Réflexions sur la Monarchie universelle en Europe

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Deux opuscules de Montesquieu
Texte établi par Le Baron de Montesquieu, G. Gounouilhou ; J. Rouam & Cie (p. 3-42).
AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR

Le président de Montesquieu avait, dit M. Walckenaër[1], « soit avant, soit pendant ses voyages, fait imprimer un opuscule intitulé : Réflexions sur la Monarchie universelle en Europe, dont il nous a été remis un exemplaire. Cet opuscule a été inconnu jusqu’ici à tous ceux qui ont eu occasion de parler de Montesquieu ou de ses ouvrages. Lui-même néanmoins en fait mention dans un passage de l’Esprit des Lois. » M. Walckenaër reproduit la note[2] du livre XXI, chapitre XXII, ainsi conçue : « Ceci a paru il y a plus de vingt ans dans un petit ouvrage manuscrit de l’auteur, qui a été presque fondu dans celui-ci. » « Cette note est singulière, ajoute le biographe, et semblerait faire croire que Montesquieu avait fait tirer quelques exemplaires de cet opuscule pour donner à des amis. L’Esprit des Lois parut en 1748, et si ces mots « il y a plus de vingt ans » sont exacts, cet opuscule serait au moins de 1727 et pourrait être plus ancien[3]. L’exemplaire que nous avons sous les yeux, et qui appartient à M. Laîné, ministre et membre de la Chambre des députés, contient beaucoup de corrections qui sont de la main même de Montesquieu. » Les passages manuscrits cités par M. Walckenaër se retrouvent sur notre exemplaire ; les réclames qui sont au bas des pages, le papier et les caractères, qui sont manifestement ceux : dont se servit plus tard Desbordes, imprimeur à Amsterdam, pour les Considérations sur les causés de la grandeur des Romains et de leur décadence[4], tout indique que l’impression a été faite en Hollande.

L’exemplaire des Réflexions sur la Monarchie universelle en Europe, que nous pûmes acquérir en janvier 1886, par l’intermédiaire de M. Duthu, libraire à Bordeaux, à la vente de M. Téchener, est le même que celui décrit par Walckenaër. Le nom du Président, écrit de la main de M. Honorât Laîné, frère du ministre de Louis XVIII, sur le titre ; des lettres et autres pièces, dont nous parlerons dans la préface que nous annonçons plus haut, ne laissent aucun doute sur l’origine de cet exemplaire.

Ce précieux opuscule est revenu à son point de départ, après avoir été prêté à M. Laîné, puis à M. Aimé Martin. Vendu par les héritiers de ce dernier à M. Téchener, il est resté dans la bibliothèque de ce libraire de 1847 à 1886[5].

Les renseignements que nous avons pu recueillir sur cette œuvre, aideront à saisir l’intérêt que sa publication peut avoir.

« Les ennemis d’un grand prince qui a régné de nos jours, dit Montesquieu dans ses Réflexions, l’ont mille fois accusé, plutôt sur leurs craintes que sur leurs raisons, d’avoir formé et conduit le projet de la monarchie universelle. »

Louis XIV avait réellement poursuivi ce projet, et ce qu’ajoute le Président démontre qu’il ne l’ignorait pas ; mais la prudence l’obligeait à faire des réserves, et, malgré ces réserves, il jugea que ses Réflexions pourraient être dangereuses pour sa tranquillité : « Ceci a été imprimé sur une mauvaise copie ; je le fais réimprimer sur une autre, selon les corrections que j’ai faites ici, » écrit-il sur le faux-titre. Sur le premier feuillet, il met encore : « J’ai écrit qu’on supprimât cette copie et qu’on en imprimât une autre, si quelque exemplaire avait passé, de peur qu’on interprétât mal quelques endroits. » Depuis que, en 1821, M. Walckenaër a fait connaître l’existence de cet opuscule, on a beaucoup écrit, on a fait de nombreuses recherches sur l’auteur et ses œuvres ; aucun autre volume des Réflexions n’a été signalé. Il faut en conclure qu’aucun « exemplaire n’avait passé », à l’exception de celui annoté et corrigé par Montesquieu lui-même.

L’œuvre que nous publions est donc restée inédite, en sa première forme. Quelques passages se retrouvent dans l’Esprit des Lois, avec de légères modifications, mais les Réflexions n’en sont pas moins très intéressantes. Montesquieu les a écrites vingt ans avant l’Esprit des Lois ; ses idées n’ont point subi de changement pendant ce temps, parce qu’elles étaient justes la première fois qu’il les a exprimées ; seule, la forme a été un peu changée. L’âge rendait l’auteur très prudent, l’expression de ses pensées le démontre.

Montesquieu rédigeait en 1744 le livre XXII de l’Esprit des Lois, comme l’a fait remarquer M. Laboulaye, en concluant avec raison que si le petit ouvrage dont parle la note du livre XXI était écrit depuis plus de vingt ans, Montesquieu avait dû le composer avant 1724, et non pendant son voyage en Hollande de 1728.

Nous n’avons retrouvé dans aucun des documents manuscrits du Président d’indication permettant de dire à quelle époque précise et à quelle occasion il écrivit ses Réflexions sur la Monarchie universelle en Europe. À défaut de documents formels, nous croyons pouvoir émettre une hypothèse indiquant non point la date, mais l’occasion qui a dû faire naître les Réflexions.

Montesquieu nous apprend lui-même que des liens d’amitié l’unissaient à la marquise de Lambert ; il lut dans son salon les Réflexions sur la Considération et la Réputation, avant de les envoyer de Paris à l’Académie de Bordeaux ; nous en donnerons la preuve plus loin. Il fut l’un des hôtes de ce salon et le correspondant de la célèbre marquise, dont l’influence ne fut pas étrangère à son élection à l’Académie française. On sait aussi que Fénelon, pendant ses dernières années, avait avec la marquise de Lambert des relations littéraires. Dans ses écrits, la marquise usait largement des pensées de l’archevêque de Cambrai, et elle lui transmettait ses œuvres. Il est permis de croire que Fénelon dut à son tour communiquer à Mme de Lambert quelques-uns de ses écrits inédits ; parmi ceux-là étaient plusieurs mémoires relatifs à la guerre de la Succession d’Espagne, et vraisemblablement celui publié plus tard sous ce titre : « DIRECTIONS POUR LA CONSCIENCE D’UN ROI, composées pour l’instruction de Louis de France, duc de Bourgogne, par messire François de Salignac de Lamothe-Fénelon, archevêque-duc de Cambrai, son précepteur, avec un supplément ou addition aux Directions précédentes XXV-XXX, concernant en particulier non seulement le droit légitime, mais même la nécessité indispensable de former des alliances, tant offensives que défensives, contre une puissance supérieure justement redoutable aux autres et tendant manifestement à la Monarchie universelle. »

