Réflexions sur l’esclavage des nègres/01 a 07

La bibliothèque libre.
Société typographique (p. 1-30).

RÉFLEXIONS
SUR
L’ESCLAVAGE
DES NEGRES.

I.

De l’injuſtice de l’eſclavage des Negres, conſidérée par rapport à leurs maîtres.


Réduire un homme à l’eſclavage, l’acheter, le vendre, le retenir dans la ſervitude, ce ſont de véritables crimes, & des crimes pires que le vol. En effet on dépouille l’eſclave, non-ſeulement de toute propriété mobiliaire ou fonciere, mais de la faculté d’en acquerir, mais la propriété de ſon tems, de ſes forces, de tout ce que la nature lui a donné pour conſerver ſa vie ou ſatiſfaire à ſes beſoins. A ce tort on joint celui d’enlever à l’eſclave le droit de diſpoſer de ſa perſonne.

Ou il n’y a point de morale, ou il faut convenir de ce principe. Que l’opinion ne flétriſſe point ce genre de crime, que la loi du pays le tolere ; ni l’opinion, ni la loi ne peuvent changer la nature des actions, & cette opinion ſeroit celle de tous les hommes, & le genre humain aſſemblé auroit, d’une voix unanime, porté cette loi, que le crime reſteroit toujours un crime.

Dans la ſuite nous comparerons ſouvent avec le vol l’action de réduire à l’eſclavage. Ces deux crimes, quoique le premier ſoit beaucoup moins grave, ont de grands rapports entr’eux ; & comme l’un a toujours été le crime du plus fort, et le vol celui du plus foible, nous trouvons toutes les queſtions ſur le vol réſolues d’avance & ſuivant de bons principes, par tous les moraliſtes, tandis que l’autre crime n’a pas même de nom dans leurs livres. Il faut excepter cependant le vol à main armée qu’on appelle conquête, & quelques autres eſpeces de vols où c’eſt également le plus fort qui dépouille le plus foible : les moraliſtes ſont auſſi muets ſur ces crimes que ſur celui de réduire des hommes à l’eſclavage.

II.

Raiſons dont on ſe ſert pour excuſer l’eſclavage des Negres.


On dit, pour excuſer l’esclavage des Negres achetés en Afrique, que ces malheureux ſont, ou des criminels condamnés au dernier ſupplice, ou des priſonniers de guerre qui ſeroient mis à mort, s’ils n’étoient pas achetés par les Européens.

D’après ce raiſonnement, quelques écrivains nous préſentent la traite des Negres comme étant preſque un acte d’humanité. Mais nous obſerverons,

1.o Que ce fait n’eſt pas prouvé & n’eſt pas même vraiſemblable. Quoi, avant que les Européens achetaſſent des Negres, les Africains égorgeoient tous leurs priſonniers ! Ils tuoient non-ſeulement les femmes mariées, comme c’étoit, dit-on, autrefois l’uſage chez une horde de voleurs orientaux, mais même les filles non mariées, ce qui n’a jamais été rapporté d’aucun peuple. Quoi ! ſi nous n’allions pas chercher des Negres en Afrique, les Africains tueroient les eſclaves qu’ils deſtinent maintenant à être vendus. Chacun des deux partis aimeroit mieux aſſommer ſes prisonniers que de les échanger ! Pour croire des faits invraiſemblables, il faut des témoignages reſpectables, & nous n’avons ici que ceux des gens employés au commerce des Negres. Je n’ai jamais eu l’occaſion de les fréquenter, mais il y avoit chez les Romains des hommes livrés au même commerce, & leur nom eſt encore une injure[1].

2.o En ſuppoſant qu’on ſauve la vie du Negre qu’on achete, on ne commet pas moins un crime en l’achetant, ſi c’eſt pour le revendre ou le réduire en eſclavage. C’eſt préciſément l’action d’un homme qui, après avoir ſauvé un malheureux pourſuivi par des aſſaſſins, le voleroit : ou bien ſi on ſuppoſe que les Européens ont déterminé les Africains à ne plus tuer leurs priſonniers, ce ſeroit l’action d’un homme qui ſeroit parvenu à dégouter des brigands d’aſſaſſiner les paſſans, & les auroit engagés à ſe contenter de les voler avec lui. Diroit-on dans l’une ou dans l’autres de ces ſuppoſitions, que cet homme n’eſt pas un voleur ? Un homme qui, pour en ſauver un autre de la mort, donneroit de ſon néceſſaire, ſeroit ſans doute en droit d’exiger un dédommagement ; il pourroit acquerir un droit ſur le bien & même ſur le travail de celui qu’il a ſauvé, en prélevant cependant ce qui eſt néceſſaire à la ſubſiſtance de l’obligé : mais il ne pourroit ſans injuſtice le réduire à l’eſclavage. On peut acquerir des droits ſur la propriété future d’un autre homme, mais jamais ſur ſa perſonne. Un homme peut avoir le droit d’en forcer un autre à travailler pour lui, mais non pas de le forcer à lui obéir.

