Réflexions sur l’usage présent de la langue française/I

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I


Il y a deux I, l’i voyelle, & l’j consonne. Il les faut distinguer pour écrire correctement. l’I consonne est formé autrement que l’autre, & il se figure avec une longue queuë, de cette sorte, j. Ainsi il faut écrire, je, & non ie. Il est bon de remarquer icy que l’i voyelle ne doit point s’obmettre dans certains temps du subjonctif, & qu’il faut écrire, afin que nous voyions, afin que nous croyions, afin que vous croyiez ; & non, afin que nous voyons, que nous croyons, que vous croyez, comme le font quelques personnes. On doit encore le mettre dans les imparfaits des indicatifs. Comme : quand on vous disoit cela, est-ce que vous le croyiez ? Quand vous vintes me voir, croyiez-vous me trouver malade ? & non, croyez. M. Fléchier observe cette regle avec exactitude.


Jadis, autrefois.

Jadis est fort bon en Poësie.

Dans Florence, jadis, vivoit un Médecin
Sçavant hableur, dit-on ; & célébre assassin[1].

Prés des bords où jadis, le peuple de Phocée,
Termina les erreurs de sa flotte lassée[2].

Mais dans la Prose, jadis, ne se doit presque jamais dire. M. de Vaugelas a pourtant dit : « tel fut le destin de cette Ville, qui fut jadis l’unique terreur de la Grece[3] » ; mais il n’est pas à imiter en cela, non plus qu’un autre Auteur qui dit : « Alors Marie avoüa que le Tout-puissant avoit accomply en elle les promesses qu’il avoit fait jadis à leurs peres[4]. »


Japper, abboyer.

Tous deux sont bons, mais on préfére ordinairement ce dernier. Abboyer, se dit élégamment dans le figuré. Comme : c’est une femme qui abboye tous ses domestiques, qui les gronde sans cesse. Les Philosophes Cyniques abboyent tout le genre humain.

Un Avocat disant à quelqu’un qui l’injurioit, pourquoy m’abboyes-tu ; parce que je vois un voleur, luy répondit-il[5].


Jardin des Olives, des Oliviers.

Plusieurs préférent Jardin des Oliviers, comme plus François ; plusieurs aussi disent Jardin des Olives. Il s’imaginoit voir Jesus-Christ prier dans le Jardin des Olives[6]. Je crois cependant que Jardin des Oliviers est plus du bel usage.


Il.

Dans le pronom il, le nominatif il, ou elle, & l’accusatif le, ou la, se disent des choses & des personnes ; mais le datif, l’ablatif, & le genitif avec le pronom, son, sa, ses & leurs, qui tiennent lieu du genitif, ne se disent que des personnes ; ainsi l’on dit fort bien d’un livre, il est beau, je le feray relier, mais ce seroit mal parler que de dire : je luy feray mettre une belle couverture. Je ne puis me passer de luy, je m’ennuye sans luy, c’est pour l’amour de luy que je quitte souvent mes affaires, son stile me plaist. Il faut dire, j’y feray mettre une belle couverture, je ne puis m’en passer. Je m’ennuye sans cela : il est cause que je quitte souvent mes affaires, le stile m’en plaist. Ainsi le Traducteur des Lettres de S. Augustin, n’a pas parlé avec assez d’exactitude quand il a dit : « d’où vient qu’en expliquant cette Hymne, ils tâchent de luy donner un sens qui ne s’accorde pas avec les Livres Canoniques », il falloit dire : ils tâchent d’y donner un sens qui ne s’accorde pas avec les Livres Canoniques, & non, de luy donner. C’est ce que le Pere Bouhours a bien pratiqué, quand il a dit : « Il y a des maniéres qui adoucissent ce que l’hyperbole a de dur, & qui mesme y donne un air de vray-semblance[7]. » Un Ecrivain moins exact auroit dit : & qui mesme luy donne un air de vray-semblance. Le mesme Auteur dit dans l’éloge qu’il a fait de ses Dialogues d’Eudoxe & de Philanthe[8] : « Ils disent que le sujét estant grave & sérieux de luy-mesme, il falloit y donner une forme plus austere. » Ce qui est beaucoup mieux que s’il eut dit : il falloit luy donner une forme plus austere.

