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Réflexions sur le Code noir, et dénonciation d’un crime affreux commis à Saint-Domingue

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RÉFLEXIONS
SUR LE CODE NOIR,
Et dénonciation d’un crime affreux, commis à Saint-Domingue.
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Messieurs,

Vous ne le croirez pas, le crime affreux que nous venons vous dénoncer ; il appartient aux siècles les plus barbares ; il appartient à des Cannibales ; et cependant c’est par un homme libre, civilisé, par un François, qu’il a été commis ! C’est l’aurore de la liberté, de la plus brillante révolution, qu’il a déshonorée. — Mais à quel degré d’excès ne porte pas l’habitude du despotisme !

Nous n’avons cessé de le répéter dans les divers ouvrages que la société a publiés, l’esclavage a deux terribles conséquences ; il avilit l’esclave, il rend le maître barbare. Mais la barbarie du maître surpasse encore la bassesse de l’opprimé ; elle ne connoît point de frein, point de loi. L’affreux événement, qu’il est si douloureux pour nous d’être obligés de vous retracer, vous en offre la preuve.

Il s’est trouvé un homme assez inhumain, assez atroce, non pas pour excéder simplement de coups, non pas pour mutiler simplement ses esclaves, mais pour les rôtir à petit feu, mais pour porter lui-même et faire porter des fers rouges et des brandons sur les membres palpitans de ces malheureux ! mais pour les déchirer avec ses dents !… Vous frémissez ! vous repoussez la lumière ! il vous semble qu’elle n’a pas éclairé un pareil forfait ! Peut-être est-ce un récit faux, altéré ; peut-être nos renseignemens sont-ils incertains. — Plût à Dieu qu’ils le fussent, nous n’aurions pas un monstre à vous dénoncer ! — Mais voici la sentence ; elle constate elle-même tous ces crimes ; elle déclare le nommé Mainguy dûment atteint et convaincu d’avoir frappé ses esclaves à coups de bâton, de les avoir blessés avec des ciseaux et avec une arme vulgairement appellée manchette ; de les avoir déchirés avec ses dents, et de leur avoir fait appliquer sur différentes parties de leur corps, soit des fers rouges, soit des charbons ardens.

Un de ces esclaves n’a pu résister à ces tourmens, la mort l’a délivré de son maître ; cinq autres sont mutilés, et leurs mutilations sont irréparables.

Peut-être jugerez-vous, Messieurs, qu’il n’y a pas eu de supplice assez, cruel pour punir cet excès de barbarie. Vous croyez peut-être que la mort a délivré la terre du monstre ? — Non ; il vit ; il est libre, il respire peut-être l’air pur de la France ! — On lui a défendu de posséder des esclaves ; on l’a banni du lieu de son crime, comme s’il ne valait pas mieux peut-être le clouer aux lieux où les remords sont plus déchirans, plus pénétrans, parce que tous les objets en acèrent la pointe ; comme s’il était permis d’exporter dans un autre pays un tigre aussi dangereux ; enfin, on le condamne en 10,000 liv. d’amende envers le roi. — Et les martyrs de ses cruautés, et la famille infortunée de celui qu’il a immolé, n’ont pas même une indemnité !

Oh ! qui peut considérer paisiblement cette iniquité monstrueuse, ce concert entre la justice et les tyrans ? — Eh ! comment ne voit-on pas que les atrocités se multiplient, lorsque la justice, loin de les punir, ou ferme complaisamment les yeux, ou ne les punit que légèrement ? —

On nous dit que les juges sont fondés, qu’ils ont prononcé conformément au code : Hé bien, le code est barbare ; il faut le réformer, se hâter de le réformer.