3.o L’excuſe alléguée eſt d’autant moins légitime, que c’eſt au contraire l’infame commerce des brigands d’Europe qui fait naître entre les Africains des guerres preſque continuelles, dont l’unique motif eſt le deſir de faire des priſonniers pour les vendre. Souvent les Européens eux-mêmes fomentent ces guerres par leur argent ou par leurs intrigues ; enſorte qu’ils ſont coupables, non-ſeulement du crime de réduire des hommes à l’eſclavage, mais encore de tous les meurtres commis en Afrique pour préparer ce crime. Ils ont l’art perfide d’exciter la cupidité & les paſſions des Africains, d’engager le pere à livrer ſes enfans, le frere à trahir ſon frere, le prince à vendre ſes ſujets. Ils ont donné à ce malheureux peuple le goût deſtructeur des liqueurs fortes, ils lui ont communiqué ce poiſon qui, caché dans les forêts de l’Amérique, eſt devenu, graces à l’active avidité des Européens, un des fléaux du globe, & ils oſent encore parler d’humanité.

Quand bien même l’excuſe que nous venons d’alléguer diſculperoit le premier acheteur, elle ne pourroit excuſer ni le ſecond acheteur, ni le colon qui garde le Negre, car ils n’ont pas le motif préſent d’enlever à la mort l’eſclave qu’ils achetent. Ils ſont, par rapport au crime de réduire en eſclavage, ce qu’eſt, par rapport à un vol, celui qui partage avec le voleur, ou plutôt celui qui charge un autre d’un vol & qui en partage avec lui le produit. La loi peut avoir des motifs pour traiter différemment le voleur & ſon complice ou ſon inſtigateur, mais en morale le délit eſt le même.

Enfin, cette excuſe eſt abſolument nulle pour les Negres nés dans l’habitation. Le maître qui les élève pour les laiſſer dans l’eſclavage eſt criminel, parce que le ſoin qu’il a pu prendre d’eux dans l’enfance ne peut lui donner ſur eux aucune apparence de droit. En effet pourquoi ont-ils eu beſoin de lui ? C’eſt parce qu’il a ravi à leurs parens, avec la liberté, la faculté de ſoigner leur enfant. Ce ſeroit donc prétendre qu’un premier crime peut donner le droit d’en commettre un ſecond. D’ailleurs, ſuppoſons même l’enfant Negre abandonné librement de ſes parens, le droit d’un homme ſur un enfant abandonné, qu’il a élevé, peut-il être de le réduire à l’eſclavage ? Une action d’humanité donneroit-elle le droit de commettre un crime ?

L’eſclavage des criminels légalement condamnés n’eſt pas même légitime. En effet, une des conditions néceſſaires pour que la peine ſoit juſte, c’eſt qu’elle ſoit déterminée par la loi, & quant à ſa durée & quant à ſa forme. Ainſi la loi peut condamner à des travaux publics, parce que la durée du travail, la nourriture, les punitions en cas de pareſſe ou de révolte, peuvent être déterminées par la loi, mais la loi ne peut jamais prononcer contre un homme la peine d’être eſclave d’un autre homme en particulier, parce que la peine dépendant alors abſolument du caprice du maître, elle eſt néceſſairement indéterminée. D’ailleurs, il eſt auſſi abſurde qu’atroce d’oſer avancer que la plupart des malheureux achetés en Afrique ſont des criminels. A-t-on peur qu’on n’ait pas aſſez de mépris pour eux, qu’on ne les traite pas avec aſſez de dureté ? & comment ſuppoſe-t-on qu’il exiſte un pays où il ſe commette tant de crimes, & où cependant il ſe faſſe une ſi exacte juſtice ?

