Réflexions préliminaires des vrais principes politiques/Texte entier

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RÉFLEXIONS PRÉLIMINAIRES
des
VRAIS PRINCIPES POLITIQUES.


Ceux à qui profitent l’oppression s’opposent à la propagation des lumières et de la liberté, biens inséparables ; qui détruit les lumières détruit la liberté.


par clément dumesnil.


LES PRESSES DE L’AVENIR.
Séparateur

MONTRÉAL :

1849.


INTRODUCTION.




Dans ce tems de grandes révolutions, où la France s’est donné une constitution, et où les peuples demandent justement des réformes efficaces, les développemens des vrais principes sur lesquels les constitutions et les gouvernemens doivent être fondés pour assurer aux peuples la jouissance de leurs droits, les élémens de prospérité et de bonheur que la civilisation leur permet d’espérer, tout en proclamant les voies et les moyens de les mettre en pratique, doivent inspirer un intérêt général ; aussi nous avons écrit un ouvrage sur les vrais principes politiques, précédé d’une introduction, suivie d’un coup d’œil rétrospectif, et traitant : 1o. De la société et de la civilisation ; 2o. Des gouvernemens monarchiques et héréditaires ; 3o. D’investigations sur les gouvernemens de l’ancien et du nouveau systèmes ; 4o. Des constitutions ; traitant sur cette question ; 5o. L’Angleterre a-t-elle une constitution ? elle n’en a pas, et comment ? 6o. Sur le système des précédens ; 7o. De l’organisation du pouvoir législatif ; 8o. De nombreuses considérations sur les gouvernemens, comprenant un grand nombre de sujets divers et importans, et se terminant enfin par une revue générale de la politique en Europe.

Mais, comme des circonstances pécuniaires ne nous permettent pas de livrer maintenant cet ouvrage à la publication, en attendant qu’il puisse voir le jour, nous donnons au public quelques réflexions préliminaires lesquelles, quelque bornées qu’elles soient peuvent n’être pas sans intérêt et sans utilité.

Ces réflexions préliminaires seront sur la flatterie, l’esprit public, la loyauté, les bons et les mauvais gouvernemens ; sur ce que tout homme doit connaître et qui le concerne immédiatement dans ses droits, sa vertu, sa propriété et la sécurité de sa personne ; sur la nature des lois, sur la passion naturelle à l’homme pour la domination, sur l’égalité des hommes, sur l’état malheureux de la généralité du monde par l’iniquité de ses gouvernans ; sur les préjugés politiques, sur ce que la popularité n’est pas toujours une preuve de mérite ; sur l’honneur privé et l’honneur public, sur l’amour de son pays, l’amour national et le patriotisme, sur la liberté, droit inaliénable du genre humain, et ses heureux résultats ; sur la tyrannie et ses effets désastreux ; enfin, sur ce qu’un gouvernement arbitraire est incompatible avec la vraie religion.

I.

De la Flatterie

La flatterie, dans tout gouvernement, est un signe de servitude ; elle est incompatible avec la liberté, qui produit l’égalité. La flatterie est fausse et égoïste ; elle découle de la peur ou de la fureur ; n’ayant que soi en vue, elle n’observe aucune règle de mérite ou d’équité. La flatterie est d’autant plus exaltée et plus honteuse que ceux qui la patronisent sont plus méprisables ; aussi Pline observe-t-il que les empereurs qui furent les plus haïs, furent aussi les plus flattés ; car, dit-il, la dissimulation est plus ingénieuse et plus artificieuse que la liberté, et la peur l’est plus que l’amour.

C’est un vice en inimitié continuelle avec la vérité : il est calomniateur, et souvent cruel : tout mot qui lui déplait est un libelle ; toute action qu’il n’aime pas est une trahison ou une sédition.

Avec un gouvernement libre, cet être hideux, qu’accompagnent toujours la bassesse et le déshonneur, craint de se montrer, et se cache.

La tyrannie fait les flatteurs, comme les flatteurs font les tyrans. Ces êtres dégradés doivent être voués au mépris de tous les citoyens d’une société bien constituée.

II.

De l’Esprit Public.

L’esprit public, entendu comme il faut, est l’amour de son pays, qui renferme tous les sentimens honorables et chers à l’humanité ; après la vraie religion, sans laquelle il ne peut avoir de solide fondement, c’est la première des vertus, qui contient en elle toutes les autres vertus sociales ; elle conduit à l’avantage de tous : celui qui en est vraiment animé ne considère ni la peine, ni les périls, ni les pertes qui peuvent résulter pour lui dans le noble exercice qu’il en fait ; en un mot, c’est la sollicitude de l’homme pour tout ce qui peut promouvoir et assurer le bien être de son pays et de ses concitoyens.

On parle beaucoup de l’esprit public, mais on en parle très souvent sans en être pénétré ; on le mentionne sans en avoir une véritable idée, seulement comme une chose excellente, une qualité précieuse que tout le monde aime, dont personne ne voudrait passer pour ne pas avoir, et que beaucoup, trop malheureusement, ne comprennent que comme devant être la satisfaction de leurs passions personnelles, de leur esprit d’égoïsme, et de leur ambition particulière.

Considérez ce portrait, ô vous grands patriotes, gouvernans et gouvernés, entrez en vous-mêmes, et voyez si vous en avez la ressemblance. Qui avez-vous louangé pour son propre mérite, sans esprit de parti ? Qui avez-vous renversé pour le seul bien de votre pays ? Quels avantages avez-vous procurés à votre nation en sacrifiant vos propres intérêts ? Les intérêts nationaux n’ont-ils jamais été par vous tournés au détriment du peuple pour votre profit personnel ?…


III.

De la Loyauté.


La loyauté, par ignorance ou par coutume, est souvent détournée de sa véritable signification. La loyauté consiste à conformer ses actions aux règles basées sur les bonnes lois, qui dérivent toujours de l’éternelle équité, et de la constitution qu’elles supportent. Ce mot de loyauté vient du mot français loy, qui veut dire, conforme à la loi, à la justice. Tout ce qui n’est pas fondé sur l’immuable équité est déloyal.

Obéir à un prince légitime, qui lui-même obéit aux lois, est unanimement reconnu être de la loyauté. Maintenant, on doit en conclure que la déloyauté consiste à obéir à un tyran qui foule aux pieds les lois, et outrage la justice ; qu’en conséquence lui, qui commande, et ceux qui lui obéissent dans ses œuvres de despotisme, sont déloyaux ; mais des esprits faux ont maintenu que la loyauté consiste également dans l’obéissance à un bon prince, comme à un despote qui viole les lois divines et humaines, qui est un ennemi de Dieu et des hommes ; conséquemment, que les Satellites et les instrumens de ses crimes, de ses cruautés, de ses déprédations, de ses oppressions sont loyaux ; tandis que ceux qui résistent à la tyrannie, qui défendent la justice, la vertu et l’humanité contre des monstres qui dégradent la nature humaine, sont des rebelles : d’après ce faux principe, l’homme deviendrait rebelle en agissant vertueusement pour la défense de ses droits naturels et imprescriptibles usurpés par le pire des rebelles contre la communauté, qui n’est retenu par aucune considération divine ou humaine. Admettre un tel principe, c’est outrager la vérité.

De leur tems Richard ii et Édouard ii furent les plus grands rebelles de l’Angleterre. Tout tyran est un rebelle ; il est pis encore, c’est un monstre. Le Grand Seigneur, et l’Empereur de Russie sont les plus grands rebelles de leurs pays.

Les hommes qui, par l’usurpation, se placent au-dessus des lois humaines, ne sont pas moins assujettis aux lois éternelles de la clémence, de la justice et de la vérité ; et tous ceux qui violent ces lois immuables, sont des tyrans, et il est loyal de mettre la main à l’œuvre de la destruction de leur tyrannie.

Brutus, chassant la race royale et rebelle des Tarquins, fut un loyal romain qui sacrifia ces traîtres aux libertés et au ressentiment du peuple.

C’est une vérité, dont les hommes doivent se pénétrer, inconnue dans les contrées où elle est dangereuse aux oppresseurs.



IV.

Des Bons et des Mauvais Gouvernans.


Les caractères des bons et des mauvais magistrats, ou des bons et des mauvais gouvernans, peuvent ainsi se définir :

Le bon magistrat recherche le bonheur du peuple commis à ses soins, pour remplir la fin de son institution. Connaissant qu’elle se trouve dans l’exécution de la justice et de la vertu, il s’efforce de les implanter et de les propager pour le bien public. Il sait qu’il ne peut avoir de sûreté là manque la force, que la force ne peut subsister sans union, l’union sans la justice, et la justice où manque la religion, et qu’il est de son devoir d’inculquer ces vérités sans cesse, autant par les préceptes que par l’exemple. En conduisant le peuple dans le chemin de la vertu, il accroît sa force et sa gloire ; et le peuple satisfait est toujours prêt à repousser, avec unité et énergie, l’invasion étrangère ou l’agitation intérieure.

