Réflexions sur l’usage présent de la langue française/Préface

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PREFACE.



Le dessein qu’on se propose dans ces Réflexions, est d’éclaircir les doutes que l’incertitude de nostre Langue fait naistre tous les jours, & d’en résoudre les difficultez par l’usage autant qu’on a pû s’en instruire par la lecture, & dans le commerce du monde.

On y a mêlé plusieurs régles importantes pour ce qui regarde la clarté, la force & la grace du discours. Il y en a aussi pour la ponctuation, pour les accens & pour la prononciation des syllabes.

Les termes y sont marquez chacun selon leur caractere propre, & plusieurs y sont appellez bas & populaires, sans qu’on prétende pour cela les condamner : Car tous les mots ont leur place, souvent il est à propos de se servir d’expressions communes[1], selon la nature du sujet ; quelquefois mesmes elles donnent de la force aux choses[2].

D’ailleurs nostre Langue abonde en toutes sortes de façons de parler, elle en a pour le stile médiocre & pour le sublime, pour le sérieux & pour le burlesque ; il faut tâcher d’en faire le discernement : & c’est en quoy consiste presque toujours la science des paroles.

Il est vray que nostre principale attention doit plus aller aux choses qu’aux mots[3], & que si l’on avoit à choisir, il vaudroit mieux aimer estre solide sans estre poli, qu’estre poli sans estre solide[4].

Mais il ne faut pas cependant négliger la politesse du discours : l’Ecriture mesme nous apprendre que la bouche du Sage orne la science[5], & l’on ne peut douter que celuy qui joint à la solidité du raisonnement l’élégance de l’expression, ne soit plus parfait qu’un autre, puis qu’il a une qualité de plus, & une qualité sans laquelle toutes les autres demeurent comme ensevelies, & deviennent presque inutiles[6].

On void mesme la plûpart de ceux qui sont les arbitres de ce qu’on appelle réputation dans le monde ; vanter souvent des personnes d’un esprit médiocre, lesquelles parlent poliment ; & oublier de tres-habiles gens qui sous la négligence de leurs termes cachent une solidité d’esprit[7], & une justesse de raisonnement préferable à toute la délicatesse de l’élocution.

Il est donc nécessaire d’étudier sa Langue, il seroit mesme à propos qu’on y appliquast de bonne heure les enfans, & qu’on eust soin de leur donner des Maistres, qui en leur enseignant des Langues mortes, ne leur laissassent pas ignorer une Langue vivante, dont ils doivent se servir toute leur vie. Il arrive cependant que les jeunes gens sortent des Colléges aussi ignorans là-dessus que s’ils avoient esté élevez chez des Etrangers. Cette ignorance croît avec l’âge, & il se trouve dans la suite qu’on a contracté insensiblement une diction vicieuse, que la lecture des bons Auteurs & la fréquentation des personnes éclairées, ont bien de la peine à corriger.

Ces Remarques ne seront peut-estre pas inutiles contre ce défaut. L’usage est l’unique règle qu’on y a suivie ; & bien qu’il ne s’accorde guéres avec la raison dont il franchit souvent les loix[8] ; il a semblé néanmoins que la raison vouloit qu’il fût suivi dans une matiere où il est le maistre. En effet il y a pour le langage & pour les habits certaines modes établies qu’on est obligé de suivre ; & comme il feroit ridicule de s’habiller à la maniere ancienne, il ne le seroit pas moins de parler aujourd’huy, comme on parloit dans les derniers siécles : un terme inusité, disoit autrefois un galant homme, doit estre fuy comme un écüeil[9].

Nous avons de l’aversion pour tout ce qui s’éloigne de la coutume, & cét averfion vient plûtost de la raison que du caprice ; car encore qu’un mot ne soit usité ni élégant que selon ce qu’il a plû à la fantaisie des hommes d’en ordonner, il est raisonnable toutefois de haïr les mots impropres, parce que c’est pécher contre la raison que de préferer aux termes receus, ceux qui sont éloignez de l’usage. Mais que faut-il entendre par cét usage, puis qu’il n’y a presque point de mauvais mot qui n’ait le sien ? On ne peut mieux le déterminer que par ces paroles d’un excellent maistre en l’Art de parler.