Cette regle néanmoins souffre des exceptions, & comme on l’a dit dans la Grammaire raisonnée, les noms collectifs comme Eglise, peuple, compagnie n’y sont point sujéts, non plus que les choses spirituelles, comme la volonté, la vertu, la verité : ainsi on dit fort bien, j’aime la verité, j’ay une grande passion pour elle ; il en est de mesme des choses qui sont propres ou essentielles, comme : tous les corps tendent à leur centre. Ce sujét est grave de luy mesme.


Il est demain feste.

Cette maniére de parler est assez bizarre & fait bien voir ce que peut l’usage, selon les regles il faudroit dire, il sera demain feste. Cependant se seroit mal parler.


Immisericordieux.

Ce mot à quelque chose d’affecté qui déplaist. Je dis le mesme, d’immortification, d’immortifié, & d’incharitable, termes ordinaires parmy les précieuses, mais dont les personnes bien censées ne se servent point.


Impie.

Comme on dit un homme impie, il semble que la raison voudroit qu’on pût dire aussi un homme pie ; mais l’usage s’y oppose. Il en est de ce mot, comme de celuy d’indubitable, qui n’a point d’affirmative. Il faut remarquer néanmoins que si l’on ne dit pas un homme pie, on dit fort bien des œuvres pies ; il a legué une partie de ses biens pour estre employé en œuvres pies. Cette expression néanmoins n’est pas noble, & ne se dit pas dans le stile relevé.


Impieusement.

Ce mot a esté fait par Amyot, aussi bien qu’impiteux, mais on ne s’en sert plus aujourd’huy, au lieu d’impieusement, on dit, avec impieté ; & on remarque mesme que nostre Langue aime mieux les substantifs joints à la préposition avec que les adverbes, & qu’ainsi dans le stile un peu elevé, on dit mieux avec sagesse, que sagement, avec prudence, que prudemment. Au lieu d’impiteux, on dit, impitoyable, qui est un mot qu’on attribuë à Ronsard, aussi bien que plusieurs autres de la sorte qui ont esté autrefois en usage, & qui n’y sont plus, comme : inexecuté, inforçable, imployable, ingardable & intouchable. Désessarts a dit, inrécompensé, Amyot employe intenable, infécondité, infréquent, innavigable, indocte, immisericordieux, &c. Ce n’est pas pourtant que je voulusse tout-à-fait condamner tous ces mots là ; & il me semble que je serois assez porté pour inexecuté, intenable, innavigable, inforçable ; & je ne vois pas ce que ces derniers mots peuvent avoir de rude, puis qu’on dit imprenable, invariable, &c.


Improbation.

C’est un fort bon mot, & l’usage l’a receu depuis quelques années, malgré les oppositions de certains Critiques.


Inaccoûtumé.

Ce terme qu’on attribuë à Ronsard avoit vieilly, mais on l’a fait revivre il n’y a pas longtemps, & un fameux Auteur a dit : Les Esprits fins seroient Géometres, s’ils pouvoient plier leur veüe vers les principes inaccoûtumez de Géometrie[9].


Inaction.

Inaction est un terme nouveau, mais qui est fort bon & fort en usage. « Le travail d’une promenade, parce qu’il est utile à la santé, plaist davantage que l’inaction[10]. »


Incidenter.

Incidenter est d’usage. C’est surquoy les Pélagiens vouloient toujours incidenter, & qu’ils ramenoient sans cesse[11].


Inclemence.

C’est un vieux mot que quelques personnes voudroient introduire : il ne vaut rien du tout dans la prose, & il n’y a que les Précieuses Ridicules qui s’en servent, néanmoins on le peut dire en Poësie.


