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Réflexions sur l’art des vers/VII

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 72-85).
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VII




Nous ignorons les origines les plus reculées, les bégaiements de la versification, mais nous pouvons deviner à peu près ces premières phases de son histoire en les inférant des seuls intérêts de l’ouïe. Un sens ne va jamais contre ses intérêts. Quand l’oreille de nos pères dans leur langage ordinaire eut discerné par son plaisir des membres de phrase que le hasard y avait dotés d’un rythme régulier, leur esprit fut naturellement porté à organiser les conditions phonétiques de cette jouissance pour la ressentir à volonté et le plus possible. On peut être assuré qu’il y eut dès lors des tentatives de rythmer régulièrement toutes les phrases du discours. Or le renouvellement des mêmes impressions est agréable à l’ouïe ; elle aime à retrouver une sensation agréable plus encore peut-être qu’à la rencontrer pour la première fois, car au plaisir de la rencontre s’ajoute celui de la reconnaissance, dans la double acception du mot. C’est ce dont témoignent, pour la durée, l’importance de la mesure en musique et, pour la sonorité, celle des refrains dans les chansons populaires nées des instincts auditifs. Par suite, on fut enclin à répéter le rythme dans la même phrase au lieu de l’y changer ; en outre, le rythme irrégulier de certains membres de phrase, lequel, au fond, ne différait en rien de celui de la prose, gagna pour l’ouïe un charme nouveau. D’abord le nombre constant des syllabes requis dans les vers de même espèce amène une répétition agréable à l’ouïe ; mais remarquons surtout qu’il y a chez le récitateur tendance à scander davantage le rythme irrégulier d’un membre de phrase engagé dans une composition régulièrement rythmée : l’unité même de cette composition l’y entraîne, de sorte qu’un fragment de prose de sept syllabes, par exemple, devient par influence et par destination plus musical dès qu’il doit figurer dans un poème à titre de vers ; son nouveau baptême le transfigure, mais sans y rien changer d’essentiel ; la diction seule varie.

Le besoin de répéter le rythme régulier ou irrégulier d’un membre de phrase dans le suivant devait prescrire des bornes au nombre des syllabes rythmées composant ce fragment du discours. C’est en effet par la mémoire que l’oreille jouit du rappel de ses perceptions ; aussi, plus le souvenir en sera facilité, plus la jouissance de leur retour sera vive et assurée. Il importait donc que la longueur de l’étalon rythmique à retenir n’excédât pas les limites fixées à la portée d’un souvenir auditif tenu de demeurer aussi net que possible. Ajoutons qu’il suffit de deux hémistiches à l’oreille pour qu’elle jouisse d’un rythme ; aussi n’en réclame-t-elle pas davantage : c’est ce qui la détermine à ne pas désirer deux césures dans les vers.

Il y eut donc un maximum assigné au nombre des syllabes constitutives de cet étalon, maximum déterminé par l’étendue moyenne de la mémoire auditive chez l’homme. Notons enfin que, l’observation des temps du rythme et de son unité indiquant que le vers fût dit tout entier d’une seule haleine, la puissance normale d’une expiration devait prescrire une limite au nombre de ses syllabes. Chaque provision d’air ne peut fournir qu’un nombre restreint d’émissions de syllabes, indépendant d’ailleurs de la vitesse avec laquelle ces émissions se succèdent. Ces conditions remplies, le vers n’avait pas encore atteint toute sa perfection technique. C’est la rime qui la lui conféra. La rime avait, sans doute, précédé la complète institution du rythme régulier, à l’état de simple consonance surprenant l’oreille agréablement, mais sans encore y créer d’attente. Elle dut s’imposer de très bonne heure au perfectionnement du rythme par sa double propriété de marquer les temps séparatifs des vers avec précision et de les marquer par un plaisir, celui que procure toute répétition préfixée d’un son. Ce plaisir est d’autant plus vif qu’il y entre plus d’agréable surprise et qu’il remplit mieux sa fonction dans le rythme. L’avantage des rimes riches sur les rimes pauvres ressort trop clairement de cette analyse pour que nous y insistions. Il arrive néanmoins que certains mots riment trop. C’est que la rime tend alors à les identifier, ce qui lèse l’auditeur dans son attente même, car, s’il jouit de la répétition, il ne jouit pas moins de la diversité dans l’unité, et il désire ne sacrifier aucune de ces satisfactions à l’autre ; il faut réussir à les lui donner ensemble en faisant à chacune sa juste part, que mesure le sens esthétique, sens des proportions. Avec le rythme régulier, la fixation du nombre des syllabes et la rime, le vers était déjà si bien constitué qu’il semblait avoir réalisé, dans les œuvres des grands poètes du xviie siècle, tout ce que sa forme peut donner d’expression passionnelle. Il était cependant, à cet égard, susceptible d’en accroître encore les ressources, comme l’ont prouvé les heureuses innovations d’André Chénier, et, dans ce siècle, celle de plusieurs poètes éminents, du plus hardi surtout, Victor Hugo. Nous ne citons pas Lamartine, parce que, au point de vue tout spécial où nous nous plaçons, au point de vue de la technique des vers, il est demeuré fidèle à la facture classique ; et c’est à l’honneur de celle-ci qu’elle lui ait suffi pour introduire dans son vers une harmonie toute nouvelle. Quant à Alfred de Musset et Théophile Gautier, pour ne nommer que ceux-là, ils n’ont pas non plus introduit une technique nouvelle en poésie.