La marquise de Lambert, après la mort de Fénelon et avant la publication de quelques-uns de ses Mémoires, dut communiquer ces derniers écrits aux habitués de son salon, et ce fut ainsi que Montesquieu put être amené à rédiger ses Réflexions sur la Monarchie universelle, AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR

qu’il a divisées en vingt-cinq articles, numérotés en chiffres romains, comme l'étaient les Directions de Fénelon. Les ennemis de Louis XIV avaient eu intérêt à répandre le bruit que la France voulait imposer la monarchie universelle en Europe. Montesquieu connaissait quelques-uns des nombreux libelles partis de Hollande ; il semble dans ses Réflexions vouloir les combattre. Il est donc intéressant de citer ceux qu’il a pu avoir entre les mains. Il possédait dans sa bibliothèque le Bouclier d’Estat et de justice contre le dessein manifestement découvert de la monarchie universelle, sous le vain prétexte des prétentions de la reine de France, petit volume in-12 de 220 pages, publié en 1667. Le président Barbot, son ami, qui discutait avec lui sur ses sujets d’étude, possédait ce même livre conservé aujourd’hui à la Bibliothèque de la ville de Bordeaux. Sur le titre, cet érudit a écrit : « C’est le meilleur ouvrage du baron de Lisola. Ce livre est très estimé. Vid. Bayle, Dictionnaire, au mot LISOLA. » Barbot possédait aussi les Nouveaux Intérêts des princes de l’Europe, où l'on traite des maximes qu’ils doivent observer pour se maintenir dans leurs États, et pour empêcher qu’il ne se forme une monarchie universelle, volume imprimé à Cologne, chez Pierre Marteau, 1685, in-12. Il suffit de parcourir ce pamphlet pour reconnaître que Montesquieu l’a lu avant d’écrire ses Réflexions. « Tout le monde sait, dit l’auteur d’un autre libelle[6] que la France aspire depuis longtemps à la monarchie universelle ; la nature l’a placée dans un lieu qui paraît fort avantageux pour parvenir à ce dessein : elle est au milieu et comme le centre du monde chrétien ; son pays est fort peuplé, ses habitants sont d’une humeur turbulente, elle est bien pourvue d’armes et d’argent, enfin elle se sent ou plutôt elle se croit si forte que, sans écouter la raison ni la justice, elle déclare la guerre à tous ses voisins ; elle porte partout, sur la terre et sur la mer, le carnage, l’incendie, la désolation, l’esclavage, le fer et le feu, bien résolue de ne pas s’arrêter et de ne point interrompre le cours de ses injustices criantes ni de ses cruautés inouïes, jusqu’à ce qu’elle se soit rendue maîtresse de toute l’Europe. »

Le pamphlétaire dit que la France accusait la Maison d’Autriche d’aspirer à la monarchie universelle : « Cela fit que toutes les nations de l’Europe ne pensèrent plus dès lors qu’à ménager ces deux puissances et à les tenir dans un parfait équilibre, afin qu’aucune n’ayant le dessus et l’une étant toujours prête à s’opposer aux desseins de l’autre, elles pussent toutes jouir du repos et conserver leur liberté, que la France n’aurait pas manqué de leur enlever sans cela. Lorsque la balance semblait pencher du côté de la Maison d’Autriche, on ajoutait quelque chose dans la balance de la France pour servir de contrepoids : quelques-uns se jetaient dans son parti afin de la fortifier, et lorsque la balance penchait du côté de la France, on faisait tout le contraire. Mais, enfin, à force de peser et de balancer, la France a arraché en quelques manières la balance des mains de ceux qui la tenaient, pour la faire entièrement trébucher de son côté[7]. »

En 1695 un libelliste publia à Utrecht un volume in-12 de 339 pages ayant pour titre : « La Politique française démasquée, ou les Desseins artificieux des Conseils de France pénétrés et découverts au travers des dernières propositions de paix que le Roi T. C. a fait courir en divers lieux et proposer à plusieurs princes de l’Europe. Le tout contenu en deux lettres, la première écrite de Paris par un partisan de la France à un gentilhomme réfugié en Hollande, et la seconde écrite d’Amsterdam par ce même gentilhomme pour y servir de réponse. »

Nous n’avons pas l’intention de faire la bibliographie complète du sujet traité dans les Réflexions ; nous bornerons là nos recherches, pensant que Montesquieu a pu connaître les libelles cités parce qu’ils étaient conservés dans sa bibliothèque, dans celle de son ami Barbot, ou dans celle de l’Académie de Bordeaux.

Louis XIV avait réellement formé le projet de se faire élire empereur d’Allemagne après la mort de Léopold. Un article secret de la convention passée le 17 février 1670 avec l’électeur de Bavière[8] le prouve.

Le recueil des instructions données aux ambassadeurs dans le volume relatif à l’Autriche, publié par M. Albert Sorel, avec notes et introduction, démontre que l’esprit de conquête dont Louis XIV était animé pouvait, dans une certaine mesure, justifier les accusations et les craintes de ses ennemis[9].

Montesquieu savait bien que ces accusations étaient fondées ; mais, en son temps, la prudence exigeait dans la forme de ses Réflexions une modération qu’il ne jugea même pas suffisante, puisqu’il retira les exemplaires de son œuvre et ne conserva que celui que nous publions aujourd’hui pour la première fois.
REFLEXIONS

SUR LA

MONARCHIE UNIVERSELLE

EN EUROPE[10]

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I


C’est une question qu’on peut faire si, dans l’état où est actuellement l’Europe, il peut arriver qu’un Peuple y ait, comme les Romains, une supériorité constante sur les autres. Je crois qu’une pareille chose est devenue[11] moralement impossible : en voici les raisons.

De nouvelles découvertes pour la guerre ont égalé les forces de tous les hommes, & par conséquent de toutes les Nations.

Le Droit des gens a changé, &, par les Loix d’aujourd’hui, la guerre se fait de manière qu’elle ruine par préférence ceux qui y ont de plus grands avantages.

Autrefois on détruisoit les Villes qu’on avoit prises, on vendoit les terres, &, ce qui alloit bien plus loin, tous les habitans. Le saccagement d’une ville payoit la solde d’une Armée, & une Campagne heureuse enrichissoit un Conquérant. A présent qu’on n’a plus qu’une juste horreur pour toutes ces barbaries, on se ruine à prendre des places qui capitulent, que l’on conserve, & que l’on rend la plupart du tems.

Les Romains portoient à Rome dans les Triomphes toutes les richesses des Nations vaincues. Aujourd’hui les victoires ne donnent que des Lauriers stériles.

Quand un Monarque envoye[12] une Armée dans un païs ennemi, il envoyé en même tems une partie de ses thrésors pour la faire subsister ; il enrichit le païs qu’il a commencé de conquérir, & très-souvent il le met en état de le chasser lui-même.

Le luxe qui a augmenté a donné à nos Armées des besoins qu'elles ne dévoient point avoir. Rien n’a plus aidé la Hollande à soutenir les grandes guerres qu’elle a eues que le Commerce qu’elle faisoit de la consommation de ses Armées, de celles de ses Alliés, & même de celles de ses Ennemis.

On fait aujourd’hui la guerre avec tant d’hommes quun Peuple qui la feroit toujours s’épuiseroit infailliblement.

Autrefois on cherchoit des Armées pour les mener combattre dans un pais. A présent on cherche des pais pour y mener combattre des Armées.