Le mauvais magistrat cherche des fins opposées au bonheur du peuple, aussi prend-il des voies contraires. Quand un magistrat pense qu’il n’est pas fait pour la nation, mais la nation pour lui ; qu’il gouverne, non pour elle, mais pour lui-même ; qu’elle n’est que pour accroître sa gloire et fournir à ses jouissances, il s’occupe, non de ce qu’il doit faire pour elle, mais de ce qu’il peut en tirer : par ce moyen, il établit un intérêt personnel de profit, de plaisir et de pompe, opposé à l’intérêt public pour lequel il a été fait ce qu’il est. Ces fins contraires aux intérêts nationaux, divisent la nation en plusieurs parties ; l’esprit public s’éteint par la corruption, chacun, à l’instar du gouvernement, ne pense qu’à satisfaire son intérêt particulier ; delà naît la faiblesse, résultat de la division, des intérêts individuels froissés ; s’élèvent d’irréconciliables inimitiés. Lorsque des difficultés domestiques ou extérieures surviennent, le magistrat se trouve sans l’assistance de la nation, dont la plus grande partie est opprimée par lui et par ses créatures ; et les intérêts généraux étant séparés de ceux du magistrat, alors le peuple mécontent le défend sans bonne volonté ni courage contre une invasion étrangère ; et lorsqu’il est attaqué par une partie de la nation, les parties divisées s’unissent souvent pour renverser l’oppresseur.

V.

Tout homme doit connaître ce qui le concerne, immédiatement dans ses droits, sa vertu, sa propriété et la sécurité de sa personne.

Ceux à qui profitent l’oppression s’opposent à la propagation des lumières et de la liberté, biens inséparables ; qui détruit les lumières détruit la liberté. Où la vérité est dangereuse, la liberté est précaire. La tyrannie escortée de l’imposture, de l’ignorance et de l’esclavage ont conspiré contre la justice ; ils ont proclamé des doctrines perverses et destructives, dont la plus dangereuse, dans l’ordre politique, est d’admettre, que ce n’est pas le fait des hommes privés de s’immiscer aux affaires du gouvernement. Doctrine stupide, fausse et deshonnête, qui ne peut sortir que de la bouche d’un tyran ou d’un esclave, et que ne peut entendre, sans horreur et indignation, l’homme pénétré de sa dignité.

Tout homme doit, connaître ce qui le concerne immédiatement dans ses droits, sa vertu, sa propriété et la sécurité de sa personne. Les vertus et les vices des gouvernans deviennent aisément les vertus et les vices des gouvernés. La ville de Rome, par la nature de son gouvernement, a pu conquérir le monde ; mais le grand monarque de la Perse, le plus grand alors de la terre, n’a pu, lui, résister à la face d’une ville grecque.

Tels sont les résultats qui proviennent des gouvernemens ; telles sont les conséquences de leurs natures et de leurs administrations sur les peuples.

Dire qu’un simple citoyen n’a rien à faire avec le gouvernement, c’est avancer que sa condition heureuse ou malheureuse ne le concerne pas.

Le public est le corps collectif des citoyens dont chacun est membre, et comme le corps entier doit intervenir pour la conservation de tout individu, il est aussi du devoir de chaque individu de s’immiscer pour le tout, qui le comprend lui-même.

Un homme, ou quelques hommes, formant un corps particulier, n’ont souvent consulté que leurs intérêts personnels ; mais le peuple, au contraire, en s’occupant de ses propres intérêts, agit pour le public en agissant pour lui-même.

De toutes les sciences humaines, aucune ne concerne plus particulièrement l’homme en ce monde que celle du gouvernement ; elle est la plus aisée à être comprise, quoi qu’on en dise, et cependant la moins généralement entendue. Ceux qui ont intérêt à cacher la vérité voudrait faire croire qu’il y a en cette science des difficultés et des mystères au-dessus de l’entendement du vulgaire. Tout homme peut reconnaître un bon gouvernement d’un mauvais par ses effets ; il connait si le fruit de son industrie et de ses labeurs lui appartient, s’il en jouit avec sécurité et en paix ; et s’il ne connaît point les principes du gouvernement, c’est par défaut d’y penser ou de s’en informer : ils se fondent sur le sens commun.

Qu’est-ce qu’un gouvernement, si ce n’est un dépôt fait par un peuple à un seul homme, ou à plusieurs pour la conduite des affaires de tous, afin que chacun puisse, avec sécurité, jouir de ce qui lui appartient ?

C’est vraiment un honorable dépôt ; mais rarement conservé avec honneur ; ceux qui le possèdent ayant souvent plus à cœur d’augmenter leur pouvoir, que de se rendre utile ; d’être redoutables, plutôt que bienfaisans.

C’est donc un dépôt qu’on ne doit faire qu’avec de grandes et puissantes restrictions. Toute violation de ce dépôt sacré doit être sévèrement punie.

L’honnêteté, la diligence, le bon sens sont les qualités nécessaires pour l’exécution de ce dépôt, dont le bien public est la seule fin. Quant au raffinement des hommes d’état il n’est souvent que l’apparence de la sagesse.

Cincinnatus fut appelé, labourant son petit domaine, pour défendre et sauver la république de Rome en danger ; charge qu’il accomplit avec succès et honnêtement sans les grimaces et les profits de la plupart des hommes d’état. Vainqueur des ennemis de la patrie, on ne le vit pas obstinément se maintenir à la tête des affaires pour former un parti, faire sa fortune et s’établir au pouvoir. Il fut revêtu de la dictature avec le consentement général, et il la résigna avec l’applaudissement public. Le général Washington nous a aussi légué un grand exemple à suivre.



VI.

De la nature des Lois.


Toute bonne loi tire son origine des lois divines ou des lois naturelles. C’est vouloir assujettir la justice à la force que de porter une pénalité où il n’y a point de crime ou de délit. La loi est la droite raison, commandant les choses qui sont bonnes, et défendant celles qui sont mauvaises ; c’est la déclaration du juste et de l’injuste, des avantages et des peines qui s’y rattachent. Ainsi, la violation d’une loi ne constitue pas un crime où la loi est mauvaise ; mais la violation de ce qui devrait être loi, est un crime où la loi n’existe pas. L’essence du juste et de l’injuste ne dépend pas de clauses et de mots insérés dans un code ; mais de la raison et de la nature des choses antérieures aux lois humaines.

Cicéron a dit judicieusement, que qui a juste raison a droit ; que la vertu est parfaite raison ; et que toutes les nations, ayant la raison pour guide, sont capables d’arriver à la vertu. D’où il s’ensuit que tout peuple est susceptible de faire de bonnes lois ; et que là où les lois sont mauvaises, elles ont été faites par la corruption, l’esprit de faction, la peur ou la surprise.

Les armes et l’argent firent confirmer les actes de César ; il fut déclaré être au-dessus des lois ; mais César n’en fut pas moins traître à son pays, et ses actes ne restèrent pas moins pervers et tyranniques.

Il n’y avait point de loi écrite contre l’adultère lorsque le jeune Tarquin ravit Lucrèce ; néanmoins son attentat fut justement puni par les Romains.

La vertu porte en elle-même sa propre récompense, par la satisfaction qu’en ressent en la suivant ; mais elle ne suffit pas à l’homme dépravé par la prévarication d’Adam ; les récompenses et les châtimens constituent donc toute la force des lois. Ôtez-les, et leur promulgation devient inutile.

Les deux grandes lois de la société humaine sont l’équité et la préservation de soi-même ; toutes les lois de la société sont entièrement réciproques. Permettre à un homme, quel que soit son titre, de commettre le mal avec impunité, c’est faire triompher le vice sur la vertu ; c’est livrer l’innocence au coupable comme une proie ; c’est mettre la propriété à la merci de la rapine, et la vie entre les mains de la cruauté. La loi de la nature permet, et même oblige de nous défendre pour notre préservation. C’est un devoir, non-seulement envers nous, mais envers la société. Cicéron a dit que quiconque ne résiste pas au méchant, est coupable du même crime que celui qui déserte ses parens, ses amis et son pays.

Nul homme dans la société ne doit avoir de privilège au-dessus des autres, sans lui donner un équivalent pour un tel privilège. Les législateurs qui font de bonnes lois, les magistrats intègres qui les exécutent, avec fidélité, pour leurs services honorables au public, méritent le privilège et la paie qu’ils en reçoivent ; les places et le pouvoir sont les récompenses que paye le peuple à ses députés, à ses serviteurs. Si tout législateur, si tout magistrat est élevé au-dessus des simples membres de la communauté, la communauté elle-même est placée au-dessus de lui.

VII.

Passion naturelle a l’homme pour la Domination.


Les hommes ont une passion naturelle pour la domination ; ils désirent de figurer dans le monde, et ils prennent pour parvenir à ce but diverses voies, selon leurs capacités différentes, leurs opinions, leurs tempéramens et les opportunités. Peu d’hommes, de leur propre choix, voudraient avoir d’autres pour égaux, s’ils pouvaient se placer au-dessus d’eux.

Cet esprit de domination qui porte à s’élever au-dessus de son semblable, à prendre de soi et de son habilité une opinion favorable, est une source féconde de maux privés et publics, de guerres, de fraudes, de cruautés et d’oppression. La noble ambition de se distinguer par des moyens honnêtes, est non-seulement permise, elle est même louable ; elle produit de grands avantages publics ; mais la société doit pourvoir à ce qu’une telle émulation parmi les membres qui la composent, lui soit profitable et jamais dangereuse. Du moment que cette ambition peut devenir funeste à la sécurité publique, on doit l’arrêter dans sa course, lui opposer des entraves qui la fasse entrer dans de justes bornes.

