Réflexions politiques (Chateaubriand)/Chapitre 18

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Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 98-101).

CHAPITRE XVIII.
SUITE DES OBJECTIONS. NOTRE POSITION CONTINENTALE.

« Notre position continentale nous oblige à avoir une nombreuse armée : si cette armée dépend des chambres, nous serons envahis avant que les chambres aient délibéré ; si la couronne dispose des soldats, la couronne peut opprimer les deux chambres. »

Cette objection, la plus spécieuse de toutes, se résout comme celle de l’opposition, par la puissance de l’opinion. Croit-on de bonne foi que si l’ennemi étoit sur la frontière, les chambres pussent refuser une armée au roi ; que des propriétaires voulussent se laisser envahir ? Loin de se rendre populaires par ce refus, elles soulèveroient contre elles la nation. Chez un peuple si sensible à l’honneur, si épris de la gloire des armes, la foule passeroit à l’instant dans le parti de la couronne, et la constitution seroit anéantie. D’ailleurs une invasion est-elle si subite, si imprévue, que l’on n’en ait pas reçu des avis longtemps d’avance ? Est-ce avec une poignée de soldats qu’une nation voisine entreroit en France ? N’auroit-elle pas été obligée de rassembler des troupes, de les faire marcher ; n’aurions-nous rien su de ses mouvements et de ses préparatifs ?

Toutefois, comme il ne s’agit point d’imiter les Anglois, de se laisser dominer par des systèmes, d’adopter entièrement une constitution, sans égard aux habitudes, aux mœurs, à la position d’un peuple, comme si le même vêtement convenoit à tous les hommes, il est évident qu’il faut laisser au pouvoir exécutif en France une bien plus grande force qu’en Angleterre. Le roi doit être plus libre dans ses mouvements, parce que la France est plus grande, plus exposée aux combinaisons de la politique extérieure. L’Angleterre n’a rien à craindre pour son existence d’un ennemi étranger ; mais en France, il peut survenir une guerre qui mette l’État en péril. Beaucoup d’intérêts que l’on soumet à la discussion publique chez nos voisins demandent parmi nous du secret, et ne pourroient être débattus sans danger dans nos deux chambres. En France, il est essentiel de regarder toujours à deux choses : au gouvernement du dedans et aux affaires du dehors. Tandis qu’on se livreroit à des abstractions politiques, et qu’on auroit l’œil fixé sur les astres, on pourroit tomber dans un abîme. Pour prévenir ce malheur, il faut que le trône, placé comme un bouclier devant nous, nous garantisse de tous les coups qu’on voudroit nous porter : il faut qu’il soit en avant-garde de la nation ; qu’environné d’éclat et de dignité, il en impose par sa puissance et par sa splendeur. L’autorité du roi doit être dégagée de beaucoup d’entraves pour agir avec vigueur et rapidité ; elle doit avoir, dans certains cas, quelque chose de la dictature à Rome ; et c’est surtout dans ce moment que nous devons tendre à augmenter le pouvoir monarchique, à l’investir de toute la force nécessaire au salut de l’État. Notre monarchie, toute libre au dedans, doit rester toute militaire au dehors. En Angleterre, l’armée est presque une affaire de luxe ; en France, c’est une chose de première nécessité. C’est par cette raison que le militaire et la noblesse auront toujours dans notre France une tout autre considération que celle dont ils jouissent en Angleterre. Chez nos voisins, un riche brasseur de bière, un manufacturier opulent, peuvent paroître à la patrie aussi dignes des places et des honneurs qu’un capitaine, parce qu’en effet ils sont autant, et plus que lui, nécessaires à la prospérité commune ; mais en France le soldat qui nous met à l’abri de la conquête, qui nous garantit du joug étranger, est un homme qui non-seulement exerce la profession la plus noble, mais qui suit encore la carrière la plus utile à l’État. De là doivent naître des différences essentielles dans l’opinion des deux pays, et conséquemment des différences considérables dans les institutions politiques. L’air bourgeois ne convient point à notre liberté ; et les François ne la suivront qu’autant qu’elle saura cacher son bonnet sous un casque.

Mais ceci nous ramène à la seconde partie de l’objection. Si vous donnez, dit-on, au roi une pareille force, il détruira la liberté et opprimera les deux chambres.