II

De plus il y a des raisons particulières qui font qu’en Europe la prospérité ne peut être permanente nulle part, & qu’il y doit avoir une variation continuelle dans la puissance qui dans les trois autres Parties du Monde est, pour ainsi dire, fixée.

L’Europe fait à présent tout le Commerce & toute la Navigation de l’Univers : or, suivant qu un Etat prend plus ou moins de part à cette Navigation ou à ce Commerce, il faut que sa puissance augmente ou diminue. Mais comme la nature de ces choses est de varier continuellement, & d’être relatives à mille hazards, surtout à la sagesse de chaque Gouvernement, il arrive qu’un Etat qui paroît victorieux au dehors se ruine au dedans, pendant que ceux qui sont neutres augmentent leur force, ou que les vaincus la reprennent ; & la décadence commence sur-tout dans le tems des plus grands succès qu’on ne peut avoir ni maintenir que par des moyens violens.

On sait que c’est une chose particulière aux Puissances fondées sur le Commerce & sur l’industrie, que la prospérité même y met des bornes. Une grande quantité d’or & d’argent dans un Etat, faisant que tout y devient plus cher ; les ouvriers se font payer leur luxe & les autres Nations peuvent donner leurs marchandises à plus bas prix.

Autrefois la pauvreté pouvoit donner à un Peuple de grands avantages : voici comment.

Les Villes ne se servant dans leurs guerres que de leurs Citoyens, les Armées de celles qui étoient riches étoient composées de gens perdus par la mollesse, l’oisiveté, & les plaisirs ; ainsi elles étoient souvent détruites par celles de leurs voisins qui, accoutumés à une vie pénible & dure, étoient plus propres à la guerre & aux exercices militaires de ces tems-là. Mais il n’en est pas de même aujourd’hui que les Soldats, la plus vile partie de toutes les Nations, n’ont pas plus de luxe les uns que les autres, qu’on n’a plus besoin dans les exercices militaires de la même force & de la même adresse, & qu’il est plus aisé de former des troupes réglées.

Souvent un Peuple pauvre se rendoit formidable à tous les autres, parce qu’il étoit féroce, & que, sortant de ses déserts, il paroissoit tout entier & tout à coup devant une Nation qui n’avoit de force que par le respect que l'on avoit pour elle. Mais aujourd’hui que les Peuples tous policés sont, pour ainsi dire, les Membres d’une grande République, ce sont les richesses qui font la puissance, n’y ayant point aujourd’hui de Nation qui ait des avantages qu’une plus riche ne puisse presque toujours avoir. Mais ces richesses variant toujours, la puissance change de même ; & quelque succès qu’un Etat Conquérant puisse avoir, il y a toujours une certaine réaction qui le fait rentrer dans l’état dont il étoit sorti.

III

Si l'on se rappelle les Histoires, on verra que ce ne sont point les guerres qui depuis quatre cens ans ont fait en Europe les grands changemens ; mais les Mariages, les Successions, les Traités, les Edits ; enfin c’est par des dispositions civiles que l’Europe change & a changé.

IV

Bien des gens ont remarqué qu’on ne perd plus tant de monde dans les batailles qu’on faisoit autrefois, c’est-à-dire, que les guerres sont moins décisives. J’en donnerai une raison bien extraordinaire, c’est que les gens de pied n’ont plus d’armes défensives ; autrefois ils en avoient de si pesantes, que, quand l’Armée étoit battue, ils les jettoient d’abord[13] pour se sauver[14] : aussi voit-on dans les Histoires des fuites, & non pas des retraites. Dans le combat l’armure légère étoit livrée à la boucherie, aux pesamment armés ; dans la défaite les pesamment armés étoient exterminés par l’armure légère.

V

Les desseins qui ont besoin de beaucoup de tems pour être exécutés ne réussissent presque jamais, l’inconstance de la fortune, la mobilité des esprits, la variété des passions, le changement continuel des circonstances, la différence des causes font naître mille obstacles.

Les Monarchies ont sur-tout ce desavantage qu’on s’y gouverne tantôt par les vuës du Bien public, tantôt par des vues particulières, & qu’on y suit tour à tour les intérêts des Favoris, des Ministres & des Rois.

Or les Conquêtes demandant aujourd’hui plus de tems qu’autrefois, elles sont devenues à proportion plus difficiles.

VI

On voit bien que les choses sont parmi nous dans une situation plus ferme qu’elles n’étoient dans les anciens tems. La Monarchie d’Espagne dans les guerres de Philippe III contre la France, malheureuse pendant vingt-cinq Campagnes, ne perdit qu’une petite portion d’un coin de terre qu’on attaquoit. Le plus petit Peuple qu’il y eut pour lors en Europe soutint contre elle une guerre de cinquante ans avec un avantage égal ; & nous avons vu de nos jours un Monarque, accablé des plus cruelles playes qu’on puisse recevoir, Hochsted, Turin, Ramilli, Barcelone, Oudenarde, Lille, soutenir la prospérité continuelle de ses ennemis sans avoir presque rien perdu de sa grandeur.

Il n’y a point d’exemple dans l’Antiquité d’une[15] Frontière telle que celle que Louis XIV se forma du côté de la Flandre lorsqu’il mit devant lui trois rangs de Places pour défendre cette partie de ses

Etats qui étoit la plus exposée.
VII

A présent nous nous copions sans cesse : le Prince Maurice trouve-t-il l’art d’assiéger les Places ? nous y devenons d’abord habiles. Coehorn change-t-il de manière ? nous changeons aussi. Quelque Peuple se sert-il d’une arme nouvelle ? tous les autres l’essaient soudain. Un Etat augmente-t-il ses troupes, met-il un nouvel impôt ? c’est un avertissement pour les autres d’en faire autant. Enfin, quand Louis XIV emprunte de ses sujets, les Anglais & les Hollandois empruntent des leurs.

Chez les Perses, il y avoit un tems infini que Tisapherne étoit révolté et on l’ignoroit à la Cour. Polybe nous dit que les Rois ne savoient pas si le gouvernement de Rome étoit Aristocratique ou Populaire ; & quand Rome fut Maîtresse de tout, Pharnace qui offrit sa fille à César, ne savoit pas si les Romains pouvoient épouser des femmes Barbares & en avoir plusieurs.

VIII

En Asie on a toujours vu de grands Empires ; en Europe, ils n’ont jamais pu subsister. C’est que l’Asie que nous connoissons a de plus grandes plaines, est coupée à plus grands morceaux par les Montagnes et les Mers ; & comme elle est plus au Midi, les Fleuves moins grossis y forment de moindres barrières[16].

Un grand Empire suppose nécessairement une autorité despotique dans celui qui le gouverne, il faut que la promtitude des resolutions supplée à la distance des lieux où elles sont envoyées, que la crainte empêche la négligence du[17] Gouverneur & du Magistrat éloigné, que la Loi soit dans une seule tête, c’est à dire, changeante sans cesse, comme les accidens qui se multiplient toujours dans l’Etat à proportion de sa grandeur[18].

