Réflexions politiques (Chateaubriand)/Chapitre 14

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Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 85-88).

CHAPITRE XIV.
OBJECTIONS DES CONSTITUTIONNELS CONTRE LA CHARTE. DE L’INFLUENCE MINISTÉRIELLE ET DE L’OPPOSITION.

« Mais, disent les constitutionnels, la Charte est incomplète : il faudroit que la chambre des pairs fût héréditaire, que l’on pût entrer plus jeune à la chambre des députés, qu’il y eût un ministère et non pas des ministres[1], que les ministres fussent membres des deux chambres, que ces ministres fussent de bonne foi ; que l’opposition ne fût pas une opposition sans richesses, sans pouvoir, sans influence, sans moyen de contre-balancer l’influence ministérielle. Qu’est-ce qu’une ancienne et une nouvelle noblesse conservée ? Qu’est-ce que des lettres d’anoblissement, lorsque par le fait il n’y a qu’une noblesse politique ? »

Les François auront-ils toujours cette impatience déplorable qui ne leur permet de rien attendre de l’expérience et du temps ? Quoi ! depuis le printemps dernier il n’y a pas eu assez de miracles ! Tout doit être aujourd’hui complet, parfait, achevé. La constitution angloise est le fruit de plusieurs siècles d’essais et de malheurs, et nous en voulons une sans défaut dans six mois ! On ne se contente pas de toutes les garanties qu’offre la Charte, de ces grandes et premières bases de nos libertés ; il faut sur-le-champ arriver à la perfection : tout est perdu parce qu’on n’a pas tout. Au milieu d’une invasion, dans les dangers et dans les mouvements d’une restauration subite, on voudroit que le roi eût eu le temps de porter ses regards autour de lui, pour découvrir les éléments de ces choses que l’on réclame ! Devoit-il tout précipiter ? Ce qu’il a osé faire même n’est-il pas prodigieux ? Nous qui commençons ce gouvernement, ne nous manque-t-il rien pour le bien conduire ? Ne vaut-il pas mieux qu’il se corrige progressivement avec nous que de devancer notre éducation et notre expérience ? Un seul article de la Charte place notre constitution au-dessus de toutes celles qui ont été jusque ici le plus admirées : nous sommes le premier peuple du monde dont l’acte constitutionnel ait aboli le droit de confiscation ; par là est à jamais tarie une source effroyable de corruption, de délation, d’injustices, de crimes. Et voilà le seul jugement que le roi ait porté sur la révolution, la seule condamnation dont il l’ait frappée !

On parle des ministres : on se fait une idée ridicule et exagérée de leur influence. D’abord ils sont responsables[2] ; et c’est déjà une chose assez menaçante pour eux que ce glaive suspendu sur leur tête. Ensuite nous avons contre leur incapacité une garantie qui tient à la nature même de nos institutions. Nous sommes à peu près sûrs que les hommes les plus distingués par leurs talents seront appelés au timon de l’État ; car un homme absolument nul ne peut occuper longtemps une première place sous un gouvernement représentatif. Attaqué par la voix publique et dans les deux chambres, il seroit bientôt obligé de descendre du poste où la seule faveur l’auroit fait monter. La nation est donc pour toujours à l’abri de ces ministres qui n’ont pour eux que l’intrigue, et dont l’impéritie a perdu plus d’États que les fautes mêmes des rois.

Soupçonner la bonne foi des ministres est absurde. Est-ce avec une nation aussi éclairée, aussi spirituelle, qu’on pourroit employer de petites ruses ? Tous les yeux seroient à l’instant ouverts. Aujourd’hui il est dans l’intérêt du gouvernement de marcher à la tête des choses, et non d’être forcé de les suivre : il n’y a donc rien à craindre de ce côté.