Périclès, par son éloquence et sa popularité devenues dangereuses, détruisit le pouvoir de l’Aréopage, le sénat d’Athènes, une cour de magistrats qui balançait le pouvoir du peuple, qui, devenu libre de cette contrainte, se livra aveuglement à la licence et à la corruption. Les Athéniens devinrent les sujets de Périclès. Après leur avoir fait beaucoup de bien, il eut assez de crédit pour détruire leur gouvernement et leurs vertus. Du caractère de bienfaiteur il prit celui de maître. Valérius Maxime observe que, « la seule différence qui existe entre Pisistrate et Périclès fut, que celui-ci exerça par artifice la même tyrannie qu’imposa l’autre par les armes. »

L’esprit public doit donc être d’employer et d’encourager la capacité du génie des hommes distingués, de manière à n’en retirer que de bons fruits de leurs services.

C’était la pratique de l’ancienne Rome que la vertu fût la seule voie à la gloire. Coriolan et Manlius Capitolinus étaient tous deux de braves hommes, et qui méritèrent bien de leur pays ; tous deux furent généreusement récompensés, distingués, par de grands honneurs qu’ils reçurent ; mais après, manquant à leurs devoirs et à la vertu, ils furent tous deux condamnés par leur commune patrie, l’un pour une conspiration contre elle, l’autre pour avoir méprisé ses lois. Ainsi, leurs services et leurs crimes ont-ils été séparément et convenablement récompensés et punis.

L’émulation, ou la passion des hommes de s’égaler ou de se surpasser de mérite les uns les autres, doit être encouragée avec deux restrictions : premièrement, que nul citoyen, quel que soit son mérite, ne puisse jamais se récompenser lui-même ; secondement, qu’il ne puisse avoir que sa juste récompense.

Scipion, nommé après l’Africain, fut choisi, comme le plus grand et le plus digne dans Rome, pour envahir le territoire des Carthaginois ; ce qu’il fit avec gloire pour lui-même, et avantage pour sa patrie. Il défit Hannibal et conquit Carthage. La même louange doit être accordée à Metellus, Lucullus, T. Flaminius, Paule-Emile, et plusieurs autres généraux romains, qui tous conquérirent pour leur pays, et furent récompensés avec des lauriers et des dignités. Mais, Jules César ayant été aussi employé à conquérir pour sa patrie, la République Romaine fut prise par lui comme sa récompense. Il se paya lui-même de tout le monde romain, pour en avoir conquis une partie, Alexandre, dit le Grand, et beaucoup d’autres conquérans, eurent la même modestie de tout prendre pour se récompenser.

Aucun état libre ne peut subsister en accordant l’impunité aux actions criminelles en vue des services rendus, quels qu’ils soient. Toutes les actions doivent être considérées en elles-mêmes, et elles doivent être récompensées ou punies séparément selon leur mérite.

VIII.

L’égalité et l’inégalité des hommes.


 Les hommes sont égaux par les lois de la nature, et aucun d’eux ne s’élève au-dessus de ses semblables que par la force ou le consentement ; nul homme ne naît jamais supérieur à tous les autres hommes ; aussi quel que soit la bonté ou la malice d’un homme, on peut toujours trouver son semblable ; il n’est jamais une exception unique de son espèce. Mais la populace insensée voit rarement s’élever quelqu’un sans lui attribuer des qualités supérieures à tous les autres hommes. Aussi celui qui est à la tête d’un parti est-il toujours exalté par ses partisans, comme étant supérieur au reste du genre humain. Néanmoins sa conduite prouve constamment, que le plus élevé dans l’ordre social est sur le même niveau que beaucoup d’autres. Les hommes revêtus de grandes dignités, sont presque toujours vus avec des yeux préjugés ; la plupart des autres hommes les regardent dans l’éloignement au travers d’un verre grossissant qui les grandit ; d’autres sont frappés de leur splendeur, et beaucoup sont aveuglés par l’éclat du pouvoir dont ils jouissent. Le plus souvent, tout ce qui paraît à l’homme, brillant ou terrible, lui semble grand aux yeux de son imagination.

Il est évident qu’il ne doit exister d’inégalité dans la société que pour le bonheur social. Ceux qui se croient orgueilleusement plus que leurs semblables, sont souvent au-dessous de la plupart. Ils se targuent follement de leur naissance, comme si dans la nature on trouvait aucune distinction de sang et de supériorité. Tous, nous naissons faibles, assujettis aux mêmes besoins et aux mêmes maux, Ce ne sont que les vertus et les talens, fruits d’une bonne éducation, qui font l’inégalité réelle. Quiconque prétend être naturellement supérieur aux autres hommes, réclame de la nature ce qu’elle n’a jamais fait pour personne. Il n’y a rien de moral dans le sang, ou dans un titre, ou dans un emploi quelconque ; seulement les actions, et les causes qui les produisent sont morales. Un noble sang ne prévient ni la folie ni le crime ; au contraire, il donne plus souvent l’occasion de s’y livrer. Un bon villageois est meilleur qu’un tyran haut placé. D’être élevé en dignité n’est pas au pouvoir de tous les hommes ; mais il est au pouvoir de tous d’être bons citoyens, d’être vertueux ; en cela ils sont tous sur un pied d’égalité.

IX.

État malheureux de la généralité du monde par l’iniquité de ses gouvernemens.

En parcourant l’histoire, et en jetant les yeux sur le monde entier, on reconnaît qu’elle a été, et quelle est encore la malheureuse situation de l’espèce humaine, sous les chaînes des oppresseurs, dans la plus grande partie du monde. Un prince d’esclaves est le pire des hommes ; c’est un bourreau public qui, pour un sceptre, s’arme du glaive. Il ne tire sa prétendue grandeur, ses richesses, sa splendeur et sa sécurité, que de la misère, de la pauvreté, des dangers, de la ruine et de la destruction de ceux qu’il gouverne. Leur condition est au-dessous des bêtes des champs qui jouissent, du moins, en liberté, de la pâture, de l’air et de l’eau ; ils vivent à la merci d’un tyran, dont la politique consiste dans la terreur et l’oppression. La vie de millions d’hommes, et leurs propriétés, sont à la discrétion d’un être qui, sans justice, et sans humanité, dispose souverainement du genre humain.

À peu d’exceptions, tel est le déplorable état de l’Asie, de l’Afrique, et encore d’une partie de l’Europe.

Il n’y a que le gouvernement fondé sur la liberté qui puisse être un bien public ; sans la liberté le gouvernement est une malédiction, une garantie pour commettre, avec impunité, tous les crimes.

X.

Des préjugés politiques.

Le préjugé est un attachement obstiné et irrationnel d’une fausse opinion. Quel n’est pas son empire ! il repousse la raison pour en prendre la place.

Les mauvais gouvernemens se sont toujours imposé l’affreux devoir de nourrir les préjugés les plus grossiers qui leur étaient avantageux. Les véritables connaissances et les préjugés ne peuvent s’allier ensemble.

Elle serait incroyable, si les faits ne venaient l’attester, l’influence honteuse que les préjugés ont exercé sur le genre humain en dégradant la raison. Nous ne ferons que mentionner quelques faits.

Alexandre et César mirent le monde sens dessus dessous pour satisfaire leur ambition personnelle ; ils usurpèrent tous les pouvoirs ; ils pavèrent leurs carrières à la domination avec des cadavres ; ils furent les oppresseurs et les bouchers de la race humaine ; quels titres de gloire ! néanmoins ils sont cités avec applaudissement, et ils reçoivent les noms de grands.

Les préjugés de la royauté, qui ont entouré les trônes, et qui les entourent encore dans de certaines contrées, font considérer comme grands durant leur vie, les potentats qui y sont assis, quelque abjects et méprisables qu’ils soient d’ailleurs par les vices honteux et les crimes qui les déshonorent.

En de certains pays, de ces majestés ou en a fait des demi-dieux.

Les préjugés qui se rattachent à la naissance, à l’hommage rendu, non à la vertu, mais à la noblesse d’hommes, qui n’ont souvent de noble que de nom, sont autant irrationnels que ridicules.

XI.

La popularité n’est pas toujours une preuve de mérite.

La popularité n’est pas toujours une preuve de mérite. Lorsqu’elle est acquise par la vertu et par des causes honorables, il est sans doute glorieux de la posséder ; mais trop souvent ceux qui en jouissent n’en ont aucun droit réel, et c’est quand ils y sont parvenus par la déception les fausses promesses, l’injustice commise en flattant et servent les passions populaires et l’esprit de parti en ce qu’ils ont de répréhensibles. Combien de fois cette popularité n’est-elle pas le prix que le peuple paye à des chefs pour le tromper, le trahir et le vendre ! Les vices et les folies d’un chef populaire ne deviennent que trop souvent populaires eux-mêmes.

Quand le peuple est libre, il juge mieux des hommes par leurs bonnes ou leurs mauvaises actions ; il est alors susceptible de séparer le vice de la vertu, et le juste de l’injuste ; ainsi, sous un bon gouvernement, où la corruption est exclue, les hommes les plus vertueux, les plus animés du bien public, sont ordinairement les plus populaires : les plus dignes sont les plus estimés. Mais lorsque l’or ou la terreur interviennent, et que le gouvernement se tourne en faction, le jugement du peuple se vicie ; et alors on le voit préférer les hommes les plus vils, qui savent mieux se prêter à ses vices et à ses passions mauvaises, qui savent mieux employer, sans honte, tous les moyens de corruption en leur pouvoir.