Eh ! quoi ! une assemblée qui a témoigné un si grand respect pour les droits de l’homme, peut-elle laisser subsister, dans une partie de l’empire françois, une loi qui autorise, qui encourage les cruautés les plus révoltantes ? — Peut-elle tolérer encore cette loi, qui porte[1] que l’esclave qui aura frappé au visage l’enfant de son maître, sera puni de mort ? et cette autre loi, qui accorde[2] au maître la faculté de les faire battre, à sa fantaisie, avec des verges ou des cordes, et qui ne le condamne qu’à la confiscation, s’il les mutile et les fait torturer ? et cette autre loi, qui fixe pour tous les prétendus délits des esclaves, les peines les plus atroces, tandis qu’elle n’en prononce aucune contre les délits des maîtres, tandis qu’elle laisse, à ce dernier égard, la plus grande latitude au juge, qui, blanc, ami des blancs, possesseur lui-même d’esclaves, est presque toujours juge ou partie ? et cette autre loi, qui[3] rejette le témoignage des esclaves dans tous les cas, qui défend d’en tirer aucune présomption, ni conjecture, ni adminicule. — Comme si l’on avoit juré de ne pas vouloir punir les délits dont les seuls esclaves pouvoient être témoins ! Comme si l’on disoit aux maîtres barbares : Soyez cruels ; mais cachez vos cruautés : n’en rendez témoins que ces vils esclaves, dont la voix ne sera jamais écoutée. — Eh ! l’on s’étonne encore une fois que ces noirs, avilis, torturés de tant de manières, soient abjects, et que leurs maîtres soient souvent inhumains ! La loi ne favorise-t-elle pas évidemment leur inhumanité ? Ne la favorise-t-elle pas, quand elle ordonne de leur faire couper le jarret, lorsqu’ils cherchent à recouvrer leur liberté par la fuite ? Ne la favorise-t-elle pas, quand elle les déclare des meubles, c’est-à-dire, des objets inanimés, au-dessous des bestiaux, qu’on peut briser ou mutiler à volonté ?

Non, Messieurs, de pareilles horreurs ne peuvent être long-temps revêtues du sceau de la loi, lorsque ce sceau est entre les mains des représentans d’un peuple libre. Elles forment un constraste trop violent avec vos principes. Il faut que l’abus, que la tyrannie cède à vos principes, ou que vos principes cèdent, et dès-lors votre constitution s’écroule.

Quand donc vos travaux sur la constitution toucheront, à leur terme, quand les principaux abus réformés vous permettront de vous occuper des abus extérieurs ; quand, fixant vos regards sur les colonies, vous en réformerez la police, les loix, les tribunaux, nous vous conjurons de déchirer alors les pages de ce code noir, si souvent teintes de sang, d’en remplacer les dispositions atroces par des loix douces et modérées, qui concilient les intérêts des maîtres avec les principes de la justice et de l’équité ; par des loix qui attachent les esclaves à votre empire, qui les préparent à remonter insensiblement au niveau de leurs frères, les blancs.

Fasse le Ciel que ces lois soient alors plus respectées par les maîtres, que toutes celles dont l’objet a été d’enchaîner jusqu’à présent leur despotisme ! Fasse le Ciel que leur intérêt ne les porte pas sans cesse à violer ces loix ! Peut-être l’esprit de liberté qui se répand dans les îles, occasionnera en eux cette métamorphose ; peut-être les portera-t-elle à admettre d’autres calculs que ceux qui les dirigeoient dans la conduite des esclaves.

Mais la meilleure des loix pour prévenir le retour de ces barbaries, nous ne cessons de le répéter, sera l’abolition de la traite ; car le maître n’excède ou ne tue les esclaves, que par la facilité qu’il a de les remplacer. Ôtez cette facilité, et son intérêt le force à bien nourrir, à bien traiter ses esclaves, à favoriser leur population.

C’est donc vers cette loi que nous devons tourner sans cesse les yeux de nos législateurs. — L’abolition de la traite rendra heureux tout-à-la-fois, et les Africains libres, et les noirs esclaves.

Si des considérations politiques vous empêchent de porter ce coup à la traite, au moins hâtez-vous, par quelques réglemens, d’adoucir ces loix de sang ; hâtez-vous d’effrayer les monstres qui seroient tentés d’imiter Mainguy.