Sans cela[19], il se feroit un démembrement des parties de la Monarchie ; & les divers Peuples, lassés d’une domination qu’ils regarderoient comme étrangère, commenceroient à vivre sous leurs propres Loix[20]. La Puissance doit donc être toujours despotique en Asie, car si la servitude n’y étoit pas extrême, il se feroit d’abord un partage que la nature du pais ne peut pas souffrir.

En Europe le partage naturel forme plusieurs Etats d’une étendue médiocre dans lesquels le gouvernement des Loix n’est pas incompatible avec le maintien de l’Etat ; au contraire il y est si favorable que sans elles cet Etat tombe dans la décadence & devient inférieur à tous les autres.

C’est ce qui y forme, d’âge en âge & dans la perpétuité des siècles, un génie de Liberté qui rend chaque partie très-difficile à être subjuguée & soumise à une force étrangère autrement que par les Loix & l’utilité de son commerce.

Au contraire, il régne en Asie un esprit de servitude qui ne l’a jamais quittée ; &, dans toutes les Histoires de ce païs, il n’est pas possible de trouver un seul trait qui marque une ame libre.

IX

Depuis la destruction des Romains en Occident, il y a eu plusieurs occasions où l’Europe a semblé devoir rentrer sous une même main.

X

Les François ayant subjugué plusieurs Nations Barbares établies avant eux, Charlemagne fonda[21] un grand Empire ; mais cela même rédivisa l’Europe en une infinité de Souverainetés.

Lorsque les Barbares s’établirent, chaque Chef fonda un Royaume, c’est à dire un grand Fief indépendant, qui en tenoit sous lui plusieurs autres. L’Armée des Conquérans fut gouvernée sur le plan du Gouvernement de leur païs, & le païs conquis sur le plan du gouvernement de leur Armée.

[La raison] qui leur fit établir cette sorte de gouvernement, c’est qu’ils n’en connoissoient point d’autre, [& si par hazard dans ce tems-là il étoit venu dans l’esprit de quelque Prince Got ou Germain de parler de pouvoir arbitraire, d’autorité suprême, de puissance sans bornes, il auroit fait rire toute son Armée.][22]

Or, par les raisons que nous avons dites, un grand Empire, où le Prince n’avoit pas une autorité absoluë, devoit nécessairement se diviser, soit que les Gouverneurs des Provinces n’obéissent pas, soit que pour les faire mieux obéir il fut nécessaire de partager l’Empire en plusieurs Royaumes.

Voilà l’origine des Royaumes de France, d’Ita- lie, de Germanie, d’Aquitaine, & de tous les démembremens que Ton vit dans ces tems-là.

Lorsque la perpétuité des Titres & des Fiefs fut établie, il fut impossible aux Grands Princes de s’agrandir par le moyen de leurs Vassaux qui n’aidoient que pour se défendre, & ne conquéroient que pour partager.

XI

Les Normans s’étant rendus maîtres de la Mer pénétrèrent dans les terres par l’embouchure des rivières, & s’ils ne conquirent pas l’Europe, ils faillirent à l’anéantir.

On leur donna la plus belle Province de la France Occidentale, leur Duc Guillaume conquit l’Angleterre qui devint le centre de la Puissance des Rois Normans & des tiers Plantagenetes qui les suivirent.

Les Rois d’Angleterre furent bientôt les plus puissans Princes de ces temps-là : ils possedoient les plus belles Provinces de la France & leurs Victoires leur promettoient sans cesse la conquête de toutes les autres.

Il ne faut pas juger de la force que les differens païs d’Europe avoient autrefois par celle qu’ils ont aujourd’hui, ce n’étoit pas proprement l’étendue 8c la richesse d’un Royaume qui en faisoit la puissance, mais la grandeur du Domaine du Prince. Les Rois d’Angleterre qui avoient de très-grands revenus firent de très-grandes choses, & les Rois de France qui avoient de plus grands Vassaux en furent longtems beaucoup moins aidés que troublés.

Lorsque les Armées conquirent, les Terres furent partagées entre elles & les Chefs ; mais plus la conquête étoit ancienne, plus on avoit pu dépouiller les Rois par des usurpations, des dons & des récompenses ; & comme les Normands furent les derniers Conquerans, le Roi Guillaume qui se réserva tout le Domaine ancien avec ce qu’il eut par le nouveau partage, fut le plus riche Prince de l’Europe[23].

Mais lorsque nous comprîmes en France qu’il étoit plus question de lasser les Anglais que de les vaincre, que nous nous donnâmes le tems de jouir de leurs divisions intestines, que nous commençâmes à nous défier des batailles, à comprendre que notre Infanterie étoit mauvaise & qu’il falloit faire une guerre serrée, nous changeâmes de fortune comme de prudence ; & comme nous étions toujours près & eux toujours loin, ils furent bientôt réduits à leur Isle & reconnoissant la vanité de leurs anciennes entreprises ils ne songèrent qu’à jouir dîme prospérité qu’ils avoient toujours

pu avoir & qu’ils n’avoient pas encore connue.
XII

Il fut un tems où il n’auroit pas été impossible aux Papes de devenir les seuls Monarques de l’Europe.

J’avoue que ce fut le miracle des circonstances, lorsque des Pontifes qui n’étoient pas seulement Souverains de leur ville passèrent tout à coup de la puissance spirituelle à la séculière, & chassèrent d’Italie les Empereurs d’Orient & ceux d’Occident.

Pour se rendre maîtres de Rome, ils la rendirent libre, se servant de la Guerre que quelques Empereurs d’Orient faisoient aux Images pour la soustraire de leur obéissance.

Charlemagne, qui avoit conquis la Lombardie sur laquelle les Empereurs d’Orient avoient des prétentions, donna des Terres en Souveraineté aux Papes ennemis naturels de ces Empereurs, pour avoir une barrière contre eux.

Par un nouveau bonheur le Siège de l’Empire d’Occident fut transporté dans le Royaume de Germanie, & le Royaume d’Italie y resta joint. Les Empereurs furent bien-tôt regardés comme étrangers en Italie, & les Papes eurent occasion de prendre la défense de ce pays contre l’invasion des Etrangers.

D’autres circonstances concoururent à étendre par-tout la puissance des Papes : la terreur des excommunications, la foiblesse des grands Princes, la multiplicité des petits & le besoin qu’eut souvent l’Europe d’être réunie sous un même Chef.

Il y avoit à leur Cour moins d’ignorance que par-tout ailleurs ; & comme leurs jugemens étoient équitables, ils appellerent tout le monde à eux, tels que ce Dejocès que Ton nous dit avoir obtenu par sa justice chez les Medes la Souveraineté & l’Empire.

Mais la longueur des Schismes pendant lesquels le Pontificat sembloit se combattre lui-même, & étoit continuellement dégradé par les divers Concurrens qui ne songeoient qu’à se maintenir, fit que les Princes ouvrirent les yeux, ils examinèrent la nature de cette Puissance & la bornèrent par les côtés où elle peut recevoir des limites.