III.

De la prétendue néceſſité de l’eſclavage des Negres, conſidérée par rapport au droit qui peut en réſulter pour leurs maîtres.


On prétend qu’il eſt impoſſible de cultiver les colonies ſans Negres eſclaves. Nous admettrons ici cette allégation, nous ſuppoſerons cette impoſſibilité abſolue. Il eſt clair qu’elle ne peut rendre l’eſclavage légitime. En effet, ſi la néceſſité abſolue de conſerver notre exiſtence peut nous autoriſer à bleſſer le droit d’un autre homme, la violence ceſſe d’être légitime à l’inſtant où cette néceſſité abſolue vient à ceſſer : or il n’eſt pas queſtion ici de ce genre de néceſſité, mais ſeulement de la perte de la fortune des colons. Ainſi demander ſi cet intérêt rend l’eſclavage légitime, c’eſt demander s’il m’eſt permis de conſerver ma fortune par un crime. Le beſoin abſolu que j’aurois des chevaux de mon voiſin pour cultiver mon champ ne me donneroit pas le droit de voler ſes chevaux ; pourquoi donc aurois-je le droit de l’obliger lui-même par la violence à le cultiver ? Cette prétendue néceſſité ne change donc rien ici, & ne rend pas l’eſclavage moins criminel de la part du maître.

IV.

Si un homme peut acheter un autre homme de lui-même.


Un homme ſe préſente à moi & me dit : Donnez-moi une telle ſomme & je ſerai votre eſclave. Je lui délivre la ſomme, il l’emploie librement (ſans cela le marché ſeroit abſurde) ai-je le droit de le retenir en eſclavage, j’entends lui ſeul, car il eſt bien clair qu’il n’a pas eu le droit de me vendre ſa poſtérité, & quelle que ſoit l’origine de l’eſclavage du pere, les enfans naiſſent libres.

Je réponds que dans ce cas-là même, je ne puis avoir ce droit. En effet, ſi un homme ſe loue à un autre homme pour un an, par exemple, ſoit pour travailler dans ſa maiſon, ſoit pour le ſervir, il a formé avec ſon maître une convention libre, dont chacun des contractans a le droit d’exiger l’exécution. Suppoſons que l’ouvrier ſe ſoit engagé pour la vie, le droit réciproque entre lui & l’homme à qui il s’eſt engagé doit ſubſiſter, comme pour une convention à tems. Si les loix veillent à l’exécution du traité, ſi elles reglent la peine qui ſera impoſée à celui qui viole la convention, ſi les coups, les injures du maître ſont punies par des peines ou pécuniaires ou corporelles (& pour que les loix ſoient juſtes, il faut que pour le même acte de violence, pour le même outrage, la peine ſoit auſſi la même pour le maître & pour l’homme engagé) ſi les tribunaux annullent la convention dans le cas où le maître eſt convaincu ou d’excéder de travail ſon domeſtique, ſon ouvrier engagé, ou de ne pas pourvoir à ſa ſubsiſtance ; ſi, lorſqu’après avoir profité du travail de ſa jeuneſſe, ſon maître l’abandonne, la loi condamne ce maître à lui payer une penſion : alors cet homme n’eſt point eſclave. Qu’eſt-ce en effet que la liberté conſidérée dans le rapport d’un homme à un autre ? C’eſt le pouvoir de faire tout ce qui n’eſt pas contraire à ſes conventions, & dans le cas où l’on ſ’en écarte, le droit de ne pouvoir être contraint à les remplir, ou puni d’y avoir manqué, que par un jugement légal. C’eſt enfin le droit d’implorer le ſecours des loix contre toute eſpece d’injure ou de léſion. Un homme a-t-il renoncé à ces droits, ſans doute alors il devient eſclave ; mais auſſi ſon engagement devient nul par lui-même, comme l’effet d’une folie habituelle ou d’une aliénation d’eſprit, cauſée par la paſſion ou l’excès du beſoin. Ainſi tout homme qui, dans ſes conventions, a conſervé les droits naturels que nous venons d’expoſer, n’eſt pas eſclave, & celui qui y a renoncé, ayant fait un engagement nul, il eſt auſſi en droit de reclamer ſa liberté que l’eſclave fait par la violence. Il peut reſter le débiteur, mais ſeulement le débiteur libre de ſon maître.