Incommutable.

Ce mot semble dire autre chose que immuable ; & il seroit à souhaiter qu’il s’establit. M. le Maistre s’en est servy. Ces reconnoissances toutes volontaires & toutes sincéres, sont des titres incommutables[12].


Incontinent.

J’ay veu faire le procés à ce mot par bien des gens, mais il faut n’avoir aucun usage du monde, ny aucune connoissance de nos Auteurs François, pour le condamner. Nos meilleurs Ecrivains s’en servent.

« Quand on affecte de faire l’esprit fort, on se trouve incontinent ensevely dans les ténébres[13]. »

« Le jeune Theodose partit incontinent, & batit les ennemis[14]. »

« L’Ecriture aprés avoir réprésenté le courage de David dans les combats, ajoûte incontinent qu’il rendoit justice à son peuple[15]. »


Incontradiction.

Incontradiction est en usage. Ny la contradiction n’est marque de fausseté, ny l’incontradiction n’est marque de verité[16].


Incorruption.

Quoy qu’on dise incorruptible, tous ne demeurent pas d’accord qu’on puisse dire, incorruption. Ce mot neanmoins peut avoir sa place ; & je doute qu’on pust reprendre avec raison cét exemple : L’homme a passé de l’incorruption à la corruption, en violant la nature par l’abus de sa liberté[17].


Indélébile.

Indelebile n’est pas bon, autrefois on disoit indéleble, indéleblement. Mais aujourd’huy on ne dit ny l’un ny l’autre. Il faut dire, inéfaçable, inéfaçablement. Quel tourment pour les pecheurs quand à la fin du monde ils verront leurs crimes inéfaçablement écrits devant leurs yeux.


Indeliberé.

Plusieurs personnes trouvent ce mot élégant, & M. le Maistre a dit avec assez de grace[18] : « Les premiers mouvemens de la douleur & de l’indignation qui l’ont animé en cette rencontre, sont presque entierement innocens, parce qu’ils sont presque entiérement indéliberez. »


Indigne.

Indigne ne se dit jamais qu’à l’égard des choses qu’il est honneste de mériter. Il est indigne des bontez que vous avez pour luy. Ainsi pour dire qu’un homme est innocent & n’a point mérité une punition, ce seroit mal s’expliquer que de dire, qu’il est indigne de punition, cela ne se pourroit dire que d’un homme qu’on prétendroit estre si indigne de toutes choses, qu’il ne mériteroit pas mesme qu’on prist la peine de le punir.

Mais il est bon de remarquer que quoy qu’indigne ne se dise qu’en mauvaise part, digne se peut dire en bonne & en mauvaise. Il est digne de pardon, il est digne de mort.


Indispensable.

Quoy qu’on dise indispensable, on ne dit pas dispensable ; Il est vray qu’on trouve dans les Plaidoyez d’un des plus éloquens hommes qui ayent jamais paru dans le Barreau : la nécessité dont les loix sont plus fortes & moins dispensables, que celles d’une modestie toute volontaire[19] ; mais je crois qu’il eust esté mieux de dire : la necessité dont les loix sont plus fortes, & plus indispensables : ce qui rend cependant ce mot supportable en cét endroit : c’est l’opposition de plus & de moins. Plus fortes, & moins dispensables.


Indubitable.

L’affirmative de ce mot n’est nullement en usage, on dit fort bien à la négative, c’est une chose indubitable, mais on ne dit jamais à l’affirmative : c’est une chose dubitable, pour, c’est une chose incertaine : ainsi l’a voulu l’usage, il n’y en a point d’autre raison.


Induire, conclure.

Induire est bon, je sçay bien qu’il y a des gens qui le condamnent : mais c’est par une fausse délicatesse ; & je ne crois point qu’on doive reprendre cette phrase ; l’exemple mesme d’Apollon, que vous alleguez, détruit tout ce que vous en voulez induire[20].


Inexact.