Qui fut plus aimé à Rome que Spurius Melius, dans le tems même qu’il méditait l’esclavage du peuple romain ? Qui eurent plus de partisans, plus d’applaudissemens, plus de flatteries, plus de trophées, plus de statues que Murius et Sylla, Pompée et César, Auguste et Antoine, dans leurs œuvres criminelles du renversement de l’État, de l’oppression du genre humain, et dans leurs massacres d’une partie du peuple pour imposer leurs chaînes ? Tous ces hommes furent les ennemis de la liberté, de la vérité, de la paix et du bonheur du peuple ; ils furent les plaies et les fléaux de la terre ; mais ils trompèrent et détruisirent la nation avec son propre consentement ; et, par leurs iniquités, ils obtinrent la plus grande popularité.


XII.

De l’Honneur privé, et de l’honneur public.


Nous ferons ici quelques observations sur l’honneur privé et sur l’honneur public.

Le véritable honneur est un attachement honnête, fondé sur des principes bienfaisans, et sur une bonne réputation, qui portent l’homme à faire du bien à son semblable à son coût, peine et péril. Le faux honneur est une prétention à ce caractère, tout en faisant des choses qui le détruisent. L’abus de l’honneur est appelé honneur par ceux qui, avec ce mot à la bouche, agissent avec cruauté, injustice, folie et bassesse.

Un faux point d’honneur a fait en Europe verser des flots de sang ; pour un mot, souvent pour des futilités, on a vu des amis se couper la gorge. Les anciens Grecs et Romains étaient braves, et ils ne mirent le point d’honneur qu’à défendre de leur vie leurs Patries contre leurs ennemis.

Si on a la réputation attaquée par les actes d’un ennemi, les lois sont là pour l’en châtier ; il leur appartient de punir tout attentat contre la société dans aucun de ses membres. Quel honneur de réparer un crime par un autre pire ! Si quelqu’un vous fait une injure, il doit, par ce point d’honneur, se battre pour la défendre. Vous ayant fait une insulte ou un dommage, contraire à l’honneur et à la justice, il vous fait réparation en vous ôtant la vie, conformément aux impulsions de l’honneur ; c’est donc ici une guerre d’honneur contre l’honneur, la justice et le sens commun.

Un autre faux point d’honneur est de continuer à soutenir l’erreur, après la conviction qu’on s’est acquise qu’elle est telle. C’est le faux honneur contre la vérité.

Un autre faux point d’honneur a été quelquefois de servir son prince contre sa propre Patrie qui paye, quoique le service profitable à cette Patrie était le seul devoir et l’affaire particulière, tant du prince que de tout employé public sous lui.

C’est la guerre du faux honneur contre le devoir.

L’honneur d’un parti est d’accepter tout ce qui vient de lui de juste ou d’injuste ; et quoique le chef puisse être dans une voie blâmable, le faux honneur de son parti engage à la lui rester fidèle.

C’est ici la guerre du faux honneur contre l’honnêteté.

L’honneur de la plupart des princes a souvent été d’être sans honneur ; car, quoique leur foi s’était engagée à protéger leurs sujets, néanmoins leur honneur, d’une autre part, était occupé à les piller et à les réduire en esclavage.

Ici c’est la guerre royale du faux honneur contre la foi jurée.

Combien de paisibles nations en Europe, et ailleurs, n’ont-elles pas été en proie à toutes les horreurs de la guerre par le faux honneur des princes !

Combien de fois n’a-t-on pas vu la guerre s’allumer par la susceptibilité d’un roi offensé d’un seul mot !

Le roi du Pégu n’a-t-il pas fait la guerre au roi de Siam pour être possesseur d’un éléphant blanc, et venger son honneur outragé du refus de le lui donner sur sa demande ?

Le seul Villiers, premier Duc de Buckingham, cause la guerre à son pays en deux fois, dont une fois contre deux des grandes puissances de l’Europe, parce que son honneur avait souffert d’avoir été relevé, comme il le méritait, dans ses attentats pour s’éduire deux grandes dames. L’Europe dut s’embraser, les vies, les trésors et la sûreté des royaumes risqués et détruits, pour venger le faux honneur d’un impudique puissant.

Un homme ne peut agir honorablement dans une mauvaise cause. Qu’il croie que c’est une bonne cause n’est point une excuse recevable ; car la folie et la méprise ne sont point l’honneur. Également n’est-il pas une meilleure excuse pour lui de ce qu’il s’est engagé à la supporter ; car c’est, en pareil cas, engager son honneur contre l’honneur, que d’avoir engagé sa parole dans une guerre injuste. Dire qu’il est honteux de la déserter, c’est déclarer qu’il est honteux de faire une chose honorable, et qu’il préfère une fausse honte, au véritable honneur, qui fait un devoir de détester et de détruire tout engagement criminel. Parce qu’un homme s’engage à un parti, ou à une société avec l’idée qu’elle est honnête, s’en suit-il qu’il doive persister à y rester lorsqu’il s’aperçoit que c’est un parti ou une société de brigands ! L’honneur l’oblige-t-il donc à Être un brigand lui-même ?

Une bonne conscience, un cœur honnête et des mains pures sont inséparables du véritable honneur. Lorsque des ordres supérieurs sont injustes, l’honneur de l’obéissance n’existe plus ; car l’honneur n’est pas l’instrument du mal ; il est donc d’un faux et prétendu honneur d’exécuter un commandement injuste, de quelque part qu’il vienne.

Le faux honneur a souvent plus de pouvoir sur l’homme que les lois elles-mêmes ; et ceux qui méprisent tous les liens des lois, de la religion et de l’humanité, sont souvent très exacts à observer toutes les mauvaises et fantastiques règles du faux honneur. Il n’y a point de dettes plus ponctuellement payées que les dettes du jeu, que les lois méconnaissent et défendent. Le même homme qui s’empressera de payer une dette dont il aura peut-être été la dupe au jeu, ira s’endetter chez d’honnêtes marchands et ouvriers, sans intention de les payer, s’important peu de toutes les conséquences qui peuvent en résulter pour ceux dont il a pu concourir à plonger dans la gêne, les poursuites, les saisies et l’emprisonnement.

Ainsi, d’après les observations que nous venons de faire, on voit le faux honneur s’élever honteusement au dessus de la raison, de l’humanité, de la vertu et des lois. Les bons citoyens doivent lui faire une guerre mortelle.

XIII.

De l’Amour de son pays, de l’amour national et du patriotisme.

L’amour de son pays, l’amour national et le patriotisme sont trois choses distinctes, qui ont été souvent confondues ensemble, et prises l’une pour l’autre.

L’amour de son pays est l’affection particulière que l’homme porte naturellement au pays qui l’a vu naître.

L’amour national se rapporte à la nation dont on fait partie ; cet amour provient de nos plus chères affections ; il tient aux liens de famille, d’amis, de connaissances et de concitoyeneté.

Quant au Patriotisme il embrasse tout à la fois l’amour de son Pays, l’amour national, l’amour de la religion, l’amour de la constitution et de lois qui régissent. Cet amour est un noble sentiment qui fait battre tout cœur bien né : il a produit les plus grandes actions, le dévouement le plus sublime à la cause commune. Par lui on a vu offrir sur l’autel de la Patrie les offrandes les plus nobles, les plus beaux sacrifices.

Ceux qui osent porter atteinte à la Religion, à la morale, à la liberté, aux fondemens les plus sacrés sur lesquels reposent l’édifice social, qui unissent les familles entre elles et les citoyens ensemble, sont sans patriotisme ; ce sont de véritables monstres qui cherchent à déchirer le sein de leur mère.

XIV.

De la liberté et de ses heureux résultats

La liberté est un droit inaliénable qui appartient à tout le genre humain. Tous les gouvernemens, sous quelque forme qu’on les administre, doivent être administrés pour le bien de la société ; s’ils sont autrement régis, ils cessent d’être des gouvernements, ils deviennent des usurpations. Le gouvernement d’un peuple libre est sous l’empire de restrictions exprimées dans la constitution ; elles sont la sauve-garde contre l’usurpation. Tout empiétement du pouvoir exécutif sur ces restrictions doit être arrêté, comprimé, et son auteur puni sévèrement.

Tous les hommes sont nés libres dans l’ordre de la nature ; la liberté est un don qu’ils reçurent de Dieu même. L’usurpation ne donne aucun droit sur un peuple ; elle ne peut autoriser l’altération, et moins encore l’abrogation des principes fondamentaux du gouvernement en lui même ; ou donner le droit de faire des moyens de préservation, des moyens de tyrannie. Le droit de la suprême magistrature ne provient seulement que du droit de l’individu de se défendre lui-même, de s’opposer aux injures, aux torts qui lui sont faits, et de punir ceux qui les commettent : ce droit étant transmis pour tous à un pouvoir représentatif, son autorité ne s’étend pas au-delà de ce que demande l’avantage et la sécurité de la société. Dans l’exécution de sa charge, ses actes sont extrajudiciaires, aussi bien que ceux de tout officier public subalterne usurpant un pouvoir illégal ; c’est-à-dire, qu’ils sont frappés de nullité ; et tout homme doit être responsable du mal qu’il a fait ou qu’il a causé. Un pouvoir pour faire le bien ne peut jamais devenir une autorisation au mal. Mais qui doit être juges si le magistrat suprême agit avec injustice ? Ceux qui ont déposé ou laissé en ses mains le dépôt, sacré dont il est le gardien.

