Réflexions sur la traite et l’esclavage des Nègres/0

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PRÉFACE
du traducteur.


Cet Ouvrage, comme le titre l’annonce, est l’ouvrage d’un Nègre. M. Piatoli[1] qui a vécu long-tems à Londres, et qui a connu particulièrement Ottobah Cugoano, m’a envoyé une note italienne ; dont voici la traduction : « l’Afriquain, auteur des Réflexions sur la traite et l’esclavage des Nègres, est doux de caractère et simple dans ses manières ; ses mœurs sont excellentes ; son âge est entre trente-six et quarante ans, il est très-religieux ; la Bible est sa principale étude ; — il est depuis quelques années au service de M. Richard Cosway, premier peintre du prince de Galles. Sa fidélité, son exactitude et son intelligence lui ont mérité l’estime et l’amitié de ses maîtres. — Il est marié à une anglaise et vit très-bien avec elle. — Il parle et écrit l’anglais ; il entend le français qu’il étudie avec plaisir. — Je le connais particulièrement ; il m’a donné son ouvrage qui a fait à Londres la plus grande sensation ».

Depuis quelques années, l’humanité s’est élevée contre la servitude des Nègres ; tous les philosophes, tous les gens de bien, ont dit : l’esclavage est contraire à la nature, il faut abolir la traite des Nègres ; mais tous employaient seulement les armes de la raison[2]. Une voix s’est fait entendre en Angleterre, et a prouvé, par les livres saints, que le vol, l’achat et la vente des hommes, sont des forfaits abominables, des forfaits dignes de mort ; et cette voix est la voix d’un Nègre.

Ce malheureux, long-tems esclave lui-même, a vu les traitemens affreux que subissent les Afriquains transportés en Amérique ; libre ensuite, il a vu les Européens insulter et calomnier les nègres sans les connaître ; il a étudié la Bible, il a vu l’avarice protéger la servitude, pendant que la religion la proscrivait. Il a écrit sans méthode, il est vrai, ses sentimens et ses réflexions ; il n’a pas connu les formes qu’exigent les regles austères du goût ; mais il a fait un ouvrage intéressant pour tous ceux qui aiment le talent sans culture, et pour tous les amis de l’humanité et de la religion.

Sans doute ces derniers ne liront pas sans plaisirs, un livre qui lave leur cause d’un des reproches que l’ignorance et l’injustice lui fesaient. Ils verront que si l’esclavage est opposé aux lois de la raison, il l’est encore aux lois de la religion ; et en se rappellant que l’auteur est un Nègre, en admirant sa piété et ses connaissances, ils apprendront avec attendrissement, que si les Noirs étaient libres et instruits, ils courberaient leur front sous le joug salutaire d’une religion de paix, de bienfaisance, de charité et de modération.

Le bon Cugoano démontre à tous les lecteurs que l’esclavage est un crime ; et son ouvrage et ses qualités prouvent que les Nègres ne sont pas des hommes dégénérés, et qu’ils peuvent avoir des vertus et des talens. Les Afriquains esclaves sont vicieux ; oui : mais leurs vices sont l’ouvrage des colons. Ils naissent avec des passions violentes. Dirigeons ces passions vers le bien. Elles ressemblent à celles de tous les peuples élevés dans un état à demi-sauvage, et n’ont jamais été un obstacle à la civilisation.

L’écrit dont je publie la traduction, ne ressemble à aucun de ceux qui existent ; le nom de l’auteur n’est cependant pas son seul mérite. — Il a des défauts sans doute, mais on doit lui pardonner des longueurs et des répétitions ; lorsqu’on parle de ses maux, des maux de sa patrie, de ses compatriotes et de ses amis, il est impossible de s’arrêter. Les plaintes sont verbeuses ; l’homme vivement affecté se tait, ou s’il parle, il revient sans cesse sur ce qu’il a déja dit ; tout lui rappelle ses souffrances, il craint toujours de n’avoir pas tout dit, de n’avoir pas été entendu. Ainsi le bon abbé de Saint-Pierre redisait dans tous ses ouvrages, les abus qu’il avait découverts, et les vérités qu’il voulait graver dans tous les cœurs et dans toutes les têtes. Ainsi le bon Ottobah revient toujours à ce qu’il a déja prouvé.

L’infortuné a peu de confiance en ses forces, il est modeste, il s’appuie sur des autorités ; voilà encore ce que fait Cugoano, voilà aussi son excuse. Il a été malheureux, il est très-religieux ; la Bible est la base de son livre et de ses raisonnemens. Sa tête est forte, il est conséquent, il nous a cru moins inconséquens que nous ne le sommes. Il a vu partout des temples élevés au Dieu du christianisme, et des ministres chargés de nous répéter ses préceptes ; il a dû être persuadé que nous suivions et que nous lisions toujours avec plaisir, ce que nous écoutions toujours avec respect. Lui ferons-nous un crime d’avoir eu trop bonne opinion de nous ?

Il est quelquefois un peu mystique ; et sa dévotion naïve le rend intéressant ; il est d’ailleurs clair et intelligible ; et en cela il est bien supérieur aux Grecs du moyen âge, qui depuis la décadence de l’école d’Alexandrie, se sont seulement occupés de mysticités inintelligibles et de chimères au moins absurdes. Peut-être n’est-il pas déshonorant pour un Afriquain, sans maître, et sans modèle, de raisonner mieux que des hommes qui lisaient cependant, Démostène, Aristote, Cicéron, Tacite, etc. etc.

  1. M. Piatoli est auteur d’un traité italien, intitulé Saggio intorno al luogo del seppellire, imprimé à Modène par les ordres du Duc, et traduit en français par M. Vicq-d’Azyr, à la sollicitation de M. d’Alembert et de M. l’abbé Contrit. Cette traduction enrichie de notes et de plusieurs morceaux importans, a paru en 1778, avec le titre, d’Essai sur les lieux et les dangers des sépultures, etc.
  2. Les Anglais publient maintenant une foule d’ouvrages en faveur des Nègres ; et l’Europe leur applaudi. Mais je dois rappeler que l’auteur des notes sur les pensées de Pascal, M. de Saint-Lambert, dans le conte de Ziméo, M. l’abbé Raynal, dans son histoire philosophique, etc. M. Garat, dans une note du poëme des Mois, M. le chevalier de saint-Pierre dans son voyage à l’Isle de France, et surtout M. Schwartz ont écrit avec beaucoup de force contre l’esclavage des Nègres.