Ce mot peut avoir sa place, aussi bien qu’inexactitude, mais il ne faut point d’affectation.


Inexpugnable.

Ce mot est encore bon. Ce pays croyoit estre à couvert de ces montagnes, comme d’un mur inexpugnable[21].


Inferiorité.

Il se dit quelquefois ; & M. Racine s’en est servy fort à propos. « Avec quel étonnement l’Europe a-t’elle veu dés les premieres démarches du Roy, cette superbe Nation contrainte de venir jusques dans le Louvre réconnoistre publiquement son inferiorité[22]. »


Infiniment d’esprit.
Infiniment de l’esprit.

Cette difficulté est la mesme que celle que propose le Pere Bouhours, lors qu’il demande s’il faut dire : il a extrémement de l’esprit, ou, il a extrémement d’esprit. Cette façon de parler, il a extrémement de l’esprit, ne luy plaist point, ainsi il y a apparence qu’il a infiniment de l’esprit, ne luy plairoit pas mieux ; néanmoins je crois qu’il est bon, & je doute que Mademoiselle de Scudery soit à reprendre d’avoir dit, il a infiniment de l’esprit quand il veut se donner la peine de le montrer[23]. Je sçay bien qu’il y a une faute en cét exemple, & qu’il falloit, il paroist avoir infiniment de l’esprit quand, &c. puis qu’il n’est pas vray qu’on n’ait de l’esprit que quand on veut le montrer : mais ce n’est pas dequoy il s’agit icy.


Ingenuité.

Ce mot a quelquefois plus de grace que sincérité. Leur ingénuité nous faisoit assez voir qu’ils n’estoient pas capables de nous tromper[24], & mesme ingénuité semble dire quelque chose que sincérité ne dit point.


Innombrable, innumerable.

M. de Vaugelas parlant du mot d’innumérable dans ses Remarques, dit qu’une des meilleures plumes & des plus éloquentes bouches, dont le Palais se puisse vanter, luy a appris que dans le genre sublime, ce mot, comme plus majestueux, peut encore trouver sa place ; mais ni l’autorité de M. de Vaugelas, ni celle de cette éloquente plume qu’il rapporte, ne peuvent le faire passer aujourd’huy : c’est un terme proscrit, & personne ne s’en sert dans aucun stile que ce soit.


Inobservation.

Ce mot se dit élégamment. « L’Ordre Monastique est décheu de son premier lustre par les pratiques présentes, où plûtost par les négligences, & par les inobservations des regles[25]. »


Insatiable.

Ce terme se peut dire aussi bien avec un régime, que sans régime : L’œil est insatiable de voir, & l’oreille d’entendre[26].


Inscription, suscription.

En parlant du dessus des Lettres, on dit suscription. Nos yeux, dit M. Ménage, ny nos oreilles ne sont point offensées de la suscription de nos Lettres. A M. Monsieur tel.

Elle s’estoit trompée à la suscription de la Lettre, dit Mademoiselle de Scudery dans la Morale du Monde.

Inscription se dit ordinairement de ces titres, qui s’écrivent au dessus des portes des bâtimens, & au dessus des Arcs de Triomphe.


Inscrutable.

Ce mot est en usage, & une de nos meilleures plumes a écrit ; « on connoistra alors pourquoy Dieu a envoyé des afflictions aux méchans, ce qui est plus inscrutable que lors qu’il leur envoye des biens[27] ». Impénétrable néanmoins me plairoit mieux en cette rencontre.


Insolvabilité.

Insolvabilité n’est pas fort en usage ; mais il seroit à souhaiter qu’il y fust, ce mot est de M. le Maistre : « L’insolvabilité d’un homme qui devoit une somme d’argent assez considérable à l’intimé, luy ayant fait perdre tout ce qu’il avoit de bien, &c[28]. »


Insulte.