Si l’on écarte certains excès de révolte où Victor Hugo dépasse le but que son génie même d’initiateur assignait à sa mission véritable, on peut la définir assez exactement. Il ne réforme pas les lois naturelles de l’expression poétique des mouvements de l’âme, il s’y conforme, au contraire, avec plus de précision que ses prédécesseurs. Dans la phonétique du vers il a moins opéré une révolution que hâté l’achèvement d’une évolution nouée par la routine depuis la fin du xviie siècle. C’est que, en effet, tous les mouvements de l’âme, de son âme en particulier, ne s’adaptent pas à la formule phonétique rigide que leur impose chaque espèce du vers, au rythme régulier, dont l’allure, par une fortuite concordance, s’est trouvée reproduire à merveille la démarche pondérée des beaux génies enrôlés à la cour de Louis XIV. La passion naïve a des sursauts qui démontent l’appareil de la versification classique ; elle a des essors brisés qui s’y dérobent ; elle a des élans brusques et brefs, suivis de subits affaissements, des palpitations saccadées, mille secousses qui désarticulent les anneaux de cette chaîne harmonique. Victor Hugo les compte encore pour l’oreille, mais leur rend l’indépendance, sans, toutefois, les rendre à la prose, ce qui tout d’abord semble incompatible. Il suffit, pour résoudre cette apparente contradiction, de bien définir et préciser l’indépendance qu’il leur rend. N’oublions pas que le rythme régulier du vers implique inévitablement dans ses périodes, dans les hémistiches, des fragments de rythme irrégulier, et que la césure seule, en y répartissant la durée entre les syllabes selon une proportion constante, différencie le vers de la prose. Or Victor Hugo exploite l’irrégularité des rythmes fragmentaires avec une maîtrise incomparable. Ces rythmes, dans le vers classique, avaient, en quelque sorte, aliéné toute leur musique individuelle à l’harmonie générale du rythme régulier qui les enserre et les entraîne dans son mouvement ; de là une tendance à la monotonie, un ronronnement qui assoupit la musique du vers. Victor Hugo rend à celle-ci la variété dans l’unité en restaurant les caractères abolis du rythme irrégulier des hémistiches. Il sait conserver tout entière au style du vers la qualité la plus difficile à y sauvegarder, la pleine aisance, l’indépendance des battements du cœur marqués par les temps syllabiques ; d’autre part, il sait reconnaître à la discipline ses droits en imposant pour cadre à la troupe irrégulière des syllabes émancipées une rime sévère et solide. Il transpose l’importance relative attribuée, dans le vers traditionnel, à la césure et à la rime ; il la fait passer de l’une à l’autre ; dans son vers la césure n’est pas supprimée, mais elle ne relève plus de la syntaxe, elle n’est donnée que par la phonétique pure, par l’accent, indépendamment des attaches du mot à la phrase. L’expression passionnelle y gagne, parce que des mots particulièrement précieux pour le sens en débordant l’hémistiche sont mis en relief. Par exemple, dans ce vers du Cimetière d’Eylau :