Les gouvernemens, institués par les hommes pour leur bonheur, ne doivent se proposer que le bien de tous. Dans tout bon gouvernement les relations de seigneur et de slaves, de volonté arbitraire et de soumission aveugle ne peuvent exister ; les seules relations qui s’y trouvent sont celles de bienfaisance et de gratitude, de mutuelle affection, de mutuelle assistance.

Toutes les pages de l’histoire n’offrent que bien peu d’exemples d’hommes revêtus de grands pouvoirs qui n’en aient pas abusé lorsqu’ils l’ont pu faire impunément. Les exemples du passé doivent être des avertissemens salutaires pour le présent. Les actes des chefs des nations ne sauraient être trop surveillés ; sur eux les yeux doivent toujours être ouverts.

Le meilleur moyen, en politique, pour conserver la liberté publique est, de suivre la rotation de magistrature avec les hommes appelés à être les serviteurs du peuple. La société en limitant l’exercice du pouvoir à un tems qui ne suffit point à l’accomplissement des vues ambitieuses nuisibles à sa sécurité, par là en détruit les moyens, et trouve des hommes plus zélés à promouvoir l’intérêt général.

Des investigations sur la nature et l’étendue de la liberté, des avantages qu’elle produit, et des effets désastreux que cause la tyrannie, Sont dignes des méditations du philosophe et du citoyen. Voyons.

La liberté, bien entendue, est le pouvoir que tout homme a sur ses actions personnelles, son droit de jouir des fruits de son labeur, de son industrie, de penser et d’exprimer ses pensées, de se livrer, ou matière de religion, aux inspirations de sa conscience, tant, toutefois, que cette liberté d’action ne nuit pas à la société ou à aucun de ses membres. Les fruits d’une honnête industrie en sont une juste récompense ; et l’homme doit, avec les restrictions que nous avons posées, en être le seul arbitre.

On ne peut, sans usurpation, attenter à la liberté des actions individuelles et à la jouissance de la propriété.

Entrer dans la société politique n’est pas, pour cela, se départir de ses droits naturels, mais chercher, par une assistance et protection mutuelle, à s’assurer la garantie de leurs jouissances ; et telle doit être l’unique fin de toute société raisonnable et bien constituée.

Pour mettre en pratique cette protection est établie l’autorité exécutive, revêtue du pouvoir par des lois consenties, pour défendre l’innocent contre la violence, et pour punir les infracteurs de la loi. À l’existence de l’autorité on ne peut attribuer d’autre prétexte. Pour parvenir à cette fin désirable, aux pouvoirs législatif et exécutif sont confiées les forces unies de la communauté, et ils sont autorisés à disposer d’une partie nécessaire de la propriété de chaque citoyen, pour. subvenir aux dépenses indispensables au fonctionnement de l’œuvre de la conservation de la communauté entière, de la défense des droits politiques et civils de tous ses membres en général, et de chacun d’eux en particulier, contre les empiètemens domestiques ou étrangers. Ici se trouvent les limites du pouvoir de l’autorité, qui trahit ses devoirs en les outre-passant. Par les lois de la société, ceux qui exercent le pouvoir sont plus bornés et plus restreints dans la jouissance de leur liberté d’actions personnelles que ne le sont les autres citoyens, qui doivent être entièrement libres en ce qui les concerne, quand les hommes chargés des affaires du peuple sont assujettis à de nouveaux devoirs, et n’ont le maniement du pouvoir que pour la sécurité publique ; ils sont les serviteurs de la société, et ils doivent répondre à ses fins par le sacrifice de leur liberté individuelle.

Admettre que les intérêts de la majorité seulement doivent être consultés, c’est adopter une fausse notion politique qu’inspirent l’injustice et l’égoïsme ; car dans la société tout citoyen à un droit égal à la jouissance et à la défense de sa propriété ; autrement ce serait le droit du plus fort, et le plus grand nombre pourrait asservir la minorité, s’emparer de ses biens ; alors, au lieu d’une société où tout citoyen paisible est protégé, elle devient une conspiration de la majorité contre la minorité. La conspiration aux États-Unis des blancs contre la liberté des nègres, et l’esclavage qui en résulte, est une tache honteuse que l’on voit obscurcir l’éclat des étoiles de la République américaine.

Ainsi, le gouvernement civil est une restreinte partielle imposée par les lois et la société sur la liberté naturelle et absolue, qui, sans frein, deviendrait licencieuse ; et la tyrannie est une restreinte illimitée imposée à la liberté naturelle par la volonté d’un seul ou de plusieurs. L’autorité, parmi un peuple libre, est l’exercice du pouvoir pour la sécurité générale ; la tyrannie opprime une nation pour le bien de l’autorité. Un gouvernement libre protège le peuple dans ses libertés par des règles stables ; la tyrannie enchaîne à l’indépendance arbitraire d’un seul, ou de plusieurs hommes, les libertés de tous.

L’amour de la liberté est un besoin si fortement implanté dans la nature de toute créature humaine, que même le désir de la préservation personnelle, qui est le plus puissent des désirs, ne peut arrêter l’homme dans sa course pour en jouir.

Où règne la tyrannie la vie est précaire, toujours misérable, et souvent insupportable. La liberté est de vivre selon sa volonté bien réglée ; l’esclavage est d’être à la merci d’un autre ; et pour celui qui peut endurer une vie d’esclave, c’est être dans un état d’incertitude, être souvent dans l’appréhension des effets de la malice et de la violence, et même d’une mort tragique.

La passion dans les hommes pour une sage liberté leur inspire toutes les vertus, et les transforme en des hommes qui ressemblent peu aux peuples sous les sceptres des tyrans. On vit de petites armées grecques et romaines mépriser des légions d’esclaves ; des millions de ces malheureux dans les chaînes ont été souvent battus et conquis par quelques milliers d’hommes libres. Lucullus, à la tête de quatorze mille hommes, mais des romains, sur le point de combattre Tygrane, commandant une armée formidable de quatre cent mille hommes, quelques officiers lui représentèrent le nombre prodigieux des ennemis : peu importe, dit-il, le lion ne s’informe jamais du nombre des moutons. Et les Romains n’eurent qu’à se montrer pour les tuer et les poursuivre ; ils ne purent s’empêcher de se divertir à la vue de la fuite ridicule et précipitée de ces lâches esclaves de la tyrannie.

L’éducation altère et change la nature de l’homme. L’esclave, sous le joug de l’oppression, ne peut être enflammé du courage patriotique de l’homme libre.

La tyrannie est la cause de toutes les cruautés, de toutes les corruptions, de tous les vices, de toutes les bassesses, de toutes les injustices, de toutes les misères et de l’ignorance ; la liberté, au contraire, est l’élément des lumières, des vertus et des actions les plus sublimes ; c’est la source du bonheur humain.

Posséder, avec sécurité, les produits de son industrie, est le stimulant le plus puissant, et le plus raisonnable pour être industrieux ; et être capables de pourvoir aux besoins de ses enfans, est le meilleur motif de les engendrer. Mais ou la propriété est précaire, le travail languit. Le privilège de penser, de dire, de faire ce qui nous plait, de devenir le plus riche que, l’on peut, sans autre restriction que de ne pas nuire au bien public et au bien particulier, sont les glorieux apanages de la liberté, dont les effets sont de vivre sous un bon gouvernement avec aise et sûreté.

Le bonheur d’un peuple est toujours en proportion de la liberté dont il a la jouissance. Sa prospérité est inséparable de la liberté.

Les bienfaits de la liberté sont admirables et immenses.

On lui doit les vertus civiles et politiques, le bonheur, la propagation des connaissances, le perfectionnement de la civilisation et de la morale, l’amélioration des arts et des sciences.

Quant à la tyrannie elle produit nécessairement la méchanceté, la bassesse, la corruption, la misère, et la destruction de tout ce qui est bon, désirable, noble, propre au bien être de la nature humaine ; elle est l’ennemie irréconciliable de tout ce qui est juste, de tout ce qui peut promouvoir le bonheur social.

La liberté établie, garantie une équitable distribution de la propriété et de la justice. Comme la rapine est l’œuvre de l’oppression, la justice est fille de la liberté, la gardienne de l’innocence, la terreur du vice ; et quand la renommée, l’honneur, et d’autres précieux avantages sont les récompenses de la vertu, on l’estime, on l’aime, on la recherche.

Les lois qui encouragent la vertu sont des lois stables, générales et impartiales, qui tirent leur force du consentement mutuel, et dont la fin est l’intérêt de tous ; elles déterminent la liberté d’action et le pouvoir de chacun ; elles mettent dans leur intérêt l’honnêteté et l’équité. Dans les contrées où la liberté est solidement établie et les lois fidèlement exécutées, chacun trouve son avantage à traiter autrui comme il veut en être traité lui-même : l’honneur et les profits accompagnent la droiture ; mais les châtimens frappent les injustes et les oppresseurs. Tous les intérêts publics et particuliers se donnent amicalement la main, pour assurer et promouvoir le bien être général de la société, et le développement du bonheur de chacun de ses membres.