M. Ménage dit que ce mot est feminin. Quelques-uns néanmoins le font masculin, comme le Pere Bouhours, & M. Fléchier. Gabinius luy réprésenta que c’estoit un insulte qu’on leur faisoit[29]. Il est pourtant mieux de le faire féminin.


Interdisit.

M. Ménage se trompe, quand il dit que l’usage est pour interdisit : nos meilleurs Ecrivains ne le disent jamais. Il interdit les Festes payennes, & fit dépouiller tous les Temples[30].

Il les interdit tous, & fulmina une sentence d’excommunication[31]. Je pourrois citer là-dessus un grand nombre d’Auteurs.


Interieur, interne.

Intérieur regarde l’esprit, & interne le corps : on dira par exemple, une joye intérieure, une tristesse intérieure, c’est à dire une joye, une tristesse qui reside dans l’ame : mais en parlant de choses qui regardent le corps, il faut dire interne, comme : une fiévre interne, un reméde interne, &c.


Interpeller.

Ce verbe est en usage. Je viens à vous comme à mon unique recours ; j’interpelle de nouveau la bonté de ce cœur si tendre[32].


Intimidation.

Plusieurs personnes aiment mieux menace qu’intimidation ; mais ce terme néanmoins est beau, il est énergique, & fait entendre quelque chose que menace ne dit point, car on peut intimider sans menacer. M. le Maistre s’en est servy assez heureusement ; « S’il vouloit user, dit-il, de paroles si avantageuses, il falloit qu’il empeschât, comme il s’est efforcé de le faire par intimidations & par violences, que cinquante témoins ne déposassent rien de ses excés[33]. »


Introductrice.

Ce mot est receu. La crainte de l’enfer est l’introductrice de la Charité[34].


Invitation.

Dans le propre, on ne se sert pas de ce mot, quoyque le verbe d’où il vient soit fort en usage : mais dans le figuré, il est élégant, comme : il n’y a point de plus forte invitation à l’amitié que de prévenir en aimant[35].


Joly, joliment.

Joly & joliment ne se disent que des petites choses ; qui diroit, par exemple, que S. Augustin a fait de jolis ouvrages, se rendroit ridicule ; on dit d’un Prédicateur qui parle bien, & qui s’exprime nettement, mais qui n’a pas de fond, qu’il preche joliment. On dira de l’Auteur qui a composé le Livre de la Pluralité des Mondes, qu’il raisonne joliment, que son ouvrage est joly ; mais qui diroit que Cicéron étoit un joly esprit ; que Corneille faisoit jolyment des Vers, se feroit sifler, & il faudroit le mettre avec ce Provincial, qui ayant esté à Versailles, disoit qu’il l’avoit trouvé joly.


Joncher, boucher.

Cette maniére de parler est bonne, & nos meilleurs Auteurs s’en sont servis. On voyoit la terre jonchée de corps, comme aprés une défaite[36].

Dans combien d’affreuses batailles
La Flandre a-t’elle veu la mort,
Joncher d’un sanguinaire effort
Les Campagnes de funérailles[37] ?

Il s’estoit déja donné des combats, où l’on avoit veu la plaine jonchêe de morts[38].

C’est selon ces exemples que le Traducteur du Panégyrique de Théodose le Grand a dit : plusieurs sont foulez aux pieds des chevaux, & nagent dans leur sang : la Campagne est jonchée de morts, &c.


Jour, journée.

Journée se dit au lieu de jour en parlant d’une bataille, la journée de Pharsale. Journée se dit encore au sens d’occupation, d’œuvre, de travail, d’ouvrage. Comme : voilà ma journée, en montrant ce qu’on a fait le jour. On dit la journée d’un ouvrier ; payer la journée aux ouvriers ; travailler à la journée ; vivre au jour la journée. Journée se dit encore à l’égard des chemins, il y a huit journées de chemin ; marcher à grandes journées. Mais quand on considere le jour en luy-mesme, ou par rapport au beau & au mauvais temps, où à la longueur de sa durée, ordinairement on dit jour : nous avons un beau jour ; les jours sont bien longs presentement ; nous eumes hier un beau jour ; beau comme le jour, il y a dix jours, &c. Ce qui est si vray que si l’on parle de quelque bataille fameuse qui se soit livrée avec succés un jour de mauvais temps, on ne laissera pas de dire, que ce fut une belle journée ; par ce qu’alors on ne considere pas le jour par rapport à luy-mesme, mais par rapport à la bataille.