XIII

Il paroît par les Relations[24] de quelques Moines qui furent envoyés par le Pape Innocent IV au milieu du treizième siècle vers les fils de Gengiskan, que l’on craignoit dans ces tems là que[25] l’Europe ne fut conquise par les Tartares. Ces Peuples, après avoir subjugué l’Orient, avoient pénétré en Russie, en Hongrie & en Pologne où ils avoient fait mille maux.

Une loi de Gengiskan leur ordonnoit de conquérir toute la Terre, ils tenoient toujours sur pied cinq grandes Armées, & ils faisoient des expéditions où ils dévoient aller toujours en avant pendant vingt-cinq & trente ans ; quelquefois ils s’obstinoient dix ou douze années devant une Place, & s’ils manquoient de vivres ils se faisoient décimer pour nourrir ceux qui restoient ; ils envoyoient toujours devant eux un Corps de troupes pour tuer tous les hommes qu’ils rencontroient ; les Peuples qui leur resistoient étoient mis à mort, ceux qui se soumettoient étoient faits esclaves, ils mettoient à part les Artisans pour les employer à leurs ouvrages, & ils faisoient un Corps de milice des autres qu’ils exposoient à tous les dangers ; il n’y avoit pas de ruse qu’ils n’imaginassent pour se défaire des Princes & de la Noblesse des païs qu’ils vouloient soumettre ; enfin leur Systême étoit assez bien lié, ils ne pardonnoient jamais à ceux d’entre eux qui fuioient ou qui pilloient avant que l’ennemi ne fut entièrement défait, & contre la pratique ordinaire de ces tems-là leurs Chefs uniquement attentifs aux divers évenemens de l’action ne combattaient jamais. Leurs armes offensives & défensives étoient bonnes, ils avoient cette promptitude, cette légèreté, ce talent de ravager un païs & d’échaper aux Armées qui le défendoient qu’ont encore aujourd’hui les petits Tar tares ; enfin ils étoient redoutables dans un tems où il y avoit peu de troupes réglées.

Mais comme l’Europe étoit couverte de Châteaux & de Villes fortifiées, les Tartares ne purent faire de grands progrès, & la division s’étant mise parmi eux, ils furent sur le point d’être[26] exterminés par les Russes. Mahomet second leur donna la Crimée où ils furent bornés à ravager les païs qui étoient autour d’eux & qu’ils ravagent encore.

XIV

Les Turcs ayant conquis l’Orient se rendirent redoutables à l’Occident ; mais par bonheur au lieu de continuer à attaquer l’Europe par le Midi où ils auroient pu la mettre en péril, ils l’attaquèrent par le Nord où elle est indomptable pour eux.

Il est très-difficile aux Nations du Midi de subjuguer celles du Nord, toutes les Histoires en sont une preuve, & surtout celles des Romains toujours occupés à les combattre & à les repousser au delà du Danube & du Rhein.

Les Nations du Midi trouvent dans le Nord un premier ennemi, qui est le climat ; les chevaux n’y peuvent résister, & les hommes qui y sont accablés de misères, ne peuvent plus songer à des entreprises glorieuses, & n’ont que leur propre conservation devant les yeux.

Outre ces raisons générales il y en a de particulières qui empêchent les Turcs de pouvoir faire des conquêtes dans le Nord, ils ne boivent que de l’eau, ils ont des coutumes & des jeûnes qui les empêchent de tenir longtems la campagne & qu’un climat froid ne peut supporter.

Aussi les Arabes ne conquirent-ils que les païs du Midi.

XV

Le Gouvernement Gotique s’affoiblissant peu à peu soit par la corruption nécessaire de tous les Gouvernemens, soit par rétablissement des troupes réglées, l’autorité Souveraine prit insensiblement en Europe la place de la Féodale : pour lors les Princes plus independans retinrent tout ce qu’ils acquirent par conquêtes, félonie, mariages. La France eut le bonheur de succéder aux grands Fiefs, la Castille & l’Arragon rassemblèrent leurs Royaumes, & la Maison d’Autriche se servit de l’Empire pour confisquer de très-grandes Provinces à son profit.

La fortune de cette Maison devint prodigieuse. Charles-Quint recueillit les successions de Bourgogne, de Castille & d’Arragon ; il parvint à l’Empire ; & par un nouveau genre de Grandeur, l’Univers s’étendit, & l’on vit paroitre un Monde nouveau sous son obéissance.

Mais la France qui coupoit partout les Etats de Charles, & qui étant au milieu de l’Europe en étoit le cœur si elle n’en étoit pas la tète, fut le centre où se rallièrent tous les Princes qui voulurent deffendre leur Liberté mourante.

François premier qui n’avoit pas ce grand nombre de Provinces que la Couronne a acquises depuis, qui essuya un malheur qui lui ôta jusqu’à la liberté de sa Personne, ne laissa pas d’être le rival perpétuel de Charles, & quoi[que dans son Etat les Loix eussent mis des bornes à sa puissance][27] il ne s’en trouva pas affoibli parce que le Pouvoir arbitraire fait bien faire des efforts plus grands, mais moins durables.

XVI

Ce qui intimida le plus l’Europe fut un nouveau genre de force qui sembla venir à la Maison d’Autriche ; elle tira du Monde nouvellement découvert une quantité d’or & d’argent si prodigieuse que ce que l’on en avoit eu jusqu’alors ne pouvoit y être comparé.

Mais, ce qu’on n’auroit jamais soupçonné, la misère la fit échouer presque par-tout. Philippe II qui succéda à Charles Quint fut obligé de faire la célèbre banqueroute que tout le monde sait, & il n’y a guère jamais eu de Prince qui ait plus souffert que lui des murmures, de l’insolence & de la révolte de ses troupes toujours mal payées.

Depuis ce tems la Monarchie d’Espagne déclina sans cesse ; c’est qu’il y avoit un vice intérieur & physique dans la nature de ces richesses qui les rendoit vaines & qui augmenta tous les jours.

Il n’y a personne qui ne sache que l’or & l’argent ne sont qu’une Richesse de fiction ou de signe. Comme ces signes sont très-durables & se détruisent peu, comme il convient à leur nature, il arrive que plus ils se multiplient, plus ils perdent de leur prix parce qu’ils représentent moins de choses.

Le malheur des Espagnols fut que par la conquête du Mexique & du Pérou, ils abandonnèrent les richesses naturelles pour avoir des richesses de signe qui s’avilissoient par elles-mêmes.

Lors de la conquête, l’or & l’argent étoient très rares en Europe, & l’Espagne maîtresse tout à coup d’une très-grande quantité de ces métaux, conçut des espérances qu’elle n’avoit jamais eues. Les richesses que l’on trouva dans les pays conquis, n’étoient pourtant pas proportionnées à celles de ses mines. Les Indiens en cachèrent une partie, &, de plus, ces Peuples qui ne faisoient servir l’or & l’argent qu’à la magnificence des Temples des Dieux & des Palais des Rois, ne les cherchoient pas avec la même avarice que nous, enfui ils n avoient pas le secret de tirer les métaux de toutes les mines, mais seulement de celles dans lesquelles la séparation se fait par le feu, ne connoissant pas la manière d’employer le Mercure, ni peut-être le Mercure même.