C’est une affligeante réflexion, mais l’histoire de ce qui se passe maintenant dans ces îles, n’en offre que trop de preuves ; l’esprit de liberté qui s’y déploie, n’a servi qu’à serrer plus fortement les fers des esclaves, qu’à exercer des cruautés arbitraires au nom de la loi.

Peut-être nos prières, nos instances seront encore une fois impuissantes. — Les esprits ne sont pas peut-être ouverts à la conviction ; la terreur n’est peut-être pas bannie des âmes ; on craint peut-être encore d’être humain !

Notre conscience n’a point écouté ces calculs ; un forfait affreux nous a été révélé ; notre devoir est de vous le dénoncer, de déposer cette sentence à vos yeux, de la déposer au tribunal du public. Il viendra sans doute un moment où la voix de l’humanité se fera entendre, et ce monument de sang alors déposera contre le code noir.

Imprimé par ordre de la société des amis des noirs, le 6 août 1790.

Signé, Pétion, président ; J. P. Brissot, secrétaire.

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ARRÊT
Du conseil supérieur de Saint-Domingue,
Qui bannit Mainguy pour neuf ans de la colonie, le déclare incapable de jamais posséder aucun esclave, et le condamne en dix mille livres d’amende envers le roi.


Du 21 octobre mil sept cent quatre-vingt-neuf.


Extrait des registres du conseil supérieur de Saint-Domingue.

Vu par la cour au procès extraordinairement instruit en la sénéchaussée du Petit-Goave, à la requête du substitut du procureur général du roi en ladite sénéchaussée, demandeur, accusateur et plaignant :

Contre le sieur Jean-Honoré Mainguy, habitant à la Rivière-Salée, quartier des Baradaires, défendeur et accusé, ledit sieur Mainguy appelant de sentence de la chambre criminelle de ladite sénéchaussée du Petit-Goave, du premier août mil sept cent quatre-vingt-neuf, laquelle auroit déclaré la procédure bien et valablement instruite en ce qui touche la forme ; auroit déclaré pertinens et admissibles les reproches fournis par Mainguy, accusé, contre la nommée Marie-Thérèse dite Pajeot, négresse libre, treizième témoin ouï en l’information, en conséquence, auroit sa déposition rejettée du procès ; auroit déclaré non pertinens et inadmissibles les reproches contre le nommé Michel Saltin, mulâtre libre, septième témoin ouï en ladite information ; le nommé Claude Bougnet, mulâtre libre, huitième témoin ; le nommé Julien Forget, troisième témoin ; Jean-Pierre Bouquet, griff libre, deuxième témoin ; au fonds, vu ce qui résulte des charges, et ayant tel égard que de raison aux dépositions des quatre témoins ouïs en l’addition d’information du 16 juin dernier, auroit déclaré Mainguy, accusé, duement atteint et convaincu d’avoir exercé diverses cruautés sur plusieurs de ses nègres esclaves ; pour réparation de quoi, l’auroit déclaré incapable de régir à l’avenir aucune habitation, et d’exercer directement son autorité sur aucun esclave ; lui auroit fait défenses de résider dans aucun lieu du ressort de la sénéchaussée, pendant l’espace de neuf années, et ce à peine de punition corporelle ; l’auroit condamné à trois mille livres d’amende, applicable à la maison de Providence du Port-au-Prince, et en tous les frais du procès, qui seroient taxés par M. le commissaire rapporteur, et dans lesquels seroient compris les frais de maréchaussée, et les amendes et frais ci-dessus payés : seroit ledit Mainguy relaxé des prisons, son écrou rayé et biffé sur les registres d’icelles, à quoi faire le geôlier contraint ; quoi faisant, déchargé. Vu aussi toutes les pièces de la procédure énoncées en ladite sentence ; l’arrêt obtenu en la cour par ledit sieur Maingny, qui lui auroit donné acte de son appel de ladite sentence, ledit arrêt en date du 5 août dernier, signifié au procureur général du roi le 16 de ce mois ; la requête dudit sieur Mainguy par laquelle il aurait conclu à ce qu’il plût à la cour mettre l’appellation et sentence, dont est appel, au néant ; émendant, le décharger des accusations contre lui intentées ; ordonner qu’il seroit élargi des prisons de la cour, sur le vu de la minute de l’arrêt à intervenir, à quoi faire le geôlier contraint ; quoi faisant, déchargé ; que les écrous de sa personne seroient rayés et biffés sur tous registres où ils avaient été inscrits, et que mention seroit faite de l’arrêt en marge d’iceux ; ordonner que l’amende consignée seroit remise ; donner acte au sieur Maingny de ses réserves de se pourvoir contre ses dénonciateurs, en la forme de droit, sauf au procureur général à requérir ce qu’il aviseroit pour l’intérêt public, et notamment la suppression, tant des minutes que des expéditions de la plainte et de tous les actes du procès, ladite requête signée Croizier, répondue d’ordonnance de soit signifié et joint, du conseiller rapporteur, en date du quinze de ce mois, et signifiée au procureur général du roi, le lendemain seize dudit mois. Ouï et interrogé ledit Mainguy sur la sellette, sur la cause d’appel et cas à lui imposées, conclusions par écrit du procureur général du roi, ouï le rapport de M. de Piémont, conseiller, et tout considéré :