Ire, colere.

Ire est en usage, & il y a des occasions où il est plus propre que colere. « Consultez dans les Livres la mémoire des choses passées, vous trouverez qu’ils ont introduit toutes ces cérémonies, ou pour remercier la bonté Divine, ou pour détourner les fleaux de son ire[39]. »


Termes inutiles.

Exemple : Cette Lettre est remplie de beaucoup de civilité, ce mot : beaucoup est inutile ; car dés qu’une Lettre est pleine de civilité, c’est une consequence qu’il y a beaucoup de civilité.

« C’est la volonté de Dieu que les afflictions vous servent à vous rendre plus humble & plus entiérement soûmis à sa souveraine volonté[40] » : Ce mot entiérement ne sert de rien là, il falloit dire, à vous rendre plus humble & plus soûmis à sa souveraine volonté ; car dés qu’on l’est entiérement, le peut-on estre davantage ?

« Quelque soin que les Traducteurs ayent de réprésenter fidellement toutes les parties & tous les membres de leurs Poëtes ; ce ne sont que des cadavres inanimez, ausquels ils communiquent tout au plus l’incorruptibilité[41]. » Que servoit de dire inanimez, est-ce que le mot de cadavre ne renferme pas cela ?

Il faut remarquer néanmoins que souvent des mots paroissent inutiles, & ne le sont pas comme en ces exemples-cy. Ce sont des choses que j’ay veues de mes yeux, que j’ay entenduës de mes oreilles. J’y estois moy-mesme, il me l’a dit à moy-mesme.

Ce seroit l’entendre tres-mal que de blâmer ces expressions, sous prétexte que dés qu’on voit, on voit de ses yeux ; dés qu’on entend, on entend de ses oreilles : dés qu’on y est, on y est soy-mesme.

Je sçay bien que ce raisonnement peut avoir lieu en quelques occasions, mais non pas en celle-cy, car l’usage a autorisé ces maniéres de parler ; autrement on ne pourroit pas dire que la flamme monte en haut, & que les pierres descendent en bas ; parce rien ne peut monter qu’en haut, ny descendre qu’en bas. Les Latins ont plusieurs expressions de cette sorte, & mesme ils en font un des ornemens de leurs Langues, & les mettent parmy leurs figures.

J’ay fait cette remarque, parce qu’il arrive quelquefois que des personnes qui ne sçavent pas assez bien la Langue, trouvent à redire à tout ce qui leur semble superflu ; & n’osent se servir d’aucune expression, dont tous les mots ne soient d’une absoluë necessité pour le sens. Il y en a mesme qui vont en cela jusqu’à l’excés, n’est-ce pas bien mal-à-propos, par exemple, que certaines personnes soutiennent qu’on ne doit point dire un jeune enfant, parce qu’il n’y en a point de vieux. Ne sçait-on pas, disent-ils, que les enfans sont jeunes, & qu’ils n’ont pas quatre-vingts ans. Cette raison est pitoyable. D’ailleurs comme il y a des enfans plus jeunes les uns que les autres, quand on dit un jeune enfant, on marque un enfant qui est encore fort petit ; & c’est en ce sens que le R. P. Menestrier Jésuite, s’en est servy assez à propos dans son Livre des Regles des Ballets[42], lors que parlant avec eloge d’un Ballet qui se fit un jour, pour solemniser la Feste de S. Ignace, Fondateur de la Compagnie de Jesus : Il dit que « ce qu’il y avoit de plus plaisant, estoit de jeunes enfans déguisez en singes & en guenons ».