Cependant l’argent ne laissa pas de doubler bientôt en Europe ; ce qui parut en ce que le prix de tout ce qui s’acheta fut environ du double.

Les Espagnols fouillèrent les mines, creusèrent les montagnes, inventèrent des Machines pour tirer les eaux, briser le minerai & le séparer ; & comme ils se jouoient de la vie des Indiens, ils les firent travailler sans ménagement, l’argent doubla bien-tôt encore en Europe, & le profit diminua toujours de moitié pour l’Espagne, qui n’avoit chaque année que la même quantité d’un metail qui étoit devenu la moitié moins précieux.

Dans le double du tems, l’argent doubla encore, & le profit diminua encore de la moitié.

Il diminua même de plus de la moitié. Voici comment.

Pour tirer l’or des Mines, pour lui donner les préparations requises, le transporter en Europe il fallait une dépense quelconque, je suppose qu’elle fut comme un est à soixante quatre, quand l’argent fut doublé une fois, & par conséquent la moitié moins précieux, la dépense fut comme deux à soixante & quatre. Ainsi les Flottes qui portèrent en Espagne la même quantité d’or portèrent une chose qui réellement valoit la moitié moins & coûtoit la moitié plus.

Si l’on suit la chose de doublement en doublement, on trouvera la progression de la cause de l’impuissance des richesses de l’Espagne.

Il y a environ deux-cens ans que l’on travaille les mines des Indes, je suppose que la quantité d’or & d’argent qui est à présent dans le monde qui commerce soit à celle qui étoit avant la découverte comme trente deux à un, c’est à dire qu’il ait doublé cinq fois : dans deux cens ans encore, cette même quantité sera comme soixante quatre à un, c’est à dire, qu’elle doublera encore ; or à présent cinquante[28] quintaux de minerai pour For donnent quatre, cinq & six onces d’or, & quand il n’y en a que deux le Mineur ne retire que ses frais, dans deux cens ans, lorsqu’il n’y en aura que quatre le Mineur ne retirera aussi que ses frais ; il y aura donc peu de profit à tirer sur l’or.

Que si on découvre des mines si abondantes qu’elles donnent plus de profit, plus elles seront abondantes plutôt le profit finira.

On dira peut être que les mines d’Allemagne & de Hongrie, d’où Ton ne retire que peu de chose au delà des frais, ne laissent pas d’être très-utiles, c’est que les mines étant dans les païs mêmes y occupent plusieurs milliers d’hommes qui y consomment les denrées surabondantes & sont proprement une manufacture du païs[29].

La différence est que le travail des mines d’Allemagne & d’Hongrie fait valoir la culture des terres, au lieu que le travail de celles qui dépendent de l’Espagne la détruit.

Les Indes et l’Espagne sont deux Puissances sous un même Maître, mais les Indes sont le principal, & l’Espagne n’est que l’accessoire. C’est en vain que la Politique veut ramener le principal à l’accessoire, les Indes attirent toujours l’Espagne à elles.

De cinquante millions de Marchandises qui vont toutes les années aux Indes, l’Espagne ne fournit que deux millions & demi : les Indes font donc un commerce de cinquante millions, l’Espagne de deux millions et demi.

C’est une mauvaise espèce de richesses qu’un tribut d’accident & qui ne dépend ni de l’industrie de la Nation, ni du nombre de ses habitans, ni de la culture de ses Terres. Le Roi d’Espagne qui reçoit de grandes sommes de sa Douane de Cadix n’est à cet égard qu’un Particulier très-riche dans un Etat très-pauvre.

Tout se passe des Etrangers à lui, sans que ses Sujets y prennent presque de part, & est indépendant de la bonne ou de la mauvaise fortune de son Royaume.

Et si quelques Provinces dans la Castille lui donnoient une somme pareille à celle de sa Douane de Cadix, sa puissance seroit beaucoup plus grande, ses richesses ne pourroient être que l’effet de celle du pais, ces Provinces animeroient toutes les autres & elles seroient toutes ensemble plus en état de soutenir les charges respectives.

Le Roi d’Espagne n’a qu’un grand Thresor, mais il auroit un grand Peuple[30].

XVII

Les ennemis d’un grand Prince qui a régné de nos jours l’ont mille fois accusé plutôt sur leurs craintes que sur leurs raisons, d’avoir formé & conduit le projet de la Monarchie universelle. S’il y avoit réussi, rien n’auroit été plus fatal à l’Europe, à ses anciens sujets, à lui, à sa famille. Le Ciel qui connoît les vrais avantages l’a mieux servi par des défaites qu’il n’auroit fait par des victoires, &, au lieu de le rendre le seul roi de l’Europe, il le favorisa plus en le rendant le plus puissant de tous[31].

Mais quand il auroit gagné la fameuse Bataille où il reçut le premier échec, bien loin que l’ouvrage eut été achevé, il l’auroit à peine commencé ; il auroit fallu étendre davantage ses forces & ses frontières. L’Allemagne, qui n’entroit presque dans la guerre que par la vente de ses Soldats, l’auroit faite de son chef ; le Nord se seroit élevé ; toutes les Puissances neutres se seroient déclarées ; & ses Alliés auroient changé d’intérêts.

Sa Nation qui dans les païs étrangers n’est jamais touchée que de ce qu’elle a quitté ; qui, en partant de chez elle, regarde la gloire comme le souverain— bien, &, dans les lieux éloignés, comme un obstacle à son retour, qui y révolte par ses bonnes qualités mêmes, parce qu’elle y joint toujours du mépris ; qui peut suporter les périls & les blessures & non pas la perte de ses plaisirs ; qui sait mieux se procurer des succès qu’en profiter, &, dans une défaite, ne perd pas mais abandonne ; qui fait toujours la moitié des choses admirablement bien & quelquefois très-mal l’autre ; qui n’aime rien tant que sa gayeté & oublie la perte d’une Bataille lorsqu’elle a chanté le Général, n’auroit jamais été jusqu’au bout d’une pareille entreprise, parce qu’elle est de nature à ne pouvoir gueres échouer dans un endroit sans tomber dans tous les autres, & manquer un moment sans manquer pour toujours[32].

XVIII

L’Europe n’est plus qu’une Nation composée de plusieurs, la France & l’Angleterre ont besoin de l’opulence de la Pologne & de la Moscovie, comme une de leurs Provinces a besoin des autres : & l’Etat qui croit augmenter sa puissance par la ruine de celui qui le touche, s’affaiblit ordinairement avec lui.

XIX

La vraye puissance d’un Prince[33] ne consiste pas dans la facilité qu'il a de conquérir, mais dans la difficulté qu’il y a à l’attaquer, & si j’ose parler ainsi, dans l'immutabilité de sa condition : mais l’agrandissement des Monarchies ne fait que leur faire montrer de nouveaux côtés par où on peut les prendre.