« Si l’on prend pour usage, dit-il[10], ce qui est en pratique parmy le plus de gens, les préceptes en seront dangereux non seulement pour le langage, mais encore pour la conduite de la vie. Ainsi une locution vicieuse aura beau estre établie parmi plusieurs personnes, il ne faut pas sous ce prétexte, la prendre pour régle : car pour ne rien dire de la maniére dont parle ordinairement le peuple ; on a souvent veu les Théatres entiers & toute la foule du Cirque s’exprimer en des termes barbares dans leurs acclamations. J’appelle donc usage de la Langue, la maniére dont les personnes polies, ont coûtume de parler, comme j’appelle usage du monde, la conduite ordinaire des honnestes gens. »

Comme cét usage est inconstant, & qu’aprés avoir dure quelque temps, il tombe des que l’opinion qui l’appuyoit vient à changer, il semble à quelques-uns qu’on ne soit pas obligé de s’y attacher ; mais c’est une mauvaise conséquence, il vaut mieux plaire quelque temps que de déplaire toûjours. On doit néanmoins laisser ces expressions & ces termes d’un jour qui sont ordinaires aux precieuses ; ces affetteries ne sont dignes que d’un petit esprit. On peut au contraire se servir quelquefois de vieux mots[11], & pourvû qu’on en use sobrement, ils donnent aux discours une force & une noblesse que les nouveaux n’y sçauroient donner.

Ces Remarques pourront mesme servir à plusieurs de ceux qui connoissent déja l’usage dont nous parlons ; car il arrive souvent qu’on sçait plusieurs choses, qui, faute de réflexions, demeurent aussi inutiles que si on les ignoroit, parce qu’on n’a peut-estre jamais consideré qu’on les sçavoit. C’est ce qui a fait qu’en revoyant cet Ouvrage, on s’est crû obligé de faire quartier à quelques réflexions communes qu’on vouloit supprimer. D’ailleurs on a jugé que si elles n’estoient pas nouvelles à certaines personnes, elles pourroient l’estre à d’autres. C’est pourquoy comme en les retranchant il eust esté difficile de faire plaisir à ceux qui les sçavent, sans faire tort à ceux qui les ignorent ; on a crû qu’il estoit plus à propos de trop donner aux uns, que de trop oster aux autres.



  1. Quæ humilia circa res magnas, apta circa minores videntur. Quintil. instit. orat. lib. 8 cap. 3.
  2. Vim rebus aliquando & ipsa verborum humilitas affert. id.
  3. Curam verborum, rerum volo esse sollicitudinem. Quintil. instit. orat. lib. 8. cap. 1.
  4. Quorum alterum si optandum, malim equide indisertam prudentiam quam stultam loquacitatem. Cic. lib. 3. de Oratore.
  5. Lingua sapientium ornat scientiam. Proverb. cap. 15. v. 2.
  6. Nihil intrare potest in affectum quod in aure velut quodam vestibulo statim offendit. Quintil. instit. orat. lib. 9. cap. 4.
  7. Fieri potest ut qui recte sentiat, & id quod sentit, polite eloqui non possit. Cic. lib. 1. Tusc. Quæst.
  8. Impetratum est à consuetudine, ut peccare suivitatis causa liberet. Cic. in orat.
  9. Tanquam scopulum sic fuge inauditum atque insolens verbum. Cæs. lib. 1. de analogia, apud Aul. Gell. lib. 1. cap. 10.
  10. Constituendum in primis id ipsum quid sit quod consuetudinem vocamus : quæ si ex eo quod plures faciunt, nomen accipiat, periculosissimum dabit præceptum, non orationi modò, sed quod majus est vitæ… in loquendo non siquid vitiose multis insederit pro regula sermonis accipiendum erit, nam ut transeam quemadmodum vulgò imperiti loquuntur, tota sæpe Theatra, & omnem circi turbam exclamasse barbare scimus ; ergo consuetudinem sermonis vocabo consensum eruditorum, sicut vivendi consensum bonorum. Quintil. instit. orat. lib. 1. cap. 6.
  11. Verba à vetustate repetita afferunt orationi majestatem aliquam… sed opus est modo ut neque crebra sint hæc, neque manifesta, quia nihil est odiosius affectatione. Quintil. instit. orat. lib. 1. cap. 6.