Comme par une main noire, dans de la nuit,
Nous nous sentîmes prendre…


le qualificatif noire prend une valeur extraordinaire par cela seul qu’il excède la césure. Une pareille ressource manquait au langage du vers classique ; elle est une découverte de premier ordre. Mais il faut savoir en user, comme de tout rejet ; car c’en est un qui, au lieu de commencer au temps fort de la rime, commence au temps fort de la césure. Or le rejet n’est nullement destiné à faciliter la besogne du poète, il doit toujours procéder d’une intention d’art ; ce qui l’autorise, ce n’est pas sa commodité, c’est uniquement sa puissance expressive. Il peut témoigner d’un travail maladroit, négligé ou hâtif, tout autant que d’un travail habile et consciencieux. Là-dessus les ouvriers du vers ne sauraient espérer donner le change aux experts ; le lecteur novice est seul à s’y méprendre. Le rejet peut-il porter, non pas seulement sur un ou plusieurs mots, mais aussi sur une portion de mot, de sorte que le mot soit partagé entre les deux hémistiches ? Nous n’hésitons pas à répondre négativement s’il en doit résulter l’entière suppression de la césure, c’est-à-dire même la suppression du temps tort, indispensable pour marquer le rythme ; car, alors, c’est supprimer un des caractères essentiels du vers, celui qui, le premier, le distingue de la prose. Mais si la portion rejetée est immédiatement précédée d’une syllabe que la diction puisse rendre forte au profit de l’expression, sans ridiculiser le mot, alors il n’existe plus aucune raison pour prohiber le rejet. Il est évident, par exemple, que dans un vers tel que celui-ci :


Je viens dans son temple adorer le Tout-Puissant,


l’interdiction se justifie d’elle-même par la loi fondamentale de la versification ; mais le rejet est très heureux dans le vers suivant de Théodore de Banville :


Elle filait pensi — vement la blanche laine.


Nos observations précédentes ont visé les différents cas de l’enjambement, dont la plus large définition comprend tous ceux du rejet. C’est, en général, l’impiétement fait, soit dans un même vers sur un hémistiche, soit d’un vers sur le suivant, par une ou plusieurs syllabes que la division spontanée du discours dispute à celle du rythme.

Pour épuiser notre sujet, il nous resterait à considérer les vers, non plus individuellement, mais dans leurs divers assemblages. Nous constaterions qu’un vers accouplé à un ou plusieurs autres de même espèce gagne en harmonie, parce qu’il entre par là dans un rythme nouveau dont il devient une période. Nous aurions à étudier les conditions musicales de la strophe, et l’influence que la solidarité des vers entre eux y exerce sur la facture de chacun. Nous remarquerions, par exemple, que le mode lyrique ne se prête pas aux enjambements. Victor Hugo n’en use guère que dans ses pièces à rimes plates. Mais nous nous sommes proposé seulement pour objet d’examen la technique intrinsèque du vers français. Encore n’avons-nous nullement approfondi la répercussion du rythme régulier sur toutes les valeurs syllabiques du vers ; la place, mais surtout la compétence requise et toute spéciale de linguiste et de musicien nous manquent pour traiter cette question.

Nous voici arrivé au terme de cet aperçu très borné. Le peu que nous avons tâché de mettre en lumière suffira toutefois, nous l’espérons, à faire réfléchir les novateurs de bonne foi qui tentent de perfectionner l’art des vers en le transformant. Peut-être reconnaîtront-ils que cet art, après la contribution capitale qu’il doit au génie de Victor Hugo, a reçu tout son complément, a épuisé tout le progrès que sa nature comportait. Tout ce qui le constitue c’est, en effet, la régularité du rythme principal, le nombre des syllabes qui en détermine chaque période et celui qui fixe la longueur du vers, puis le jeu du rythme irrégulier dans ce concert. Nous ne voyons pas d’autres éléments de la versification. Or, si notre analyse de ces éléments primordiaux est exacte, nous sommes, toute restreinte qu’elle est, autorisés à croire qu’ils avaient fourni leur dernier stade d’évolution au moment même où les récentes écoles de poésie ont entrepris d’en créer un nouveau ; quelque faute, du reste, que nous ayons pu commettre dans cette rapide étude, nous n’attachons de prix qu’à la méthode positive dont nous y avons essayé l’application. Elle oblige à définir, à préciser ; grâce à elle, si l’un des adversaires se trompe, il offre aux autres l’avantage de pouvoir surprendre l’erreur, car elle se présente sans nuage et de face. Nous serions heureux si les détracteurs de la phonétique traditionnelle du vers telle que Victor Hugo l’a laissée daignaient en suivre les partisans sur le terrain commun de l’analyse, le seul où les arguments opposés se rejoignent et se rencontrent, où la controverse aboutisse. De deux choses l’une : ou bien ils seraient tous conduits à s’avouer les uns aux autres que la phonétique du vers défie toute formule rationnelle et ne relève que de l’intuition ; par cela même chacun renoncerait à critiquer l’opinion invincible des autres, et le débat cesserait faute d’objet ; ou bien ils en pourraient démontrer rationnellement les lois phoniques, et les querelles tomberaient encore d’elles-mêmes. Que d’encre épargnée !

Du moins, nous n’aurons pas tout à fait perdu la nôtre dans ces lignes, dont l’intention fera pardonner l’austérité, si nous avons réussi à donner quelque ouverture sur les conditions essentielles de notre art aux jeunes gens qui s’y intéressent et peuvent en accroître la pépinière et la clientèle.