Les lois de la tyrannie, loin de là, s’appuient sur la force des bayonnettes ; la volonté arbitraire les créant, elles sont variables comme l’humeur, les passions du tyran de qui elles émanent, et elles portent l’empreinte de sa cruauté ; tout ce qui est sous son pouvoir destructeur en atteste.

Voyez les jardins du monde, les fertiles et charmantes contrées de l’Asie Mineure, jadis où régnait la liberté sur des peuples nombreux, polis et heureux ; elles sont maintenant presque sans culture, habitées par quelques misérables esclaves, traînant à leur suite les chaînes que leur imposes la protection paternelle du grand Sultan. Ainsi, les lois des tyrans ne sont pas des lois, mais des actes barbares de leur volonté, communément établies par la rage ou la folie, exécutées par des sbires. Et comme il est de leur essence de produire le mal, toutes les sortes de maux concourent à les supporter.

Les lois naturelles de l’homme sont inaliénables, imprescriptibles ; elles ne peuvent jamais être abrogées entièrement par des lois positives. Pour que le despotisme se maintienne, il faut que l’homme cesse d’être homme, qu’il ait été dégradé, dans l’ignorance et la stupidité ; que son corps ait été enchaîné, son esprit trompé, son âme avilie ; que l’épée de Damoclês soit constamment suspendue sur sa tête, et son intelligence rabaissée par la pauvreté, avant que l’oppresseur, qui dégrade l’humanité, puisse impunément couvrir la terre d’impostures, d’oppressions, de cruautés, de déprédations et de toutes sortes d’horreurs, pour satisfaire ses passions criminelles, ses plaisirs brutaux. La force, la cruauté, la terreur sont ses auxiliaires indispensables.

Les lois de Dieu, de la raison et de la préservation, imposent le devoir impérieux et sacré de la destruction de la tyrannie.

Le commerce étendu et la puissance maritime ne peuvent subsister que par la liberté. L’opposition et la violence les affaiblissent et les tuent. Le commerce ne se fixe qu’où il reçoit la réception de bien venue ; sa vie est si délicate qu’il ne peut exister sous l’influence de l’air empesté par la tyrannie ; l’attouchement de l’épée lui ôte la vie. Là où il reçoit protection et encouragement, par ses effets bienfaisans, il transforme les déserts et les forêts en champs fertiles, les villages en grandes cités, les maisonnettes en palais, et donne aux nations les richesses, les flottes et le courage.

Il est absolument impossible que, de la nature d’un gouvernement arbitraire, violent, monopoleur et exacteur, il puisse jouir, sous lui, de l’encouragement, de la protection et de la sécurité dont il ne peut se passer dans ses développemens. Aussi est-il évident que le commerce ne peut long-tems subsister sous un gouvernement oppresseur ; et il y a une connection si intime entre le commerce et la puissance maritime, que celle-ci ne peut jamais arriver à un haut degré de force et se maintenir sous un gouvernement tyrannique.

Les vrais marchands sont les citoyens du monde, là est leur contrée où ils peuvent jouir en paix des produits des travaux de leur industrie ; tout ce qu’ils peuvent gagner sous un gouvernement arbitraire est mis en sûreté dans les pays libres qu’ils enrichissent d’autant.

Dans les contrées où le commerce est encouragé, on voit un grand nombre de courageux marins, formés aux dangers du métier, à la fatigue, aux courses éloignées, aux hasards, qui, chaque jour, ajoutent, par leurs généreux efforts, de nouvelles sources aux richesses et au pouvoir de leurs pays ; ils font briller, chez les nations les plus lointaines, l’honneur et la gloire de leurs Patries, sans qu’ils soient une charge publique. En tems de guerre ils sont toujours de braves défenseurs de leurs pays.

Aucun monarque n’a jamais été assez puissant pour tenir constamment à sa solde autant de marins que paie le peuple d’un pays commerçant, pour faire les dépenses et pouvoir à l’entretien de ses vaisseaux marchands.

Les gouvernemens despotiques qui ont été très puissans sur la terre, n’ont jamais pu étendre leur empire sur l’océan, tout leur pouvoir est venu se briser contre le trident de Neptune ; car, quoique de grands et vigoureux efforts aient été faits par les tyrans du genre humain pour subjuguer l’empire de la mer à leur ambition et à leur pouvoir, impuissans, ils ont toujours échoué dans leurs tentatives. La puissance maritime durable est l’apanage des états libres.

Le petit état libre d’Athènes, par son pouvoir naval, a pu seul, s’opposer à l’accroissement des grands monarques de la Perse, et défaire leurs flottes, après même que le territoire et la capitale de cette petite république fussent devenus la proie des Perses vainqueurs.

La seule ville de Venise, par sa marine, a fait trembler l’empire Ottoman. En l’année 1756 il eut un tel échec aux Dardanelles, que, dans la consternation générale, les Turcs crurent que l’empire touchait à sa fin ; et si les Vénitiens eussent poursuivi leur victoire, ils auraient chassé les Ottomans de Constantinople et même de l’Europe ; car le Grand Seigneur épouvanté, s’était déjà préparé à fuir en Asie.

La petite Île de Rhodes, renfermée dans les domaines Ottomans, se défendit plusieurs siècles, par sa force navale, contre tout le pouvoir du Sultan ; et ce furent avec de grandes difficultés, de nombreux hasards, d’énormes dépenses qu’il parvint enfin à chasser ses habitans à l’Île de Malte, où ils ne cessèrent de braver sa puissance et de vivre aux dépens de ses sujets.

Les vertus militaires naissent, et sont supportées seulement par la liberté.

Dans les pays libres les peuples combattent pour leur propre défense ; mais dans les contrées sous la tyrannie, il est indifférent aux peuples, quant aux résultats, qui en sera les vainqueurs et les maîtres ; aussi lorsque l’armée d’un tyran est vaincue, il n’a plus de ressource à espérer ; ses sujets n’ayant ni les armes, ni le courage, ni la raison pour le défendre, il n’a de support que dans la seule force des armées qu’il s’est créées pour lui servir d’instrumens de tyrannie, et qui reçoivent leur part des déprédations commises. En combattant pour lui, elles combattent pour elles-mêmes, et sont quelquefois courageuses pour leur propre intérêt ; mais le pauvre peuple, tyrannisé par lui, ne peut s’intéresser à ses succès, qui le rendent souvent plus insolent, plus cruel et plus exigeant.

Le citoyen libre combattra courageusement pour la défense de sa Patrie en danger ; son intérêt personnel lui en fait un devoir. Il aime son pays, sa nationalité, sa constitution, les droits qui lui sont garantis, la jouissance de sa propriété ; et pour défendre sa famille et son foyer domestique, pour conserver tous les bienfaits dont il est en possession, il ne craindra pas d’exposer sa vie avec énergie et persévérance.

Pour ces raisons, de petits États libres ont conquis de puissantes monarchies, et repoussé les attaques des plus grands potentats.

Les petites armées grecques, comme les armées romaines sous la république, ne tinrent jamais compte de leurs nombreux ennemis.

À l’époque que Cyrus fit la guerre à son frère Artaxerxès pour la couronne, treize mille grecs auxiliaires qui le soutenaient, mirent en déroute l’armée de l’empereur, forte de neuf cent mille hommes, et gagna la victoire pour Cyrus, s’il eut survécu à la bataille. Mais quoiqu’ils eussent perdu le prince pour qui ils combattaient, et ensuite Clearchus, leur général, qui, avec plusieurs autres officiers, furent traîtreusement assassinés par les perses, dans un pourparler où ils les avaient attirés ; quoiqu’ils fussent dans une grande détresse, destitués d’argent, de chevaux et de provisions, dans le cœur d’une contrée lointaine et ennemie, harcelés par une grande armée de quatre cent mille hommes, qui cherchaient à leur couper la retraite ; néanmoins, ces braves soldats, commandés par le fameux Xénophon, ne laissèrent pas d’effectuer, avec ordre, une retraite de deux mille trois cents milles, passant sur le corps de leurs ennemis à travers leurs provinces, en dépit aussi d’une vaste multitude de perses qui cherchaient à les arrêter dans leur marche.

Ensuite, un peu après, on vit Agésilas envahir le grand empire des perses avec dix mille guerriers d’infanterie et quatre mille de cavalerie ; il fit tout fuir devant lui ; il effectua la défaite des forces asiatiques si aisément, qu’à peine fut-il gêné dans sa marche triomphante ; il subjugua leurs provinces et leurs villes, en s’y montrant pour en prendre possession ; et s’il n’avait pas été rappelé pour défendre sa propre ville contre la confédération des autres villes grecques, ennemies bien plus redoutables que les grandes armées du grand monarque, il est très probable que ce brave Spartiate se serait rendu maître de cet empire.

La petite ville de Tyr fit plus de résistance à Alexandre, et lui coûta plus de travaux et de peine pour la prendre, que pour conquérir les grandes monarchies de l’Asie ; et quoique, aprés s’en être rendu maître, il réduisit tout en cendre, fit massacrer huit mille tyriens dans leur ville, exécuter deux mille de plus, et vendre le reste comme esclaves, quelques uns des citoyens s’étant échappés du carnage, avec leurs femmes et leurs enfans, se réfugièrent à Carthage, une de leurs colonies, pour y fonder cette fameuse république qui devait être la rivale de la République Romaine, et faire, un jour, trembler Rome dans sa capitale.