Quant à l’opposition, nous convenons qu’elle ne peut jamais être en France de la même nature qu’en Angleterre. Parmi nous, les fortunes ne sont pas assez grandes, le patronage des familles n’est pas assez étendu pour que l’opposition trouve en elle-même de quoi résister à l’influence ministérielle. Mais si elle n’a pas cette force d’intérêts que lui donnent ses richesses chez nos voisins, elle exerce en revanche une force d’opinion bien plus vive. Qu’un homme de talent et de probité se trouve, non par contradiction, mais par conviction, opposé aux ministres, il obtiendra dans les deux chambres et dans la France entière une prépondérance que tout le poids de la couronne pourroit seul balancer. Un discours éloquent et juste remuera bien autrement notre chambre des députés qu’un discours semblable prononcé dans la chambre des communes en Angleterre, Sous ce rapport, notre nation est si sensible qu’il est à craindre qu’elle ne soit, comme Athènes, trop soumise aux inspirations de ses orateurs.

Les mystères de l’opinion et du caractère des peuples échappent à toutes les théories et ne peuvent être soumis à aucun calcul. Observez ce qui se passe aujourd’hui dans la chambre des députés : elle est laissée entièrement à elle-même ; l’influence que les ministres y exercent se réduit à quelques politesses qui ne changent pas le sort d’un seul député. Eh bien, qu’arrive-t-il ? La majorité suit tranquillement sa conscience, louant, blâmant ce qu’elle trouve de bon ou de mauvais. Une chose se fait particulièrement remarquer : toutes les fois qu’il s’est agi d’affaires d’argent, les chambres n’ont pas hésité ; le noble désintéressement de la nation s’est montré dans toute sa franchise : ainsi la liste civile, les dettes du roi, n’ont pas rencontré d’opposition. On auroit pu croire que la loi sur les émigrés alloit échauffer les partis : au grand étonnement de tous, la chambre a été plus favorable que la loi. Les François se croient déshonorés quand on les force à s’occuper de leurs intérêts. Admirable générosité qui tient au génie d’une nation particulièrement monarchique et guerrière ! Admirable nation, si facile à conduire au bien ! Oh ! que ceux qui l’ont égarée ont été coupables !

Mais a-t-on traité d’autres sujets, les chambres se sont divisées selon les principes et les idées de chacun : l’opposition ne s’est plus formée de tels et tels individus ; elle a grossi, diminué, grossi encore, sans égard à aucun parti : on auroit cru qu’il n’y avoit pas de ministres, tant on avoit oublié que c’étoient eux qui avoient proposé la loi, pour ne s’occuper que de la loi même. Nous ne connoissons rien de plus propre à honorer le caractère national que la conduite actuelle de nos deux chambres ; on voit qu’elles ne cherchent que le bien de l’État : généreuses sur tout ce qui touche à l’honneur, attentives à nos droits politiques, elles ont voté l’argent sans opposition et défendu la liberté de la presse avec chaleur. C’est qu’en effet cette dernière question pouvoit diviser et embarrasser les meilleurs esprits. Quand on voit d’un côté Genève mettre des entraves à la liberté de la presse, et de l’autre une partie de l’Allemagne et la Belgique proclamer cette liberté, on peut croire qu’il n’étoit pas si aisé de décider péremptoirement.

Nous avons montré par les faits mêmes combien il est difficile, chez une nation brillante et animée, de maîtriser les esprits. Les François ont toujours été libres au pied du trône : nous avions placé dans nos opinions l’indépendance que d’autres peuples ont mise dans leurs lois. Cette habitude de liberté dans la pensée fait que nous nous soumettons rarement sans condition aux idées d’autrui : le député qui auroit le plus promis à un ministre de voler dans le sens de ce ministre, au moment de la délibération pourroit bien lui échapper. Avec le caractère françois, l’opposition est plus à craindre que l’influence ministérielle.

  1. J’ai proposé toutes ces améliorations à Gand, dans mon Rapport sur l’état de la France : on a fait droit depuis à ce que je demandois alors. On voit du moins mu fidélité à mes idées. Voyez ci-après le Rapport au roi.
  2. Je conviens qu’ils ne le sont pas assez : il faut absolument une loi.