n’avouoit pas même leur présence sur le continent ; et à Paris c’étoit un problème de savoir si quelques-uns d’entre eux étoient ou n’étoient pas sortis d’Angleterre.

Les malheurs de la guerre ne peuvent donc être imputés à nos princes : la chose est si évidente qu’on n’a pas osé les leur reprocher. Très-certainement (et nous le sentons peut-être plus vivement qu’un autre) c’est une chose peu agréable pour un peuple de voir les étrangers dans le cœur de son pays ; mais l’événement arrivé par la faute d’un homme qui lui-même étoit étranger à la France, pourroit-on ne pas reconnoître ce que la conduite des ennemis a eu de noble et de généreux ? Ils ont donné à Paris un exemple unique dans l’histoire, et qui peut-être ne se renouvellera plus. Y avoit-il rien de plus insensé, de plus absurde, de plus déloyal, que cette dernière guerre déclarée par Buonaparte à Alexandre ? Il sera éternellement beau, éternellement grand, d’être sorti des cendres de Moscou pour venir conserver les monuments de Paris. Et l’Autriche qui avoit tant fait de sacrifices, et la Prusse si cruellement ravagée, n’avoient-elles point de vengeances à exercer ? Et pourtant les souverains alliés, admirant notre courage, oubliant leurs injures, poussant la délicatesse jusqu’à ne pas vouloir entrer dans le palais de nos rois, n’ont para attentifs qu’à notre bonheur. Refuserions-nous à l’un des premiers hommes de ce siècle, à lord Wellington, les éloges moins dus encore à ses talents qu’à son caractère ? Mais la part une fois faite, ces justes louanges une fois données à des monarques, à des hommes, à des peuples qui les méritent, nous rentrons dans tous nos droits. Ces louanges ne sont point prises sur celles qui appartiennent à nos armes. En quoi sommes-nous humiliés ? On est venu à Paris ? Eh bien ! ne sommes-nous pas entrés dans presque toutes les capitales de l’Europe ? Si on cessoit d’être juste envers notre gloire, ce seroit à nous de nous en souvenir. Les Romains disoient : L’amour de la patrie ; nous, nous disons : L’honneur de la patrie. L’honneur est tout pour nous. Malheur à qui oseroit nous frapper dans cet honneur où un François place toute sa vie !

Mais, grâce à Dieu, personne ne nous dispute ce qui nous appartient légitimement. Qui donc méconnoît l’héroïsme de notre armée ? Sont-ce ces émigrés qui ont été accusés chez l’étranger de s’enorgueillir des victoires même qui leur fermoient le chemin de leur patrie ? Qui ne connoît l’admiration du roi et de nos princes pour nos soldats ? L’armée françoise est tout l’honneur de la France : si ses succès n’avoient pas fait oublier nos crimes, dans quelle dégradation ne serions-nous pas tombés aujourd’hui ! Elle nous déroboit au mépris des nations, en nous couvrant de ses lauriers ; à chaque cri d’indignation échappé à l’Europe, elle répondoit par un cri de triomphe. Nos camps étoient un temple pour la gloire, un asile contre la persécution : là se réfugioient tous les François qui cherchoient à se soustraire aux violences des proconsuls. Nos soldats n’ont partagé aucune de nos fureurs. En Angleterre, le parlement vouloit sauver Charles Ier, et l’armée le fit mourir ; en France, la Convention conduisit Louis XVI à l’échafaud, et l’armée ne prit aucune part à ce crime : elle l’auroit sans doute prévenu[1] si elle n’eût été alors occupée à repousser les ennemis. Lorsqu’on lui ordonna de ne faire aucun quartier aux Anglois et aux émigrés, elle refusa d’obéir. Persécutée comme le reste de la France par des ingrats qui lui devoient tout, elle étoit souvent sans solde, sans vivres et sans vêtements ; elle se vit suivre par des commissaires qui traînoient avec eux des instruments de mort, comme si le boulet ennemi n’emportoit pas encore assez de nos intrépides soldats ! On envoyoit nos généraux au supplice ; on faisoit tomber la tête du père de Moreau, tandis que ce grand capitaine reculoit les frontières de la France. C’est Pichegru, ce sont d’autres chefs fameux, qui conçurent les premiers l’idée de rendre le bonheur à notre pays en rappelant notre roi. Honneur donc à cette armée si brave, si sensible, si touchée de la gloire, qui, toujours fidèle à ses drapeaux, oubliant les folies d’un barbare, retrouva assez de force, après la retraite de Moscou, pour gagner la bataille de Lutzen ; qui, poussée et non accablée par le poids de l’Europe, se retira en rugissant dans le cœur de la France, défendit pied à pied le sol de la patrie, se préparoit encore à de nouveaux combats lorsque, placée entre un chef qui ne savoit pas mourir et un roi qui venoit de fermer ses blessures, elle s’élança toute sanglante dans les bras du fils de Henri IV !

Non, les événements glorieux ne sont ni oubliés ni défigurés, comme on voudroit le faire croire ; on n’a point perdu, quoi qu’on en dise, la partie d’honneur : cette partie-là ne sera jamais perdue par les François. Eh ! n’est-elle pas mille fois gagnée, puisqu’elle nous a valu notre roi, et qu’elle nous a fait sortir d’esclavage ? C’est un si grand bien d’être délivré du despotisme, qu’on ne sauroit trop l’acheter.

Si jamais, ce qu’à Dieu ne plaise, notre repos devoit être encore troublé, des François peuvent retrouver des victoires ; mais où retrouve-t-on un peuple lorsqu’une longue servitude l’a flétri ? Pour nous, nous le dirons avec franchise, nous aimerions mieux la France resserrée dans les murs de Bourges, mais libre sous un roi légitime, qu’étendue jusqu’à Moscou, mais esclave sous un usurpateur ; du moins on ne nous verroit pas adorer les fureurs et bénir les mépris d’un indigne maître, baiser ses mains dégouttantes du sang de nos fils, offrir des sacrifices à sa statue, et porter son buste orné de pourpre sur la tribune aux harangues. Les Romains étoient un grand peuple quand ils ne passoient pas la frontière des Samnites : qu’étoient-ils lorsque gouvernés par Néron ils commandoient sur les rives du Rhin et de l’Euphrate ?

  1. Voyez le discours de M. de La Fayette dans l’ouvrage de M. Hue.