D’autres tyriens, ayant été sauvés, durant le siège, par leurs voisins les Sidoniens, ne se découragèrent point, ils retournèrent rebâtir l’ancienne ville de Tyr qui, vingt ans après, devait supporter un siège de quinze mois contre Antigone, l’un des plus grands successeurs d’Alexandre, qui ne put s’en emparer qu’à des conditions honorables.

Tels sont les admirables et puissans effets qu’enfantent le pouvoir de la liberté et du commerce.

Des Romains, animés de l’esprit de valeur que donne la liberté, conquirent, sans peine, toutes les nations esclaves du monde connu. Au contraire, la conquête des contrées libres leurs coûtèrent de grands travaux, beaucoup de patience et de persévérance, de grandes difficultés et des torrens de sang ; et ils éprouvèrent des défaites avant de pouvoir obtenir une victoire décisive. Les Équitains, les Toscans, et surtout les Samnites, défendirent leurs pays avec énergie ; ils défirent des légions romaines, et ne furent conquis qu’après avoir été en grande partie exterminés et réduits à un extrême épuisement.

Mais quand les Romains furent en guerre contre de grands monarques, qui tyrannisaient leurs peuples, ils n’eurent qu’à tirer leurs vaillantes épées pour rester maîtres des champs de bataille. On vit deux ou trois légions de Romains mettre en déroute des armées de trois à quatre cent mille hommes. Une seule bataille leur gagnait souvent un royaume, et quelquefois deux et trois.

Antiochus fut si effrayé d’une seule escarmouche contre Acilius aux Thermopyles, qu’il s’enfuit en Grèce, et abandonna tout ce qu’il possédait aux romains. Ayant été battu après par Scipion, le frère de l’Africain, il leur livra tous ses royaumes et territoires en deçà du Mont-Taurus.

Paul Émile, par une bataille contre Persé, se rendit maître de la Macédoine.

Tigrane, Ptolomé et Syphax, tous des monarques de grands royaumes, furent vaincus plus facilement encore. De sorte que les grands royaumes de l’Asie, de l’Égypte, de la Numidie et de la Macédoine causèrent moins de pertes aux romains que la province stérile, des samnites.

Les seuls ennemis intrépides qu’eurent les romains, furent toujours des peuples libres, dont les plus redoutables étaient les Carthaginois. Hannibal seul, les battit plus souvent et leur tua plus de guerriers en bataille, que tous les grands rois ne l’avaient pu faire. Cependant, malgré leurs pertes et leurs défaites répétées, quoique les Carthaginois eussent détruit deux cent mille romains, plusieurs de leurs meilleurs généraux ; quoiqu’en même tems, leurs armées, commandées par les deux braves Scipions, furent taillées en pièces, et qu’ils eussent souffert de grandes pertes en Sicile et sur la mer, ils ne succombèrent jamais, ni ne manquèrent de soldats, ni leurs guerriers de courage ; et quant à de grands généraux, ils en avaient en plus grand nombre et de meilleurs qu’auparavant. Ayant vaincu Hannibal, ils conquirent bientôt le monde.

L’amour de la liberté enfante les héros. Il en est ainsi parmi tous les peuples libres, dans tous les tems et dans tous les lieux.

Dans les états libres, tout homme étant soldat au besoin, par la guerre il devient bientôt un bon militaire.

Il en est autrement dans les États despotiques, où l’on ne donne à des slaves l’esprit et la discipline militaire, qu’on les dégradant par des coups de cane, de fouet et de Knout ; ce sont plutôt des machines que l’on dresse à sa volonté que des hommes ; ils sont dépourvus des vertus qui font les héros.

Comme il faut beaucoup plus de tems pour former ces soldats-machines, on n’en répare la perte qu’avec difficulté ; les défaites leur sont beaucoup funestes qu’aux soldats-citoyens. Le tyran qui a perdu son armée, a tout perdu.

Du moment que les Romains perdirent leur liberté, leurs vertus militaires cessèrent, et leur valeur se montra ensuite à peine.

Au commencement du règne d’Auguste les plus braves citoyens périrent dans les guerres civiles, où une multitude de romains furent tués avec Brutus, Cicéron et Cassius ; et, par des proscriptions sanguinaires qui suivirent, les plus dévoués défenseurs de la liberté furent indignement massacrés par les soldats et les satellites du tyran, qui, ayant assujetti le monde, ne fut seulement entouré que de flatteurs, de favoris et de viles créatures du pouvoir ; alors la liberté devint une ombre vaine, et son esprit s’enfuit. Ayant détruit tant de courageux romains, et abaissé les autres sous les chaînes de l’esclavage et de la corruption, Auguste sentit la difficulté de former une armée romaine, et il eut à déplorer la perte de ses légions sous Varus dans la Germanie.

Ses successeurs furent pires ; ils menacèrent détruisirent tout ce qui avait l’apparence de la vertu et de la bonté ; et dès le règne de Tibère, cet empereur, d’après Tacite, n’ignorait pas que son empire était plus supporté par la grandeur de la réputation des romains, que par une force réelle qui ne faisait que s’affaiblir chaque jour.

Les Romains n’étant plus des hommes libres, la plupart de leurs gouvernemens se trouvèrent dans un état continuel d’oppression et de massacres. Les tyrans les gouvernaient, et les soldats élevaient et gouvernaient ces tyrans ; ils les massacraient s’ils n’étaient des bourreaux.

Quant aux vertus militaires, elles n’existaient plus : les bandes prétoriennes étaient des troupes de bourreaux ayant l’Empereur à leur tête ; l’Italie et les provinces souffraient d’épuisement ; le peuple romain représentait une populace corrompue, paresseuse et débauchée, qui s’occupait peu de ceux appelés au pouvoir ; aussi se contentait-elle de demander du pain et des spectacles. Les armées des provinces, composées de troupes étrangères stipendées, il ne se trouvait pas une armée romaine dans l’Empire romain. Germanicus, qui fut mis à mort par Tibère, et Corbulo par Néron, furent les derniers romains distingués. Après Vespasien et Titus, tous les empereurs romains de bravoure remarquable, furent des étrangers ; et toutes les victoires qu’ils gagnèrent, ils les durent aux étrangers, troupes mercenaires qui, à leur gré, élevaient ou massacraient leurs empereurs. Enfin, plusieurs nations finirent par démembrer, en divers gouvernemens, ce puissant empire qui avait été l’admiration, le maître et la terreur du monde.

Il est à remarquer que les nations qui conquirent les provinces romaines, quoique presque toujours en guerre entre elles, n’eurent rien à redouter des romains.

XV.

De la tyrannie et de ses effets désastreux.

Si on a vu combattre bravement des armées sous le joug des tyrans, c’est qu’elles formaient des corps qui jouissaient de certaines immunités, du privilèges, de paye et de profits qui les attachaient au service de leurs maîtres, comme les Janissaires turcs et les Mamelucks de l’Égypte ; mais quoiqu’ils fussent les supports des despotes, ils les ont souvent massacrés, ou déposés, pour avoir osé toucher à leurs privilèges.

Sans liberté il ne peut avoir de magnanimité. Si l’enthousiasme a su quelquefois inspirer d’étonnantes résolutions aux armées sous un gouvernement arbitraire, et surtout aux armées des Sarrasins, c’est qu’elles étaient animées par la passion terrible et furieuse de soumettre les autres à leurs opinions religieuses qui leur en imposaient le devoir.

Les sciences et les arts qui sont nourris, élevés, encouragés pur la liberté civile, sont opprimés, détruits, ou tenus dans un état d’infériorité par la tyrannie, qui arrête l’essor de l’industrie par les taxes, les vexations et le défaut de sécurité qu’on trouve avec elle.

Dans les grands empires de Maroc, de l’Abyssinie, de la Perse et des Indes, à peine trouve-t-on un bon architecte ; si on y voit quelques monumens remarquables, on les doit à des étrangers. L’homme, dans ces contrées que le despotisme tient dans un état de barbarie, élève à peine sa pensée au-delà du nécessaire absolu ; les moyens à employer pour se procurer les choses propres à embellir la vie et à la rendre agréable l’occupent fort peu ; sa vie s’écoule dans la satisfaction des besoins d’une vie animale.

L’ignorance des arts et des sciences, de tout ce qui est grand et bon, la pauvreté, la misère et la désolation sont le partage de ceux qui vivent sous le despotisme.

L’Égypte, qui fut la mère des arts et des sciences, où la Grèce était allée les chercher, les a perdus avec sa liberté ; et il en a été de même des Grecs sous la tyrannie. L’histoire, ou des ruines sont les seuls témoins qui attestent de leur grandeur passée.

En Asie on voit de toutes parts des villes ruinées, des villages abandonnés dans les célèbres régions de la Mésopotamie, d’Anatolie, de la Palestine et des admirables plaines d’Antiotioche. Des marécages inhabitables, des déserts, des ruines, des villages malpropres dont la plupart des maisons sont, bâties de terre, disent assez aux voyageurs que la tyrannie est venue en ces contrées les dépeupler, les désoler, et qu’elle y demeure encore.