Il n’y a donc aucun cas où l’eſclavage même volontaire dans ſon origine puiſſe n’être pas contraire au droit naturel.

V.

De l’injustice de l’eſclavage des Negres, conſidérée par rapport au légiſlateur.


Tout légiſlateur, tout membre particulier d’un corps légiſlatif, eſt aſſujetti aux loix de la morale naturelle. Une loi injuſte qui bleſſe le droit des hommes, ſoit nationaux, ſoit étrangers, eſt un crime commis par le légiſlateur, où dont ceux des membres du corps légiſlatif qui ont ſouſcrit à cette loi, ſont tous complices. Tolerer une loi injuſte, lorſqu’on peut la détruire, eſt auſſi un crime ; mais ici la morale n’exige rien des légiſlateurs au-delà de ce qu’elle preſcrit aux particuliers, lorſqu’elle leur impoſe le devoir de reparer une injuſtice. Ce devoir eſt abſolu en lui-même, mais il eſt des circonſtances où la morale exige ſeulement la volonté de le remplir, & laiſſe à la prudence le choix des moyens & du tems. Ainſi dans la réparation d’une injuſtice, le légiſlateur peut avoir égard aux intérêts de celui qui a ſouffert de l’injuſtice, & cet intérêt peut demander, dans la maniere de la reparer, des précautions qui entraînent des délais. Il faut avoir égard auſſi à la tranquillité publique, & les meſures néceſſaires pour la conſerver peuvent demander qu’on ſuſpende les opérations les plus utiles.

Mais on voit qu’il ne peut être ici queſtion que de délais, de formes plus ou moins lentes. En effet, il est impoſſible qu’il ſoit toujours utile à un homme, & encore moins à une claſſe perpétuelle d’hommes, d’être privés des droits naturels de l’humanité, & une aſſociation où la tranquillité générale exigeroit la violation du droit des citoyens ou des étrangers, ne ſeroit plus une ſociété d’hommes, mais une troupe de brigands.

Les ſociétés politiques ne peuvent avoir d’autre but que le maintien des droits de ceux qui les compoſent, ainſi toute loi contraire au droit d’un citoyen ou d’un étranger eſt une loi injuſte, elle autoriſe une violence, elle eſt un véritable crime. Ainſi la protection de la force publique accordée à la violation du droit d’un particulier, eſt un crime dans celui qui diſpoſe de la force publique. Si cependant il exiſte une ſorte de certitude qu’un homme eſt hors d’état d’exercer ſes droits, & que ſi on lui en confie l’exercice, il en abuſera contre les autres, ou qu’il s’en ſervira à ſon propre préjudice : alors la ſociété peut le regarder comme ayant perdu ſes droits, ou comme ne les ayant pas acquis. C’eſt ainſi qu’il y a quelques droits naturels dont les enfans en bas âge ſont privés, dont les imbécilles, dont les fous reſtent déchus. De même ſi par leur éducation, par l’abrutiſſement contracté dans l’eſclavage, par la corruption des mœurs, ſuite néceſſaire des vices & de l’exemple de leurs maîtres, les eſclaves des colonies Européennes ſont devenus incapables de remplir les fonctions d’hommes libres : on peut (du moins jusqu’au tems où l’uſage de la liberté leur aura rendu ce que l’eſclavage leur a fait perdre) les traiter comme ces hommes que le malheur ou la maladie a privés d’une partie de leurs facultés, à qui on ne peut laiſſer l’exercice entier de leurs droits, ſans les expoſer à faire du mal à autrui ou à ſe nuire à eux-mêmes, & qui ont beſoin, non-ſeulement de la protection des loix, mais des ſoins de l’humanité.

Si un homme doit à la perte de ſes droits l’aſſurance de pourvoir à ſes besoins, ſi en lui rendant ſes droits, on l’expoſe à manquer du néceſſaire, alors l’humanité exige que le légiſlateur concilie la ſureté de cet homme avec ſes droits. C’eſt ce qui a lieu dans l’eſclavage des noirs comme dans celui de la glebe.

Dans le premier, la caſe des Negres, leurs meubles, les proviſions pour leur nourriture appartiennent au maître. En leur rendant bruſquement la liberté, on les réduiroit à la miſere.