Voyez, je vous prie, quels voisins la Moscovie vient de se donner, les Turcs, la Perse, la Chine[34] & le Japon : elle s’est rendue Frontière de ces Empires ; au lieu qu’elle avoit le bonheur d’en être séparée par d’immenses déserts : aussi est-il arrivé depuis ces nouvelles conquêtes que les revenus ordinaires[35] de l’Etat n’ont plus été capables de le soutenir.

XX

Pour qu’un Etat[36] soit dans sa force, il faut que sa grandeur soit telle qu’il y ait un rapport de la vitesse avec laquelle on peut exécuter contre lui quelqu’entreprise & la promptitude qu’il peut employer pour la rendre vaine. Comme celui qui attaque peut d’abord paroître partout, il faut que celui qui derïend puisse se montrer partout aussi, & par conséquent que l’étendue de l’Etat soit médiocre, afin qu’elle soit proportionnée au degré de vitesse que la nature a donné aux hommes pour se transporter d’un lieu à un autre.

La France & l’Espagne sont précisément de la grandeur requise, les forces se communiquent si bien qu’elles se portent d’abord là où l’on veut, les Armées s’y joignent & passent rapidement d’une Frontière à l’autre, & on n’y craint aucune des choses qui ont besoin de plus de quelques jours pour être exécutées.

En France, par un bonheur admirable, la Capitale se trouve plus près des différentes Frontières, justement à proportion de leur foiblesse, & le Prince y voit mieux chaque partie de son païs a mesure qu’elle est plus exposée.

XXI

Mais, lorsqu’un vaste Etat, tel que la Perse, est attaqué, il faut plusieurs mois pour que les troupes dispersées puissent s’assembler, & on ne force pas leur marche pendant tant de temps, comme on fait pendant huit jours. Si l’Armée qui est sur la Frontière est battue, elle est sûrement dispersée, parce que ses retraites ne sont pas prochaines ; l’Armée victorieuse qui ne trouve point de résistance s’avance à grandes journées, paroît devant la Capitale & en forme le siège, lorsqu’à peine les Gouverneurs des Provinces peuvent être avertis d’envoyer du secours. Ceux qui jugent la révolution prochaine la hâtent en n’obéissant pas, car

des gens fidèles uniquement parce que la punition est proche, ne le sont plus dès qu’elle est éloignée ; ils travaillent à leurs intérêts particuliers, l’Empire se dissout, la Capitale est prise & le Conquérant dispute les Provinces avec les Gouverneurs[37].
XXII

La Chine a aussi une étendue immense, & comme elle est extrêmement peuplée, si la récolte du riz manque, il s’assemble des troupes de trois, quatre & cinq voleurs dans plusieurs endroits de différentes Provinces pour piller ; la plupart sont exterminées dès leur naissance, d’autres se grossissent & sont détruites encore. Mais, dans un si grand nombre de Provinces & si éloignées, il peut arriver que quelque troupe fasse fortune, elle se maintient, se fortifie, se forme en Corps d’armée, va droit à la Capitale, & le Chef monte sur le throne.

XXIII

Dans la dernière guerre de Louis XIV que nos Armées & celles de nos ennemis étoient en Espagne éloignées de leur pais, il pensa arriver des choses presque inouïes parmi nous, les deux Chefs d’accord entr’eux furent sur le point de jouer tous

les Monarques de l’Europe & de les déconcerter par la grandeur de leur audace & la singularité de leurs entreprises.
XXIV

Si les grandes conquêtes sont si difficiles, si vaines, si dangereuses, que peut-on dire de cette maladie de notre siècle qui fait qu’on entretient par-tout un nombre[38] desordonné de troupes ? elle a ses redoublemens & elle devient nécessairement contagieuse, car si tôt qu’un Etat augmente ce qu’il appelle ses forces, les autres soudain augmentent les leurs, de façon qu’on ne gagne rien par là que la ruine commune. Chaque Monarque tient sur pied toutes les Armées qu’il pourroit avoir si les Peuples étoient en danger d’être exterminés, & on nomme Paix cet état[39] d’effort de tous contre tous. Aussi l’Europe est-elle si ruinée, que trois Particuliers qui seroient dans la situation où sont les trois Puissances de cette Partie du Monde les plus opulentes, n auroient pas de quoi vivre. Nous sommes pauvres avec les richesses & le commerce de tout l’Univers, & bientôt, à force d’avoir des soldats, nous n’aurons plus que des soldats, & nous serons comme des[40] Tartares.

Les grands Princes, non contents d’acheter les troupes des plus petits, cherchent de tous côtés à payer des alliances, c’est à dire presque toujours à perdre leur argent.

La suite d’une telle situation est l’augmentation perpétuelle des tributs, &, ce qui prévient tous les remèdes à venir, on ne compte plus sur ses revenus, mais on fait la guerre avec son capital. Il n’est pas inouï de voir des Etats hypothéquer leurs fonds pendant la Paix même, & employer pour se ruiner des moyens extraordinaires & qui le sont si fort que le fils de famille le plus dérangé auroit de la peine à les imaginer pour lui[41].

XXV

Les Monarques d’Orient ont cela d’admirable dans leur Gouvernement qu’ils ne lèvent aujourd’hui que les tributs que levoit le fondateur de leur Monarchie ; ils ne font payer à leurs Peuples que ce que les pères ont dit à leurs enfans avoir payé eux-mêmes. Comme ils jouissent d’un grand superflu, plusieurs d’entre eux ne font[42] d’Edits que pour exempter chaque année de tributs quelque Province de leur Empire. Les manifestations de leur volonté sont ordinairement des bienfaits ; mais en Europe les Edits des Princes affligent, même avant qu’on ne les ait vus, parce qu’ils y parlent toujours de leurs besoins & jamais des nôtres. Les Rois d’Orient[43] sont riches parce que leur dépense n’augmente jamais, & elle n’augmente jamais parce qu’ils ne font point des choses nouvelles, ou s’ils en font, ils les préparent de loin ; lenteur admirable qui fait la promptitude dans l’exécution : ainsi le mal passe vite & le bien dure long-tems, ils croyent avoir beaucoup fait en maintenant ce qui a été fait, ils dépensent en projets dont ils voyent la fin, & rien en projets commencés : enfin ceux qui gouvernent l’Etat ne le tourmentent pas, parce qu’ils ne se tourmentent pas eux-mêmes.

On voit que dans tout ceci je n’ai eu en vue aucun Gouvernement de l’Europe en particulier, ce sont des reflexions qui les regardent tous :

Iliacos intra micros peccatur et extra.