Outre les termes inutiles que je viens de rapporter, il y en a d’autres qui sont d’une espece différente, l’exemple le fera entendre : « Vous sçavez que vous ayant acheté lors que vous estiez encore tout jeune, avec quelle modération je vous ay traité pendant vostre servitude. » Ce que ne sert là de rien, il ne fait aucune fonction, il falloit mettre : Vous sçavez avec quelle modération je vous ay traité pendant vostre servitude, vous ayant acheté lors que vous estiez encore tout jeune, ou en mettant le que, vous sçavez que vous ayant acheté lors que vous estiez encore tout jeune, je vous ay traité avec beaucoup de modération pendant vostre servitude. Plusieurs personnes font ces sortes de fautes.


Juste, justement.

Ces deux mots sont fort différens, cependant j’ay veu des gens qui les confondent ; justement signifie avec justice, & juste avec justesse ; ainsi c’est parler grossierement de dire d’un homme qu’il raisonne justement, pour dire qu’il raisonne juste, j’aimerois autant dire qu’un homme a de la justice d’esprit, pour dire, qu’il a de la justesse d’esprit.


Isolé.

Isolé pour séparé comme une Isle, n’est pas en usage au figuré ; Je dis au figuré, parce que dans le propre il est fort usité ; on dit fort bien, par exemple, une maison isolée, une figure isolée, un autel isolé, lors qu’on peut tourner à l’entour. Ce mot vient de l’Italien isola qui signifie une Isle ; & peut-estre le pourroit-on hazarder dans le figuré, pourveu qu’on ne l’employast qu’en terme Synonime, & avec quelque adoucissement ; c’est ce qu’a fait un Auteur moderne dans un ouvrage, qui ne manque pas de Lecteurs : « Le favory, dit-il, n’a point de suite, il est sans engagement & sans liaison ; il peut-estre entouré de parens & de créatures ; mais il n’y tient pas, il est détaché de tout, & comme isolé[43]. »


  1. Satire de Dépreaux.
  2. Poëme de S. Paulin.
  3. Vaug. Quint.
  4. Histoire de la vie de Jesus-Christ par l’Abbé de S. Réal.
  5. Traduct. des Apophteg. des Anciens.
  6. Vie de S. Ignace.
  7. Maniére de bien penser dans les ouvrages d’esprit.
  8. Lettres à une Dame de Province.
  9. Pensées de Paschal.
  10. Nouvelles réflexions sur l’Art Poëtique.
  11. Traduction des Lettres de Saint Augustin.
  12. Plaid. 7.
  13. Recherche de la verité.
  14. Histoire de Theodose.
  15. Oraison Funébre de M. le Chancelier, par M. Flechier.
  16. Pensées de Paschal.
  17. M. le Maistr. Playd. 2.
  18. Plaid. 26.
  19. M. le Maistre Plaid. 2.
  20. M. Sarrasin Dialogue.
  21. d’Ablancourt. Commentaire de César.
  22. Remerciement à M. Corneille en 1685.
  23. Conversation sur la paresse.
  24. Traduction des Lettres de S. Augustin.
  25. Eclaircissement sur le Livre de la vie Monastique.
  26. Traduct. de l’Imit. par du Bueil.
  27. Essays de Morale.
  28. Plaid. 26.
  29. Histoire de Theodose.
  30. Histoire de Theodose.
  31. Vie de S. Ignace.
  32. Traduct. des Lettres de S. Aug.
  33. Plaid. 15.
  34. Essais de morale.
  35. M. le Maistre Plaid. 18.
  36. Retraite des dix mille.
  37. M. Godeau, Ode au Roy sur la paix.
  38. M. Gyri, Cité de Dieu.
  39. d’Ablancourt, Traduct. de Minut. Felix.
  40. Le dernier Traducteur de l’Imitation de Jesus-Christ.
  41. Jugement des Sçav.
  42. Pag. 185.
  43. Mœurs de ce siecle.