De même, dans l’eſclavage de la glebe, le cultivateur dont le champ, dont la maiſon appartient au maître, pourroit ſe trouver, par un changement trop bruſque, libre, mais ruiné.

Ainſi, dans de pareilles circonſtances, ne pas rendre ſur le champ à des hommes l’exercice de leurs droits, ce n’eſt ni violer ces droits, ni continuer à en protéger les violateurs, c’eſt ſeulement mettre dans la maniere de détruire les abus la prudence néceſſaire, pour que la juſtice qu’on rend à un malheureux devienne plus ſûrement pour lui un moyen de bonheur.

Le droit d’être protégé par la force publique contre la violence, eſt un des droits que l’homme acquiert en entrant dans la ſociété ; ainſi le légiſlateur doit à la ſociété de n’y point admettre des hommes qui lui ſont étrangers & qui pourroient la troubler ; il doit encore à la ſociété de ne point faire les loix, même les plus juſtes, s’il préſume qu’elle y porteront le trouble, avant de s’être aſſuré ou des moyens de prévenir ces troubles, ou de la force néceſſaire pour punir ceux qui les cauſent avec le moindre danger poſſible pour le reſte des citoyens. Ainſi, par exemple, avant de placer les eſclaves au rang des hommes libres, il faut que la loi s’aſſure qu’en cette nouvelle qualité, ils ne troubleront point la ſureté des citoyens, il faut avoir prévu tout ce que la ſureté publique peut, dans un premier moment, avoir à craindre de la fureur de leurs maîtres offenſés à la fois dans deux paſſions bien fortes, l’avidité & l’orgueil, car l’homme accoutumé à ſe voir entouré d’eſclaves ne ſe conſole point de n’avoir que des inférieurs.

Tels ſont les ſeuls motifs qui puiſſent permettre au légiſlateur de differer ſans crime la deſtruction de toute loi qui prive un homme de ſes droits.

La proſpérité du commerce, la richeſſe nationale ne peuvent être miſes en balance avec la juſtice. Un nombre d’hommes aſſemblés n’a pas le droit de faire ce qui, de la part de chaque homme en particulier, ſeroit une injustice. Ainsi l’intérêt de puiſſance & de richeſſe d’une nation doit diſparoître devant le droit d’un ſeul homme[2], autrement il n’y a plus de différence entre une ſociété réglée & une horde de voleurs. Si dix mille, cent mille hommes ont le droit de tenir un homme dans l’eſclavage, parce que leur intérêt le demande, pourquoi un homme fort comme Hercule n’auroit-il pas le droit d’aſſujettir un homme foible à ſa volonté ? Tels ſont les principes de juſtice qui doivent guider dans l’examen des moyens qui peuvent être employés pour détruire l’eſclavage. Mais il n’eſt pas inutile, après avoir traité la queſtion dans ces principes de juſtice, de la traiter ſous un autre point de vue, & de montrer que l’eſclavage des Negres eſt auſſi contraire à l’intérêt du commerce qu’à la juſtice. Il eſt eſſentiel d’enlever à ce crime l’appui même de ces politiques de comptoir ou de bureau, à qui la voix de la juſtice eſt étrangere & qui ſe regardent comme des hommes d’état & de profonds politiques, parce qu’ils voient l’injuſtice de ſang froid & qu’ils la ſouffrent, l’autoriſent ou la commettent ſans remords.


VI.

Les colonies à ſucre et à indigo ne peuvent-elles être cultivées que par des Nègres eſclaves ?


Il n’eſt pas prouvé que les Iſles de l’Amérique ne puiſſent être cultivées par des Blancs : à la vérité, les excès de Negreſſes & de liqueurs fortes peuvent rendre les Blancs incapables de tout travail. Leur avarice qui les excite à ſe livrer avec excès à des travaux qu’on leur paye très-cher, peut auſſi les faire périr ; mais ſi les Iſles, au lieu d’être partagées par grandes portions, étoient diviſées en petites propriétés ; ſi ſeulement les terres qui ont échappé à l’avidité des premiers colons, étoient diviſées, par les gouvernemens ou par leurs ceſſionnaires, entre des familles de cultivateurs, il eſt au moins très-vraiſemblable qu’il ſe formeroit bientôt dans ces pays une race d’hommes vraiment capables de travail. Ainſi le raiſonnement des politiques qui croient les Negres eſclaves néceſſaires, ſe réduit à dire : Les Blancs ſont avares, ivrognes & crapuleux, donc les Noirs doivent être eſclaves.