FIN
  1. Michaud, Biographie universelle, 1821, in-8o, art. Montesquieu.
  2. Cette note de Montesquieu se trouve pour la première fois dans l’édition de Londres Nourse, 1767, in-4 , t. I, p. 521.
  3. Laboulaye (Œuvres de Montesquieu, t. IV, p. 467) dit : « Au livre XXII, chapitre x, Montesquieu donne l’année 1744 pour celle où il écrit ; le petit ouvrage manuscrit remonterait donc vers l’année 1724. »
  4. Remarque faite par M. R. Dezeimeris.
  5. M. Aimé Martin gardait indûment une autre œuvre plus importante ; le mardi 16 novembre 1847, pendant la deuxième vacation, fut mis en vente publique le n° 234 du catalogue de ses livres. Sous ce numéro était classé l’article suivant : « MONTESQUIEU, Sur les richesses d’Espagne, petit in-f°, demi-rel. Manuscrit autographe ayant pour titre : Deux vieux manuscrits que j’ay faits autrefois sur les richesses d’Espagne. » Le rédacteur du catalogue ajoutait : « Les manuscrits de Montesquieu, comme ses lettres autographes, sont des plus rares. »
    Qui nous dira ce qu’est devenu ce manuscrit ? Il fut vendu soixante-quatre francs ! Quelle bibliothèque le conserve ?
    Nous avons, dans l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux, lancé cette demande, mais nul renseignement ne nous est encore parvenu. Nous prions de nouveau les érudits et les bibliophiles qui pourraient nous renseigner sur le sort du manuscrit des Richesses en Espagne, de vouloir bien nous éclairer.
  6. Histoire secrète des moyens injustes et perfides dont Louis XIV s’est servi pour parvenir à la monarchie universelle. A Cologne, chez Pierre Marteau, 1691, in-16 (Biblioth. de la ville de Bordeaux, n° 25388).
  7. Voir, sur ce sujet, La Coalition de 1701 contre la France, par le marquis de Courcy. Paris, Pion, 1886, 2 vol.in-8°, Introduction. L’auteur donne de nombreux renseignements sur les diverses phases de la question de l’équilibre européen.
  8. Recueil des instructions données aux ambassadeurs et ministres de France, publié sous les auspices de la Commission des archives diplomatiques au ministère des affaires étrangères : Bavière, Palatinat, Deux-Ponts, avec une introduction et des notes, par André Lebon. Paris, 1889, in-8o, p. XII de l’Introduction.
  9. Voir, dans la collection des documents inédits pour servir à l’histoire de France, Négociations relatives à la succession d’Espagne sous Louis XIV, ou correspondances, mémoires et actes diplomatiques concernant les prétentions et l’avènement de la Maison de Bourbon an trône d’Espagne, accompagnées d’un texte historique et précédées d’une Introduction, par M. Mignet. Paris, 1835, in-4, t. I, Introduction.
  10. Sur le faux-titre, Montesquieu a écrit de sa main : « Ceci a esté imprimé sur une mauvaise copie, je le fais réimprimer sur une autre selon les corrections que j’ai faites icy. » — A la suite, M. Honorât Laîné, frère du ministre, a inscrit cette mention : « Le Président de Montesquieu. » — Sur la première page du texte, l’auteur dit : « J’ay écrit qu’on supprimât cette copie et qu’on en imprima une autre si quelque exemplaire avoit passé, de peur qu’on interprétât mal quelques endroits. » Les notes suivies de la marque (M.) sont celles qui se trouvent dans la plaquette imprimée que nous reproduisons ici. Dans le numérotage qui suit, après chaque chiffre romain, Montesquieu a écrit la lettre m., abréviation de maxime, sans doute.
  11. En marge, Montesquieu a écrit : « plus difficile qu’elle n’a jamais été, en voicy les raisons. »
  12. Montesquieu surcharge par un t la lettre e.
  13. Voyez toute l’Histoire de Tite-Live. (M.)
  14. Montesquieu a ajouté : « ou ils restoient sans défense. »
  15. L’Asie n’est pas à beaucoup près si forte que l’Europe : Candahar est la seule Barrière entre le Mogol & la Perse ; Bagdat entre la Perse & les Turcs ; Asoph entre les Turcs & les Moscovites ; Albasin entre les Moscovites & les Chinois. (M.)
  16. Montesquieu a ajouté en marge : « Les montagnes y sont moins couvertes de neige. »
  17. Il faut nécessairement dans un vaste Empire de grandes Armées toujours éloignées, souvent inconnues du Prince. (M.)
  18. Montesquieu a écrit : « Mis dans les loix. » (V. 1. VIII, ch. xix de l’Esprit des Lois.
  19. L’Exemple de la Monarchie d’Espagne n’est pas contraire à ce que je dis, car les Etats d’Italie & de Flandre étoient gouvernés par leurs Loix, & étoient payés pour leur dépendance par des sommes immenses que les Espagnols leur apportoient, & les Indes sont retenues par une chaîne d’une espèce particulière. (M) — Montesquieu a écrit en marge : « Mis dans les Loix. »
  20. « Mis dans les Loix. »
  21. Ce Prince soumit une partie de l’Empire, mais il fut arrêté en Espagne, en Italie, dans le Nord ; une partie de ses Etats même ne fut jamais bien assujettie ; il ne conquit point les Isles, n’ayant point de forces de mer. (M.)
  22. Montesquieu a rayé les mots placés entre crochets ; à la place de « la raison », il a mis « ce ». En regard des autres mots rayés, il avait écrit : « Cet article est trop fort, faut-il l’ôter ou l’adoucir ? » Après avoir raturé ces mots, il a mis : « Bon. »
  23. Ses revenus montoient à mille soixante-une livres Sterling par jour (Orderici Vital. I). (M.)
  24. Voyez la Relation du Frère Jean du Plan Carpin & l’Histoire de Gengiskan, par Petis de La Croix. (M.)
  25. D’autant plus qu’elle étoit partagée en une infinité de Souverainetés. (M.)
  26. Je parle de ceux qui avoient subjugué Capchak. (M.)
  27. Montesquieu a rayé les mots entre crochets et a écrit au-dessus : « qu’il gouvernât selon les loix. » En marge : « si cela est trop fort, il faut mettre : et quoiqu’il gouvernât selon les loix. »
  28. Voyez les Voyages de Frezier. (M.)
  29. V. Esprit des Lois, l. XXI. ch. xxii.
  30. V. Esprit des Lois, l. XXI, ch. xxii.
  31. V. Esprit des Lois. l. IX, ch. vii.
  32. V. Esprit des Lois, l. IX, ch. vii.
  33. V. ibid., l. IX, ch. vi.
  34. Elle s’étoit déjà rendue voisine des Chinois. (M.)
  35. Entr’autres taxes, on vient présentement d’en établir une d’un huitième sur tous les fonds de l’Empire. (M.)
  36. V. Esprit des Lois, l. IX. ch. vi.
  37. V. Esprit des Lois, l. IX, ch. vi.
  38. Nous sommes dans un cas bien différent de celui des Romains qui désarmoient les autres à mesure qu’ils s’armoient. (M.)
  39. Il est vrai que c’est cet état d’effort qui maintient principalement l’Equilibre parce qu’il erreinte les grandes Puissances. (M.)
  40. Il ne faut pour cela que bien faire valoir la nouvelle invention des Milices & les porter au même excès que l’on a fait les troupes réglées. (M.)
  41. V. Esprit des Lois, l. XIII, ch. xvii.
  42. C’est l’usage des Empereurs de la Chine. (M.)
  43. Dans tout ceci je ne prétends pas louer le gouvernement des peuples d’Asie, mais leur climat ; j’avoue même qu’ils donnent dans une autre extrémité qui estime impardonnable nonchalance. (M.)