LA COUR a mis et met l’appellation et sentence dont est appel au néant ; émendant, déclare pertinens et admissibles les reproches fournis par Mainguy contre Julien Forget, et Thérèse Pajeot, mulâtresse libre, troisième et treizième témoins ouïs en l’information ; en conséquence, rejette du procès tant leurs dépositions que celle de Deschamps Dupuy, dénonciateur et premier témoin de ladite information ; rejette également les dépositions des témoins ouïs en l’addition d’informations, attendu qu’ils sont esclaves dudit Mainguy ; et sans avoir égard aux reproches fournis contre plusieurs autres témoins entendus, déclare Mainguy duement atteint et convaincu d’avoir frappé ses esclaves à coups de bâton, de les avoir blessés avec des ciseaux et avec une arme vulgairement appelée manchette ; de les avoir déchirés avec ses dents, et de leur avoir fait appliquer, sur différentes parties de leur corps, soit des fers rouges, soit des charbons ardens ; pour réparation de quoi, bannit ledit Mainguy de la colonie pour neuf années ; lui enjoint de garder son ban, aux peines portées par la déclaration du roi, dont lecture lui sera faite par le greffier ; le déclare en outre incapable de jamais posséder aucun esclave, et le condamne en l’amende de son appel, et en dix mille livres d’amende envers le roi, jusqu’au paiement de laquelle il gardera prison.

Faisant droit sur les plus amples conclusions du procureur général du roi, fait défenses au lieutenant de juge de plus à l’avenir entendre les esclaves en déposition contre leurs maîtres, et lui enjoint de se conformer à ce qui est prescrit sur la matière, par l’arrêt du conseil d’état, du quinze juillet mil sept cent trente-huit.

Enjoint également aux juges qui ont rendu la sentence, de prononcer soigneusement sur tous les reproches qui seront proposés par les accusés contre les témoins ; leur fait en outre défenses de condamner les accusés, poursuivis à la requête du ministère public, aux frais des procédures, et d’ordonner que lesdits accusés ne seront élargis des prisons, qu’après l’acquittement desdits frais.

Ordonne au procureur du roi de se rendre incessamment aux pieds de la cour.

Ordonne enfin que le présent arrêt sera imprimé, lu, publié et affiché ès carrefours et lieux accoutumés de cette ville, et que copies duement collationnées d’icelui, seront envoyées à la diligence du procureur général, dans les sénéchaussées du ressort.


Donné au Port-au-Prince, en conseil, le vingt-un octobre mil sept cent quatre-vingt-neuf. Signé, PIÉMONT et FOUGERON.


Collationné, Duvernon, greffier-commis.

  1. Voyez article 33 de l’édit. de 1685.
  2. Voyez article 42, ibid.
  3. Voyez article 30, ibid.