Mais ſuppoſons que les Negres ſoient néceſſaires, il ne ſ’enſuivroit pas qu’il fût néceſſaire d’employer des Negres eſclaves. Auſſi on établit ſur deux autres raiſons cette prétendue néceſſité. La premiere ſe tire de la pareſſe des Negres, qui ayant peu de beſoins, & vivant de peu, ne travailleroient que pour gagner l’étroit néceſſaire ; c’eſt-à-dire en d’autres termes, que l’avarice des Blancs étant beaucoup plus grande que celle des Negres, il faut rouer de coups ceux-ci pour ſatiſfaire les vices des autres. Cette raiſon d’ailleurs eſt fauſſe. Les hommes après avoir travaillé pour la ſubſiſtance, travaillent pour l’aiſance lorſqu’ils peuvent y prétendre. Il n’y a de peuples vraiment pareſſeux dans les nations civiliſées, que ceux qui ſont gouvernés de maniere qu’il n’y auroit rien à gagner pour eux en travaillant davantage. Ce n’eſt ni au climat, ni au terrein, ni à la conſtitution phyſique, ni à l’eſprit national qu’il faut attribuer la pareſſe de certains peuples ; c’eſt aux mauvaiſes loix qui les gouvernent. Il ſeroit aiſé d’établir cette vérité par des exemples, en parcourant tous les peuples, depuis l’Angleterre juſqu’au Mogol, depuis la principauté de Neuchâtel juſqu’à la Chine ; ſeulement plus le ſol eſt bon, plus la nation a de facilités naturelles pour le commerce, plus il faut auſſi que les loix ſoient mauvaiſes pour rendre le peuple pareſſeux. Il faudroit, par exemple, pour détruire l’induſtrie des Normands et des Hollandois, de bien plus mauvaiſes loix que pour détruire celle des Neuchatelois & des Savoyards.

La deuxieme raiſon en faveur de l’eſclavage des Negres ſe tire de la nature des cultures établies dans les Iſles. Ces cultures, dit-on, exigent de grands ateliers, & le concours d’un grand nombre d’hommes raſſemblés. D’ailleurs, leurs produits étant ſujets à ſ’altérer en peu de tems, ſi la culture étoit laiſſée à des hommes libres, la récolte dépendroit du caprice des ouvriers. Cette ſeconde raiſon ne peut ſéduire aucun homme capable de réflexion, ni même quiconque n’a point paſſé la vie entiere dans l’enceinte d’une ville. D’abord on auroit prouvé la même choſe de la culture du bled, de celle du vin, dans le tems que l’Europe étoit cultivée par des eſclaves. Et il eſt auſſi ridicule de ſoutenir qu’en Amérique on ne peut avoir de ſucre ou d’indigo que dans de grands établiſſemens formés avec des eſclaves, qu’il l’auroit été il y a dix-huit ſiecles de prétendre que l’Italie ceſſeroit de produire du bled, du vin ou de l’huile, si l’eſclavage y étoit aboli. Il n’eſt pas plus néceſſaire que le moulin à ſucre appartienne au propriétaire du terrein, qu’il ne l’eſt que le preſſoir appartienne au propriétaire de la vigne, ou le four au propriétaire du champ de bled. Au contraire, en général dans toute eſpece de culture, comme dans toute eſpece d’art, plus le travail ſe diviſe, plus les produits augmentent & ſe perfectionnent. Ainſi bien loin qu’il ſoit utile que le ſucre ſe prépare ſous la direction de ceux qui ont planté la canne, il ſeroit plus utile que la canne fût achetée du propriétaire par des hommes dont le métier ſeroit de fabriquer le ſucre.

Il faut obſerver que rien dans la culture de la canne à ſucre ou de l’eſpèce de fenouil qui produit l’indigo, ne s’oppoſe à ce que les champs de cannes ou d’indigo ne ſoient partagés en petites parties & diviſées, ſoit pour la propriété, ſoit pour l’exploitation. C’eſt ainsi que la canne à ſucre eſt cultivée en Aſie de tems immémorial. Chaque propriétaire d’un petit champ porte au marché le ſucre de la canne qu’il a exprimée chez lui, & qu’il a converti en melaſſe ; & il vaudroit bien mieux encore qu’il vendît la canne, ou ſur pied, ou coupée, à un manufacturier. C’eſt auſſi ce qui arriveroit en Aſie, ſi le gouvernement n’y étouffoit pas l’induſtrie, et dans les Iſles, ſi la culture y étoit libre.