Ce seroit sans doute un grand malheur si notre nouveau gouvernement plaçoit continuellement la France entre la servitude et la conquête, mais il n’en est pas ainsi. Le roi peut être absolu pour les affaires du dehors, sans être oppresseur au dedans. L’opinion publique vient encore ici à notre secours. Dans l’état actuel des choses, on ne pourroit faire impunément violence aux députés : à l’instant l’impôt seroit suspendu ; il faudroit, pour le lever, autant de régiments que de villages, autant d’armées que de provinces. Nous n’attribuons rien de trop ici à l’opinion. Elle est si puissante que Montesquieu n’a pas craint d’en faire le seul principe de la monarchie : la liberté est un principe, un fait ; mais l’honneur n’est que la plus belle des opinions. Il a eu raison, Montesquieu ; et l’opinion a toujours tout fait en France. Nous en avons une preuve aussi noble qu’éclatante : tout esclave en mettant le pied sur le sol françois est libre. Est-ce en vertu d’une loi positive ? Non, c’est en vertu de l’opinion ; et cette opinion, transformée en coutume, a force de loi devant les tribunaux.

Sous l’ancienne monarchie l’opinion tenoit pour ainsi dire lieu de charte. Un couplet, une plaisanterie, une remontrance, arrêtoient, comme par enchantement, les entreprises du pouvoir. Tout devenoit un frein contre l’autorité absolue, jusqu’à la politesse de nos mœurs. Pourquoi donc cette opinion, si puissante autrefois, auroit-elle perdu sa force ? Pourquoi ne seroit-elle plus rien, précisément parce qu’elle peut s’exprimer avec plus de liberté ? Mais il n’en est pas ainsi : nous voyons tous les jours qu’un article de gazette fait nos craintes et nos espérances.

Il est aisé, dira-t-on, de se tirer d’affaire en répondant par des dénégations, en disant : « Cela n’arrivera pas ; » en se jetant dans de grands raisonnements sur l’opinion. Comme l’avenir n’est pas là pour vous démentir, on peut sortir ainsi d’embarras, mais on ne fait pas naître la conviction.

Nous comprendrions cette réplique si elle nous étoit faite par d’autres que par ceux qui pourroient nous l’adresser ; car, que disent ces personnes quand on attaque l’ancien ordre de choses, quand on leur soutient, par exemple, qu’aucun homme n’étoit à l’abri d’un coup d’État, de la violence d’un ministre ? Elles répondent que cela n’arrivoit pas, et que l’opinion s’opposoit à ces actes arbitraires du pouvoir. Elles ont raison de répondre ainsi, et leur réponse est fort bonne ; mais alors elles doivent trouver juste qu’on oppose à leur attaque les mêmes armes et qu’on se couvre du même bouclier. Remarquez qu’il ne seroit pas question, dans le cas qu’on nous propose, d’un fait obscur, d’une persécution individuelle et presque ignorée : il ne s’agiroit rien moins, que des deux chambres refusant une armée au roi, ou du roi faisant marcher des soldats contre les deux chambres. Certes, si l’opinion peut avoir une influence prononcée, c’est dans un moment pareil.

Au reste, il y a des choses qui ne peuvent être appuyées de démonstrations mathématiques, et qui n’en restent pas moins prouvées. Tout n’est pas positif dans la science du gouvernement : le système des finances en Angleterre ne repose-t-il pas sur une fiction ? Il y a des mystères de politique, comme il y a des mystères de religion ; le jeu des constitutions, leur marche, leur influence, sont d’une nature inexplicable. Combinés avec les mœurs, les passions et les événements, les corps politiques, attirés, repoussés, balancés, combattus, produisent des effets que toute la sagacité humaine ne peut calculer. Ce vague, cette incertitude, ces grandes choses qui ne produisent rien, ces petites causes d’où sortent tant de grands résultats, ces illusions, cette puissance de l’opinion si souvent trompeuse, se retrouve dans tout ce qui touche aux gouvernements, dans tout ce qui prend place dans l’histoire. Par exemple, n’est-on pas toujours tenté de supposer des talents supérieurs à l’homme qui joue un rôle extraordinaire ? Souvent cet homme est moins que rien ; la gloire a ses méprises comme la vertu. Il y a des temps surtout où la fortune célèbre ses fêtes ; espèces de saturnales où l’esclave s’assied sur le trône du roi. Quand on vient à regarder de près les hommes qui conduisent le monde dans ces temps de délire, on demeure plus étonné de leur néant qu’on n’étoit surpris de leur existence, on est frappé du peu de talent qu’il faut pour décider du sort des empires, et l’on reconnoît qu’il y a dans les affaites humaines quelque chose de fatal et de secret qu’on ne sauroit expliquer.