Si le progrès est la loi de l’humanité, la tyrannie est certes son plus cruel ennemi. Le despotisme diminue, au lieu d’augmenter, détruit, au lieu d’édifier ; au lieu de faire progresser l’homme, il change la civilisation en barbarie.

Voyez les ruines de Ninive, de Babylonne, de Palmyre, de Thèbes, de Memphis. Ces cités jadis puissantes et si renommées, supérieures en étendue, en population et en richesses aux villes les plus florissantes, aujourd’hui ne sont qu’un monceau de débris que parcourent quelques pâtres isolés. Elles sont ensevelies dans le silence de la mort. Voilà où les a réduit la tyrannie.

Athènes, autrefois l’orgueil du Monde, cette ville qui occupe une si belle place dans nos souvenirs ; Athènes, si illustre dans les arts et les sciences, si long tems déchue, ne sera jamais ce qu’elle a été. Elle le doit au despotisme.

Et quel n’a pas été le sort de l’ancienne Rome, la reine du Monde, encore l’éternel objet d’admiration, à cause des richesses artistiques qu’elle renferme, et de l’immense intérêt historique de ses souvenirs ! Rome, après avoir dompté l’univers, fut, à son tour, engloutie par la conquête. Exemple imposant de la perte de sa liberté et des résultats de la tyrannie.

Le jésuite Nicolas Pimenta, qui était au Pégu il y a environ 230 ans, fait ce rapport : — Le dernier roi, dit-il, était un puissant monarque, il pouvait conduire au champ de bataille un million et soixante mille hommes, en prenant 1 sur 10 ; mais son fils, par ses guerres, ses tyrannies, ses meurtres et ses cruautés, a fait un tel carnage de ses sujets, qu’il n’en reste plus qu’environ sept mille personnes, hommes, femmes et enfans.

Quel exemple effrayant de la nature pestilentielle de la tyrannie !

Les tyrans, à la honte de l’humanité, ont placé leurs peuples au-dessous de la brute. On les a vus faire donner à leurs éléphans et à leurs chevaux les alimens qui servaient à leur nourriture, dans des plats d’or et d’argent, et contraindre les peuples à leur rendre des hommages respectueux ; témoignant par-là que ces animaux leur étaient plus chers que leurs sujets.

Vivre en sécurité, heureux et indépendant d’autrui, ce sont la fin et les effets de la liberté, l’ambition de tout homme sensé ; et comme le bonheur est le résultat de l’indépendance, que cette indépendance ne peut se procurer que par la propriété, ces bienfaits ne peuvent être assurés et garantis que par la liberté, par les lois émanant du consentement national, et qui ne peuvent être rappelées que par lui. Ces avantages ne sont que les dons et les conséquences de la liberté, ne peuvent réellement se trouver que dans les pays libres, où l’usurpation des droits des citoyens est sévèrement punie ; où le peuple n’est assujetti qu’aux lois passées constitutionnellement par des législateurs qu’elles assujettissent également ; où tous les employés publics sont revêtus du pouvoir par le peuple, ou par ses députés qui sont responsables de tous leurs actes.

Le bien ne peut se trouver hors des causes qui le produit ; conséquemment tous les bienfaits de la liberté se perdent avec elle ; et tous les maux de la tyrannie en sont les compagnes inséparables.

XVI.

Un gouvernement arbitraire est incompatible
avec la vraie Religion.


En outre, de tous les inconvéniens qui résultent du despotisme, en finissant ces réflexions, nous ajouterons encore, qu’un gouvernement, arbitraire est incompatible avec la vraie Religion, qui dément et condamne, par sa sainte doctrine de justice, d’égalité et de charité, les actes iniques, orgueilleux et inhumains des oppresseurs.

La vraie Religion agrandit et perfectionne les facultés des hommes, exalte leur imagination et les rend braves pour Dieu et pour eux-mêmes. Cette religion leur donne de grandes et nobles conceptions de la Divinité ; elle leur inspire des affections généreuses, plus bienfaisantes de l’un à l’autre, et un sentiment universel de philantrophie envers tous les peuples de la création. Nul homme ne peut aimer Dieu, s’il n’aime le prochain ; et qui aime son prochain, ne cherchera certainement pas à le ravaler, à lui faire dommage dans ses biens, dans sa personne, et à l’opprimer. On ne peut, sans être humain, honnête et charitable, témoigner à Dieu son amour.

Je vous donne un nouveau commandement, a dit Notre Seigneur Jésus-Christ, c’est de vous aimer les uns les autres.

Le Dieu Tout-Puissant, le Grand Auteur de la nature entière, dont le trône est aux Cieux, à qui l’immensité sert de marche-pieds, tire son bonheur infini de ses infinies perfections ; il n’a nul besoin de nous, de qui il ne peut tirer aucun avantage. En instituant la religion sur la terre il ne l’a fait que par son amour pour l’humanité, pour le bonheur de chacun et de tous les hommes qui la suivent et la pratiquent, leur apprenant par elle, toutes les vertus religieuses et sociales, à se rendre mutuellement utiles, à s’assister, à être indulgens, à pardonner, si l’on veut être pardonné soi-même. Il déteste l’orgueil, l’égoïsme, la haine, l’inhumanité, l’injustice, la violence, la tyrannie enfin, avec ses fureurs et ses outrages.

Tout gouvernement despotique est un ennemi de l’esprit de la vraie religion. Dans ce gouvernement on ne trouve point l’amour de l’humanité ; la vertu et l’esprit public lui sont dangereux et inconnus, le vice, l’imposture et de serviles sycophantes lui deviennent nécessaires pour se donner une sécurité précaire, une existence ignominieuse.

Vivre de rapines, abrutir, rendre cruels et crapuleux, sont les funestes effets du génie de la tyrannie. Un tel pouvoir et ses affreuses conséquences sont en contradiction manifeste avec l’esprit et les préceptes divins du Christianisme.

Il est de l’intérêt de la société d’encourager tous ses membres à se conformer aux pratiques et aux devoirs de la religion ; car un peuple est d’autant plus moral, plus équitable, plus humain, plus dévoué au bien public, plus animé de toutes les vertus sociales, qu’il est véritablement plus religieux.

Le bonheur étant la fin principale de l’homme, le salut et le bonheur éternel de son âme doit donc être pour lui la chose la plus importante.

C’est un fait déplorable, mais qu’on ne peut nier, la conviction que fait naître la grâce de Dieu, et sur laquelle la religion s’appuie comme son seul auxiliaire, n’a point établi les différentes institutions et les sectes qui subsistent maintenant dans le monde hors du catholicisme, cette seule arche de salut ; elles ont été fondées par l’ambition et l’orgueil, encouragées, établies, et propagées par l’usurpation, les factions et l’oppression. Les tyrans les plus détestables sont ceux qui unissent en leurs personnes la royauté et le pouvoir Spirituel du Chef de l’Église.

La liberté de conscience doit exister dans tout gouvernement juste ; il n’appartient pas au pouvoir humain de persécuter, et d’intervenir dans une affaire qui est de Dieu à l’homme. L’homme ne doit être responsable qu’à Jésus-Christ de ses opinions religieuses.

On doit être convaincu que l’exercice de la vertu est le plus beau et le plus noble privilège de l’homme, comme il est aussi de son plus grand intérêt de la pratiquer ; que, par la vertu seule, on peut-être libre et heureux, et que la voie contraire même à la misère et à l’esclavage.

Il est tems que les hommes s’entendent pour flétrir et chasser la tyrannie, si opposée aux préceptes du Christianisme, comme le plus horrible des fléaux qui puissent affliger l’humanité.

La vraie religion forme les liens les plus forts de la société ; elle est la garde la plus ferme de la sécurité générale ; elle est la base sur laquelle repose le plus solidement la morale privée et la morale publique, l’honneur privé et l’honneur public ; elle donne de la force aux lois de la communauté qui ne suffisent pas seules pour répondre aux restrictions qu’imposent les fins tant politiques que civiles du gouvernement. Les institutions humaines ne peuvent s’étendre au-delà des devoirs généraux qui concernent plus particulièrement le bien être de la société. Tout ce qu’il faut encore, et qui est nécessaire pour assurer le bonheur des rapports sociaux, ne peut provenir seulement que par l’assistance de la religion, qui influence les rapports réciproques du genre humain, règle et corrige les imperfections du cœur. Combien d’actes répréhensibles, en prenant seulement les statuts d’un bon gouvernement pour le guide unique des actions, pourraient se commettre sans encourir la pénalité des lois ! Il est certain qu’un citoyen, dans la société la mieux constituée, peut recevoir des torts injurieux dans bien des circonstances, qui ne sont pas punis par les lois humaines, et auxquels la religion sert de seul frein salutaire.

Tous les anciens législateurs ont été tellement pénétrés de cette maxime politique, qu’à défaut de la vraie religion, pour réfréner les mauvaises passions, ils ont ressenti la nécessité de recourir à leurs fausses religions pour s’assurer l’obéissance aux lois, comme l’a fait Confucius, Nunia Pompélius, Lycurgue et d’autres législateurs, dès les premiers âges de l’établissement des gouvernemens.

Concluons. La vraie religion, est le meilleur des cimens dans la structure d’un gouvernement moral.