Ce que nous venons de dire du ſucre s’applique à l’indigo, et plus aiſément encore au caffé ou aux épiceries. Il eſt donc d’abord très-vraiſemblable que les Negres ne ſont pas les ſeuls hommes qui puiſſent remuer la terre en Amérique, & il eſt certain que la culture par des Negres libres ne nuiroit, ni à la quantité, ni à la qualité des denrées, & au contraire, contribueroit à augmenter l’une en perfectionnant l’autre.

Le préjugé contraire a été accrédité par les colons, et peut-être de bonne foi. La raiſon en eſt ſimple, ils n’ont pas diſtingué le produit réel du produit net. En effet, faites cultiver par des eſclaves, le produit net ſera plus grand, parce qu’il ne vous en coutera, en frais de culture, que le moins qu’il eſt poſſible. Vous ne donnerez à vos eſclaves que la nourriture néceſſaire, vous choisirez la plus commune & la moins chere, ils n’auront qu’une hutte pour maison, à peine leur donnerez-vous un habillement groſſier. Le journalier le plus preſſé d’ouvrage exigeroit un ſalaire plus fort. D’ailleurs, un journalier veut tantôt gagner plus, pour former quelque capital, tantôt il veut ſe reſerver du tems pour ſe divertir ; s’il emploie toutes ſes forces, il faut que votre argent le dédommage de ce qu’il n’a pas ſuccombé à ſa pareſſe. Avec les eſclaves vous employez les coups de bâton, ce qui eſt moins cher. Dans la culture libre, c’eſt la concurrence réciproque des propriétaires & des ouvriers qui fixe le prix. Dans la culture eſclave, le prix dépend abſolument de l’avidité du propriétaire. Mais auſſi, dans la culture eſclave, le produit brut eſt plus foible ; & au contraire, le produit brut ſera plus conſiderable dans la culture libre. Ce n’eſt donc pas l’intérêt d’augmentation de culture qui fait prendre la défenſe de l’eſclavage des Negres, c’eſt l’intérêt d’augmentation de revenu pour les colons. Ce n’eſt pas l’intérêt patriotique plus ou moins fondé, c’eſt tout ſimplement l’avarice & la barbarie des propriétaires. La deſtruction de l’eſclavage ne ruineroit ni les colonies, ni le commerce ; elle rendroit les colonies plus floriſſantes, elle augmenteroit le commerce. Elle ne feroit d’autre mal que d’empêcher quelques hommes barbares de s’engraiſſer des ſueurs & du ſang de leurs freres ; en un mot, la maſſe entiere des hommes y gagneroit, tandis que quelques particuliers n’y perdroient que l’avantage de pouvoir commettre impunément un crime utile à leurs intérêts.

On a prétendu diſculper la traite des Negres, en ſuppoſant que l’importation des Negres eſt néceſſaire pour la culture. C’eſt encore une erreur : les femmes Negres ſont très-fécondes ; les habitations bien gouvernées s’entretiennent, même ſous la ſervitude, ſans importation nouvelle. C’eſt l’incontinence, l’avarice & la cruauté des Européens, qui dépeuplent les habitations ; & lorſqu’on proſtitue les Negreſſes pour leur voler enſuite ce qu’elles ont gagné ; lorſqu’on les oblige, à force de traitemens barbares, de ſe livrer, ſoit à leur maître, ſoit à ſes valets ; lorſqu’on fait déchirer devant elles les Noirs qu’on les ſoupçonne de préférer à leurs tyrans ; lorſque l’avarice ſurcharge les Negres de travail & de coups, ou leur refuſe le néceſſaire ; lorſqu’ils voient leurs camarades, tantôt mis à la queſtion, tantôt brûlés dans des fours, pour cacher les traces de ces aſſaſſinats, alors ils déſertent, ils s’empoiſonnent, leurs femmes ſe font avorter, & l’habitation ne peut ſe soutenir qu’en tirant d’Afrique de nouvelles victimes. Il eſt ſi peu vrai que la population des Negres ne puiſſe ſe ſoutenir par elle-même, qu’on voit la race des Negres marons ſe ſoutenir dans les forêts, au milieu des rochers, quoique leurs maîtres s’amuſent à les chaſſer comme des bêtes fauves, & qu’on ſe vante d’avoir aſſaſſiné un Negre maron, comme en Europe on tire vanité d’avoir tué par derriere un daim ou un chevreuil.

