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Réflexions sur l’art des vers/II

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 23-28).
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II




La syntaxe fournit leurs liens aux mots et aux propositions ; elle organise la phrase ; mais c’est le style qui est la vie de cet organisme. Le style peut être faussé par le manque de culture ou de bonne foi, mais il a pour fonction normale d’exprimer l’originalité de l’écrivain ; la syntaxe, au contraire, est essentiellement impersonnelle. Les règles en sont les mêmes quel que soit le style. Aussi n’exprime-t-elle rien ; mais n’en pas suivre les lois dénote l’ignorance de la grammaire reçue ou le parti pris d’être inintelligible, ou quelque prétention bizarrement subversive. Comme, d’ailleurs, la syntaxe est, au fond, non moins conventionnelle que le vocabulaire, chacun peut, sans violer la nature des choses, proposer une syntaxe nouvelle aussi bien qu’un mot nouveau. Il ne s’agit que de la faire accepter. Le style seul est expressif ; seul il anime la phrase en lui communiquant l’émotion de l’écrivain, le mouvement même de son âme sous l’impression de ce qu’il rapporte.

Le style est donc tout ce qui, dans le langage, échappe à la convention. Il a pour condition fondamentale la grammaire, pour instrument immédiat le son vocal, le clavier de la langue, en un mot la phonétique ; mais, remarquons-le bien, non pas la phonétique tout entière. Chaque mot, en effet, a sa sonorité propre qui, on le sait, n’est pas nécessairement imitative, expressive de la chose signifiée, non plus que des affections de l’âme émue par celle-ci. Se proposer d’employer exclusivement les vocables dont le son même exprime le sens, ce serait se condamner à un labeur incompatible avec la nature conventionnelle du vocabulaire. Une part seulement de la phonétique du langage est donc afférente au style, est susceptible d’exprimer l’âme de l’écrivain et ce qu’il sent des choses qu’il nomme. Cette part, c’est l’harmonie imitative propre à la démarche, à l’allure de la phrase, à l’association de certains mots, aux onomatopées. L’autre part de la phonétique, à savoir la sonorité de tout le reste des mots, sonorité entièrement étrangère à leur sens, n’ajoute rien et peut même nuire à l’intégrité de l’expression due au style. C’est ainsi que les mots abstraits, par exemple, sont bannis du langage passionné, où le style cherche à utiliser le plus possible la qualité expressive des mots.

Les remarques précédentes s’appliquent sans distinction à la prose et aux vers. Le style étant commun à ces deux formes littéraires, sa vertu propre d’exprimer par les qualités et les rapports des sons leur est commune également. Si donc ces deux formes sont réellement distinctes, elles le sont par la façon différente dont la phonétique, dans l’une et dans l’autre, est employée pour l’expression. Or la versification peut se définir : l’art de faire bénéficier le plus possible le langage des qualités agréables et éminemment expressives du son. La prose les utilise déjà, mais à un moindre degré, dans toutes les diverses catégories de la pensée, par une progression musicale du langage que peuvent mettre en évidence des exemples typiques. Une phrase bien faite, quel que soit le sujet traité, satisfait l’oreille et intéresse l’imagination et la sensibilité davantage à mesure que l’harmonie en devient plus imitative. Descartes dans ses Méditations, Pascal dans son Traité de l’équilibre des liqueurs, Laplace dans ses préliminaires sur le calcul des probabilités, usent d’une langue dont la sonorité seule ne révèle pas de quoi ils parlent, mais se borne à exprimer par une cadence ferme et grave la vigueur de leur esprit. Par cela seul que la phrase, admirablement construite, est limpide, elle flatte l’oreille comme un flot clair dont le murmure ne fait d’ailleurs rien connaître des objets qui s’y mirent. Plus expressive est la phonétique du langage dans la période de Bossuet, aux fortes divisions, à la chute impérieuse ; l’âme en est violentée et tout ébranlée. L’éloquence de Fénelon, plus communicative, est plus pénétrante encore. Avec Rousseau les battements même du cœur se font sonores dans la phrase qu’ils soulèvent en la rythmant. Chateaubriand, écrivain d’une virtuosité magnifique, introduit enfin dans la prose tout ce qu’elle comporte d’harmonie sans rien emprunter à la versification.

Il faut bien se garder de confondre celle-ci, c’est-à-dire l’art de faire des vers, avec la poésie considérée comme l’aspiration la plus ardente et la plus haute vers quelque céleste idéal. Les fables de La Fontaine sont pleines de recettes pratiques pour n’être pas dupe en ce bas monde, pleines d’aphorismes dépourvus de toute poésie, mais consacrés dans des vers nets, immuables, frappés comme des médailles, admirablement mnémoniques. On trouve en foule aussi, dans Corneille, de ces vers inoubliables, d’une moralité plus sévère, mais nullement éthérée ; ce ne sont que des préceptes et des maximes. Les poètes français ont produit d’excellents vers dans tous les genres. Il n’y a aucun sujet interdit à cette forme du langage ; la comédie en vers le prouve, car aucune matière à entretien n’en est entièrement bannie. Aussi la progression que nous venons de constater dans les caractères expressifs de la prose a-t-elle pour parallèle une progression analogue dans ceux du vers depuis le poème didactique jusqu’à l’élégie et l’ode. Mais à chaque degré de ces deux échelles correspondantes, l’harmonie du vers l’emporte sur celle de la prose, grâce à des ressources musicales toutes particulières. Rien n’est plus contraire au génie français, comme à l’essence même de la versification, que de vouer celle-ci exclusivement au service des émotions poétiques, des états d’âme mélancoliques, nobles ou sublimes ; elle excelle à faire sonner le rire et à promulguer les décrets de la raison.