Si les Negres étoient libres, ils fourniroient une nation floriſſante. Ils ſont, dit-on, pareſſeux, ſtupides & corrompus, mais tel est le ſort de tous les eſclaves. Quand Jupiter réduit un homme à la ſervitude, dit Homere, il lui ôte la moitié de ſa cervelle. Les Negres ſont naturellement un peuple doux, induſtrieux, ſenſible ; leurs paſſions ſont vives ; ſi on raconte d’eux des crimes atroces, on peut auſſi en citer des traits héroïques. Mais qu’on interroge tous les tyrans, ils apporteront toujours pour excuſes de leurs crimes les vices de ceux qu’ils oppriment, quoique ces vices ſont par-tout leur propre ouvrage.

VII.

Qu’il faut détruire l’eſclavage des Negres, & que leurs maîtres ne peuvent exiger aucun dédommagement.


Il ſuit de nos principes que cette juſtice inflexible, à laquelle les Rois & les nations ſont aſſujettis, comme les citoyens, exige la deſtruction de l’eſclavage.

Nous avons montré que cette deſtruction ne nuiroit ni au commerce, ni à la richeſſe de chaque nation, puiſqu’il n’en reſulteroit aucune diminution dans la culture.

Nous avons montré que le maître n’avoit aucun droit ſur ſon eſclave, que l’action de le retenir en ſervitude n’eſt pas la jouiſſance d’une propriété, mais un crime ; qu’en affranchiſſant l’eſclave, la loi n’attaque pas la propriété, mais ceſſe de tolerer une action qu’elle auroit dû punir par une peine capitale. Le Souverain ne doit donc aucun dédommagement au maître des eſclaves, de même qu’il n’en doit pas à un voleur, qu’un jugement a privé de la poſſeſſion d’une choſe volée. La tolerance publique d’un crime abſout de la peine, mais ne peut former un véritable droit ſur le profit du crime.

Le Souverain peut, à plus forte raiſon, mettre à l’eſclavage toutes les reſtrictions qu’il jugera convenables, & aſſujettir le maître aux taxes, aux gênes qu’il voudra lui impoſer. Une taxe ſur les terres, ſur les perſonnes, ſur les conſommations, peut être injuſte, parce qu’elle attaque la propriété & la liberté, toutes les fois qu’elle n’eſt pas une condition, ou néceſſaire au maintien de la ſociété, ou utile à celui qui paye l’impôt. Mais, puiſque les poſſeſſeurs d’eſclaves n’ont point ſur eux un véritable droit de propriété, puiſque la loi qui les ſoumettroit à des taxes, leur conſerveroit la jouiſſance d’une choſe, dont non-ſeulement elle a droit de les priver, mais que le légiſlateur eſt même obligé de leur ôter, s’il veut être juſte : cette loi ne ſauroit être injuſte à leur égard, par quelque ſacrifice pécuniaire qu’elle leur fît acheter une plus longue impunité de leur crime.

  1. Le nom ne ſignifioit d’abord que marchand d’eſclaves, mais comme ces marchands vendoient de belles eſclaves aux voluptueux de Rome, leur nom prit une autre ſignification. C’eſt là une ſuite néceſſaire du métier de marchand d’eſclaves ; auſſi, même dans les pays aſſez barbares pour que cette profeſſion ne fut point regardée comme criminelle, elle a toujours été infâme dans l’opinion.
  2. Ce principe eſt abſolument contraire à la doctrine ordinaire des politiques. Mais la plupart de ceux qui écrivent ſur ces objets ayant pour but ou d’avoir des places, ou de ſe faire payer par ceux qui en ont, ils n’auroient garde d’adopter des principes avec leſquels ils ne pourroient ni louer perſonne, ni trouver personne qui voulut les employer, ſauf une ou deux exceptions qu’on pourroit citer, comme par exemple, dans l’année 58 avant Jeſus-Chriſt & dans l’année 1775 après Jeſus-Chriſt.